Le chapitre le plus long, il fait presque 8 000 mots.
Bonne lecture !
Partie V : Bertolt le Sans-Visage
Dix-huitième jour
Ren soupira pour la énième fois. Il détestait nettoyer les fenêtres, et commençait à avoir mal aux bras. Quand il pensait que Kasa enchaînait sans peine le lavage des carreaux à la vitesse de la lumière, il se disait qu'il avait encore des choses à apprendre. À moins que ça ne fût uniquement de la pratique. Après tout, ça ne faisait que deux semaines et quelques jours qu'il avait rejoint le Jinotsu.
Il songea ensuite qu'il s'était passé beaucoup de choses, en deux semaines seulement. Entre les problèmes avec Vaï, les congés, ou encore son intégration au sein de l'équipe…
Ren repensa à Vaï. Le Lakota faisait vraiment beaucoup d'efforts pour être gentil avec lui, encore plus ces derniers jours. D'un côté, tant mieux, Ren n'aimait pas qu'on lui fît la tête sans raison. D'un autre côté, il aimerait bien savoir ce qui se passait dans la tête de Vaï pour changer autant d'attitude à son égard, et ce en si peu de temps.
« Tu te lasses jamais de penser sans t'arrêter ? »
Ren se retourna en souriant vers Vaï :
« Salut, oui, je vais bien. Et non, j'aime bien penser, donc je vois pas pourquoi je m'en lasserai, dit-il.
– … Si tu le dis. Ça avance, par contre, le nettoyage de ces fenêtres, ou tu glandes ? » fit Vaï.
Depuis que Ren et lui étaient redevenus (ou juste devenus ?) amis, le Lakota constatait avec horreur qu'il était de plus en plus plaisantin et tolérant quand il s'agissait de ce gosse. En même temps, que pouvait-il contre ces yeux splendides et ce sourire éclatant ? Vraiment, il devenait trop fleur-bleue…
« Je pense. Je ne glande pas, lança fermement Ren, l'air le plus sérieux du monde sur le visage.
– Penser, c'est peut-être pas glander, mais en attendant, tu fous rien quand même », déclara Vaï, et Ren rit.
Le noiraud adorait son rire. Il pourrait l'écouter pendant des heures, tant ce son sonnait mélodieux à ses oreilles. Il reprit cependant rapidement contenance.
« … Bon, on fait une pause ? Ça va être l'heure de manger. Viens, les autres sont dans la pièce d'à côté, j'suis sûr qu'ils se sont installés n'importe où pour manger n'importe comment, encore… » poursuivit-il.
Ren hocha vivement la tête et se redressa pour le suivre, un grand sourire plaqué sur le visage. La pièce d'à côté était de taille raisonnable, dépouillée de mobilier comme l'étaient usuellement les salles du Jinotsu qui se devaient d'être nettoyées. Le reste de l'escouade Han était là, à même le sol, plongés dans la dégustation de leurs bento. Ren et Vaï s'assirent avec eux et prirent les deux boîtes qui restaient.
« … C'est peut-être Johann ! dit Fal.
– Ou Mulhan, fit Miru avec un sourire moqueur.
– T'es conne quand tu t'y mets, Miru, lâcha Fal.
– Fal ! s'épouvanta Min, horrifié. Arrête de fréquenter Vaï, si c'est pour être aussi grossier que lui ! »
Vaï lança un regard noir au blondinet.
« Sur quoi porte la conversation ? demanda Ren, intrigué.
– On cherche le vrai prénom de Han, déclara Fal avec sérieux.
– C'est pas ce qu'on cherchait déjà y'a deux jours, dans le dortoir ? fit Ren en fronçant les sourcils.
– C'est Han qui a remis le sujet sur la table, annonça Fal, levant les mains comme pour prouver son honnêteté.
– C'est facile de rejeter la faute sur les autres…, marmonna Han.
– Bah, c'est surtout qu'il a raison, renchérit Min.
– Gna gna gna… Vous vous êtes tous ligués contre moi, ou quoi ? bougonna Han.
– T'as toujours pas compris que personne t'aimait ? lâcha Vaï désinvolte.
– Oh, arrête, nous savons tous que ce n'est pas vrai et que tu tiens à moi comme à la prunelle de tes yeux ! » minauda Han avec une moue des plus parodiques en se collant effrontément à son ami.
Vaï roula des yeux, et Ren, Fal, Min et Miru ricanèrent.
O
Dix-neuvième jour
« Ça a l'air agité, en bas, non ? » demanda Ren.
Il était, comme très souvent après s'être levé, sur le balcon. Vêtu d'un tricot gris trop grand pour lui et d'un pantacourt noir, il était allongé, les jambes ballantes, glissées entre les barreaux de la balustrade.
Vaï venait d'arriver, deux petits pains à la main.
« Ouais, je sais pas ce qui se passe, mais c'est tout ce que j'ai pu récupérer… », marmonna-t-il en prenant place aux côtés de son cadet.
En effet, des éclats de voix leur parvenaient depuis les étages inférieurs du bâtiment, et, manifestement, la nourriture manquait, car d'ordinaire Vaï apportait avec lui un repas plus consistant.
« Bah, c'est toujours mieux que rien…, dit Ren en saisissant le pain que le Lakota lui tendait.
– Sûr…
– On ira voir ce qui se passe après, proposa Ren.
– Ouais. Puis il reste des pièces à nettoyer. Hier on a fait que les salles du premier étage. »
Ren rit. Une chose était sûre, Vaï ne perdait jamais le sens de ses priorités. Il avait décidé qu'ils feraient le ménage, ils le feraient, qu'importait ce qui arrivait.
Les deux hommes restèrent un moment silencieux, à manger. Vaï n'osait pas déranger Ren, qui devait à nouveau être plongé dans ses pensées.
Soudain, des bruits de pas précipités se firent entendre, et Kasa débarqua en ouvrant brusquement le battant derrière Vaï et Ren – ce dernier sursauta.
« Ah, vous êtes là ! s'exclama-t-elle. Venez voir, au deuxième, c'est bizarre, ce qui se passe, déclara-t-elle.
