Ça y est, tous sont enfin en bas et à peu près rangés. Certains ont un peu plus lambinés que d'autres à se lancer, les plus grandes gueules notamment, ce qui n'est pas très surprenant. J'ai déjà repéré parmi eux les soi-disant chefs de meute qui parlent souvent bien plus qu'ils n'agissent, mais sont pourvu d'une ambition déjà dévorante. Nous verrons bien s'ils iront jusqu'au bout, car même chez les Audacieux, les muscles ne font pas tout. Un minimum de matière grise est également requis s'ils ne veulent pas finir comme simples gardes de la Clôture, sans grand espoir d'avancement vers les plus hautes sphères du commandement.

Evidemment, les natifs tranchent aussi déjà avec les transferts qui ne sont pas encore du tout adaptés à notre environnement. La majeure partie a surtout le nez en l'air, à observer ce qui les entoure. Cela dit, une fine observation est également une bonne stratégie pour s'approprier les lieux et s'intégrer. En effet, si tous les « nouveaux » se tournent et se retournent surtout par curiosité, je note aussi un ou deux regards bien précis qui sont bien plus analytiques ceux-ci. Une paire d'orbes parme en fait d'ailleurs partie, ce qui ne me surprend pas outre mesure.

—Les natifs des Audacieux iront avec ma collègue, Cornelia que voici, et les transferts avec moi-même, prends-je la parole pour recentrer tout ce petit troupeau égaré.

Je fais signe aux jeunes issus de notre faction de suivre la femme en question, qui ne manque pas de me lancer un regard dédaigneux comme à chaque fois que nous nous croisons. Elle ne dit rien cependant, sans doute encore refroidie par son altercation avec notre leader ce matin.

Une fois elle et les natifs partis, je me tourne vers le reste des novices pour commencer le topo habituel de bienvenue. Je prends évidemment la peine de me présenter en bonne et due forme, indiquant que d'ordinaire je suis affectée au poste des renseignements. Il n'y a que pour la formation des nouveaux que je le quitte temporairement.

—C'est donc moi qui serais votre instructrice pour toute la durée de votre initiation. Je m'appelle Byleth.

—Et comment devra-t-on vous appeler durant notre formation ? interroge la jeune femme qui était la première à sauter.

—Comme il vous plaira, ça m'est parfaitement égal, je réponds en haussant les épaules. Cependant, tu peux laisser tes manières au placard princesse, ici personne ne prendra la peine de te vouvoyer. Peut-être aurez-vous cet honneur si vous devenez leader. En attendant, le tutoiement sera de mise pour chacun, c'est clair ?

La princesse en question fronce alors les sourcils de désapprobation, mais c'est bien le cadet de mes soucis de m'en préoccuper. Ici, tout le monde est logé à la même enseigne. La hiérarchie est respectée bien entendu, mais on ne crée pas de lien en adoptant des faux-semblants et une langue de bois digne des plus grands Erudits lèche-bottes. Cette petite va devoir l'apprendre si elle veut pouvoir s'intégrer.

—Aller, il est l'heure de découvrir vos nouveaux quartiers. Suivez-moi.

Je me retourne sans attendre de savoir s'ils me suivent, car il n'est plus temps de dormir debout. L'initiation à bel et bien commencé et je n'ai pas de temps à perdre en palabres. Nous passons plusieurs tunnels et antis-chambres aménagées dans la roche, que le béton vient soutenir. D'apparence, ce lieu de vie ressemble peu ou prou à immense fourmilière, formant à son tour un dédale. Dédale dans lequel se perdre est très facile si l'on ne connait pas l'endroit. Je crois d'ailleurs qu'il est arrivé une année que l'un des novices transferts s'y perde tant qu'il ne fut retrouvé que plusieurs jours plus tard, à moitié mort de déshydratation. Viendra un temps où tous sauront s'y repérer comme dans leur poche, mais en attendant, j'espère pour eux qu'ils pressent le pas pour ne pas me perdre moi.

Avant de les emmener à leur dortoir, je fais un petit détour rapide pour leur montrer le point névralgique de notre QG. Le premier lieu, après leur chambre commune et le terrain d'entraînement, dont ils devront retenir au plus vite l'itinéraire. Un vague brouhaha nous accueille alors que nous débouchons sur une large ouverture. Depuis cette dernière, on peut voir de nombreuses personnes réparties un peu partout entre le sol en bas et les parois jusqu'en haut. Comme souvent lorsque l'on découvre cet endroit, tous ouvrent de grands yeux impressionnés de l'architecture assez atypique qui s'offre à eux.

