Partie II : Le Lakota et le Creek


Une drôle de sensation de… compression, réveilla Ren. Le jeune homme ouvrit un œil, puis l'autre. La pièce était sombre, mais pas complètement noire. Un filet de lumière passait par la porte, qui n'était pas entièrement fermée. Ren crut comprendre que c'était un corps qui recouvrait le sien. Son cerveau était encore à moitié en veille, et il lui fallut quelques dizaines de secondes pour réaliser que, tout de même, un corps sur le sien, ça n'était pas normal. Mais quand s'était-il retrouvé dans cette situation ? L'autre devait dormir, songea le Creek en sentant sa respiration lente et calme ricocher sur sa joue et dans son cou, et celui-ci ne put s'empêcher de froncer les sourcils.

Le corps de l'autre était un peu en biais, ses jambes à côté de celles de Ren, et ses bras ballants de part et d'autre de sa tête. Le garçon sentit des cheveux lui chatouiller l'arête du nez et la joue, et se demanda alors quelle heure il pouvait bien être.

Logiquement, si quelqu'un était ici, c'était que le Jinotsu avait fermé, donc ce devait être la nuit. Euh, plutôt le jour, corrigea mentalement Ren. Pour qu'il fût réveillé, il devait être approximativement dix heures, midi tout au plus, estima le Creek – il n'était pas un grand dormeur.

Le plus doucement possible, l'adolescent tenta de se dégager de l'autre. Il y parvint au bout, certes, de quelques temps, mais réussit tout de même l'exploit de ne pas le réveiller. Il se leva et quitta silencieusement la pièce, refermant la porte derrière lui. Il était à présent dans le couloir, et, en se retournant, Ren remarqua une autre porte face à lui, d'où filtrait de la lumière. Mais pas de la lumière artificielle. Non, c'était celle du jour.

Curieux, le jeune homme poussa le battant, pour tomber nez-à-nez avec un long balcon, tout de bois, donnant sur de l'eau à perte de vue. Depuis quand le Jinotsu était-il cerné par la mer ? En se penchant contre la balustrade, Ren aperçut les étages inférieurs du Palais des Bains, qui s'enfonçaient dans l'eau cyan.

Il resta un temps infini à contempler l'océan dans sa tranquille majesté.

« Te penche pas comme ça, tu vas tomber. Et compte pas sur moi pour te rattraper », dit une voix masculine et lasse qui sembla briser le charme.

Ren la reconnut sans peine ; c'était Vaï, le petit Lakota qu'il avait rencontré la veille. Il se retourna donc pour lui faire face.

« Bonjour Vaï. Ne t'inquiète pas, je ne vais pas tomber », répondit-il.

Il en profita pour observer l'autre. Celui-ci était vêtu d'un tricot noir à manches courtes et d'un bas blanc, dévoilant ses chevilles et le bas de ses jambes.

« Je ne m'inquiète pas, je te préviens juste », fit Vaï d'une voix neutre.

Ren prit un air ennuyé, signe qu'il ne pensait pas un traître mot de ce que l'autre disait. Cet autre alla s'accouder à la balustrade, à côté de lui.

Alors que le silence s'éternisait un peu, Ren constata :

« Mais c'est bizarre qu'il y ait de l'eau maintenant, alors que quand je suis arrivé, il n'y en avait pas. »

Vaï soupira, se redressa un peu et s'étira légèrement avant de revenir s'accouder nonchalamment dans sa position initiale, et daigna enfin répondre :

« C'est qu'on est au printemps. Ou plutôt que c'est le début du printemps. L'eau fait toujours une remontée, ça fait un océan, c'est vrai que c'est démesuré, mais nous sommes dans un endroit hors du temps… »

Ren l'avait écouté, impressionné. Il dardait sur lui ses grands yeux émeraude, et leur intensité était telle que Vaï dut se faire violence pour ne pas détourner le regard. Ah oui, à ce point-là ? Le Lakota ne cilla pas mais ces malachites luisantes d'admiration, qui le fixaient, étaient pour le moins troublantes. Intérieurement, ça le secouait. Qu'est-ce que c'était ? … Cette sensation étrange que ce gosse pouvait briser en quelques coups tous les murs qu'il avait érigés autour de son cœur, son esprit – cette armure impénétrable et indestructible qui le protégeait de la violence et la cruauté du monde. Pour tout dire, ça lui faisait un peu peur.