– Comment ça ? demanda Vaï en se tournant vers sa cousine, mais celle-ci allait maintenant réveiller ceux qui dormaient encore au dortoir. Bon, on devrait y aller », soupira le Lakota à l'attention de Ren.
L'autre acquiesça, et ils partirent. Au passage, dans le couloir, ils virent Min et Miru, l'air de s'être fait tirer du lit, encore vêtus de leurs pyjamas – un haut et un bas aux même couleurs et motifs que sur leurs draps, dont le modèle et la longueur des manches, entre autres, pouvaient varier selon les saisons.
« Elle est pas avec vous, Kasa ? demanda Vaï.
– Non, elle bataille avec Fal pour qu'il se lève…, répondit Min, et la fin de sa phrase se perdit dans un bâillement.
– Quel chieur, celui-là, quand il s'y met…, soupira Vaï en roulant des yeux, et Ren rit, amusé par l'exaspération de son aîné.
– Y'avait personne dans le dortoir avec vous ? demanda Ren à Min et Miru.
– Non, Ann et Han doivent déjà être levés, et peut-être même sur place…, marmonna le blondinet.
– D'ailleurs, faut qu'on aille où, précisément, au deuxième ? questionna Vaï alors qu'ils empruntaient les escaliers.
– Dans une des salles de restauration, a dit Kasa », répondit Miru en haussant les épaules.
Alors qu'ils parvenaient au deuxième étage, ils furent surpris de n'y trouver personne, mais Vaï indiqua que les éclats de voix venaient effectivement du coin des salles de restauration. Ils prirent cette direction, et arrivèrent devant un attroupement conséquent, obstruant totalement le couloir. À l'écart de la foule, ils aperçurent Han et Ann.
« Ah, vous êtes là ! s'exclama Min en les voyant. Il se passe quoi, au juste ?
– … Un Sans-Visage…, marmonna Ann.
– Il réclame beaucooooup de nourriture, et il offre pleeeein de pépites d'or en échange…, compléta Han.
– Oï, binoclard, comment il a pu entrer là ? demanda Vaï en croisant les bras, sur un ton qui signifiait qu'il avait des doutes quant à la culpabilité du Huron dans cette affaire.
– Oh, mais c'est pas moi cette fois ! Je sais pas comment il est rentré – il y a plein de possibilités – mais ce n'est sûrement pas à cause de moi ! se défendit Han.
– Dites, les Sans-Visages ne sont-ils pas censés ne pas pouvoir parler ? interrogea Min d'un ton scientifique.
– … Pas tous, mais lui, oui. Il a dit qu'il s'appelait Bertolt. Et qu'il avait faim, répondit Han.
– Et n'y a-t-il pas un moyen de le faire partir ? reprit l'Eldien, pensif, … Parce qu'à ce rythme, il va finir toutes nos réserves, d'autant plus que j'ai entendu dire que les Sans-Visages sont des créatures sacrément dangereuses… »
Han parut reconsidérer la question, et son regard s'illumina.
« Si ! Je connais des herbes qui font vomir ! s'écria-t-il, survolté. Min, tu peux aller en chercher ? C'est dans mon labo, étagère de droite, troisième en partant du haut puis deuxième en partant de la droite, c'est une petite boîte verte. »
Min hocha la tête, et dit :
« D'accord, j'y vais.
– Et ne te trompe pas, hein ! hurla Han alors que le blondinet partait. Étagère de droite, troisième en partant du haut et deuxième en partant de la droite, boîte verte ! » rappela-t-il.
En se tournant vers les autres, il ajouta :
« Ben ouais, ce serait con qu'il nous ramène de l'aconit, quand même – enfin, peut-être que ça résoudrait aussi le problème. »
Le silence se fit parmi les membres de l'escouade Han, quand Fal et Kasa débarquèrent.
« Non mais franchement, à qui a-t-on eu l'erreur de remettre la lourde et très mal effectuée tâche qu'est l'éducation de Fal ? demanda Kasa, au comble de l'exaspération, qui tenait le cadet Eldien par le bras.
– Hé bien, à Min, il me semble ? s'interrogea Han, pensif.
– Vous aviez dit, très exactement, mot pour mot : "tout le monde a sa part de responsabilité dans l'éducation de Fal, à partir du moment où on passe du temps avec lui". Vous êtes tous responsables de ce que je suis devenu, dit le jeune Eldien.
– Et c'est quoi, le problème, au juste ? questionna Han.
– Ça semble logique, il faut revoir l'éducation de Fal, déclara Ann en croisant les bras sur sa poitrine.
– C'est pas gagné, dites-moi…, murmura Ren, songeur, en observant Fal.
– … Je vois pas en quoi…, souffla le garçon en haussant les sourcils.
– … Hé !… Je… J'suis là… ! haleta Min, rouge pivoine et à la limite de la crise d'asthme.
– T'as couru ? demanda Vaï en se tournant vers lui.
– T'étais pas obligé, Min, on a le temps ! s'exclama Han, un peu affolé.
– Bah, mieux vaut… se débarrasser… du Sans-Visage le plus vite possible… non ? » sourit Min, à bout de souffle et écarlate, qui inspirait entre deux mots, en tendant la fameuse boîte verte au Huron.
L'autre s'en saisit, et observa tour à tour Vaï, Miru, Kasa, Fal, Ann et Ren. Son regard s'arrêta sur le Creek.
« Dis, Ren, tu veux bien glisser ça dans un plat, l'apporter à Bertolt, rester pour observer sa réaction, et le faire fuir ? » demanda le brun en penchant la tête.
Ren, interdit, haussa les deux sourcils.
« Pourquoi moi ? relança-t-il.
– Comme ça, dit Han en haussant les épaules. Alors, tu t'en charges ? »
Ren hocha donc timidement la tête ; il ne savait pas trop quoi dire et ne voulait pas spécialement contredire les décisions de Han.
« On va dire que ça sera ton baptême du feu, sourit Han en lui tendant la boîte, et le Creek sourit juste en retour.
– T'inquiète, on couvre tes arrières », fit Miru.
Ren soupira, néanmoins peu enchanté par cette initiative, comprenant qu'il n'aurait aucun moyen d'échapper à la décision de Han, et partit donc en direction de la salle où le Sans-Visage se trouvait, se frayant un chemin dans la foule des employés désireux d'obtenir des pépites d'or.