De gros blocs de béton enserrent le lieu et grimpent pour se mêler aux hauts murs d'escalade. Le tout s'achève au sommet par une immense verrière de laquelle se déversent les rayons du soleil. Quelques escaliers métalliques relient les différentes plateformes qui émaillent chaque versant, reliant les étages creusés entre eux. C'est à peu près l'un des seuls lieux, hormis les plus élevés et à l'accès plutôt restreint, dans lequel la lumière naturelle pénètre. Le réseau électrique s'occupe de fournir un éclairage suffisant dans le reste des galeries que nous empruntons pour nous déplacer d'un point à un autre. Ainsi, notre QG ressemble de l'extérieur à une grande forteresse totalement fermée et facile à défendre : La Flèche.

Je me tourne vers eux, un coin de mes lèvres se relevant quelque peu lorsque je vois les plus curieux se pencher pour observer la petite foule en contrebas.

—Voici le lieu que l'on appelle la Fosse, notre centre de vie et de rassemblement principal. Vous aurez l'occasion de l'explorer un peu plus en profondeur plus tard, ne vous en faites pas.

Sans un mot, je tourne ensuite les talons pour les mener vers notre prochaine destination. Une fois arrivés, soudain je sens comme une très nette baisse d'enthousiasme, ce qui a pour effet de me faire esquisser un peu plus encore. Je ne suis pas étonnée, c'est toujours la même chose tous les ans lorsqu'ils découvrent cet endroit aussi. Quelques chuchotements perplexes s'élèvent, mais tous se taisent lorsque je me positionne face à eux.

—Vous dormirez ici durant les dix prochaines semaines.

Evidemment, la question habituelle fuse immédiatement à mon annonce. Cette année, c'est une jolie brune au regard malachite et arborant les couleurs noires et blanches des Sincères qui la verbalise pour tous ses camarades qui n'osent le faire.

—Les garçons ou les filles ?

—Les deux.

Ma réponse lapidaire la laisse sans voix, tandis que ses acolytes sont tout autant médusés. Il ne faut pas longtemps avant que les murmures ne reprennent, indignés plus que surpris cette fois-ci.

—C'est une plaisanterie ? demande celle aux cheveux neigeux tout en relevant un sourcil.

—Pas du tout princesse. Et si ça te plaît, attend donc de voir à quoi ressemble la salle de bain. Elle est bien plus luxueuse que lorsque c'est moi qui me tenais à votre place.

Si elle continue de lever aussi haut les sourcils – car le second à rejoint le premier – ils finiront par disparaître de son front. Ce serait fort dommage tout de même, elle qui a un visage plutôt symétrique de ce que j'ai pu en voir jusqu'à maintenant. Mais je peux comprendre que la découverte notamment des toilettes non seulement mixtes, mais aussi et surtout non cloisonnés, a de quoi déstabiliser n'importe qui. Quittant des yeux la première sauteuse, je les pose ensuite sur la brune de tout à l'heure, qui observe la salle d'eau avec une moue reflétant son dégoût pour les conditions présentées.

—Eh bien Sincère, cela te gêne de n'avoir aucun secret pour tous tes nouveaux camarades ? Il faudra bien t'y faire pourtant. Même la princesse est logée à la même enseigne.

Je sens déjà les ondes meurtrières que dégage la susnommée envers ma personne, mais je veux qu'ils comprennent. Le temps où ils étaient dorlotés dans leur ancienne faction est à présent terminé. Ils vont devoir se battre pour se faire une place ici, au sens propre comme au figuré. Les considérations comme d'avoir sa propre chambre ou ses propres sanitaires, sont des privilèges qu'ils vont devoir mériter par l'effort. De plus, ce genre de conditions de vie sont aussi là pour faire tomber les barrières. Ils ne sont plus Sincères, Altruistes, Fraternels ou Erudits ici. Ce sont de futurs Audacieux et l'esprit de corps est une qualité qu'il leur faudra à tout prix acquérir.

Ma mission consiste peut-être à débusquer parmi eux les éventuels Divergents, mais je veux avant tout qu'ils réussissent autant que possible cette initiation. Je ne fais donc que leur donner les clefs d'une telle réussite, peu importe qu'ils aient l'impression que ce n'est pas le cas.

—Changez-vous, nous sommes attendus au réfectoire dans peu de temps, dis-je en prenant congé. Et ne trainez pas, les repas sont pris à heure fixe. Donc si vous ne voulez pas vous coucher le ventre vide, vous défilerez et vous vous admirerez dans vos nouvelles tenues plus tard.

