Chapitre 6

Quand le repas s'était enfin terminé, après deux heures qui parurent interminables à l'aînée des deux jumelles Saltzman, Josie avait été la première à sortir de table. Son estomac criait toujours famine car, bien malgré sa faim, l'adolescente n'avait pas été capable d'avaler quoi que ce soit. La moindre petite portion semblait rester coincée dans sa gorge et Josie avait la désagréable impression qu'elle allait s'étouffer si elle essayait d'avaler autre chose que de l'eau.

Désormais assise en tailleur contre le chambranle de son lit, l'étudiante regardait la lettre jaunie par le temps qu'elle tenait dans les mains, sans vraiment la voir. Le papier de l'enveloppe, abîmé par endroit, témoignait du nombre de fois où elle avait été ouverte ou triturée. Et la lettre qu'elle contenait n'avait pas beaucoup plus fière allure, Josie le savait bien. Pourtant, à chaque fois que ça n'allait pas, et même si cela la rendait généralement plus mal encore, la brune ressortait ce bout de papier qu'elle conservait précieusement dans son journal intime. Encore un vestige du passé duquel elle n'arrivait pas à se détacher, constatait-elle en retenant un soupir.

Josie ne savait pas dire combien elle était restée là, à observer distraitement son bien le plus précieux, avant que Finch n'entre dans la pièce, douchée et vêtue de son pyjama.

- Jo ? S'enquit-elle, soucieuse. Est-ce que ça va ?

La voix de Finch lui parvint comme un lointain écho. Plusieurs secondes s'écoulèrent avant que Josie ne se rende pleinement compte qu'elle n'avait pas rêvé ces paroles. Lentement, ses orbes foncées quittèrent alors la lettre pour se poser sur le visage inquiet de l'adolescente avec qui elle dormait depuis quelques nuits déjà.

Cette fois, Josie ne parvint pas à retenir le soupir qui s'échappait de sa gorge, alors que Finch venait prendre place face à elle, sur le bord du lit, en la fixant avec attention.

- Qu'est-ce que c'est ? Demanda-t-elle de plus belle en désignant l'enveloppe d'un coup de menton.

Les mains de Josie se refermaient instinctivement sur le papier. Toujours sans émettre le moindre son, ses pupilles chocolat tombèrent sur la lettre et, comme si elle la voyait pour la première fois, ses yeux s'écarquillèrent de surprise. La seconde suivante, les mains de l'adolescente avaient lâché le bien, laissant penser qu'elle s'était brûlée, et la lettre allait s'étaler sur la couette devant elle.

Finch, dont la tendance à poser des questions étaient toujours très grande, n'avait pas ajouté quoi que ce soit. Au même titre que celui de Josie, les orbes marrons s'étaient furtivement posées sur l'enveloppe dans l'espoir de trouver une indication sur sa provenance, mais il n'y avait rien d'écrit sur la devanture. Alors, ses yeux avaient retrouvé ceux de sa belle, assombris par un mélange de douleur, de peine et de colère que cette dernière ressentait.

Il y eut encore un moment de latence entre les deux adolescentes, durant lequel Finch avait pris le parti de respecter le besoin de silence de celle qu'elle aimait. Puis, finalement, la voix de Josie s'élevait enfin dans la pièce, tremblotante et incertaine.

- C'est une lettre, indiqua-t-elle simplement. Une lettre que quelqu'un m'a écrite un jour et dont je n'arrive pas à me débarrasser.

- Je vois…

Le ton traînant employé par Finch fit froid dans le dos de la brune. Il était évident que l'adolescente se doutait maintenant que Josie n'avait eu de cesse de lui cacher des choses depuis le début de leur relation. Et Josie s'en voulait déjà pour ça. Elle n'avait jamais été pleinement honnête et tout le monde ici l'avait toujours su, sauf Finch. S'en était d'autant plus culpabilisant, pensait-elle. Car cela voulait dire que tout le monde dans cette école avait jugé bon de ne rien dire, non pas par respect pour Finch, mais bel et bien pour protéger la jeune Saltzman du méandre de ses propres sentiments.