« Tu as l'air de savoir beaucoup de choses sur ce qui se passe ici, dis-moi ! Tu travailles au Jinotsu depuis longtemps ? » demanda le Creek, de plus en plus curieux.

Vaï lui paraissait en effet bien rodé au travail demandé au Palais des Bains, il devait être là depuis un certain temps déjà.

« … Cinq ou six hivers, peut-être plus. J'ai perdu le compte, à force », répondit le Lakota.

Ren le considéra, étonné – ses sourcils se tendirent en arcs-de-cercle parfaits au-dessus de ses yeux ronds.

« Si longtemps ? Mais tu n'as jamais songé à partir ?

– Bien sûr que si, qu'est-ce que tu crois… »

Vaï semblait de mauvaise humeur.

Ren s'écrasa un peu, penaud. Avait-il dit quelque chose qu'il ne fallait pas ? Oh, et puis tant pis, c'était peut-être la répartie habituelle de Vaï, ainsi le Creek revint à la charge :

« Dans ce cas, pourquoi tu n'es pas parti plus tôt ?

– Peut-être parce que je peux pas », grinça Vaï.

Devant le regard halluciné de Ren, il eut les épaules prises de soubresauts tandis qu'un ricanement, léger et sans aucune once de joie, s'élevait d'entre ses lèvres.

« T'es bien naïf de croire qu'ici c'est super chouette, commença-t-il. Pourquoi tu crois qu'Erwin nous prend nos prénoms ? C'est pour nous garder sous contrôle. Tant qu'on ne se souviendra pas de notre vrai nom, on n'a aucun moyen de partir d'ici, parce qu'on ne peut pas rompre le contrat qui nous rattache à Erwin.

– C'est ridicule, objecta Ren. On ne peut pas oublier son nom.

– Ah ouais ? Donne-moi le tien, alors », le défia Vaï en lui lançant un regard dédaigneux.

Ren écarquilla les yeux, ne s'attendant pas à une réponse de ce genre. Il y eut un moment de flottement où ils se fixèrent sans mot dire, puis Ren détourna le regard. Il observait l'océan sans le voir, se mordillait nerveusement la lèvre inférieure. Comment s'appelait-il, déjà ? Ici, on le nommait Ren, mais ce n'était pas son vrai prénom, n'est-ce pas ? Des souvenirs, chercher des souvenirs… Sa mère ! Elle l'appelait par son prénom, elle !

Mais en se concentrant de toutes ses forces, Ren ne parvint à entendre que son nom actuel sortir de la bouche de Carla. Impossible. On ne pouvait pas oublier son prénom en une nuit seulement. Il devait manquer un truc, pas grand-chose, pour que son nom fût complet ! Mais quoi ?…

« Tu vois ? Tu ne sais plus comment tu t'appelais avant », dit froidement Vaï.

Il ne cherchait en aucun cas à prendre en pitié ce gosse idéaliste et qui faisait trop facilement confiance aux gens. Cependant, il vit bien que le plus jeune avait l'air tourmenté. C'était si horrible que ça, pour lui, de ne pas se souvenir de son nom ?

Lui, à vrai dire, il avait oublié le sien depuis des années déjà, et de toute manière, il n'avait jamais fait attention à ce genre de choses, comme sa date de naissance ou son nom de famille. Il était lui, c'était tout. Vaï, ce n'était qu'un prénom.

