Partie III : Handicapé des sentiments
Sixième jour
Finalement, le procès que Ren appréhendait tant s'était bien déroulé – bien que certainement très peu respectueux des codes des procès ordinaires. Il avait réussi à sauver sa peau, et, même si Vaï et Ann le détestaient, ils ne pouvaient désormais plus rien lui faire, sous peine d'être placés sous surveillance de Han jusqu'à la fin de leur vie, et ça, aucun des deux n'en avait envie. Ils avaient signé ce traité, et Min, Fal, Kasa et Miru avaient reçu pour ordre de veiller à ce que ce dernier fût respecté.
Pour ce qui était de l'amitié entre Han et Vaï, ça, bien entendu, Ren ne pourrait jamais y mettre fin (et cela n'avait nullement été son intention), alors le climat était redevenu calme dans le dortoir.
Rien de bien spécial ne s'était déroulé pendant les deux derniers jours, mais c'était désormais le congé de l'escouade Han. Ren passait donc ses journées avec Min et Fal, parfois avec Kasa, Miru ou Han.
À l'occasion, le Creek avait découvert à quoi ressemblait le Titan de Fal. C'était la première fois qu'il voyait un Titan avec des ailes. C'était une immense carcasse d'oiseau, même si son tronc était clairement un buste humain – ou Titan ? –, et son bec n'était qu'une sorte de casque recouvrant une tête humaine. Min avait montré à Ren qu'en accrochant un filet sur son dos, et en s'y attachant fermement, on pouvait voyager sur le dos de Fal sans prendre le risque de tomber.
Ren avait plutôt été surpris ; pour quelqu'un qui, au vu de ce qu'il avait raconté de son passé, ne contrôlait pas très bien son Titan il y avait encore deux ans, Fal se débrouillait désormais extrêmement bien.
Mais malgré les bons moments avec ses amis, il restait un problème de taille, une question en suspens que Ren avait peur de poser à l'intéressé, mais à laquelle il se devait d'obtenir des réponses : pourquoi Vaï le détestait-il, lui plutôt qu'un autre ?
Qu'avait-il fait à Vaï pour que ce dernier le méprisât à ce point, demeurât si méfiant et distant en sa présence ? Ren avait beau chercher, il ne voyait pas pourquoi. Il ne comprenait pas. Mais il avait besoin de savoir.
La première fois qu'ils avaient vraiment parlé entre eux, sur le balcon, Vaï s'était au début montré dur et méfiant, mais il l'avait réconforté. Du moins, c'était comme ça que Ren interprétait la caresse que le Lakota lui avait prodigué – sinon, pour quelle autre raison ? Alors pourquoi ce brusque changement de comportement ?
Ren avait besoin de comprendre, et, en fait, mais ça il ne le saurait jamais, Vaï aussi avait besoin de comprendre pourquoi il tenait tant à mettre de la distance entre ce gamin et lui.
Voilà pourquoi Vaï avait décidé de venir parler à quelqu'un qui, il le savait, ne se moquerait pas de lui et garderait la conversation bien secrète au fond de sa mémoire.
Le Lakota marchait d'un pas décidé dans les grands couloirs du dernier étage du Jinotsu. Comme il s'y attendait, il trouva Erwin dans son bureau, mais, et ça, ce n'était pas prévu, en pleine discussion avec Naile Dork.
Naile était l'un des seuls êtres vivants à Atolatonan à pouvoir venir au Jinotsu de manière temporaire, n'étant pas sous contrat vis-à-vis d'Erwin. Non, il se contentait de tenir au courant ce dernier de ce qui se passait dans le monde des humains et de s'assurer que personne n'apprît l'existence du Palais des Bains et de la Ville Fantôme, ainsi que de surveiller les portes menant au Jinotsu. Il servait un peu d'intermédiaire entre Afshak et le monde des mortels, grâce aux services de ses Brigades Secrètes, un système en vigueur depuis longtemps dont il était l'actuel Major.
Vaï attendit hors de la pièce que Naile et Erwin eussent fini de discuter. Ils y passèrent quelques minutes encore, et Naile sortit. Il ne remarqua pas Vaï et poursuivit son chemin vers l'ascenseur.