La tête de Finch se hochait furtivement devant l'air désolé que Josie lui lançait. La jeune femme au teint basané savait, alors, que si elle souhaitait avoir davantage de réponse, il faudrait qu'elle tire les vers du nez de sa petite-amie. Autant dire que ça ne l'enchantait pas réellement. Mais elle ressentait le besoin de le faire, pour son propre bien. Plus que tout, elle voulait enfin être capable de comprendre ce que Josie endurait depuis qu'elles se connaissaient. Finch voulait être pleinement capable d'épauler sa petite-amie, peu importe à quel point le risque qu'elle n'aime pas ce qu'elle allait entendre était grand.

- J'ai cru comprendre que tu n'aimais pas Noël, insista-t-elle d'une voix douce. Est-ce que je peux savoir pourquoi ?

Les lèvres de Josie se retroussaient dans un signe d'hésitation. Non, elle ne voulait pas en parler. Elle n'avait jamais voulu le faire et elle ne le voudrait sûrement jamais. Et pourtant, elle savait, rien qu'en voyant la lueur de détermination dans le regard de Finch, qu'elle n'y échapperait pas cette fois. Il était temps pour elle de passer à table.

- S'il te plaît, Jo.

Fermant les yeux, l'enfant Saltzman prenait une profonde inspiration dans l'espoir de se donner du courage. Sans grand succès néanmoins. Josie n'était pas courageuse. Elle était faible. Pire, elle était brisée et son coeur ne voulait pas se recoller de lui-même.

- Tous les ans, à Noël, il se passe quelque chose de mauvais, osa-t-elle expliquer en prenant soin de chercher ses mots.

Finch attendait quelques instants que Josie continue, mais le silence retombait dans la pièce, comme si cette simple phrase suffirait à combler le besoin de réponse de l'adolescente.

- Comment ça, "mauvais" ?

- Genre, vraiment mauvais, soupira Josie en secouant la tête.

Le regard de la brune se portait de nouveau sur la lettre et, enfin, dans un élan de courage, les mains tremblantes, elle la récupérait au creux de ses paumes. Elle préférait regarder l'objet de ses tourments plutôt que d'avoir à affronter le regard de celle qui partageait sa vie depuis des mois.

- L'année de nos huit ans, à Noël, notre mère a reçu un appel urgent de la part d'une fondation historique, en France. C'est la première fois qu'elle nous abandonnait, Lizzie et moi, pour son travail. Je m'en suis rendue malade durant des semaines. Et on a passé les cinq années suivantes sans elle.

Josie marquait une pause destinée à remettre en ordre tous les événements dans son esprit.

- Puis, lorsque j'ai eu quatorze ans, Hope est arrivée au pensionnat en septembre. Elle m'obsédait. Alors un jour, j'ai écrit un petit mot pour lui dire que j'avais craqué pour elle et Lizzie l'a découvert. Elle me l'a volé et a trouvé ça drôle de le glisser dans l'un des cadeaux de Hope pour qu'elle le découvre en l'ouvrant. Sauf qu'elle s'était trompée de cadeau.

- Quoi ?

La tête de Josie se hochait face à l'étonnement qui avait percé dans la voix de sa petite-amie et un sourire amer s'installa soudainement sur son visage.

- En fait, elle ne l'avait pas glissé dans le cadeau de Hope, mais dans celui de ma mère. C'est comme ça que mes parents ont su que je préférais les filles.

- Mais c'est horrible !

- Ouais, acquiesça Josie avec évidence. Mais ce n'est pas vraiment le pire.

Les sourcils de Finch se froncèrent sous l'incrédulité. Comment cela ne pouvait-il pas être le pire ?

Josie ne lui laissait pas le temps de lui poser la question.