Le Lakota coupa court à ses réflexions en constatant l'expression troublée du Creek, qui serrait fermement, presque désespérément, la balustrade en bois, les yeux dans le vague, sourcils soucieux et bouche entrouverte. Sans trop y faire attention, Vaï tendit sa main jusqu'à Ren, et la posa délicatement sur sa joue. Le jeune homme se décrispa, et s'appuya même contre la paume de la main de Vaï pour qu'il pût continuer ses caresses. Ce que celui-ci fit, surpris.

En fait, ce gosse, c'était un peu comme un chat ou un chien. Peut-être était-ce un truc propre aux Creeks ? Vaï se dit qu'il en parlerait à Han, peut-être que l'autre binoclard fou aurait des précisions à lui apporter. Le Lakota s'étonna soudain d'avoir ce genre de pensées. Sérieusement, aller parler à Han de certaines de ses théories concernant les Creeks ?! Plutôt récurer le grand bain avec une brosse à dents que de passer plus de deux minutes avec ce fou – oui, bon, c'était déjà arrivé qu'ils passassent une demi-heure à parler.

Perdu dans ses pensées, Vaï ne remarqua pas tout de suite que Ren le regardait avec de grands yeux inquisiteurs. Le Lakota prit conscience de son geste et de toute son étrangeté, ainsi retira-t-il sa main en vitesse et se détourna-t-il, soudain captivé par le paysage.

Ren, quant à lui, ne s'attardait pas sur l'origine de l'action de Vaï, mais se demandait ce qui lui arrivait. Il avait éprouvé un tel sentiment de plénitude lorsque Vaï lui avait effleuré la joue… Comme si ce singulier Lakota pouvait le protéger de toutes les menaces du monde avec la simple force de son regard d'argent et de ses bras…


Plus tard dans la journée…

« Tu… tu as vraiment échappé à des Titans primaires ?! Mais comment as-tu fait ? »

Ren était attablé devant un restaurant fermé, étant donné l'heure qu'il était, soit près de dix-sept heures, avec ses deux nouveaux amis, Fal et Min. Les deux Eldiens étaient venus à sa rencontre alors qu'il faisait le tour de la ville, déserte tant que le soleil n'était pas couché. Ils avaient donc commencé à discuter, apprenant à connaître "le nouveau". À présent, ils abordaient le sujet du passé de Ren – passé cela dit pas si lointain puisqu'il datait de la veille.

Fal était en totale admiration devant Ren.

« On m'avait pourtant dit que les Titans, même les primaires, étaient extrêmement rapides ! Poursuivit-il avec ébahissement.

– Dans tous les villages eldiens, normalement, on donne des cours sur les Titans, répondit Min en fronçant les sourcils. Tu ne devais pas être très attentif, car tu devrais savoir que seuls les déviants et les Primordiaux – qui ne sont donc pas des primaires ; le mien, par exemple, et le tien, sont des Primordiaux – enfin, que seuls eux sont rapides. Les communs se déplacent lentement.

– Oui, renchérit Ren en hochant la tête. C'est donc facile de leur échapper quand on court vite, et…, dit-il avant de s'interrompre.

– Et quoi ? demanda Min, curieux d'entendre ce que le Creek allait rajouter pour compléter son explication d'origine.

– Ça me fait mal de dire ça… Mais c'est plutôt facile de leur échapper quand ils sont déjà occupés à manger d'autres personnes », finit Ren alors que ses yeux exprimaient toute sa terreur ; celle de prononcer ces mots, mais aussi celle de revoir les scènes cauchemardesques.

Et puis, sans Jean, il se serait lui aussi fait manger.

Il se sentait horrible de formuler ça, mais c'était grâce au sacrifice de sa mère, de Conny et de Sasha – et même de tout Shiganshina – qu'il avait pu ressortir vivant de ce massacre (mais surtout grâce à l'odieux mensonge de Jean, tout de même).

« Oh, lâcha Min, passablement choqué.

– Oh, répéta Fal, puis il se ratatina devant le regard noir de Min.

– … Bon, si on changeait de sujet ? s'exclama soudain le blondinet, alors que le silence devenait pesant.

