Ocracoke.
Elsie et Cormac laisse derrière eux le cercle de pierres qui n'est plus rien d'autre qu'un cercle de pierres. Plus de bourdonnement, plus de cet étrange son chthonien. Il n'y a plus aucun bruit, si ce n'est celui du vent dans les feuilles naissantes, ou le concert des oiseaux qui s'interpellent d'un arbre à l'autre. Elsie essaie de ravaler cette énorme boule de larmes qui lui bloque la gorge et l'empêche de respirer. Elle doit être forte pour son petit frère alors qu'elle sent confusément qu'ils sont très loin des leurs, et que quelque chose de profondément inexplicable vient de leur arriver. Elsie serre un peu plus fort la main de son frère et s'arrête d'un coup.
« Tu connais l'histoire des cercles de fées ? »
« Non »
« Tu veux que je te raconte l'histoire de la paysanne et de son frère chevalier qui ont voyagé dans le royaume des fées en franchissant sans le savoir leurs frontières ? »
Cormac hoche la tête.
« D'abord, il faut que je regarde ce que l'on a sur nous, et ensuite on reprend la route et je te raconte l'histoire. »
Regardant autour d'elle, Elsie tâte les poches de sa salopette de jean. Elle a son portable, ses écouteurs, son paquet de cigarettes et son briquet. Elle porte un tee-shirt sans manches des Ramones sous sa salopette qui lui arrive aux genoux, ses converses rouges et des socquettes. Elle regarde alors son petit frère, qui lui arrive à peine à la ceinture. Il est vêtu d'un short rouge, d'un tee-shirt vert avec une tortue, de baskets Pat Patrouille. Cormac a sur le dos un petit sac Pat Patrouille – il adore ce dessin animé et le générique est dans la tête de tous les membres de sa famille. Elsie se met à genoux et se met à fouiller dans son sac à dos. Un paquet de gâteaux, le doudou Pat Patrouille – je vous ai dit qu'il adore ce dessin animé ? - et deux compotes. Elsie referme brusquement la fermeture éclair du sac à dos et se lève. Elle prend son téléphone, lance l'application Map. Rien. Elle consulte ses derniers appels et appelle son père. Rien. Aucun réseau. Son portable est à 70% et lui indique le 1er janvier 1900. Frustrée, elle le remet dans sa poche.
Ce n'est juste pas possible, ce qui leur arrive. Ce n'est pas possible de se téléporter comme ça d'un endroit à un autre. Rien ne lui est familier autour d'eux. L'air est étrangement frais. Elsie lève le nez vers le ciel, qui est d'un bleu pur, avec quelques jolis nuages effilés par la brise. Il n'y a absolument aucune trace de civilisation autour d'eux. Pas la moindre route, aucun nuage de fumée aux alentours. Rien. C'est comme s'ils venaient d'entrer dans un monde intouché par l'homme. Le monde d'avant le monde.
Un frisson parcourt Elsie qui panique soudainement. Elle doit rêver, cela n'est pas possible. Comme pour se réveiller, elle se mord fort l'intérieur de la bouche et sent ce goût métallique sur sa langue. Elle ne rêve donc pas. Elle regarde de nouveau autour d'elle. Le cercle de pierres est derrière eux, à peine visible entre les arbres, se fondant dans la clairière. Elsie sent obscurément qu'elle ne doit pas retourner là-bas, qu'il n'y a rien pour eux, qu'il faut s'en éloigner. Elsie regarde tout autour d'elle, cherchant quelque chose de familier, quelque chose vers quoi se diriger, mais, bien que la forêt ne semble pas menaçante, Elsie se sent totalement perdue et ne sait pas du tout où aller.
« Il était une fois, un preux chevalier qui avait perdu son cheval, et sa sœur, une douce paysanne qui avait perdu son chemin. Ils avançaient sans le savoir sur la route entre le monde des fées et celui des hommes, et étaient entrés dans la forêt pleine de lumière du Petit Peuple. La paysanne était pleine de courage, et le chevalier plein de bon sens. Alors, ils se dirigèrent vers la route invisible qui les mènerait peut-être chez eux... »
Elsie avale sa salive, et par la même occasion, essaye de ravaler cette boule énorme qui se forme dans sa gorge. Ils sont dans une forêt de conifères qui sont très hauts. Il y a quelques autres arbres parmi ces sortes de pins, mais Elsie ne s'y connait pas suffisamment pour reconnaître un chêne d'un hêtre. Elle pose alors ses yeux au sol. Des aiguilles de pins, quelques feuilles mortes. Et... du crottin de cheval ! Son cœur fait un sursaut douloureux dans sa poitrine, comme si la main de pierre qui l'enserrait venait de se briser. De chaque côté du crottin de cheval, deux lignes parallèles. Une calèche ! Des gens ! Maintenant, reste à déterminer de quel côté ils viennent et de quel côté ils vont...
« Le preux chevalier était prêt à défendre sa sœur contre tout monstre de la forêt, et sa sœur était prête à braver tous les dangers pour épauler son petit frère... »
Elsie, toute à son histoire, laisse dériver ses yeux le long des traces parallèles qui vont vers le cercle de pierres, où la calèche a du s'arrêter, pour faire une boucle et remonter la petite pente vers ce qui semble être un chemin. Elsie marche alors le long de ces traces, poursuivant son histoire.
« Ils sentaient mille yeux qui les regardaient passer, mille oreilles qui les écoutaient... »
Elsie et Cormac arrivent sur ce qui est bien un petit chemin de terre, et les traces ont bifurqué à gauche. Les deux enfants continuent alors leur route, et leur histoire.
