Je me glisse telle une ombre invisible vers le fond de la pièce, pile là où je sais trouver exactement ce dont j'ai besoin pour ce que je m'apprête à faire. Une fois mon objectif atteint, ne reste qu'à mettre mon plan à exécution.
Clang, clang, clang !
Les tuyaux des canalisations font vraiment un écho du plus bel effet, il faut bien l'admettre. Un son au combien désagréable déchire soudain le silence tout relatif, qui n'était alors troublé que des quelques paisibles ronflements de certains. Lorsque l'emprise de Morphée se relâche sur les auteurs de ces derniers, le réveil paraît plus brutal encore pour eux que pour les autres. Pauvres petites choses, ils ne sont pas au bout de leurs peines, puisque j'allume juste après les néons d'un blanc aveuglant du plafond. Leurs visages hagards, à peine conscients de ce qui se passe, m'apparaissent alors.
Cinq heures quarante du matin, il est plus que temps pour tout ce petit monde de quitter leurs lits douillet et d'affronter la véritable première journée d'initiation.
—Je veux tout le monde changé et présentable dans la Fosse dans deux minutes, dis-je avant de tourner les talons pour aller les attendre.
Sur le chemin pour quitter leurs quartiers, je note que certains ont opté pour des choix de lits plus ou moins stratégiques. Untel près des sanitaires – j'imagine que certaines envies pressantes se font ressentir la nuit possiblement – et d'autres dans les coins où ils sont les plus éloignés des autres. Est-ce pour fuir les éventuels ronfleurs, ou bien parce qu'ils s'isolent volontairement, cela est difficile à déterminer pour le moment. Je remarque cependant un autre détail intéressant. La princesse aux cheveux poudreux s'est, elle, placée juste à l'entrée étrangement. D'ordinaire, personne ne choisit ce lit, ne souhaitant pas entendre le passage éventuel dans la galerie menant vers le reste du QG. Serait-ce là une preuve de la méfiance que la jeune femme semble afficher ?
Je remarque également que juste à côté, la jolie brune à la langue bien pendue se réveille aussi en se frottant les yeux et en ramenant ses boucles chocolat vers l'arrière. Décidément, ces deux-là ne se quittent plus on dirait. Je suis presque certaine que cette connivence soudaine ne l'est pas tant qu'elles veuillent bien le faire croire. Cela cache indéniablement quelque chose, même si j'ignore encore quoi pour l'instant. Un mystère qu'il va me falloir percer. Plissant les yeux dans leur direction, je me détourne bien vite lorsque des iris parme frôlent rapidement les miens.
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La Fosse est nettement plus calme que la veille au soir, tous sont déjà à leurs postes respectifs. Si les Audacieux sont réputés pour savoir faire la fête et boire jusqu'à plus soif, ils savent aussi être sérieux dans leur travail quand il le faut. Les autres Factions ne nous voient que comme des chiens fous, à peine capables de maîtriser ce qu'ils jugent comme des pulsions suicidaires. Je vois mal en quoi avoir un balai enfoncé dans le fondement est plus approprié que de sauter en marche d'un train qui, de toute façon, ne s'arrêtera pas… Mais peu importe, ce que les autres peuvent bien penser de nous ne nous à jamais empêché de continuer à agir comme nous le voulons.
Bras croisés, je suis calée contre un gros bloc de béton trônant au centre. J'observe, avec un certain amusement, les mines encore endormies de certains des novices face à moi. Les natifs de notre Faction ne sont pas en reste, puisque eux non plus ne sont pas habitués à devoir se lever si tôt. Hélas, leur jeunesse oisive et privilégiée est également derrière eux. Qu'ils partent avec une certaine connaissance de la Faction n'empêche pas qu'ils devront aussi apprendre et s'adapter. Il n'y a pas que les transferts qui peuvent échouer à parvenir au bout de l'initiation, contrairement aux idées reçues.
Lorsque tout ce beau monde est enfin réunis et plus ou moins attentif, je jette un petit coup d'œil à Cornelia, pour savoir qui d'elle ou de moi va parler. Evidemment, et pour ne pas changer, je récolte un regard méprisant tandis qu'elle me fait un signe de main agacé. Haussant mentalement les épaules – depuis le temps je suis habituée à ce comportement hostile – je m'exécute donc.