« C'est bon, Vaï, tu peux entrer », fit la voix d'Erwin.
Avec un soupir, le Lakota pénétra dans le bureau de son supérieur, se demandant encore si c'était une bonne idée de venir lui en parler, mais de toute façon, à présent, il était un peu tard pour faire demi-tour.
« Bon, qu'est-ce qui t'amène ? » demanda Erwin en quittant son bureau pour venir s'asseoir dans un coin de la pièce où deux fauteuils avaient été installés autour d'une table basse.
Il fit signe à Vaï de se joindre à lui.
« J'me demande juste si c'était une bonne idée que t'as eue de prendre à ton service ce gamin Creek, marmonna le Lakota en s'asseyant.
– Ren ? Il me semble pourtant très aimable, et impliqué dans son travail. Il s'est aussi plutôt bien intégré, d'après ce que m'en a dit Han, dit Erwin, ne comprenant pas trop pourquoi son ami venait se plaindre.
– Ouais, c'est sûr…, grommela Vaï, le regard mauvais.
– Alors je ne comprends pas. Qu'est-ce qui ne va pas à propos de lui ? demanda Erwin d'une voix beaucoup trop conciliante au goût du noiraud.
– Ce qui ne va pas ?! fit Vaï en lui lançant un regard incrédule. Mais tout ! Ce gosse est trop naïf, trop entêté, trop… Il me tape sur le système ! Il est toujours à sourire, il est toujours dans la lune, il est tout le temps en train de faire des bourdes, à cause de lui, je me suis engueulé avec Han, et, comme par hasard, c'est moi le grand méchant dans l'histoire après ça ! J'en ai marre de lui ! conclut Vaï, énervé comme pas possible.
– Es-tu au courant que lorsque tu le dis comme cela, on dirait un enfant de bas âge que s'énerve contre un autre enfant parce qu'il ne fait pas ce que l'autre veut qu'il fasse », dit posément Erwin.
Vaï lui lança un regard orage où tournoyaient des milliers de ressentis et de pensées furtives – il n'y avait pas de juste milieu avec lui ; soit il était trop, soit pas assez –, mais où la stupeur et la colère transparaissaient le plus. Il commença, de nouveau emporté :
« Quoi ?! Mais…
– Bon, pour commencer, tu vas me dire ce qui s'est passé pour que tu commences à détester ce pauvre garçon », le coupa sans ménagement le blond, le regard dur.
Le Lakota face à lui sembla un peu se calmer, ou plutôt se résigna, baissa ses bras et se rassit un peu mieux au fond de son siège. En fait, c'était toujours pareil lorsqu'il s'emportait contre ses proches et qu'il savait bien, au fond de lui, que sa colère était infondée : il ne pouvait pas empêcher ses mouvements amples de bras, brusques, comme s'il tentait de donner de l'impact à ses mots – ce qui, évidemment, bien loin de cela, le faisait plutôt perdre en crédibilité.
Le problème en l'instant, c'était qu'Erwin le connaissait suffisamment pour savoir qu'il était en tort et n'avait rien à reprocher à Ren. Du moins, sûrement pas ses disputes avec Han.
« Bon, alors, en fait, il… Je l'ai trouvé ridicule et trop… naïf », fit Vaï, cherchant un peu ses mots.
Son explication était maigre, mais il n'avait jamais été doué pour s'exprimer, en plus d'avoir un vocabulaire médiocre.
« Mais encore ? » demanda Erwin.
Après un bref silence, il poursuivit avec autre chose :
« Bon, Vaï, dis-moi ce que tu penses de lui. Et pas tout ce que tu viens de dire précédemment. Tu sais comme moi que ce n'est pas vrai. Alors dis-moi, que penses-tu de lui, réellement ? »
Vaï resta un moment à dévisager Erwin comme s'il était un alien, puis il réfléchit un instant. Après tout, c'était vrai, ça. Qu'est-ce qu'il pensait du gamin ?