– Oui ! Très bonne idée ! », s'empressa d'ajouter Fal, gêné par la tension qui tardait à se dissiper.

Ren lança un regard reconnaissant à Min. Le blond savait vraiment bien jauger les situations et tenter de s'en sortir sans trop d'embrouilles. Et il avait bien compris que le passé de Ren était un sujet sensible. Fal aussi, certainement. Malgré son jeune âge – il avait dit avoir environ onze ans –, il était très intelligent.

« Votre passé à vous ?… Je vous ai parlé du mien, mais je ne connais pas les vôtres, dit Ren.

– Pourquoi pas ! Min, je commence ou tu commences ? proposa Fal.

– Honneur aux plus jeunes, commence donc », dit Min avec un sourire.

Fal débuta alors :

« Je suis né dans un village eldien plus ou moins caché. J'avais une mère, un père et un frère. Les trois ont été faits prisonniers par des Mahrs qui avaient trouvé notre village. Je suis l'un des seuls à avoir pu m'échapper, il y avait deux autres enfants avec moi ; Sophia et Udo. Comme nous avons passé notre temps à courir, toujours sur nos gardes, j'ai fini par les perdre de vue. C'est assez traumatisant de se retourner et de s'attendre à voir quelqu'un derrière soi, puis de se rendre compte que cette personne n'est plus là. J'ai hésité à faire demi-tour. J'étais en pleine forêt mais je m'étais dit que les Mahrs étaient peut-être à mes trousses. Je ne sais pas si ça vous est déjà arrivé, cet état de terreur où chaque bruit que j'entendais semblait être dirigé contre moi, paraissait signer mon arrêt de mort. (Il trembla.) Je ne souhaite à personne de vivre ça. »

Il marqua un temps, inspira, cessa de trembler.

« Après ça, j'ai aperçu la Ville Fantôme et le Jinotsu, puis je m'y suis précipité. »

Un silence suivit ses mots. Min leva alors la main, comme à l'école.

« Vous ne vous êtes pas changés en Titans, pour fuir ? demanda-t-il. Il me semble pourtant qu'on apprenait à contrôler son Titan, dans les villages eldiens. C'était en tout cas ce que j'apprenais dans le mien.

– Si, bien sûr, mais l'examen a révélé que Udo et Sophia avaient des Titans de type primaire, et moi, je ne contrôlais pas encore bien le mien à l'époque », expliqua le châtain.

Ren était assez impressionné que l'on passât des examens, ou que l'on apprît à contrôler son Titan dans les villages eldiens. Malheureusement pour lui, il n'eut point l'occasion d'en apprendre plus au sujet du mode de vie dans ces communautés ; la ville commençait à se peupler, et le soleil finissait de disparaître à l'horizon, tandis que le Jinotsu se colorait de rouge et de jaune.

« Ah, c'est l'heure d'aller bosser… Allez, c'est parti, Fal, Ren… », murmura Min, las, en se levant.

Les deux susnommés le suivirent.


Premier jour de "travail" de Ren

« Ouah, il y a un monde fou du côté du restaurant !

– À ce point-là ?

– On accueille les Fritz au grand complet… Ils ont un prestige impressionnant. »

Ren ne jugea pas utile de préciser à l'Eldien qu'il n'avait strictement aucune idée de qui étaient exactement ces Fritz, tandis que Fal se glissait à ses côtés, sous le meuble où s'entassaient des tonnes de vaisselle sale. Tout le monde était en effervescence, impossible de manger tranquillement dans ces conditions ! Voilà pourquoi, alors qu'il restait des montagnes de couverts qui n'attendaient que d'être lavés, Ren et Fal s'étaient retranchés à l'abri dans leur bunker improvisé (sous une table en bois) pour manger leurs bento – mais ne les blâmons pas ; c'était l'heure de leur pause.

« Enfin, tu tombes bien, je commençais à avoir faim…, dit Ren en se saisissant de la boîte que lui tendait Fal.

