Wendigo.

« La paysanne et le chevalier observaient le sol, cherchant des traces du cheval peureux, qui avait détalé comme un lapin, déterminé à ne pas entrer dans le monde des fées. Mais peut-être avait-il fait le tour, alors que la paysanne et le chevalier le traversaient. Peut-être le retrouveraient-ils de l'autre côté... »

Elsie reprend pour la énième fois son téléphone dans sa main, il n'est plus qu'à 56% de batterie. Toujours aucun réseau, toujours cette date farfelue, et toujours pas de map. Ils sont définitivement perdus. Elle essaie quand même de composer le numéro de son père, puis celui de sa mère, puis celui de sa sœur. Mais rien. Elle essaie d'appeler les secours, aussi, mais rien, évidemment. Rien qu'un silence blanc comme s'ils étaient livrés à eux-mêmes, seuls au monde.

Elsie boîte sévèrement, son genou est écorché, a doublé de volume et est chaud. Elle n'a rien sur elle pour le bander ou pour se faire une attelle. En désespoir de cause, elle ramasse une solide branche pour s'y appuyer.

« Ça va ton genou, tu n'as pas trop mal ? »

Elsie sourit, et celui lui étire la joue qui est à vif. Mauvaise idée.

« Ça va, Cormac, ne t'inquiète pas. »

Elle lance de fréquents coups d'oeil derrière elle, mais aucune trace de l'ours. Aucune trace de la calèche non plus. Aucune trace de rien, mis à part cette piste qui s'efface et réapparaît dans la poussière. Le soleil commence à baisser sérieusement, et l'air se rafraîchit. Elsie regrette sa doudoune, ce qui est complètement stupide parce que rien n'était prévisible vu que ce n'était pas censé arriver.

Alors, le bruit familier des sabots d'un cheval la fait se dresser sur elle-même, et tendre l'oreille, regarder partout autour d'elle. De l'aide. Quelqu'un... De l'aide. Son visage s'allonge et sa bouche s'ouvre de surprise quand la silhouette d'un cheval se découpe entre les arbres, monté par un homme portant un chapeau. La main d'Elsie serre plus fort celle de Cormac, et malgré la douleur de son genou, elle allonge le pas, pour s'arrêter quand le chemin bifurque sur la gauche, et l'expression de surprise sur le visage d'Elsie est l'exact miroir de celle sur le visage de l'indien. Il porte les cheveux longs et bouclés, noir corbeau, une espèce de veste matelassée grise ornée de gros boutons gris eux aussi, un foulard marron est noué autour de son cou. Il a un pantalon de toile marron lui aussi, des chaussures de cuir et il porte à son épaule une sacoche de toile grise. L'inquiétante étrangeté que ressent Elsie s'accentue alors, et avec elle le sentiment qu'elle est loin de chez elle. Ses yeux se remplissent de larmes qu'elle essuie d'un geste brusque. Les pupilles noires de l'indien détaillent la jeune fille aux courts cheveux roux qui bouclent, à la peau pâle et éraflée, sa salopette en jean, ses converses rouges, et le petit garçon brun. Un sourire fébrile le fait grimacer et il regarde ostensiblement le tee-shirt d'Elsie.

« Ringo Starr, ça te dit quelque chose ? »

L'esprit agité d'Elsie s'arrête alors.

« Quoi ? » demande-t-elle bêtement.

« Les Beatles, ça te dit quelque chose ? »

Elsie se dit que c'est la manière le plus stupide de démarrer une conversation.

« Evidemment, marmonne-t-elle. »

Elsie sort son téléphone de sa poche, et l'agite.

« On est perdu, j'arrive pas à joindre mes parents. Vous pouvez nous aider ? On était à Castlerigg, à côté de Keswick, et... Et on est ici... On est où, ici ? »

L'homme regarde le téléphone qu'elle a dans les mains avec un drôle d'air.

« Il ne marche pas... Je n'ai plus que 53 % de batterie... C'est ça, les Iphone, toujours la batterie qui lâche en premier. Vous savez où je peux appeler mes parents pour qu'ils viennent nous chercher ? »

L'homme descend du cheval, silencieusement, et noue ses rênes à la branche d'un arbre, puis il s'approche d'Elsie qui recule imperceptiblement.

« Montre-moi ça, je ne le prendrai pas. »

Elsie lui tend son téléphone, avec méfiance, ses mains n'étant jamais bien éloignées de celles de l'homme. Il effleure l'écran d'un doigt délicat et manipule le téléphone comme s'il était en cristal.

« Attendez... »

Elsie déverrouille le téléphone avec son mot de passe, et l'homme regarde le téléphone avec un air ébahi.

« T'es née quand ? »

« Quoi ? »

L'indien la regarde intensément.

« Tu es née en quelle année ? »

« 1994. »

L'indien s'adresse alors à Cormac, tout en rendant le téléphone à Elsie.

« Hé, bonhomme, tu veux monter sur le cheval ? »

Le visage de Cormac s'éclaire comme si c'était Noël. Avant qu'Elsie n'ait pu l'en empêcher, il attrape Cormac et le hisse sur la selle.

« Mais... mais ça va pas ? Je veux juste appeler mes parents pour qu'ils viennent nous chercher. »

L'indien la regarde dans les yeux sans rien dire, puis regarde ses oreilles, son col, ses poignets, et sourit.

« Tu montes sur ce cheval avec ton frère. Tu files tout droit sur le chemin. Tu n'en dévies pas. Tu vas passer dans le village des Brown où tu rendras le cheval de la part de Wendigo Donner. Ensuite, tu continues sur le chemin, tout droit, n'en dévie pas. Et tu arriveras chez Claire Fraser. Tu lui diras que Wendigo Donner l'a aidée. »

Le cœur d'Elsie manque un battement.