« Il est…, commença-t-il, impulsif. Têtu. Ou… à moins que ça ne soit plutôt de la détermination. Oui, c'est ça, il est déterminé, même s'il fait énormément de bourdes. Il se met en colère et boude pour un rien, mais ça lui arrive de sourire. Il n'a pas sa langue dans sa poche. Il essaye de s'intégrer, de progresser. »
Vaï s'interrompit.
Erwin sourit.
« Et donc, au final, tu le détestes tant que ça ? » demanda-t-il.
Vaï lui lança un regard noir. Il admettait effectivement qu'il ne haïssait pas le mioche, mais il refusait de le dire à haute voix à Erwin. Celui-ci comprit très bien le message et relança aussitôt :
« Cependant, maintenant, j'aimerai bien savoir pourquoi et comment tu en es venu à vouloir le détester. »
Vaï vit très bien qu'il ne pourrait pas dévier Erwin de son objectif, en l'occurrence, entendre ce qui s'était passé de la bouche du Lakota, alors, avec un soupir, celui-ci se décida à le faire. Parce que, malgré tout, il voulait aussi comprendre.
Il raconta donc l'épisode de l'accident sur le balcon, avec ce qu'il avait dit à Ren, à propos des noms volés ; qu'au début, il s'était senti bien à discuter avec Ren, puis l'avait ensuite trouvé stupide et trop crédule, avant de le prendre en pitié.
Vaï ne s'en tint cependant pas à ce simple récit. Il dit aussi ne pas comprendre pourquoi il voulait rester près du gamin, mais en même temps prendre de la distance avec lui, pourquoi ses grands yeux vert d'eau le déstabilisaient tant, pourquoi les trouvait-il malgré tout si magnifiques, tout comme leur propriétaire, pourquoi… Pourquoi il perdait ses moyens en le voyant, pourquoi il devenait soudain si faible.
Erwin ne put s'empêcher de dévisager son ami avec beaucoup trop d'intérêt. Bon sang, il était encore plus handicapé des sentiments qu'il ne le croyait. Le blond ne se rendit pas tout de suite compte que Vaï avait fini son récit. Alors peu attentif, car cogitant trop après ce qu'il venait d'entendre, Erwin balança la première chose qui lui vint à l'esprit, conclusion de tout ce que Vaï avait dit :
« Ne serais-tu pas amoureux de Ren ? »
Vaï sursauta. Amoureux ? Il fixa Erwin avec des yeux troublés, horrifiés. Impossible. Il ne tombait pas amoureux, pas depuis qu'il était arrivé au Jinotsu et Erwin savait qu'il ne voulait pas – ce n'était, d'ailleurs, pas qu'une question d'amour, en fait. Simplement d'attaches.
Vaï se leva brusquement de son fauteuil. Ses mains tremblaient, ses lèvres aussi. Les yeux d'Erwin prirent une expression qui se voulait apaisante mais plus moyen d'apaiser Vaï. Ce dernier, paniqué, dégoûté de réagir comme cela face à quelques mots, qui, au fond, séparés les uns des autres perdaient leur sens, s'enfuit ; il quitta la pièce d'une démarche titubante. Il essayait de garder un tant soit peu de sang-froid.
Il redevint neutre, sérieux, une fois la porte du bureau d'Erwin passée et close. Le Lakota refit le chemin jusqu'à l'ascenseur, mais sitôt son regard posé dessus, il se décida à prendre les escaliers réservés au personnel. Il descendit une dizaine de marches, puis se figea soudainement.
Il laissa son masque tomber. Une vague de panique déferla sur lui, le laissant pantelant. Il abattit son poing sur le mur en bois et se mit à réfléchir à toute allure ; des pensées fugaces et pas des plus joyeuses.
Il ne pouvait pas, c'était impossible, être amoureux d'un gamin. De ce gamin.
Pourquoi ? disait une voix, sournoise, moqueuse, au fond de lui. C'était vrai, pourquoi ? Qu'est-ce qui l'empêchait d'être amoureux de Ren ?
Primo, se disait Vaï à lui-même, primo, c'était un homme. Et alors ? le narguait la voix. Bien sûr, et alors ? Ça ne le gênait pas tant que cela, au fond, et c'était bien ça le pire. Il aurait dû se sentir gêné. Il aurait dû ne pas tomber amoureux de lui.