– Tu m'étonnes…, renchérit le jeune Eldien. Enfin, je trouve que le chef abuse ! Han avait bien stipulé que tu ne commençais à travailler que vers le milieu de la semaine ! Pas au début ! En plus, je suis sûr que Han a plus de pouvoirs que le chef… Enfin, bref, peu importe… »

Ren, qui l'avait écouté sans rien dire, rit soudain, puis lança :

« C'est gentil de prendre ma défense, mais s'il s'agit uniquement de récurer de la vaisselle, je pense que je peux m'en sortir tout seul sans avoir besoin d'observation au préalable…

– Ouais, sûr. T'as raison, en fait…, marmonna Fal.

– Bien sûr, c'est logique, répondit Ren en attrapant une crevette entre ses baguettes.

– Hum… », fit Fal, pensif.

Ils restèrent silencieux quelques instants. Ren se dit que, tout compte fait, il s'adaptait vite – il évita de se demander si c'était normal ou non.


Deuxième jour

« Putain, Ren, on a autre chose à foutre que de t'attendre ! Bouge ton cul !

– J'ai le droit d'avoir du mal à faire ça ! C'est de l'esclavagisme, Han a dit que j'étais pas censé travailler dès le deuxième jour !

– On s'en cogne, des décisions de Han !

– TU t'en cognes ! Regarde comme il galère, le pauvre !

– Non mais Kasa, tu vas pas prendre sa défense, en plus ! »

Ren, sourcils froncés et bouche tordue, essora avec rage sa serpillière. Il sentait sur lui le regard glacial de Vaï. Le Creek ne savait pas vraiment pourquoi (une intuition ?), mais il préférait largement récurer la vaisselle avec Fal plutôt que de faire le ménage avec Vaï et Kasa. Encore, Kasa était gentille et prenait sa défense, mais Vaï, lui, s'avérait être un vrai tortionnaire. Maniaque, aussi. Et petit.

Et c'était là que Ren ne comprenait pas. Comment pouvait-on être petit, mais savoir se faire respecter ? (Sans être vexant, ça décrédibilisait beaucoup.) Effectivement, peut-être pas par Kasa, car elle était probablement aussi forte que lui, et par Han, parce qu'il était complètement fou et n'avait absolument AUCUN instinct de survie (encore moins que Ren, qui était déjà plutôt doué dans ce domaine), mais Min, Fal et même Miru, se pliaient devant lui. Ann ne le faisait pas, et à cette réflexion Ren fronça à nouveau les sourcils. Pourquoi donc ? Peut-être que Ann et Vaï étaient amis, même si Ren imaginait très mal un homme comme Vaï avoir des amis.

Le Creek, perdu dans ses pensées, se prit lamentablement le mur face à lui. Kasa se précipita vers lui en criant :

« Ren, ça va ?! Rien de cassé ? »

Pour une obscure raison, Kasa s'inquiétait beaucoup pour Ren. Celui-ci se demandait si ce n'était pas un peu exagéré, surtout que cela ne faisait que deux jours qu'ils se connaissaient.

« Non, t'inquiète… J'étais juste perdu dans mes pensées…, marmonna le garçon en se massant le crâne.

– Ben concentre-toi un peu, on est au boulot », lâcha Vaï, dédaigneux.

Ren soupira et se releva. Il pressentait que Vaï ne l'aimait pas et ça le désolait, car au fond, il n'avait rien fait de foncièrement mauvais envers lui. Et puis, il n'arrivait pas à comprendre pourquoi, il avait envie de se sentir important aux yeux du Lakota – comme de lui crier à la face « regarde-moi, j'existe ! ». Étrange. Désespérément sans réponse.

« Tu pourrais être plus gentil avec lui ! »

Kasa ne supportait pas quand Vaï méprisait Ren. Le Creek était content que quelqu'un prît sa défense, même s'il pouvait s'en charger lui-même.

De nombreux allers-retours dans la pièce à même le sol plus tard, ils changeaient de salle. En chemin, ils croisèrent Min et Ann. Aujourd'hui, c'était ménage collectif pour l'escouade Han. Le lendemain, Ren passerait la journée (nuit) avec Miru, à la réception. Et Min, aussi, l'après-midi (l'après-minuit).