Ren roula des yeux en voyant un homme-grenouille accroupi par terre, scrutant entre les lattes du parquet, des fois qu'une pépite d'or serait coincée là. Pathétique, songea le Creek. Ce que les gens étaient superficiels. Sérieux, quelques pépites d'or, ça leur apporterait quoi ? Tant qu'ils étaient au service d'Erwin, ils avaient le gîte et le couvert gratuits, de même que l'accès libre aux restaurants et autres boutiques de la Ville Fantôme. Que voulaient-ils de plus ?
Le Creek se concentra soudain. Il était arrivé, tant bien que mal, devant la porte menant à la salle où le Sans-Visage était. Il vit une femme, une autre employée, à côté de lui, un plat à la main, qui visiblement s'apprêtait à le remettre à Bertolt. Ren n'avait pas des centaines d'options devant lui, alors il choisit naturellement ce qui lui semblait correct à faire.
Souriant gentiment à la femme, il lui proposa d'une voix douce et chaleureuse :
« Si vous voulez, je peux apporter ce plat à notre invité. »
Cependant, voyant que la fille hésitait, il ajouta en se penchant et en chuchotant pour n'être entendu que d'elle :
« Et, que ça reste entre nous, je peux m'arranger pour vous donner quelques pépites d'or en plus ; moi, ça ne m'intéresse pas. »
La demoiselle ne prit pas le temps de tergiverser plus, et tendit de bonne grâce son plateau à Ren. Ce dernier eut un petit sourire reconnaissant – comme il savait si bien les faire –, et poussa le battant pour entrer dans la pièce. Il prit soin de bien refermer la porte, car il avait bien senti que beaucoup de monde voulait entrer, histoire d'obtenir quelques pépites d'or, et bousculant les autres dans leur agitation puérile et ridicule.
Ren profita d'être un peu au calme pour observer la salle. Une chose était sûre, Vaï allait gueuler quand ils auraient viré le Sans-Visage. Le sol était jonché de plats sales, où se trouvaient des restes de nourriture, même que certains n'étaient pas encore entamés. Le Sans-Visage était au milieu, énorme. Il dévorait des plateaux entiers sans se lasser, et Ren profita du fait qu'il ne faisait pas attention à lui pour verser les fameuses herbes de Han dans le plat qu'il tenait – qui se fondirent dedans, comme par magie. Voilà, ça, c'était fait.
Maintenant, il fallait le lui faire avaler.
« Euh, excusez-moi », demanda Ren.
Le Sans-Visage se stoppa dans son action – à savoir, dévorer un plat entier de pâtes à la sauce tomate – et observa avec intérêt le petit humain qui lui faisait face.
« Tu es un Creek ? » demanda-t-il.
C'était assez perturbant d'entendre sa voix, indéniablement et beaucoup trop humaine, sans pour autant voir son masque bouger, ne serait-ce que la bouche.
« Euh, oui… Je viens vous apporter ça…, bredouilla Ren en lui tendant le plat dans ses mains, qui ne comprenait pas ce que son appartenance avait à voir avec le fait qu'il le nourrissait.
– Je n'en veux pas, déclara Bertolt. Je n'aime pas le poisson, ajouta-t-il. Mais j'ai demandé à vos charmants collègues de me chercher la petite fée qui m'a invité. Il semblerait cependant qu'elle ne soit pas disponible… »
Ren le considéra, surpris. Une petite fée ? Ça valait le coup de tenter…
« Vous parlez de Ann ? Vous ne devinerez jamais, c'est elle qui m'envoie ! Elle voudrait que vous goûtiez ce plat préparé par ses soins ! » s'exclama-t-il dans un élan désespéré.
Le Sans-Visage eut l'air de douter. Il s'était immobilisé, marquant son hésitation. Puis il s'approcha furtivement de Ren :
« Ann ? Comment est-elle ? Décris-la-moi ! » exigea-t-il d'une voix contenue.
Ren était nerveux, mais en même temps, jubilait intérieurement. Au Jinotsu, la seule Cocopa qu'il n'avait jamais croisé était Ann. La petite fée dont parlait Bertolt ne pouvait être qu'elle.
« Elle a les cheveux blonds-verts, attachés en chignon, des yeux bleus inexpressifs, et un nez un peu… crochu ? » décrit-il.
Le Sans-Visage le contempla sans rien dire. Puis il concéda :
« Je reconnais que c'est bien elle. J'accepte avec joie ce plat qu'elle a préparé et que tu m'apportes ! »
Ren le lui tendit avec soulagement, en songeant que ce n'était pas très sympathique pour Ann, car il la rendait coupable des herbes glissées dans le plat. Sur le moment, cela dit, peu importait, le Creek était surtout pressé de voir la réaction du Sans-Visage face au contenu de la petite boîte verte.
Ce qui, d'ailleurs, ne tarda pas. Ren s'étonna que Bertolt pût digérer quelque chose aussi rapidement, et contempla avec dégoût la masse noire qui constituait le corps du Sans-Visage se convulser, avant qu'il ne recrachât ce qu'il venait de manger, dans une espèce de marée noire absolument répugnante. Il ne s'arrêta pas là, et recommença à vomir.
Fulminant, il cracha à Ren :
« Qu'est-ce que tu as mis dedans ? »
Le Creek ne répondit rien, se décala juste habilement lorsque Bertolt fonça sur lui. L'adolescent ouvrit la porte et se précipita dehors, le Sans-Visage à ses trousses.
Les gens qui attendaient, amassés derrière le battant, ne comprirent pas trop ce qui arrivait, et Ren dut user de son habilité de Creek pour sauter par-dessus les autres, réatterrir correctement et reprendre sa course, sachant que Bertolt ne devait pas être très loin derrière.
« T'as foutu quoi, encore ? hurla Miru en le voyant passer devant eux.
– J'l'ai mis en colère, barrez-vous, il arrive ! Et il vomit partout ! » cria Ren, sans pour autant s'arrêter.