Deuzio, l'aimait-il vraiment ? Comment le savoir ? Vaï ferma les yeux. Il n'y avait aucun moyen de le savoir, tout du moins, il ne voulait pas les chercher. Pas maintenant, jamais sans doute.
Mais la voix, traîtresse, revint : tu l'aimes, tu le sais, au fond de toi. Non. Non, non. Il ne le savait pas. Il ne l'aimait pas. IL NE L'AIMAIT PAS ! Pas lui ! Pas ce gamin qui se pointait comme un poil de cul dans la soupe pour foutre son bordel dans leurs vies à tous – et dans ses sentiments !
Vaï avait décidé de n'aimer personne.
Tous les gens qu'il aimait étaient morts et il n'avait rien pu faire. Comme ça, et lui, alors, jeune, s'était enfui avec Kasa, parce que c'était tout ce qu'il y avait à faire, c'était la seule avec lui à avoir survécu. La seule exception, aussi. Il l'aimait et elle était encore vivante. C'était la malédiction de leur famille ; chérir des gens, les lâcher du regard quelques secondes – seulement quelques secondes – et l'instant suivant ils avaient disparu. Ils étaient morts.
Vaï se laissa glisser au mur et encercla ses genoux de ses bras. Il resta prostré là, tête dans les bras, aux prises avec ses pensées sombres.
C'était dur à admettre, peut-être que c'était pour ça qu'il préférait le nier. Il n'était pas un expert en sentiments. Bien loin de là. Et il préférait rejeter toutes ces émotions qui l'assaillaient.
Mais pourtant. Peut-être. Peut-être qu'il s'était attaché à Ren. Peut-être bien plus que de raison. Peut-être qu'il l'aimait.
Vaï plaqua d'un geste sec ses mains sur ses oreilles
mais rien à faire, la voix était toujours là
la panique le gagna et dans un brusque élan de conscience il se trouve pathétique. Il n'était même pas capable de se regarder en face, d'admettre les choses telles qu'elles se présentaient… Il ne savait plus où donner de la tête. Un accablement sans pareil l'assomma, lui tomba sur les épaules, et il ferma encore plus hermétiquement ses paupières, si tant fut que c'était possible.
Et, la première image qui se dessina derrière ses yeux clos, ce fut Ren. Ren, accoudé comme à son habitude au balcon de leur étage – il ne l'avait vu qu'une fois comme ça, comment pouvait-il en avoir une image si précise en tête ? les cheveux au vent, le regard pétillant.
Vaï soupira.
C'était dur de s'y faire. Mais peut-être que Ren l'intéressait plus que de raison.
Sitôt ces mots songé, une vague de soulagement s'abattit sur lui. Il baissa ses mains, ouvrit les yeux et se redressa brusquement. Ses jambes tremblèrent alors qu'il faisait enfin face à la vérité. Il lui faisait face, l'acceptait.
C'était sans doute la meilleure chose à faire. Il devait essayer d'y croire.
Neuvième jour
« Alors, mon Vaïvaï, j'ai appris que tu étais amoureeeeeux ?!
– Non, dégage, le binoclard.
– Hein, mais… !
– Là, j'ai un blond peroxydé à aller tuer… »
Han attrapa alors le poignet de Vaï et lui hurla :
« Non ! Je t'en empêcherais ! Et ses cheveux sont blonds naturellement !
– Mais c'est lui qui t'a mis au courant ? demanda Vaï en se dégageant.
– Oui, mais ne le tue pas, s'il te plaît ! »
Vaï soupira. Comme si Han n'était pas la dernière personne au monde à qui il voulait en parler.
Depuis sa conversation avec Erwin et sa longue introspection, Vaï cherchait le moment opportun pour montrer à Ren qu'il n'était pas si méchant que ça, mais il n'avait pas envie de le faire savoir à tout le monde non plus. Surtout que Ren était constamment entouré de ses amis, et Vaï savait combien Min était intelligent ; il devinerait les plans du Lakota en un instant.
Bon, et puis voilà que le binoclard fou était au courant de ses sentiments envers Ren.