Pour l'instant, il passait le balai et la serpillière. Une chose était sûre, Ren ne choisirait pas ménage comme affectation. Vaï était trop pénible. En plus, il était susceptible. Ça, Ren allait en faire les frais.

Il venait de terminer une longueur, et se releva à côté de Vaï qui dardait sur lui un œil mauvais. Et le premier réflexe de Ren fut, parce qu'il était perdu dans ses pensées, de constater :

« En fait, t'es pas si petit que ça. »

En quelque sorte, c'était un compliment, pour Vaï qui était si complexé par son mètre soixante. Cependant, dans la bouche de Ren, cela sonnait plus comme une simple constatation, une remarque que le Lakota prit comme si l'autre avait voulu dire quelque chose dans la veine de "avant je croyais que tu étais petit, mais maintenant, je constate que tu ne l'es pas tant que ça. Mais un peu quand même". Vaï allait commettre un creekicide. Ren était un homme mort.

Deux coups bien placés plus tard, le Creek tombait par terre en se tenant le genou droit et le tibia gauche. « Une chose est sûre…, songeait-il alors que Vaï et Kasa se disputaient farouchement à nouveau, plus loin, je ne prendrai pas l'affectation nettoyage… »


Troisième jour

« Alors ? Ce n'était pas trop épuisant, avec Miru ?

– Non, elle est sympa. Pas très causante mais sympa. »

Il était environ une heure, c'était le troisième jour de travail de Ren, et il en passait la deuxième partie avec Min, à la réception.

Quant à ce qui s'était passé la veille, Han avait râlé contre Vaï – « Non mais ça va pas ?! Depuis quand tu oses frapper tes cadets ?! ». Ce dernier s'était férocement défendu, et désormais, le reste de l'équipe ne savait plus vraiment s'ils étaient encore amis ou non. Fal avait dit que ça serait triste s'ils ne l'étaient plus, et Kasa avait renchéri qu'ils se connaissaient depuis si longtemps.

En tout cas, c'était la première fois que Ren voyait Han s'énerver – et il n'avait pas spécialement envie qu'il y eût une deuxième fois. Il n'avait pas trop compris pourquoi en faire tout un plat, mais Miru lui avait dit que le travail forcé et les coups, c'était tout ce que Han détestait, et qu'apparemment, il s'était épris d'affection pour Ren et donc n'avait pas supporté que Vaï lui fît du mal. L'affaire avait été close par le Huron lui-même, mais les tensions persistaient au sein de son escouade, en partie à cause du fait que Vaï dormît juste à côté de Ren.

Han, responsable direct des membres de son équipe de travail, avait cherché des solutions. Il s'avérait que Vaï avait clairement marqué son refus de coopérer, argumentant avec mauvaise foi qu'il n'aimait pas Ren, mais qu'il ne voulait pas changer de place pour autant, parce qu'il n'aimait pas Miru, ni Fal, ni Min, ni Han, et que Kasa bougeait trop dans son sommeil (exemple totalement contre-productif car ce détail n'empêchait pas le Lakota de dormir à la droite de sa cousine depuis des années déjà sans qu'il ne s'en plaignît).

Han avait plutôt maugréé que Vaï n'était qu'un affreux nain psycho-rigide du changement et de la nouveauté. Ce à quoi, blessé dans sa fierté, Vaï avait renchéri que c'était forcément la faute de Ren s'il se passait tout cela ; ça collait avec le jour où il était arrivé au Jinotsu.

Han n'avait pas relevé la puérilité de l'attaque, ni bronché lorsque, naturellement, Ann avait pris le parti de Vaï. Le Huron avait juste déclaré qu'ils organiseraient un procès selon les règles de l'art et qu'ils y jugeraient Ren, s'il était bien responsable de ce que les deux mécontents l'accusaient.