Le temps de se remettre de la découverte si plaisante de leurs nouveaux quartiers, ils s'exécutent ensuite tandis que je les attends à l'entrée. Comme par défi pour ce que j'ai dit tout à l'heure, El, qui a terminé de s'habiller la première, se rend dans les sanitaires en me lançant un regard aigu. L'ex-Sincère brune la suit des yeux, avant de me dévisager brièvement puis de lui emboîter le pas.

Tiens, une première tentative d'alliance verrait-elle le jour entre ces deux-là ? Une union pour me provoquer peut-être, bien que ce soit sans effet, hormis celui de légèrement m'amuser. Je pensais m'ennuyer un peu durant cette formation, mais peut-être que quelques éléments cette année sauront finalement me divertir assez.

Lorsque tout le monde a revêtu les tenues de novices qui leur ont été fournit, je les enjoins à me suivre de nouveau pour les guider au self.

—Prenez vos anciens vêtements avec vous, nous profiterons du chemin pour les jeter.

Quelques visages pâlissent devant ma déclaration, prononcée sans émotion particulière autre que le pragmatisme évoqué. Voilà encore une chose qu'ils vont devoir intégrer. Les vêtements que nous portons définissent qui nous sommes et surtout à quelle faction nous appartenons. C'est un code couleur vestimentaire pratique pour savoir à qui l'on a affaire en un seul coup d'œil. Ainsi, dès lors qu'ils ont choisis de nous rejoindre, de devenir des Audacieux, ils doivent se défaire de tout ce qui les attachent encore à leur ancienne faction.

« La Faction avant les liens du sang », tel est le crédo de notre société.

Je n'ajoute donc rien, et commence à marcher en direction du réfectoire. Tendant l'oreille, je m'assure tout de même qu'ils me suivent bien, et lorsque nous passons près du foyer, j'observe qu'ils fassent ce que je leur ai demandé. Certains hésitent évidemment, car ce n'est pas si facile de laisser sa vie derrière soi malgré que ce soit nécessaire. En revanche, je constate que d'autres n'ont pas plus d'états d'âme que cela de jeter au feu leur ancienne identité. J'en veux pour preuve El, qui n'accorde même pas un regard aux flammes dans lesquels elle jette nonchalamment ses anciens vêtements. Peut-être n'était-elle véritablement pas adaptée aux Erudits, pour que cela ne lui fasse ni chaud ni froid de glisser si facilement chez les Audacieux. Ou du moins dans leurs vêtements pour commencer.

Je n'ai pas accès aux résultats des tests des novices transférés. Ainsi, repérer lesquels y ont contrevenu n'est pas si facile. Cela l'est encore moins d'identifier ces « caméléons » que constituent les Divergents qui se cachent le plus souvent chez les transferts justement. Forcément, je me pose donc la question de savoir si la jeune femme a obtenu un résultat Audacieux qui expliquerait son attitude si détachée, ou bien si elle pourrait être une Divergente. Mais bon, à ce stade de l'initiation, il est très difficile même pour moi qui a été entrainée spécialement à les repérer, de déterminer lesquels divergent ou non. Je vais avoir besoin d'un temps d'observation un peu plus long pour cela.

Je suis en train de me restaurer justement, lorsque je me demande combien de temps je vais mettre cette année pour en trouver un. J'espère réussir avant d'en arriver à la seconde phase d'évaluation dans laquelle il y a assez peu de surprise en général. Moins de challenge aussi.

Evidemment, les novices transférés étant un peu perdus lorsqu'ils sont entrés dans le mess, la plupart est venue s'asseoir à la même table que moi. Cela ne me gêne pas particulièrement, je mange rarement accompagnée de toute façon. Le plus souvent, mes pairs ne se sentent pas très proches de moi, quand ils ne se clivent tout simplement pas au plus loin exprès. J'imagine que mon statut un peu à part ici est la cause de cela, en plus de l'antagonisme qui me lie à une certaine rousse plutôt influente. J'ignore pourquoi Cornelia ne me porte pas dans son cœur, mais je ne compte pas le lui demander puisque ça m'est plutôt égal. Au moins ainsi ai-je la paix de manger sans avoir à tenir une conversation ennuyeusement polie.

Mes élèves, en s'asseyant près de moi, ont tout de même pris soin de laisser une distance d'un siège entre nous. Peut-être fais-je peur à certains ? Enfin, cette distance se voit cependant être rapidement comblée par les deux plus audacieuses de la promotion, qui s'asseyent sans un regard pour l'une et avec un sourire malicieux pour l'autre. Est-ce encore un défi ou bien seulement parce qu'il n'y a plus d'autre place ailleurs ? Peu importe, je préfère m'amuser de la rigidité de la jeune ex-Erudite qui garde obstinément le regard fixé partout ailleurs que sur moi. Moi qui, en revanche, ne me gêne absolument pas pour la dévisager.