Il se retrouva vite avec le reste de l'escouade Han à ses trousses, puis tout le personnel, fuyant le Sans-Visage. Beaucoup partirent dans des directions différentes de celle de Ren, et furent ainsi hors de danger, dont Han et les autres, qui réussirent, ils-ne-savaient-trop-comment, à atteindre l'ascenseur. Ren préféra emprunter les escaliers de service.
Il courait encore et toujours, mais ses jambes commençaient à lui faire mal. Il entendait les bruits de pas de Bertolt, plus haut. Le Creek devait se dépêcher de trouver un endroit où aller après les escaliers, et ne surtout pas s'arrêter de courir, pour que son poursuivant faiblît avant lui.
La solution se présenta d'elle-même lorsque Ren reconnut le chemin, en bas des escaliers, menant au hall. Le hall, situé au rez-de-chaussée, occupait aussi le premier étage, ce dernier formait un balcon autour, avec quelques passerelles au milieu, au-dessus de l'entrée du Jinotsu, et, pour passer directement d'un étage à l'autre, quelques escaliers.
C'était parfait, songea Ren, car grâce à ça il pourrait courir encore un moment, repartir… Bref, il n'était pas dans un endroit sans issue. Même, il pourrait sortir du Jinotsu et continuer sa course dans la Ville Fantôme. Ou, mieux, les autres employés qui, peut-être avaient atteint le premier étage, pourraient lui venir en aide (ce qui ne serait pas de refus !).
Ren courait, mais n'entendait plus les pas de son poursuivant derrière lui. Étrange, car la pièce était déserte, donc silencieuse, et Ren avait d'excellentes oreilles, donc même si son ennemi était très loin derrière lui, il aurait tout de même le moyen de l'entendre.
Intrigué, le Creek se retourna, sans pour autant s'arrêter de courir, mais ne vit personne derrière lui – ou plutôt ne parvint à voir personne –, et, malencontreusement, reposa mal son pied droit au sol, et sentit sa cheville se tordre. Il grimaça de douleur, et ralentit largement. Il clopina rapidement jusqu'à un mur, se retourna, et se laissa glisser contre.
Le Sans-Visage s'avançait vers lui. Il allait beaucoup moins vite, avait énormément rétréci, et flottait au-dessus du sol, d'où le fait, sans doute, que Ren ne l'eût entendu arriver – il ne faisait plus aucun bruit. Il était désormais bien moins gros qu'avant, et, vu qu'il ne semblait plus vomir, Ren se fit la réflexion qu'il avait récupéré sa corpulence normale.
Ren se demanda maintenant ce que Bertolt voulait. Il lui posa la question.
« À ton avis ? Je vais te faire regretter ton acte », répondit le Sans-Visage.
Malgré sa voix plate et monocorde, Ren jura qu'il était furieux. Et lui se trouvait en très mauvaise posture. Il ne savait pas ce que le Sans-Visage voulait lui faire, mais il ne pouvait pas se défendre dans son état. Après tout, Bertolt avançait moins vite, mais peut-être serait-il tout à fait capable de le rattraper s'il tentait de fuir.
Alors Ren, car il était et resterait un dangereux fou suicidaire, prit une grande inspiration et hurla à pleins poumons :
« LE SANS-VISAGE EST DANS LE HALL, VENEZ M'AIDER À LE VIRER D'ICI ! »
Bertolt recula un peu, soudain apeuré. Ren sourit intérieurement, tout en espérant que quelqu'un l'eût entendu et ne le laisserait pas seul. Après dix secondes durant lesquelles le Sans-Visage resta en alerte, et où Ren ni personne d'autre dans le Jinotsu – à ce qu'ils en entendirent – ne bougea, le Creek se releva et tenta de s'enfuir. Il avait horriblement mal à la cheville (comment simplement courir avait pu la mettre dans cet état, sérieusement ?!), pouvait à peine poser le pied à terre, mais il parvint tout de même à avancer d'une dizaine de mètres sans que l'autre de s'en rendît compte.
Puis Ren trébucha et tomba. Bertolt le rattrapa presque aussitôt, et alors que le jeune homme croyait qu'il allait rejoindre ses amis et sa mère, une ombre surgit et porta plusieurs coups au Sans-Visage qui fut contraint de reculer. Puis qui se sauva en moins de temps qu'il n'en fallut pour le dire, tout en pestant contre la qualité de l'accueil réservé au clients, qui était, selon ses dires, franchement déplorable.
Ce à quoi une voix que Ren ne connaissait que trop bien répondit, neutre :
« Ça, c'est normal, on est fermé. »
Ren sourit lorsque Vaï se tourna vers lui, deux balais à la main, et qu'il lança :
« Oï, gamin, c'est quoi ce foutoir, encore ?! »
Il s'approcha dudit gamin, s'accroupit devant lui, et attendit sa réponse.
« En fait, j'ai… » commença Ren.
Il fut interrompu par Min et Kasa, qui s'écrièrent d'une même voix en accourant vers leur ami :
« REN ! Tu vas bien ?!
– Oï, les gamins, j'essaye de communiquer avec lui, là… » pesta Vaï.
Malheureusement pour lui, l'arrivée du blondinet et de la noiraude annonça celle de toute l'escouade Han.
« Ren ! Oh, si tu savais comme je suis désolé ! Désolé, désolé, désolé ! Si j'avais su qu'il réagirait comme ça…, s'affola Han en débarquant.
– Ça va, mec ? Rien de cassé ? demanda Fal.
– T'as pas l'air dans ton assiette… » commenta Miru.
Ann se contenta de croiser les bras.
« Bon, alors, reprit Vaï, vexé d'avoir été interrompu par tous ces zigotos, il s'est passé quoi ?
– Oh, trois fois rien. J'ai été lui apporter le plat, il l'a mangé, il s'est mis en colère, et il m'a poursuivit dans tout le bâtiment. En arrivant là, je me suis tordu la cheville, et j'ai tenté d'appeler quelqu'un, et je pense qu'il m'aurait dévoré tout cru si Vaï n'était pas arrivé, résuma Ren.
– Tu… nous en veux ? demanda timidement Han, penaud.