« Bien qu'ils soient perdus et loin de chez eux, la paysanne et le chevalier se sentaient bienvenus dans ce nouveau monde... »
Ils marchent longuement. Cormac commence à se plaindre qu'il a mal aux pieds, alors Elsie fait une pause, ils s'assoient sur le tronc d'un arbre mort au bord du chemin. Elsie enlève les chaussures de son petit frère, lui masse les pieds, avant de les lui remettre.
« Elsie, je suis fatigué. »
« Je sais, Cormac, mais il faut avancer, on est perdu. Il faut qu'on trouve une maison, quelqu'un avec un téléphone qui appellera papa et maman pour qu'ils viennent nous chercher. »
« J'ai un peu peur. »
« Tu n'as aucune raison d'avoir peur, je suis là, je veille sur toi et te raconte une super histoire ! Alors, on repart ? »
Cormac relève la tête d'un air brave, et saute du tronc d'arbre.
Ils reprennent tout doucement leur route, Elsie portant la vague inquiétude d'être totalement perdue, et d'avoir marché cinq bons kilomètres sans avoir croisé âme qui vive, si ce n'est les bruissements dans les feuilles mortes de petites bêtes qui s'échappent à leur passage, ou les chants des oiseaux qui se taisent à leur approche. Elsie pense qu'ils sont bien trop bruyants pour voir le moindre animal.
Elle se perd dans son histoire qu'elle raconte mécaniquement comme elle se perd sur ce chemin qui s'efface et se révèle un peu plus loin. Son corps poursuit son chemin comme un automate tandis que son esprit est dans la tourmente, essayant de comprendre où ils sont, comment ils y sont arrivés, sans trouver la moindre explication logique.
La logique. Toute logique est complètement dépassée. On ne peut pas se téléporter, ce n'est pas possible, c'est de la science fiction. Cela n'existe pas. Ils n'ont rien mangé d'anormal qui justifierait d'être confus, ils n'ont pas été enlevés par quiconque et encore moins les extra-terrestres. Son esprit rationnel se bute à expliquer l'inexplicable. Ils étaient dans le champ du cercle de pierres de Castlerigg, et pouf ! Ils ont vu deux autres cercles de pierres et ont atterri comme ça dans un troisième. Tout à la tempête dans son cerveau, Elsie n'entend pas tout de suite ces bruits grandissants qui sont sur leur droite. Intriguée, elle cherche des yeux ce qu'elle pense être les pas d'un cheval ou d'un autre animal aussi gros, mais ne voit qu'une massive silhouette brune fouiller le sol de ses pattes gigantesques. Une soudaine sueur froide lui trempe le dos alors qu'elle reste interdite, et voit avec horreur l'animal lever sa grosse tête, et regarder dans leur direction de ses petits yeux noirs enfoncés dans leurs orbites, ses oreilles tournées vers eux.
Un ours. Un putain d'ours dans la forêt pas si loin d'eux.
Elsie garde les yeux fixés sur l'animal qui semble humer l'air. Son esprit se met en mode survie, et l'idée pas si saugrenue que le vent lui caresse le visage porte leur odeur ailleurs que dans les narines de l'ours lui surgit dans la tête. Tremblante, ayant l'impression d'avoir eu un shoot d'adrénaline, Elsie se penche vers Cormac pour le ramasser, le jeter sur son dos, lui dire de serrer fort ses épaules, et elle se met à détaler comme un lapin.
Alors qu'elle court à en perdre l'haleine, Cormac riant sur son dos parce qu'il n'a rien vu, une autre idée vient à l'esprit d'Elsie. Ne tombe pas. Surtout, ne tombe pas. Cet impératif tourne dans sa tête tandis qu'elle court le long du chemin, jetant de temps à autre des coups d'oeil par-dessus son épaule, s'attendant à voir un énorme ours affamé leur courir après pour les dévorer. Elsie se sent pousser des ailes, se félicite d'être si bonne en sport au lycée, et court comme si sa vie en dépendait, Cormac hilare sur son dos. Sentant son cœur sur le point d'exploser dans sa poitrine, et ses poumons en feu, Elsie jette un dernière coup d'oeil derrière elle pour ne rien voir d'autre que le chemin à peine visible et les arbres à son bord. Son pied rencontre une pierre ou une racine, ou un trou, et elle a à peine le temps de tendre un de ses bras qui retient Cormac qu'elle s'étale de tout son long, rencontrant durement le sol.
Elle s'inquiète pour son frère et se tourne vers lui, alors qu'elle est à plat ventre sur le sol, Cormac a roulé sur le côté et est rouge pivoine. Elsie avance son visage vers celui de Cormac qui redevient alors sérieux, la regardant avec des grands yeux. Il avance une de ses mains vers sa joue.
« Tu t'es fait mal... »
Alors, reprenant son souffle et apaisant son cœur, Elsie touche sa joue qui est intégralement rappée, de l'oreille au menton. Elle s'est aussi rappé tout l'avant-bras gauche. Elle bouge ses mains. Tout va bien. Ses doigts, tout va pour le mieux. Elle se relève. Aïe. Son genou gauche est en train d'enfler à la vitesse de la lumière et à peine debout, elle se rend compte qu'elle ne peut plus plier la jambe. Elle regarde Cormac qui est indemne. A en juger par les douleurs dans son dos, Elsie a supporté la chute des deux. Elle lance un dernier regard vers le chemin qu'ils empruntaient, mais aucun ours affamé n'est à proximité. Elsie tend alors sa main à Cormac pour le relever, et lui dit.
« Quel dommage que le chevalier ait perdu son cheval, quand la paysanne est tombée, cela lui aurait bien servi... »
Ils reprennent cahin-caha leurs chemins, Elsie boitillant et faisant la brave, ignorant la douleur lancinante de son genou ensanglanté.