Ils étaient dans la salle de repos de l'escouade Han, et, bien heureusement, il n'y avait que le Lakota et le Huron dans la pièce.
« Si tu veux, je peux te donner un petit conseil d'approche… », fit Han.
Vaï soupira, exaspéré par les manières de l'autre.
« Quoi donc ? demanda-t-il néanmoins, curieux.
– Les Creeks sont un peu comme des chats humanoïdes, expliqua Han.
– Et ? dit Vaï, arquant un fin sourcil au-dessus de son œil droit, ne comprenant pas là où Han voulait en venir.
– Déjà, ce n'est pas compliqué de lui demander de te faire confiance. Une petite caresse, un câlin, ou même de la nourriture, et il est à ta botte », poursuivit Han.
Son langage était plutôt cru et Vaï ne savait pas si c'était vraiment nécessaire de présenter les Creeks comme des personnes stupides ou foncièrement niaises. Puis il se rappela que Ren avait (quand même) une forte tendance à jouer dans la deuxième catégorie, et il crut comprendre où voulait en venir le Huron.
« Tu veux dire…, commença-t-il.
– Oui, c'est pour ça qu'il ne comprend pas pourquoi tu le détestes, puisque tu lui as caressé la joue. »
Vaï secoua la tête. Ce n'était pas à ça qu'il voulait en venir. Et d'ailleurs…
« Comment tu sais que je lui ai caressé la joue ?
– Il me l'a dit, une fois. Mais bon, pour ce qui est de sa confiance vis-à-vis de toi, une majeure partie du boulot a été faite. Après, ce serait de lui montrer que toi aussi tu lui fais confiance. Prends la tactique de la bouffe ; c'est le plus simple. Par exemple, demain matin, quand il se lèvera. J'ai remarqué qu'il allait souvent sur le balcon, seul. Là, c'est parfait. Tu vas chercher un truc à manger, et tu lui donnes. Puis tu peux même rester avec lui pour manger. Et là, il va te parler. Il est gêné, dans le silence, donc forcément, si tu dis rien, c'est lui qui va lancer la conversation. Donc, tu lui réponds, parlez un peu de tout et de rien, mais au moins, sa confiance en toi est rétablie, et il sait que tu lui fais confiance. Tu piges ?
– … Ouais. Ça a pas l'air trop compliqué. Mais comment t'as eu tous ces renseignements sur lui ? Tu l'espionnes ?
– Héhé, j'ai mes petits secrets !
– Putain, binoclard, c'est une violation de la vie privée ! »
Han s'enfuyait déjà. Tout juste lança-t-il en quittant la pièce :
« Mais comment veux-tu avoir une vie privée en travaillant ici ?! »
Vaï ne l'avouerait jamais, même sous la torture, mais Han était vraiment un ami de choix. Même s'il était un binoclard un peu fou.
Dixième jour
Le Creek se réveilla, comme pratiquement chaque matin (soir), compressé par un corps non identifié. Enfin, maintenant plus, car il avait compris que c'était Kasa, ayant le sommeil agité, qui, par on-ne-savait-trop quel tour de passe-passe, parvenait à rouler par-dessus Vaï, pour se retrouver de l'autre côté du lit du Lakota ; sur celui de Ren, donc. Ren ne savait pas trop si Kasa était au courant qu'il l'avait démasquée. Puis, de toute façon, tant pis, une fois qu'elle était sur lui, généralement, elle ne bougeait plus de la nuit (journée), contrairement à Ann que l'on entendait pousser des cris en donnant des coups de pied en l'air, depuis son placard vide.
Donc, nous disions, Ren s'extirpa à grand-peine de sous Kasa, pour rejoindre le balcon, comme il le faisait chaque matin, alors que tout le monde dormait encore. Au vu de la hauteur du soleil dans le ciel, il devait être environ quinze heures, peut-être même dix-sept.
Finalement, tant bien que mal, le Creek s'était fait au rythme de vie au Jinotsu. Le jour, il dormait, et la nuit, il travaillait, tout du moins, était actif. D'ailleurs, il avait remarqué que tout le monde ici-bas désignait le moment où ils étaient éveillés comme "le jour", bien qu'en réalité ce fût la nuit, et le moment où ils dormaient "la nuit".