– Si je vous en veux ? fit Ren avec un sourire incrédule. Attends, Han, tu m'as consciemment envoyé face à un Sans-Visage ! Tu savais qu'il aurait pu me tuer ! Je sais même pas comment j'ai pu m'en sortir juste avec une cheville foulée, sérieux ! » explosa-t-il, en colère, et blessé.
Blessé qu'il n'eût que si peu de valeur aux yeux de Han. Il baissa le regard, poursuivit plus bas :
« Je ne pensais pas éprouver ça à nouveau… Je ne voudrais plus jamais ressentir cette peur d'être tué de la main d'autrui… »
Tous – sauf Vaï et Ann, qui affichaient une expression blasée, et Miru qui n'écoutait pas – prirent un air peiné et sincèrement désolé. Ren soupira.
« Bon, passons. On ne va pas rester sur cette histoire indéfiniment. Il doit rester tout le trajet que le Sans-Visage et moi avons emprunté puis la salle de restauration à nettoyer…, dit-il.
– Et il faut que j'examine ta cheville, compléta Han. Allons dans mon labo, j'y ai ce qu'il faut. »
Tous se relevaient, et avant que Ren eût pu demander de l'aide pour marcher, Vaï le prit dans ses bras façon princesse. Le Creek rougit furieusement, surtout que le Lakota devait être sacrément costaud pour le porter comme ça, sans effort.
Trop gêné pour faire attention à autre chose que le fait qu'il était dans les bras de Vaï, Ren ne remarqua pas les sourires en coin de Min, Han et Miru.
Ren sourit en reconnaissant Vaï, devant lui, avec ses deux balais. Il les lâcha d'ailleurs bien vite pour rejoindre le jeune homme. Il s'accroupit face à lui, et lui demanda d'une voix douce qui lui ressemblait peu :
« Tu as mal quelque part ? »
Ren répondit timidement :
« À la cheville, mais ça va aller. »
Vaï sourit. Le Creek rougit. Le sourire de Vaï était rare – mais pourtant magnifique.
« Ne t'en fais pas, maintenant je suis là. Tu as été très courageux, tu sais », souffla Vaï.
Ren acquiesça. Puis il se laissa faire lorsque le Lakota saisit doucement son menton et se pencha pour l'embrasser. C'était un simple baiser, chaste, mais c'était le premier que Ren recevait sur la bouche. L'échange se prolongea, doux, et…
Ren ouvrit les yeux. Il grommela en sentant un poids sur lui, mais au moins, Kasa semblait être prévenante avec lui même endormie, car son corps était disposé sur celui de Ren de manière à ne pas appuyer sur son attelle à la cheville.
Ren réfléchit un instant. Et vira au rouge cramoisi.
Il venait de rêver que Vaï l'embrassait. Et qu'il appréciait ça. Si Kasa ne bloquait pas la quasi-totalité de ses mouvements, Ren se serait roulé en boule dans ses draps pour y mourir de honte. Le jeune homme laissa échapper un petit soupir. Qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ? Pourquoi faisait-il un rêve de ce genre ?
C'était abject. Contre-nature.
Ren trouvait ça anormal et répugnant. Il grimaça de dégoût, dans l'obscurité du dortoir, et personne ne le vit ni le sentit se détester. Car, oui, il se détestait, se haïssait, se maudissait pour oser faire un rêve de ce genre.
Après un certain temps à se prendre la tête, et n'ayant de toute façon plus sommeil, le Creek se leva – mission de l'extrême lorsque l'on avait une attelle et une personne de soixante-huit kilos allongée sur soi, mais Ren y parvint en environ quinze minutes – et sortit retrouver sa place favorite sur le balcon. Il s'assit et posa sa béquille non loin de lui.
Ce printemps était particulièrement chaud, songea-t-il. C'était le lendemain de l'accident Sans-Visage. Le vingtième jour. Comme le Creek l'avait prédit, Vaï avait gueulé, lorsqu'il avait vu toutes les flaques noires immondes que Bertolt avait laissées derrière lui. D'un côté, Ren fut content de s'être foulé la cheville – fracturé, avait plutôt dit Han –, car grâce à ça il échappait aux corvées de nettoyage. D'ailleurs, les fameuses pépites d'or que distribuait le Sans-Visage s'étaient toutes fanées dès qu'il eut quitté les lieux. Apparemment, c'étaient des fausses.
Le fait que tout le monde – et pas seulement l'escouade Han, pour changer – participât au ménage était dû à deux choses : la première, ils redoutaient la colère d'Erwin s'il voyait le carnage en rentrant de ses vacances, et la deuxième, ils redoutaient la colère de Vaï s'ils ne s'activaient pas car celui-ci affirmait que tout le monde avait sa part de responsabilité dans l'histoire (comme la plupart des employés avait nourri le Sans-Visage).
Ren se garda de dire qu'apparemment, c'était Ann qui avait laissé Bertolt entrer, car il se doutait qu'elle n'avait pas dû le faire en connaissance de cause.
« Hey, lança une voix derrière lui. T'es plutôt matinal, aujourd'hui.
- J'arrivais pas à me rendormir, puis j'ai plus sommeil », dit Ren tandis que Vaï s'asseyait juste à côté de lui.
Il bâilla une fois sa phrase terminée.
« Sûr. T'es totalement crédible, fit le Lakota avec un rictus moqueur.
– Gna gna gna…, marmonna Ren en le foudroyant du regard. Et toi, alors ? Tu dors jamais, ou quoi ?
– Disons que j'ai une tendance à faire des insomnies, répondit Vaï, l'air neutre. T'as faim ? demanda-t-il ensuite.
– Ouais. T'as ramené quoi ?
– Des onigiri. »
Sur ces mots, Vaï en donna deux à Ren, et en garda un pour lui.
« … T'en manges qu'un ?…, demanda le Creek, incertain.
– Oui. Je mange jamais beaucoup, le matin », répondit Vaï.
Un silence s'installa alors, mais il fut plutôt bien accueilli, ni le Lakota ni Ren n'ayant trop envie de parler. Puis lorsque Vaï eut fini de manger, il se tourna vers Ren et lança la première chose qui lui vint à l'esprit :
« Ren, je peux te caresser les cheveux ? »
Le susnommé le regarda comme s'il avait pris un coup sur la tête – lui aussi avait fini de manger, fut dit en passant.