- L'année de mes quinze ans, je suis sortie avec cette fille…

- Penelope ?

La perspicacité de sa petite-amie crispait les muscles de Josie, tandis qu'elle se contentait simplement d'acquiescer d'un signe de tête.

- J'étais réellement follement amoureuse d'elle. Lizzie la haïssait.

Ce simple souvenir fit naître un petit sourire nostalgique sur les lèvres de la jeune Saltzman, qui s'effaçait aussitôt.

- En réalité, tout le monde la haïssait. Penelope était… mesquine. Méchante, même, parfois. Mais je l'aimais. Et à Noël, elle m'a larguée. Sans explications. Elle m'a juste… laissée tomber et s'est amusée à piétiner mon cœur.

La voix de Josie se brisait sur ces dernières paroles et l'adolescente dû fermer les yeux pour refouler les larmes qui menaçaient de couler depuis ses pupilles scintillantes de douleur. Le cœur tout entier de Finch se brisait face à tant de peine sur le visage de sa belle. Elle ne connaissait pas Penelope. Elle ne l'avait jamais rencontrée, et pourtant, Finch ne ressentait rien d'autre pour elle qu'une immense et dévastatrice colère. Qui pouvait être assez mauvais pour faire autant de mal à une personne aussi altruiste et aussi gentille que l'était Josie ?

- Jo, je suis…

La plus âgée des jumelles Saltzman secouait vivement la tête, empêchant Finch d'aller plus loin dans sa tentative de pitié. Ses larmes succinctement refoulées, Josie avait rouvert les yeux et les avait rivés dans ceux, emplis de désolation, de sa petite-amie.

- J'ai tenu bon toute l'année suivante, parce qu'elle était toujours là. Parce que même si je la détestait pour ce qu'elle m'avait fait, une part de moi l'aimait toujours. Et la croiser en classe, dans les couloirs, ou lui échanger quelques mots, aussi durs soient-ils, me laissait croire que, peut-être, ce n'était pas réellement terminé. Puis, le Noël qui a suivi, elle m'a écrit cette lettre et est partie, presque sans dire au revoir, pour un autre pensionnat, en Belgique.

Un silence de mort s'abattait entre les deux femmes alors que le regard, désormais si dur, de la brune faisait frémir Finch de terreur. La douleur était toujours bien présente en Josie mais, à cet instant, la seule chose que captait la jeune femme au teint basané en regardant l'adolescente d'habitude si joviale, était la colère qui irradiait de son corps tout entier.

- C'était l'année dernière. Alors oui, je déteste Noël, parce que c'est toujours ce jour-là que choisissent les personnes que j'aime pour m'abandonner de la pire des manières qui soient.

Dans un geste spontané, Finch s'était levé et était venue s'asseoir à côté de Josie. D'abord surprise, celle-ci s'était figée davantage, jusqu'à ce que l'adolescente ne passe un bras bienveillant autour de ses épaules et ne l'attire dans une étreinte qu'elle n'avait pas attendue. Sans un mot de plus, Josie acceptait cet élan de tendresse sans demander son reste, et se blottissait contre le corps chaud de sa petite-amie.

Cette étreinte, aussi rassurante qu'inattendue, apaisait la tension qui régnait dans le corps de la fille du proviseur. Et lorsque Finch osait déposer un tendre baiser sur sa tempe, Josie fermait les yeux. Elle était soudainement si bien, si détendue, qu'elle était persuadée qu'elle aurait pu s'endormir ainsi et rattraper tout le manque de sommeil qu'elle avait accumulé toute cette année durant. Penelope la hantait quoi qu'elle faisait, certes, mais Finch était devenue son ancrage, la raison pour laquelle elle continuait de se battre tous les jours.

- Je ne t'abandonnerai jamais, Jo, assura-t-elle dans un murmure, au creux de son oreille. Jamais, tant que tu voudras bien de moi à tes côtés.