« Ta capacité à partir facilement dans tes pensées et à faire abstraction de tout ce qui t'entoure est impressionnante », fit une voix derrière lui.
Ren sursauta. Il connaissait très bien cette voix. À chaque fois qu'il l'entendait, c'était pour lui faire des reproches. Il n'osait pas se retourner. Qu'avait-il fait, encore ? Il était perdu dans ses pensées ? Mais il avait parfaitement le droit, qu'il sût !
Néanmoins, en sentant que Vaï n'était pas décidé à partir, Ren se retourna. C'était bizarre, Vaï n'était pas comme d'habitude. Il y avait un truc qui avait changé, mais le jeune homme ne parvenait pas à mettre le doigt dessus.
« Qu'est-ce que tu veux ? » l'interrogea-t-il.
Il se demanda si sa voix avait paru agressive aux oreilles de Vaï, car celui-ci sembla hésiter à lui répondre.
« Euh… Tu… veux un onigiri ? fit – timidement, ou était-ce une impression ? – le Lakota en tendant une des boules de riz à Ren.
– … Euh, oui, merci… » murmura le Creek en s'en saisissant, un peu confus, esquissant néanmoins un petit sourire.
Vaï partit ensuite s'accouder à la balustrade, sans un mot. Bon, ça, au moins, c'était fait.
Ren commença à manger sans comprendre. Depuis quand Vaï lui parlait-il sans le dénigrer ou le fusiller du regard ? L'adolescent devait avoir manqué un épisode, là… Cela dit, il n'allait pas s'en plaindre ; si Vaï ne le détestait plus, il en serait très content. Il sembla y avoir comme un vide dans le cheminement des pensées de Ren. Pourquoi tenait-il tant que ça à se faire aimer de Vaï ? C'était bizarre, il ne comprenait pas… Avec un soupir, il décida que ça ne servait à rien de se prendre la tête, et choisit de poser à Vaï la question qui lui brûlait les lèvres, qu'importait les conséquences :
« Vaï, est-ce que tu me détestes ? »
Le Lakota ne dit rien, mais se crispa imperceptiblement. Voilà donc le moment où Ren parlerait, ne supportant pas plus longtemps le silence. Mais quand et comment Han avait-il pu à ce point chercher et connaître les manières d'agir de Ren ? C'était effrayant. Vaï déglutit et se tourna lentement vers l'adolescent, le regarda droit dans les yeux, et lui dit, le plus doucement possible (tentant de dominer les battements affolés de son cœur) :
« Non. Bien sûr que non. »
Avait-il eu l'air suffisamment amical ? Ces quelques mots avaient-ils eu un bon effet ? Vaï sentit la panique monter en lui. Il avait peur. Peur que Ren réagît mal. Mais ses inquiétudes étaient infondées.
Ren ne disait rien. Il avait presque envie de pleurer. Ainsi donc, Vaï ne le détestait pas ? Malgré ça, il ne comprenait donc toujours pas son comportement des précédents jours, mais qu'importait. Il se sentait tellement heureux. Vaï ne le détestait pas.
Pourquoi une simple phrase le mettait-elle dans cet état ?
Ren regardait l'océan, au loin, tandis que son doigt entortillait nerveusement une de ses mèches carmin, et que ses joues avaient une jolie teinte rosée. Et il souriait.
Il se demandait si c'était normal d'éprouver ça. Il ne s'était jamais senti aussi heureux.
Vaï observait Ren sans un mot. Les yeux émeraude du gamin brillaient d'une étrange lueur. Il semblait heureux. Simplement heureux. Toutes les craintes du Lakota s'envolèrent comme une multitude de papillons, et il se surprit à se sentir heureux, lui aussi. Peut-être avait-il une chance, au final. À cette pensée, son cœur sembla faire un bond et les commissures de ses lèvres s'étirer.
Il souriait. Pour la première fois depuis très longtemps.