« Quoi ? »

« Tu trouveras un moyen d'appeler tes parents chez les Brown. »

L'indien fait un geste vague autour de lui.

« Il n'y a personne aux alentours sur des kilomètres. Le village le plus proche est celui des Brown. »

Il pointe le chemin de l'index.

« Tout droit par là. Le premier village que tu rencontres c'est celui où vivent les Brown. Tu leur laisses le cheval, et ils te guideront jusqu'à chez Claire Fraser qui est comme nous. Elle t'aidera. Tu lui dis que je t'ai aidée, ton frère et toi. Je te donne ce cheval, la couverture, et le contenu de ce sac contre ton bracelet. »

Elsie regarde son bracelet, ses doigts effleurent les pierres qui manquent. Elle n'en a plus qu'une sur les sept originelles. Mais elle secoue la tête. Ce bracelet lui a été offert pour son quinzième anniversaire. Aucune chance qu'elle le donne à ce type bizarre. Tout ce qu'il dit n'a aucun sens. Il lui tend la main, peignant sur son visage un air rassurant, mais ses yeux ne le sont pas. Ils sont avides. Elsie s'avance vers le cheval et tend les bras à son frère.

« Allez, Cormac, descends de là. On va trouver de l'aide ailleurs. »

Elsie sent alors les doigts de l'homme se refermer sur son poignet, tandis que de son autre main il lui arrache le bracelet. Il s'assure que la pierre est toujours là. Elsie tremble de peur et de rage et explose alors.

« Tout ce que vous dites n'a aucun sens ! Récupérez votre canasson et dégagez de là. »

Ses yeux s'emplissent de larmes, qu'elle essuie d'un geste vif. L'indien jette un œil au ciel empourpré par le crépuscule naissant.

« Grimpe sur ce cheval, prends ce qu'il y a dans ce sac, et file tout droit. Le village des Browns, et après, plus loin, Fraser's Ridge où vit Claire Fraser. Elle pourra t'aider, moi je ne le peux pas. Dis-lui bien que Wendigo Donner vous a aidé tous les deux. Ma dette est effacée. »

Là-dessus, il ôte sa besace qu'il pose au sol, puis il enlève sa veste qu'il dépose dessus.

« Prends tout ça, et file tout droit. »

Elsie a les lèvres qui tremblent. Rien n'a de sens. L'indien lui adresse alors un signe de tête, et le bracelet fermement enfermé entre ses doigts, se met à trotter sur le chemin.

« C'est ça, dégagez ! Et faites-vous bouffer par le putain d'ours, connard ! »

Elle a l'envie subite de pleurer mais se mord les lèvres, voyant la mine inquiète de Cormac à travers ses larmes. Elsie serre les dents et lui sourit, puis regarde l'indien disparaître sur le chemin entre les arbres.

« Elsie, j'ai faim. » dit Cormac d'une petite voix.

Elsie acquiesce et pousse d'un coup de pied la veste de l'homme, ce qui fait piaffer le cheval. Elle se met à fouiller la besace, qui contient une couverture fine, quelques pommes, un quignon de pain, et ce qui ressemble à de la viande séchée. Elle regarde alors les sacoches de la selle. Une autre couverture, plus épaisse, est accrochée à l'arrière, et dans un étui de cuir, un couteau d'une taille respectable. Elsie frissonne, enfile la veste de l'homme, passe la besace autour de son cou.

« Tu as froid, Cormac ? »

Le petit garçon secoue la tête. Elsie s'approche du cheval et lui flatte l'encolure. Ses doux yeux la regardent et elle lui sourit.

« Comment on va appeler notre cheval, preux chevalier ? »

Cormac réfléchit.

« Marcus ! »

Elsie sourit. Forcément. Le pompier de Pat Patrouille, il aime tellement ce dessin animé !

« Va pour Marcus. »

Elsie regarde le cheval. Elle n'est jamais monté là-dessus et ça lui paraît très haut. Elle défait le nœud du rêne et grimpe en grimaçant sur une souche, avant de mettre son pied dans l'étrier. Puis elle enlève ce pied et remet l'autre – le bon – dans l'étrier en se traitant d'idiote.

« Pousse-toi un peu en avant, Cormac. Et accroche-toi à sa crinière. Voilà. Ferme bien tes mains. »

Elle est la plus âgée, elle est censée savoir ce que l'on doit faire. Mais pas dans cette situation où n'importe quel sage vieux comme le monde serait complètement perdu. Ses mains se referment sur la selle, et elle se hisse avec difficulté. Heureusement qu'elle est sportive. Une fois assise sur la selle, elle s'arrange, et recueille Cormac dans ses bras.

« On va faire un voyage, mon preux chevalier. Un beau voyage sur la frontière entre les mondes, on va voyager au pays des fées. »

« J'ai faim, Elsie. » répète Cormac. Elsie fouille dans son petit sac à dos Pat Patrouille et en sort une des compotes qu'elle donne à Cormac. Il leur reste une compote, le paquet de gâteaux, le pain, la viande séchée et les pommes de l'indien. Merveilleux. Elsie serre ses jambes autour des flancs de Marcus, lui met deux légers coups de talon, et clique de la langue. Elle va faire comme a dit l'indien, Wendigo Donner. Tout droit jusqu'au village des Browns qui l'aideront à atteindre Fraser's Ridge. Elsie espère que le voyage ne sera pas long, tout en fermant ses bras autour de son frère qui mange sa compote comme s'il buvait un biberon.