L'escouade s'était divisée en deux camps, chacun avait pris parti, et, même si tous sauf Miru s'étaient rangés du côté de Ren, et que l'issue de ce procès était prévisible, Min avait dit que si ça calmait les animosités entre Vaï et à peu près tout le monde, pourquoi pas. Et Ren estimait beaucoup les dires de Min.

Cela dit, il ne savait plus trop où se mettre car c'était de sa faute si tout ça se passait, tout compte fait. Min et Fal avaient beau le nier, il voyait bien qu'ils ne faisaient ça que pour qu'il gardât le moral.

Peut-être qu'intégrer le Jinotsu avait été une erreur. Si seulement il se souvenait de son vrai nom, il pourrait partir dès maintenant…

« Ren ! Sors un peu de tes pensées ! s'exclama Min, à côté de lui.

– Ça se voit tant que ça que je suis perdu dans mes pensées ? » fit Ren en relevant la tête.

Min et lui étaient assis dans un coin, non loin de l'entrée du Jinotsu, sur les marches d'un escalier de service en bois et à l'écart de la foule.

« Un peu, oui. Tu sais, je pense que ce n'est pas la peine de te prendre la tête, pour ce soir. On est là pour t'aider, et on ne laissera pas Ann et Vaï te faire du mal, répondit Min avec un de ses sourires doux et rassurants dont il avait le secret.

– Pfff… C'est gentil, mais tu sais, je peux me défendre tout seul…, souffla Ren, souriant, en donnant un coup de poing, léger, dans l'épaule de Min.

– Je n'en doute pas », fit le blondinet.

Après un court silence, durant lequel Ren menaçait de replonger dans ses pensées déprimantes, Min dit, en se levant :

« Bon, j'ai une idée pour décompresser, et si on allait un peu admirer le paysage ? Il y a un coin pas trop mal, si tu aimes bien escalader, et je voudrais te le montrer. »

Ren le regarda, surpris.

« Mais on est en service… Enfin, TU es en service…

– Ne t'en fais pas, personne ne se rendra compte de notre absence. Et puis, ai-je l'air de travailler ? Si tu veux mon avis, ça sent les congés à plein nez pour nous si personne ne vient nous attribuer un poste pour aujourd'hui, alors autant en profiter en avant-première ! Allez, suis-moi ! »

Min semblait enjoué et impatient. Ren se leva et le suivit. Après tout, peut-être que ça valait le coup.

Ils quittèrent en douce le hall, et Min, prenant les devants, les mena jusqu'à des escaliers – autres que ceux qu'ils venaient de quitter – descendant dans les étages inférieurs du bâtiment. L'Eldien, suivi de près par Ren, dévala les marches, jusqu'à parvenir dans une petite pièce, à gauche de laquelle deux battants en bois, qui n'étaient pas complètement collés l'un à l'autre, laissaient passer la lumière.

« Au passage, j'en profiterai pour te présenter à Pixis », dit Min en poussant un des battants et en faisant un signe de la tête pour que Ren le suivît.

Celui-ci obéit, referma le battant derrière lui, et se retourna pour observer où il avait atterri.

C'était une grande salle, très haute, et tout un mur était garni d'étagères, ou plutôt d'une multitude de tiroirs cubiques. Une sorte d'homme-araignée s'affairait dans un coin à mélanger diverses herbes, qu'il écrasait sous un rouleau que deux de ses mains tenaient. Il était chauve, il avait une moustache grise et ses rides étaient prononcées.

« Bonjour Pixis », fit Min d'une voix forte.

L'homme-araignée – le dénommé Pixis – ne broncha pas ; ni ne se retourna, ni ne cessa son activité.

« Bonjour Min, dit-il cependant. Je suis content de te revoir. Cela faisait un moment, déjà, non ?

– Oui, on a eu des petites péripéties.

– Rien de bien grave, j'espère ?

– Non, je ne pense pas, pourquoi ?

– Han m'a semblé bien énervé, lorsqu'il est venu chercher des plantes médicinales, l'autre jour.