Et c'était à Ren qu'était destiné ce sourire. C'était à cause de et pour Ren qu'il souriait. Est-ce que le gamin se rendait-il juste compte de tout ce qu'il chamboulait en Vaï ?
Treizième jour
L'ambiance s'était clairement améliorée entre Ren et Vaï. Ce changement n'avait échappé à personne, bien que tous fussent franchement surpris de constater à quel point les deux hommes semblaient désormais proches. Ils n'en tinrent cependant pas vraiment compte et tout redevint, en somme, comme avant l'arrivée de Ren, avec Ren en plus.
En fait, tout le monde aimait bien Ren. Et comme l'ambiance était redevenue stable, ce fut le soir (matin) de ce treizième jour, alors qu'ils étaient tous assis sur leurs lits et discutaient à la lueur d'une lanterne (cela dit, le soleil était en train de se lever, signant bientôt l'heure d'aller se coucher), que Han crut bon de commencer à parler de ses récentes trouvailles sur les peuples magiques.
Il fallait d'abord savoir que quand Han commençait à parler, ça durait des heures, et comme personne ne souhaitait faire de nuit blanche, Vaï lui demanda, menaçant, d'abréger. Et Han balança juste qu'il paraissait que les Creeks aimaient bien les caresses sur la tête et sous le menton, comme les chats, et qu'en plus ils pouvaient ronronner, mais le Huron n'avait jamais eu l'occasion de vérifier ces dires, faute d'avoir un Creek à disposition.
Tout le monde avait évidemment compris où il voulait en venir, et Ren s'était vite retrouvé au centre des attentions.
« Ren, tu accepterais de donner de ta personne pour la science de Han ? demanda Fal avec un sourire désabusé qui lui valut un regard désapprobateur de la part de Min.
– N'empêche, ça serait drôle, intervint Miru. Qui veut s'y coller ?
– Se coller à quoi ? l'interrogea Ann.
– Hé bien, caresser notre chat ! s'exclama la sang-mêlée comme si c'était l'évidence même.
– Hé ! » protesta Ren à la mention de sa personne par Miru.
Pour toute réponse, celle-ci ricana, et Han, Fal et Kasa semblaient complètement d'accord avec elle quant au fait de mener à bien cette expérience.
Ren jeta un regard embarrassé à la ronde ; Vaï et Ann paraissaient profondément s'ennuyer, Min ne disait rien et leurs yeux se croisèrent.
« Bon, au lieu de dire n'importe quoi et de l'embarquer dans vos expériences bizarres, demandez son avis à Ren ! » tonna l'Eldien en fronçant du nez.
Le Creek darda sur lui un regard suintant de reconnaissance, auquel il répondit par un petit sourire pouvant se traduire par "mais de rien, c'est naturel". Tout en songeant que, décidément, Min était toujours là pour le tirer d'embarras, Ren reconsidéra l'expérience de Han.
Qu'avait-il à y faire ? Se laisser caresser… les cheveux, sûrement ? Ren était d'un naturel dynamique et dévoué, courageux et presque bête, à foncer dans le tas sans réfléchir, quelques de ses principaux traits de caractère qu'il avait pratiquement fini par oublier en arrivant au Jinotsu, n'ayant plus vraiment l'habitude de les exprimer.
Sa décision fut donc vite prise.
« J'accepte, dit-il avec sérieux.
– Pour de vrai ?! demanda Han, qui semblait soudain en pleine extase. Ooooh, Ren, tu es formidable ! Tu ferais vraiment ça pour moi ?
– … Oui, pourquoi pas… » marmonna le Creek.
Il semblait soudain peu assuré, et Han le regardait d'une étrange manière. Il ne savait pas pourquoi, mais il sentait la connerie venir.
« Vaï, tu veux bien t'en occuper ? »
Qu… quoi ?! Pourquoi lui ? Pourquoi Vaï ? Ren ne comprenait pas ce choix, mais, plus que tout, ce qu'il ne comprenait pas, c'était pourquoi il se sentait aussi heureux de cela. Pourquoi, si ça avait été n'importe qui d'autre, il aurait probablement tiré une tronche de dix pieds de long. Trop de questions auxquelles il n'avait pas de réponse, alors il préféra les écarter.