—Je vous conseille d'ouvrir grand vos esgourdes, je ne me répéterais pas deux fois. Nous sommes ici pour tester vos limites. Toutes vos limites, j'insiste ensuite. Aussi bien mentales que physiques. Il y aura donc deux phases d'entrainement, qui déboucheront sur une évaluation. D'abord la partie physique, puis la partie mentale. Repoussez vos propre limites, pour maîtriser l'art du combat et faire face à vos propres peurs afin de les dépasser.
Je peux déjà voir l'inquiétude briller dans certains regards. La question qui se pose est alors de savoir laquelle des deux phases ils redoutent le plus. En effet, le contenu des épreuves d'initiation de chacune des Faction n'est pas un secret à proprement parler. Le déroulé relatif est même plutôt connu. Seuls quelques détails internes demeurent un peu plus flous. Ainsi, tous ceux qui ont fait le choix de nous rejoindre, savent plus ou moins par quoi ils vont devoir passer pour réussir. En ont-ils cependant véritablement mesuré la difficulté selon leurs capacités, cela est moins sûr en revanche. Ils le découvriront durant les semaines à venir. Peut-être certains se rendront-ils compte alors qu'ils ne sont pas aussi forts qu'ils ont la prétention de le croire.
Certains vacilleront, d'autres tomberont, ainsi en va-t-il de l'Initiation…
—Point important, j'ajoute à l'intention du groupe dont je vais m'occuper, vous serez entraînés séparément des natifs, mais vous serez évalués ensembles.
—Il ne faudrait pas qu'on vous démolisse tout de suite, rigole l'un des novice natif, celui à la coupe en brosse azure.
Evidemment, Cornelia ne le reprend pas, affichant plutôt un sourire en plissant les yeux vers moi. Je l'ignore, pour poser un regard ferme sur celui qui a parlé, lui intimant silencieusement qu'il ferait mieux d'éviter ce genre d'intervention. Il se ratatine un peu, tandis que ses camarades se moquent de lui pour s'être fait remarquer de la sorte. Une fois certaine que plus personne ne va tenter d'intervenir, je poursuis mon propos.
—Après les tests, le classement déterminera les postes auxquels vous pourrez prétendre : commander les troupes, traiter les données du renseignement, patrouiller sur la Clôture ou faire office de bouclier pour empêcher les Sans-faction de s'entretuer…
—Le classement déterminera aussi qui aura malheureusement à nous quitter en cours de route, intervient soudain Cornelia, en toisant tout particulièrement mes novices.
—Vous quitter ? reprend la brune, Dorothea, sans se soucier que la leader semble déjà la condamner, elle et tous les transferts.
—En effet, à chaque fin de phase, ceux qui seront les moins bien classés devront partir.
—Pour aller où ? demande ensuite la seule transfert Altruiste, Mercedes si je me souviens bien.
—Si vous n'avez plus de famille, dit Cornelia avec emphase et un sourire mauvais, vous deviendrez des Sans-faction évidemment…
—Personne ne nous a prévenu ! s'indigne une transfert à la tresse blonde issue des Fraternels.
—C'est une nouvelle règle, explique succinctement ma collègue, balayant de la main dans l'air comme si ce n'était pas si important.
—On aurait pu nous parler de ça, ajoute encore la brune ex-Sincère, son regard malachite clairement mécontent.
—Pourquoi ? Tu aurais fait un autre choix ? Tu aurais eu peur ? interroge Cornelia, défiant la novice de répondre en sachant pertinemment que les Sincères ne savent pas tenir leur langue.
Mais Dorothea y parvient pourtant, ne pipant mot face à cette très claire provocation. Tant mieux pour elle cela dit, l'insubordination n'est pas très bien vu par ici.
—Si vous êtes vraiment des nôtres, poursuit la leader, vous ne redouterez pas l'échec. Vous nous avez choisis, c'est à nous d'en faire autant à présent.
Promenant mon regard sur l'assemblée, je constate que même les natifs ne sont pas très à l'aise avec cette nouvelle règle. Quand bien même ils ont statistiquement plus de chances de réussir, rien n'est assuré pour autant.