– Oui, on a une… ambiance tendue, en ce moment, marmotta Min. Oh, d'ailleurs, voici Ren, la nouvelle recrue – si je puis dire – de l'escouade Han », poursuivit-il.

Pixis se retourna alors pour dévisager Ren qui s'avança timidement afin qu'il pût le voir. Une des mains du vieil homme s'étendit pour s'arrêter devant le Creek, que celui-ci serra amicalement. Puis Pixis retourna à son ouvrage, et Min fit signe à Ren de le suivre (ce dernier s'étonna de la brièveté de l'échange entre le chauffagiste et eux), hors de la pièce, par une autre porte, à l'opposé de celle par laquelle ils étaient rentrés.

Celle-ci débouchait sur un garde-manger, que Min et Ren s'empressèrent de traverser. Passant la porte au fond de la pièce, ils arrivèrent sur une plateforme en bois, suspendue dans le vide, au milieu de deux grands escaliers en bois, longeant le Jinotsu. Celui de droite descendait et celui de gauche montait. Ils étaient dehors, et le ciel était noir d'encre.

Ren jeta un coup d'œil vers le bas, et vit, au fond, l'eau noire.

« C'est marée basse, ce soir, souffla Min à côté de lui. Allez, viens », poursuivit-il.

Ren hocha la tête, et descendit les escaliers à sa suite. Il fallait ensuite prendre en compte l'étrange architecture du Jinotsu ; le bâtiment était cubique, les fondations et les murs extérieurs en briques peintes en rouge. Cependant, sur les façades sud et ouest, c'est-à-dire celles non-exposées, l'entrée se situant sur la façade est, il n'était pas rare que des sortes de maisonnettes en bois ; un prolongement de quelques pièces, ne dépassassent. Celles-ci se situaient aux étages, donc dans le vide, et Ren s'étonna qu'elles ne tombassent jamais.

C'était l'une d'elles qui leur barrait actuellement la route, et à côté de laquelle se trouvait une échelle fixée au mur, suffisamment haute pour en atteindre le toit.

« On va passer par là », dit Min.

Il grimpa à l'échelle, puis parvint sur le toit en ardoise, Ren toujours et encore à sa suite.

Marchant sur les tuiles, ils arrivèrent devant une poutre, d'aspect solide, qui débutait sur le toit où ils étaient, pour finir sur celui qui se trouvait face à eux. À droite de cette poutre, contre le mur du Jinotsu, une autre échelle était fixée.

« Maintenant, on passe sur la poutre et on saute sur l'échelle », déclara Min.

Il passa devant pour montrer à Ren. Celui-ci se méfia ; cette poutre-là se trouvait bien à une quinzaine de mètres de l'eau, la chute serait douloureuse. Il posa un pied et s'appuya. Ça lui paraissait stable. Il fit alors le chemin sans trop de craintes. Les Creeks, grâce à leur ascendance féline, étaient dotés d'un bon équilibre, en plus de beaucoup de souplesse.

Ensuite, Ren grimpa sur l'échelle et commença son ascension. Après un moment qui lui parut durer une éternité, le jeune homme parvint au bout de l'échelle, sur le toit du Jinotsu.

« Ah, ça fait travailler les bras, hein ? Désolé, c'est le chemin le plus court que je connaisse – jusqu'à toit, hein, dit Min, assis non loin, qui était arrivé avant lui.

– C'est pas grave, ça fait les muscles, fit Ren avec un sourire, en s'installant à côté de lui.

– Ça, tu l'as dit ! s'exclama Min. Je trouve que c'est un bel endroit pour décompresser…, murmura-t-il, songeur, en levant ses yeux bleus vers le ciel noir d'encre et dépourvu d'étoiles.

– Ouais, t'as raison… », fit Ren en s'allongeant carrément.

Il passa ses bras derrière son crâne. Il soupira. Il était bien, ici. Le procès, Vaï… Tout ça lui sortit de la tête l'espace de quelques minutes.


To Be Continued…