Le repas se poursuit, rythmé par les quelques conversations que les nouveaux tentent de mener pour s'acclimater. Je n'y prête pas d'attention particulière, préférant apprécier mon dîner. Pourtant, un bavardage d'apparence anodine me fait tendre l'oreille à un moment.

—Eh bien, tu n'as jamais vu de hamburger avant ? demande la novice aux boucles chocolat, Dorothea je crois avoir entendu.

—Si, bien sûr, mais je n'en ai jamais mangé, lui répond la seule ex-Altruiste du cru de cette année, une certaine Mercedes.

—Les Altruistes ne mangent que des plats très simples, ne nécessitant que peu de préparation. Des plats végétariens la plupart du temps, sans sauce et avec un minimum d'assaisonnement, répond la voix monocorde d'El à ma gauche.

—Oh… Ça fait très manuel scolaire cette explication, déclare ensuite la brune avec une fausse candeur. On voit bien que tu viens de chez les Erudits, Edie.

Tiens, tiens… Les deux jeunes femmes ont donc l'air de se connaitre à en juger par ce petit surnom avec lequel Dorothea vient d'affubler la blanche. Sont-elles amies aussi, ou de simples connaissances ? Après tout, tous les jeunes vont à la même école avant de devenirs des citoyens à part entière. Les Factions y sont donc mêlées et il n'est pas rare que des liens s'y crées.

—Ce n'est pas un peu trop égoïste de manger du coup pour les Altruistes ? demande encore Dorothea, je suppose pour se moquer vu son ton. De manger autant je veux dire… ajoute-t-elle en jetant un œil appuyé sur l'assiette que s'est servi Mercedes.

—Tu ne devrais pas sortir tout ce qui te passe par la tête comme ça, l'averti El calmement. La vérité sans filtre ne dérange peut-être pas les Sincères, mais il n'en va pas de même pour tout le monde une fois sortis de votre faction.

Bien, je pense que j'en ai assez attendu, il est temps d'intervenir. Reposant un peu bruyamment mon verre d'eau que je buvais il y a un instant, j'attire leur attention avant de prendre la parole.

—Je ne veux plus vous entendre évoquer vos anciennes factions. Vous êtes des Audacieux désormais.

Je pensais clore la discussion ici, leur faisant bien comprendre que ces enfantillages sont à présent terminés, ils ne sont plus dans une cour de récrée. Cependant, c'était sans compter une certaine jeune femme, dont le regard parme se fiche telles deux flèches dans mes yeux bleuet. Est-elle juste curieuse ou simplement provocatrice pour me poser la question qui suit ?

—Vous aussi, commence-t-elle en insistant sur le pronom, vous étiez un transfert ?

Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle n'a pas froid aux yeux. Cela attise ma propre curiosité à son sujet et éveil en outre mon intérêt. Les Erudits ne sont d'ordinaire pas aussi directs lorsqu'ils demandent quelque chose de cet acabit. Elle me fait plus l'effet d'une Sincère un peu trop fouineuse, à l'image de sa camarade dont les orbes malachites se plissent de malice. Elle ne dit rien cependant, mais est tout autant attentive à écouter ma réponse qu'El.

—Tu rigoles princesse ? je lui rétorque, un peu tranchante pour voir si elle va vaciller et renoncer.

—Non.

Toujours ce ton calme quand elle répond, guère troublée si ce n'est le léger agacement que je sens poindre au surnom que je persiste à lui donner. Une réaction qui ne va absolument pas me dissuader de continuer. Cependant, un collègue des renseignements venant m'aborder me dispense de répondre, alors que mon attention se détourne brièvement des iris qui tentent de me retenir pourtant.

—Tu es suicidaire El… souffle Dorothea.

Pas très discrètement puisque je l'entends néanmoins et je ne peux qu'acquiescer mentalement à sa déclaration. A quoi cette petite princesse joue-t-elle au juste ? Que cherche-t-elle, à me provoquer de la sorte ? Peu importe que cela m'amuse, il va aussi falloir qu'elle apprenne à tenir sa place si elle veut pouvoir rester ici. Il serait dommage d'être expulsée pour insubordination.

Alors que je me lève pour suivre celui qui m'a interpelé afin de faire une petite vérification, je me penche légèrement pour murmurer à son oreille entre les mèches blanches.

—Méfie-toi, princesse…