Honnêtement, je n'aime pas cette nouvelle règle. Du tout. Je ne comprend même pas pourquoi elle a été édictée soudain. On ne peut pas vraiment dire que les Audacieux soient la Faction la plus demandée lors des Cérémonies du Choix. Notre système d'initiation étant plus ou moins connu, peu osent prétendre pouvoir en triompher s'ils ne sont pas des natifs du clan. Rien que cette année, moins d'une dizaine de transferts constituent le cru, face au double pour les natifs. Mais je ne suis pas leader, je n'ai pas mon mot à dire à ce sujet. Je me contente donc d'observer, sans rien dire, comment chacun prend la nouvelle que sa vie est sur la sellette.
Les novices, transferts comme natifs, chuchotent entre eux, certains verbalisant leurs inquiétudes et d'autres fanfaronnant que cela ne change rien. Qu'ils réussiront de toute façon. Doute et assurance s'opposent et tourbillonnent, tandis que les esprits s'échauffent. Et au milieu de cette tempête, l'œil du cyclone semble matérialisé par la seule qui, mis à part moi-même, n'a pas ouvert la bouche ni émis le moindre avis.
Bras croisés, le regard dur, elle semble simplement attendre la suite des instructions, prête à tout affronter. Bien peu de choses doivent être en mesure de la déstabiliser j'ai l'impression. Quel drôle de contraste cela forme-t-il entre son apparence si lisse de princesse parfaite, et la dureté qui filtre des ses pupilles et de ses sourcils froncés.
L'ex-Erudite serait-elle déjà Audacieuse dans l'âme ? Qui sait…
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Les jours qui suivent, j'apprends à mon groupe les rudiments de l'entrainement Audacieux. Tir, combat rapproché, course à pied pour entretenir l'endurance et la tonicité du corps… Evidemment, chacun s'attèle de son mieux à réussir aussi bien que possible, l'épée de Damoclès du classement pesant déjà lourdement sur eux. Cependant, je suis plutôt satisfaite d'eux, tous ayant leur domaine où ils sont meilleurs que dans les autres.
Ainsi, Dorothea est excellente au tir par exemple, son œil aiguisé s'étant très vite adapté même aux cibles les plus lointaines. Ingrid, la blonde ex-Fraternelle, Mercedes, ainsi que Sylvain, un autre ex-Sincère, sont parmi les meilleurs à la course à pied. Je n'aurais pas pensé voir une telle endurance chez une Pète-Sec pourtant. D'autres encore se distinguent ailleurs, même si de manière moins marquée.
En revanche, il en est une qui se démarque plus encore que tous les autres. J'avoue n'avoir jamais vu cela auparavant, depuis quatre promotions que j'encadre. El semble en effet être la meilleure en tout, pour chacune des disciplines que nous abordons, et ce dès la première séance. Je n'arrive pas à savoir si elle est naturellement douée, ou si elle n'aurait pas plutôt suivit un pré-entrainement pour réussir si bien. Même là où certains ont légèrement hésité, lorsqu'il a fallu tenir pour la première fois une arme à feu dans leurs mains, elle n'a même pas sourcillé.
J'ai pu jeter un coup d'œil au classement commun avec les natifs, elle dépasse même le meilleur d'entre eux, ce qui est un exploit en soit. Un exploit que je n'explique pas. Ce que je sais en revanche, c'est que cela est très loin de plaire à certaines personnes, Cornelia en premier.
Aujourd'hui, c'est une séance de combat que je dispense, car malheureusement, dans cette discipline il est plus difficile d'être naturellement bon. Cela demande avant tout une bonne condition physique certes, mais aussi de la technique. Technique qu'il faut apprendre et assimiler, avant de pouvoir correctement s'en servir. Il ne s'agit pas de simplement savoir cogner le plus fort, loin de là. De ce fait, ils en sont pour la plupart toujours cantonné à des mouvements de répétions, sans combattre pour de vrai. Je me rappelle encore leurs grands yeux écarquillés, lorsque j'ai fait face à un autre Audacieux pour leur faire une démonstration.
Je les observe, vérifiant qu'ils adoptent bien les bonnes positions que je leur ai montré et corrigeant certains qui seraient désaxés, lorsque ma collègue arrive. La lueur mauvaise, brillant encore et toujours dans son regard, me laisse deviner qu'elle prépare un mauvais coup. Comme d'habitude, je ne dis rien et attends qu'elle soit à ma hauteur pour l'entendre parler.
—Tes petits protégés sont-ils prêts pour de vrais combats ?
Mentir ou dire la vérité ? Je ne suis pas une Sincère, cela n'a pas vraiment d'importance pour moi. De toute façon, je pressens que peu importe ma réponse, elle s'en fichera éperdument, si je devine bien ce qu'elle a en tête.