« Euh… Pou… pourquoi tu me demandes ça ?
– J'aime bien la sensation de tes cheveux sur mes doigts. Puis t'avais eu l'air d'apprécier, la dernière fois.
– Ah… Oui, pas faux… », murmura Ren.
Il était gêné par la demande – et s'étonnait que ce ne fût pas le cas de Vaï –, mais, dans le fond, accepterait volontiers de renouveler l'expérience.
Il essaya de ne pas penser à son rêve, mais se promit de trouver Min dans la journée pour lui parler de ses tracas ; intelligent comme il était, son ami trouverait vite ce qui lui arrivait.
« Alors ? relança Vaï.
– Bah, oui, j'veux bien… Si ça te fait plaisir… »
Ren n'osait pas trop regarder son vis-à-vis dans les yeux.
Vaï sourit.
« Approche », dit-il.
Ren obéit sans trop tergiverser. Ils n'étaient qu'à quelques centimètres l'un de l'autre, et Vaï se tourna de manière à être à peu près face à Ren, avant de passer doucement ses doigts dans la chevelure rougeoyante et si douce du jeune homme.
De son côté, Ren se laissa aller aux sensations, ferma les yeux et se mit à ronronner. Il s'était rendu compte il y avait peu qu'il pouvait le faire sur commande. Mais en même temps, avec Vaï, pas besoin de se forcer ; le Lakota savait exactement où et comment faire pression sur son crâne pour lui prodiguer les meilleures caresses qu'il n'eût jamais reçues de sa courte vie.
Alors Ren resta assis, à laisser Vaï faire courir ses doigts sur sa tête avec expertise. Pas pour très longtemps, car bien vite son front se posa contre le torse du noiraud, et, avec lenteur pour ne pas se faire mal, il vint se rouler en boule sur les genoux du Lakota.
Vaï sourit devant cette vision plus qu'attendrissante : Ren, totalement plié à son instinct de félin qui le poussait à ronronner et se pelotonner comme un chat tout contre lui.
Pour le moment, Min n'avait pas donné à Vaï des nouvelles de Ren, donc celui-ci ne devait pas être au courant des sentiments qu'il éprouvait à l'égard du Lakota, et cette pensée attrista un peu le noiraud car, au vu du comportement actuel du Creek, ce dernier devait tout de même ressentir une forte attirance pour lui.
Vaï se maudit d'espérer autant que ses sentiments fussent réciproques, et se concentra plutôt sur les caresses qu'il administrait à Ren, et aux ronronnements de ce dernier qui faisaient agréablement vibrer ses cuisses.
Plus tard dans la journée
Ren se promenait dans les rues de la Ville Fantôme, seul, sans but précis. Il devait être près de trois heures, désormais. Le soleil serait levé d'ici un peu plus d'une heure. Ren soupira. C'était le troisième tour de la ville qu'il terminait, et il ne savait vraiment que faire d'autre.
Il songea soudain à ce qui s'était passé le matin même. Puis il se rappela qu'il devait parler à Min de ce qui lui arrivait. Il avait complètement oublié. L'adolescent retourna donc aussi vite qu'il put au Jinotsu – c'est-à-dire moyennement rapidement, parce qu'il n'était pas encore habitué à se servir d'une béquille.
Arrivé là-bas, il se rappela également que Min était de corvée nettoyage, comme tout le monde au Palais des Bains. Ren s'apprêtait donc à faire demi-tour, lorsqu'une voix l'interpella :
« Ren ?! Tu tombes vraiment bien, figure-toi que je te cherchais ! »
Le Creek reconnut immédiatement ce timbre de voix, et se tourna vers Min.
« Ça, c'est étonnant ! Moi aussi, je te cherchais ! dit-il.
– Ah bon ? Pourquoi ? demanda le blondinet en arrivant à sa hauteur – ils étaient à l'entrée de la Ville Fantôme, près du petit pont rouge.
– J'aurais… des trucs à te dire… Et, euh… Je m'étais dit que tu pourrais m'aider à y voir plus clair dans ce qui m'arrive, bafouilla Ren, pas très sûr de lui.
– Oh, dit simplement Min en espérant que cela ne nuirait pas à ses projets. … Bon, euh… Si on allait s'installer quelque part ? demanda-t-il.
– Si tu veux, sourit Ren en se mettant en marche avec lui, tournant le dos au Jinotsu. Mais comment tu as pu échapper à votre corvée nettoyage ? poursuivit-il.
– Oh, Vaï m'y a autorisé », répondit l'Eldien.
Ren le regarda, surpris. Ça, c'était une première. D'habitude, Vaï n'aimait pas trop que l'on échappât aux corvées de ménage.
Min se tassa un peu devant le regard intrigué de Ren. C'était sûr que d'ordinaire, Vaï aurait refusé, mais si Min voulait voir Ren, c'était bien pour lui faire prendre conscience de ses sentiments à l'égard du Lakota. Voilà simplement pourquoi Vaï avait accepté si facilement.
« Bon, euh… Si on allait du côté des jardins ? Je connais un endroit pas trop mal pour se reposer, à l'abri des regards », proposa Min.
Ren accepta en souriant. Sur le chemin, il lança :
« En fait, entre le passage jusqu'au toit et ça, tu t'es amusé à chercher tous les endroits idéaux pour glander pendant ton service !
– Bah, ça fait presque quatre ans que je suis là ! Soit plus de deux ans de congés en tout, 'faut bien trouver de quoi s'occuper durant tout ce temps !
– D'ailleurs, il paraît que Han veut que tu sois l'héritier de son labo, de ses recherches, et que tu poursuives "ses rêves" lorsqu'il ne sera plus de ce monde.
– … Sérieux ?!
– Ouais, il commence déjà à rédiger son testament.
– C'est inutile.
– Vraiment ?
– Oui. Quand tu arrives au Jinotsu, tu arrives dans un monde à mi-chemin entre Atolatonan et les demeures des Dieux. En bref, tu obtiens l'immortalité.
– Oh, c'est cool.
– Enfin, tu verras qu'on s'ennuie quand même pas mal ici.
– Mouais.