De son côté, Vaï ne répondit rien, semblait en grande réflexion. S'il s'écoutait, il dirait oui immédiatement, parce qu'il en mourait d'envie, mais il devait donner le change devant les autres ; qu'ils crussent tous qu'il n'y avait rien de particulier entre Ren et lui. Vaï n'était pas un comédien-né, alors il croisa les bras sur son torse et haussa les épaules.
« Si tu veux, binoclard… » dit-il de sa voix monocorde.
Les autres semblaient surpris, mais il n'en tint pas compte. Le Lakota promena son regard sur leurs visages, qui l'observaient aussi, et il eut le temps d'apercevoir les yeux confus de Ren, mais également ceux de Han (dont il se serait bien passé), rieurs, et ceux de Min, qui brillèrent d'une soudaine compréhension. Vaï eut un frisson glacé. Avait-il compris de quoi il en retournait vraiment ?
Le noiraud soupira exagérément – il aurait le temps d'y songer plus tard.
« Tout ce que j'ai à faire, c'est lui caresser la tête, en gros ? »
Han hocha vivement la tête.
« Parfaitement ! » dit-il.
Vaï s'approcha donc de Ren – ils n'étaient, à l'origine, pas assis si loin l'un de l'autre – et tendit la main pour la poser délicatement sur le crâne de l'adolescent. Le Lakota se surprit à trouver les cheveux du garçon doux, leur texture rappelait celle des poils d'un chat. Ne sachant pas trop comment s'y prendre, Vaï commença par passer sa main, d'avant en arrière, entre les deux oreilles félines de Ren, faisant pression par moments, dans un délicat ballet.
Le Creek se retint de rougir à cause de cette situation pour le moins embarrassante (pourquoi avait-il accepté, déjà ?), mais ferma les yeux en signe de contentement, pour mieux profiter des caresses.
Vaï, bien vite, rajouta sa main gauche, et entreprit de caresser l'arrière des oreilles de Ren, puis toute la zone autour.
Ce dernier se sentait bien, et un grondement appréciateur remonta de sa gorge, irrépressible et incontrôlable.
Vaï eut un petit sursaut en entendant Ren ronronner. Il se reprit assez vite et continua ses massages.
Ren ne prit pas vraiment conscience de comment ni pourquoi, mais sa tête finit par se poser sur l'épaule de Vaï, et ils étaient presque collés l'un à l'autre.
Vaï, de son côté, ne se rendit pas spécialement compte qu'il fit durer l'expérience plus longtemps que prévu, tant il aimait la sensation des cheveux de Ren contre ses doigts, et le torse vibrant de ce dernier à quelques centimètres du sien.
Les autres contemplaient la scène dans un silence religieux. Seuls les ronrons de Ren venaient troubler ce calme.
Soudain, Vaï sembla se reprendre, et s'écarta brusquement de Ren, comme s'il s'était brûlé. Le Creek le regarda avec incompréhension, déçu, alors qu'il se sentait si bien quelques instants auparavant – il ne savait même pas pourquoi. Par la même occasion, ses ronronnements se turent.
« C'est bon, Han, je suppose que tu as eu ce que tu voulais, n'est-ce pas ? » grommela Vaï, tentant de dissimuler sa gêne.
Le Huron mit un temps à répondre ; il ne semblait pas s'attendre à ce retournement de situation – si l'on pouvait appeler cela un retournement de situation.
« Oui… Oui. C'est bon », dit-il, un peu perdu.
Puis un nouveau silence s'installa. Ce dernier commençait à devenir pesant, alors Min se racla la gorge, et proposa que l'on allât se coucher, car il commençait à se faire tard.
Tous approuvèrent, plutôt pressés de mettre fin à l'ambiance tendue qui s'était imposée.
Tout en se glissant sous sa couette, Ren repensa à ce qui s'était passé plus tôt. Il ne se demanda pas s'il aimait Vaï. Pour lui, c'était contre-nature d'aimer un autre homme. Ce qu'il ne savait cependant pas, c'était que le sentiment qu'il éprouvait à l'égard de Vaï, lui, était bien de l'amour.
To Be Continued…