—Non, je réponds finalement, ils en sont loin.
—Oh, tu es bien dure avec eux, je trouve, dit-elle avec une fausse commisération. Mais nous allons bien voir. Première sauteuse ! appelle-t-elle soudain.
El, qui était en plein entrainement avec Dorothea, tourne alors la tête vers la leader. Sourcils froissés, elle se demande visiblement ce qu'elle lui veut, elle qui n'est pas son instructrice.
—Sur le ring, désigne-t-elle d'un mouvement du menton le carré surélevé et délimité au centre de la salle d'entrainement.
La jeune femme s'exécute sans chercher à comprendre et avance d'un bon pas avant de se positionner, attendant la suite.
—Dernière sauteuse, toi aussi sur le ring.
Parmi les novices transferts, celle qui a sauté en dernier s'avère être une certaine Monica, une rousse ex-Erudite elle aussi. Tout ce que je sais d'elle, après ces quelques jours d'observation de mon petit groupe, c'est qu'elle est en permanence collée aux basques de la princesse, telle la plus langue de bois des Quat'z'yeux qui existe. A certains égards, elle me fait un peu penser à Cornelia, en plus jeune. Quand on sait que la leader était elle aussi issue de la Faction des Erudits, cela fait sens je suppose. Cependant, je n'ai pas vraiment l'impression qu'El apprécie tant que cela sa compagnie, un tantinet trop rapprochée.
La seconde monte à son tour sur le ring, et fait face à la première avec un sourire que je qualifierais de légèrement tordu. Ou bien tout simplement ne sait-elle pas sourire peut-être ? Face à elle, la première se positionne déjà en garde, ayant très bien compris ce qui va se dérouler d'un instant à l'autre également.
—Battez-vous, claque Cornelia.
—Pendant combien de temps ? demande El, sans quitter des yeux son adversaire.
—Jusqu'à ce que l'une de vous soit K.O bien sûr, répond d'un ton mielleux ma collègue.
—Ou admette sa défaite, ne puis-je m'empêcher cette fois d'intervenir.
—Selon l'ancien règlement peut-être. Selon le nouveau, l'abandon est interdit.
Elle est fière d'elle, je le sens à travers chacune des micro-expressions de satisfaction que Cornelia retient à grand peine. Si elle se donne même la peine de les retenir d'ailleurs… Encore une nouvelle règle. Une de plus avec laquelle je suis en désaccord. Admettre que l'on est vaincu n'a rien de lâche, bien au contraire. Connaitre les limites de sa force est essentiel pour un bon combattant, s'il ne veut pas en présumer et se mettre inutilement en danger. Hélas, une nouvelle fois je ne peux protester. Pour autant, je ne garde pas non plus le silence.
—Heureusement pour toi, ce n'était pas la règle quand on se battait… je murmure en me penchant légèrement vers elle.
Elle crispe immédiatement les mâchoires, se tendant sous ma pique parfaitement assumée. Soudain, je crois me souvenir de la raison de son antagonisme envers ma personne. Il est vrai que si aujourd'hui elle occupe un poste plus haut placé que moi dans notre hiérarchie, ce n'est pas parce que durant notre initiation elle était mieux classée. En vérité, c'est moi qui ai volontairement choisi de ne pas accéder au poste de leader. Poste que l'on m'a pourtant maintes fois proposé d'occuper. Mais diriger les autres ne m'a jamais vraiment intéressée. J'aime bien mieux avoir la paix, exilée dans les bureaux du renseignement, où nul ne vient toutes les cinq minutes me questionner sur telle ou telle chose.
Tentant de reprendre la maîtrise d'elle-même, elle lance ensuite le début des hostilités.
—Vous êtes notées, rappelle-t-elle un peu abruptement, alors ne jouez pas, et battez-vous !
Ancrant mes orbes bleuet sur le ring, j'observe les deux combattantes commencer à se tourner autour, poings levés pour à la fois se défendre et attaquer. Comment va se dérouler ce tout premier affrontement ? C'est bien la seule discipline où j'ignore si la princesse est tout aussi douée que dans les autres.
Sera-t-elle vaincue, ou écrasera-t-elle son adversaire avec autant d'aisance qu'elle loge une balle au centre des cibles d'entrainement au tir ?