– Le monde du Jinotsu est un Neverland. Un endroit où les enfants ne grandissent pas. Ça n'a pas forcément des avantages, de ne plus vieillir.
– Je me doute bien.
– Hn. On est arrivés. »
Ren se tut pour observer l'endroit. Un petit bout de terre, une minuscule clairière entourée d'arbres, sur la falaise au bord de la mer où était construit le Jinotsu. Une barrière en bois, abîmée par le temps et les âges, passait là, et entourait sans doute tous les alentours du Palais également.
« Asseyons-nous là », déclara Min, puis il se laissa tomber dans l'herbe.
Ren acquiesça et se posa à ses côtés.
« Alors, de quoi est-ce que tu voulais me parler ? demanda-t-il après un court silence.
« … Je vais être direct, et j'espère que tu ne m'en voudras pas si je ne te donne aucune information sur les raisons qui me poussent à te demander ça.
– Rien de grave, rassure-moi.
– Non, rien de grave. Juste… Qu'est-ce que tu penses de Vaï ? »
Ren resta un moment sans rien dire, fixant Min avec des yeux ronds.
« Tu… T'as des talents de devin, ou un truc du genre ? J'allais justement te voir pour te parler de… euh… En fait, c'est aussi à propos de ce que tu viens de dire, je pense…, s'embrouilla le Creek, qui ne savait pas comment exprimer ses sentiments vis-à-vis du Lakota.
– Comment ça ? s'enquit Min.
– … Je… Depuis quelques temps, je comprends pas trop ce qui m'arrive avec Vaï, avoua Ren, un peu gêné.
– Mais encore ? Développe, l'enjoignit Min.
– … Eh bien… » commença Ren.
Il chercha un instant ses mots, puis se lança :
« Je-je ne sais pas trop pourquoi mais… Bon. Je pense que ça a commencé avec cette histoire de caresses et d'expérience. Je peux pas comparer parce que personne à part lui ne m'en a jamais fait…
– Même pas tes parents ?
– Non, même pas mes parents. Les Creeks ont d'autres manières de montrer leur affection vis-à-vis de quelqu'un, et ce n'est pas le sujet. C'est difficile à dire, et je ne comprends même pas moi-même, alors si tu pouvais éviter de m'interrompre…
– Bon, d'accord…
– … Donc, je disais : je trouve que ça n'est pas vraiment normal que je réagisse comme ça face à de simples caresses. Je serais censé garder un minimum de lucidité, n'est-ce pas ? Pourtant, là, j'y arrive pas. Ce matin même, je me suis retrouvé sur les genoux de Vaï comme ça, parce que je voulais qu'il continue ses caresses. »
Il s'interrompit.
Comment mettre des mots sur ces ressentis qu'il expérimentait pour le première fois ? Ren se sentait perdu et ça ne lui plaisait pas. Ce qu'il éprouvait pour Vaï était tendre, doux, si plaisant ; il avait des papillons dans le ventre et son cœur faisait des bonds chaque fois qu'il se parlaient, qu'ils se croisaient, qu'ils s'effleuraient… Il aimait être au centre de son attention…
« Et ? C'est tout ? Juste un problème de caresses ? demanda Min, surpris et interloqué.
– Non ! Non, mais je pense que j'ai un problème. Pourquoi je me sens si heureux chaque fois qu'il est là ? Pourquoi j'ai fait cet étrange rêve, cette nuit ?! s'énerva Ren.
– Quel rêve ?
– … Je vais pas rentrer dans les détails, parce qu'en soi, c'est court et je ne m'en souviens pas, mais… J'ai rêvé que Vaï m'embrassait. Sur la bouche. Et que j'aimais ça. »
Ren vira au rouge cramoisi. Il n'arrivait pas à croire qu'il avait dit quelque chose d'aussi gênant à haute voix.
Min ne dit rien. Bon sang, il avait vu juste ! Ren aimait Vaï. Tout ça ne pouvait pas mieux tomber. Maintenant que leurs sentiments étaient réciproques et qu'ils en avaient la preuve, il fallait qu'ils se déclarassent !
« Min, je comprends pas. Doit y'avoir un truc qui cloche avec moi…, pleurnicha soudain Ren, et le blondinet se concentra sur ce qu'il disait.
– … Comment ça ? Qu'est ce qui pourrait clocher chez toi ? demanda-t-il, un peu surpris.
« Je… C'est… pas normal que je fasse ce genre de rêves ! Min, j'suis sûr qu'il y a un truc qui déconne avec moi… »
Ren semblait vraiment paniqué. Il tirait nerveusement sur ses cheveux rouges, occasionnellement détachés – fut dit en passant –, et son visage affichait une expression de pure anxiété.
Min fit alors ce qui, de ce qu'il en avait vu, semblait apaiser le mieux le Creek ; il tendit la main, et la passa doucement sur le crâne de son vis-à-vis. Il se doutait qu'il ne devait pas s'y prendre aussi bien que Vaï aux yeux de son ami, mais au moins, s'il parvenait à le calmer…
Cela sembla porter ses fruits, car Ren cessa de trembler. Il tourna alors des yeux empreints d'une grande panique vers Min.
« Dis… Tu… Tu crois que tu sais ce qui m'arrive ?… » demanda-t-il d'une voix chevrotante.
Min soupira lentement.
« Est-ce que tu es prêt à l'entendre, au moins ? retourna-t-il d'un ton calme et maîtrisé.
« Rien de si horrible que ce que tu laisses sous-entendre, rassure-moi…
– … Disons que ça peut… brusquer un peu ta perception des choses, répondit Min en cherchant ses mots. Alors, tu es prêt à entendre ça ? Enfin, crois-moi, le plus dur serait, après, d'admettre ce que je vais te dire…
– … Ben, si l'entendre n'est donc pas pire que de l'admettre, heu… je veux bien… l'entendre ? Min, ça m'inquiète, sérieux ! craqua Ren, paniqué, alors qu'il criait les derniers mots.
– Bon, d'accord, j'y viens. Tu es amoureux de Vaï », lâcha Min.
Ren le regarda avec des yeux exorbités. Puis il eut un rire nerveux :
« Qu'est-ce que tu racontes, enfin ? C'est impossible que je sois amoureux d'un autre homme. »
Nous y voilà enfin…, songea Min. Il se doutait que ça avait quelque chose à voir avec ça, la réaction exacerbée de Ren, tout à l'heure. Il soupira, et se décida à expliquer posément, du mieux qu'il pouvait, avant que le Creek ne paniquât une nouvelle fois :
« Ren, ce n'est pas impossible. Et ce n'est pas anormal non plus. Je ne sais pas vraiment quel est ton avis là-dessus, ni ce que les gens de ton village disaient à ce sujet, mais sache que l'homosexualité est quelque chose de normal. Certes peu courante, mais normale. Et il est tout à fait normal – ou plutôt devrais-je dire compréhensible – que tu tombes amoureux de Vaï. Il est gentil, attentionné, drôle, tu te sens en confiance avec lui. À mon avis, ça suffit pour que tu tombes amoureux de lui. »
Il s'interrompit un instant, ne sachant plus trop quoi dire, et étant plutôt désireux de voir la réaction de Ren face à ses paroles.
« … Je peux pas être amoureux de lui, affirma Ren.
– Pourquoi ?
– Parce que c'est un HOMME ! » s'écria Ren, perdu et en même temps en colère.
On aurait presque dit qu'il était sur le point de pleurer.
« … Sincèrement, je pense que ça n'a pas d'importance que je le trouve drôle, gentil ou je-ne-sais-quoi ! Je peux pas l'aimer, tout simplement ! » poursuivit-il, et Min entendit en effet quelques sanglots dans sa voix.
Le blondinet avisa que ce serait plus simple de parler calmement, pour ne pas frustrer encore plus son ami, qui semblait décidément très sensible.
« … Je ne suis pas d'accord, Ren. Tu vois, c'est ce que je disais tout à l'heure : "Entendre que tu es amoureux de Vaï n'est pas le plus dur, le plus dur, ça va être de l'admettre", et à ce que je vois, tu as du mal à l'admettre. Je pense que c'est normal d'être choqué au début, mais tu devrais t'y faire. Et, franchement, on s'en fiche qu'il soit un homme. Toi, tu l'aimes pour son caractère, pas pour ce qu'il a entre les jambes. Oh, et puis, ose me dire qu'il n'est pas beau et séduisant ! »
Ren resta un grand moment pensif. Tout était trop confus dans sa tête. Il ne savait plus trop où il en était. Et il n'avait pas envie d'y réfléchir en présence de Min. Alors il demanda à son ami :
« Tu peux me laisser seul, s'il te plaît ? »
Min le contempla un instant, puis se releva sans un mot. Bien sûr, Ren devait apprendre à accepter ses sentiments, et ça lui prendrait certainement du temps…
Ren observa son ami quitter l'endroit, sans rien dire. La petite clairière redevint silencieuse. Le jeune homme s'allongea et ferma les yeux. Il repensa à tout ce que Min avait dit.
Que pensait-il de Vaï ?
Le Lakota était en effet gentil avec lui. Ren aimait son côté bourru et timide par moments. Il avait aussi ce côté plaisantin, tendre et moqueur, mais jamais méchamment. Du moins, jamais avec les membres de l'escouade Han. Ça se voyait qu'il tenait à eux. Même s'il le niait pour la forme.
Ren se fit la réflexion qu'il se sentait effectivement en confiance avec Vaï. Puis qu'il lui caressait les cheveux divinement bien. Mais le Creek n'arrivait pas à se résoudre, à se dire qu'il aimait réellement Vaï. Malgré tout, il ne pouvait nier que le baiser onirique qu'il avait reçu lui avait plu.
Il aimait Vaï.
J'aime Vaï.
Ces mots sonnaient étranges dans sa tête. Ren lâcha un soupir. Il observait le ciel étoilé au-dessus de lui sans le voir. Toute cette histoire allait lui donner une horrible migraine.
Mais, au fond, était-ce vrai ? Tu es amoureux de Vaï. Qu'est-ce que l'amour ?
Vaï était beau. Il était petit mais ça faisait étrangement partie de son charme. Il avait des bras forts. Ren voulait se lover au creux de ceux-ci. Peut-être était-ce agréable ? Ses cheveux avaient l'air si doux, si soyeux. Ren aimerait passer la main – les mains – dedans.
Vaï ne se déridait qu'en sa présence. Il en devenait plus rayonnant ; Ren le trouvait si magnifique. Cela le rendait plus jeune.
Tous les matins, il partait jusqu'aux cuisines pour lui ramener à manger, alors qu'il pourrait n'en avoir strictement rien à faire. Cette attention réchauffait le cœur de Ren.
Vaï passait beaucoup de temps avec lui et il appréciait ça. Vaï lui avait caressé la joue, le premier jour – Ren s'était senti si heureux. Vaï avait été en froid avec lui l'espace de quelques jours – Ren avait eu mal, c'était douloureux. Parce qu'il l'aimait ? Vaï avait fait le premier pas pour qu'ils se réconciliassent – l'onigiri que Ren avait mangé ce matin-là n'avait jamais eu aussi bon goût. À ce moment-là, était-ce de l'amour ? Vaï l'avait sauvé du Sans-Visage – Ren était tellement soulagé que c'eût été lui et non un autre. Était-il amoureux ?
Ren sentit son esprit partir à la dérive.
Les yeux clos, les bras écartés et le souffle profond, il faisait face à la voûte céleste. Si… si lui ne s'acceptait pas comme ça, amoureux d'un garçon, auteur de ce péché ; l'univers l'acceptait. Il était là, étendu, dans l'herbe, et il vivait. C'était la preuve qu'il n'était pas un être contre-nature, c'était ce qui lui fit songer que l'amour était le plus beau sentiment du monde.
Et il le ressentait enfin.
Même si c'était pour un autre homme.
Les larmes ruisselèrent lentement, doucement, le long de ses joues, jusque dans son cou, et il garda les yeux fermés. Il s'endormit et ne se réveilla que quelques heures plus tard. L'aube était là lorsqu'il retourna au Jinotsu, l'esprit et le cœur apaisés.
Presque en paix avec lui-même.
To Be Continued…
Il reste trois chapitres avant la fin.
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