Far far away, et des putains de mormons.
Le matin leur a apporté la faim et le froid. Elsie est toujours toute courbaturée d'avoir dormi sur le sol froid de la forêt, et c'est au pas balançant du cheval qu'ils continuent d'avancer sur le chemin qui serpente entre les arbres. Ils s'arrêtent de temps en temps pour se dégourdir les jambes. Bien qu'elle ne soit pas très à l'aise sur leur monture, Elsie boîte beaucoup trop pour marcher longtemps, alors elle trouve une souche et grimpe de nouveau, jusqu'à avoir le cul tanné par une autre journée de cheval.
Ce qui la rend triste, hormis le fait d'être dans un endroit totalement inconnu et éloignée de sa famille, avec son petit frère qu'elle doit protéger, c'est qu'elle n'a plus assez d'énergie pour continuer de raconter l'histoire du preux chevalier et de la paysanne courageuse.
Il n'y a rien de familier autour d'elle, et elle regrette, quelque part, de ne pas avoir demandé à Wendigo – c'est quoi ce nom, d'ailleurs ? - où ils étaient. Son regard se promène sur les arbres alentours. Des genres de grands pins. Et un putain d'ours ! Un putain d'ours ! Ils sont où, bordel ?
Inconsciemment, elle resserre de nouveau ses jambes autour du cheval et ses bras autour de son frère, et Marcus se met à trotter. Elsie essaie alors de se détendre un peu afin de ne pas repartir dans un galop effréné. Alors, sa voix retentit de nouveau dans le concert de chants d'oiseaux, de bruissements du vent dans les épines.
« Le voyage semblait tellement long à Marcus, au chevalier valeureux et à sa sœur la paysanne, qu'ils se demandaient s'ils n'avaient pas déjà franchi la frontière séparant le monde des hommes de celui des fées. Leurs vivres s'amenuisaient... »
Elsie serra les dents. Ils avaient mangé tout ce que contenait le sac Pat Patrouille de Cormac, mais il leur restait la viande séchée, le pain et les fruits de Wendigo Donner, mais il ne fallait pas que le voyage dure trop longtemps. Si elle rationnait un peu, elle pouvait faire durer cela deux jours au maximum. Après, il faudrait qu'elle glane des fruits sur le bord du chemin, ou qu'elle rencontre quelqu'un. Mais ils n'avaient croisé personne depuis, et Elsie n'avait pas vu le moindre arbre fruitier connu. Que ces immenses pins qui grattaient le ventre du ciel avec leur cime et se balançaient paresseusement au gré du vent.
Au bout de quelques heures de lente chevauchée, la forêt devient plus dense, les pins se disputant la place avec d'autres arbres. Peut-être des chênes, mais Elsie n'en est pas sûre, elle ne s'est jamais vraiment intéressée aux arbres, à leur identification. Ni ses parents d'ailleurs. Et les traces de roues qu'elle suivait s'estompent dans la poussière du chemin, se confondant avec d'autres traces, innombrables, rendant la piste complètement illisible.
Elsie remplit ses poumons de l'odeur tourbée de la forêt, et inonde ses yeux du vert qu'il y a absolument partout, qui les entoure, les submerge, véritable marée végétale.
« Leurs vivres s'amenuisaient, et le chemin était long, mais ils espéraient rencontrer quelqu'un sur le chemin qui pourrait leur indiquer le prochain village. »
Oh que, putain de oui, elle l'espère... Elle se souvient de ce truc de survivaliste qu'elle a vu dans une émission télé, de regarder sur quelle face poussent la mousse et le lichen sur les arbres. Cela désigne le Nord, donc si elle ne se trompe, pas, ils voyagent en direction de l'Ouest. A ce train-là, ils vont se retrouver en plein Workington à toute vitesse, et elle trouvera enfin la civilisation, un téléphone et quelqu'un de suffisamment sympa pour leur payer à bouffer.
« Et après, quand ils vont arriver dans le village, il va se passer quoi ? »
Elsie réfléchit rapidement, souriant que Cormac suive son histoire depuis déjà deux jours. Oh purée, deux jours. Maman doit être morte d'inquiétude. Papa et Jessie aussi. Elsie espère que personne ne lui en voudra, mais en même temps, elle n'a rien fait de mal.
« Quand ils arriveront dans le village, ils rencontreront des villageois, et peut-être un trappeur qui saura tracer son chemin sur la frontière séparant le monde des hommes de celui des fées. Peut-être un trappeur qui a commerce avec les fées et connaît leurs coutumes. Par exemple, il paraît qu'il ne faut pas manger leur nourriture quand elles nous convient à des banquets. Mais, peut-être y a-t-il un moyen de manger à leurs côtés sans rester prisonnier à tout jamais de leur monde ? »
Elsie frissonne et croise les doigts de sa main gauche. Elle espère tellement ne pas rester prisonnière ici, où elle ne reconnaît rien, et où ils semblent seuls au monde. Mais des voix détournent son attention de ses pensées. Elsie tourne la tête à droite et à gauche, essayant de repérer d'où elles viennent. Elle s'agite alors. Cela vient devant.
« Accroche-toi, Cormac. »
La petite main se ferme sur la crinière, et Elsie prend bien dans les siennes les rênes avant de mettre un sec coup de talon à Marcus qui se met à trotter. Elsie déteste le trot, et ses fesses aussi. Elle suit les voix, qui semblent venir au devant d'eux. Et quand Elsie devine une charrette et plusieurs personnes dessus, elle se met à crier, puis tire sur les rênes pour arrêter le cheval quand elle est proche de la charrette. Il y a une femme et deux enfants à bord, et des énormes paniers de pommes, de chou, de patates. Le regard d'Elsie note l'expression de surprise sur le visage de la femme et de l'enfant le plus âgé. Les costumes sont anachroniques.
« Heu... Bonjour ! Je m'appelle Elsie et je suis perdue. On est dans cette forêt depuis hier avec mon petit frère Cormac, et je n'arrive pas à joindre mes parents. »
Elle dit tout ça d'un coup et est hors d'haleine à la fin de sa phrase. Les yeux immenses de la femme qui doit avoir une quarantaine d'années, sont fixés sur ses jambes nues, et elle fait un signe de croix avant de dire quelque chose à Elsie dans une langue qu'elle ne connaît pas, désignant d'un mouvement de tête la jeune fille.
« Quoi ? Je ne vous comprends pas. »
Elsie essaie de réciter les deux trois mots d'allemand qu'elle connaît, mais visiblement la dame ne comprend pas. Elsie serre les dents. Elle demande alors.
« Brown's town ? Fraser's Ridge ? »
Elle désigne de sa main la route devant elle, et la femme acquiesce tout en faisant des gestes de la main, et en regardant de manière insistante les jambes nues d'Elsie. La femme parle alors au plus grand des garçons, qui doit avoir une douzaine d'années, et regarde par intermittence les jambes et les bras nus d'Elsie. Le garçon fouille sous le banc où ils sont assis et en sort une couverture qui a l'air bien rappeuse, qu'il lui tend, en la regardant bien dans les yeux et en désignant ses propres jambes. Puis, debout sur sa charrette, il se tourne vers sa mère et ils discutent encore un peu. Elle ne semble pas d'accord avec lui, mais acquiesce quand même en s'emportant. Le garçon fouille de nouveausous le banc où il trouve un sac de toile, et y met des pommes, des carottes, des pommes de terre et des légumes qu'Elsie ne connait pas.
Elsie récupère le tout en les remerciant, puis le garçon dit, avec un énorme accent qui rend difficile de le comprendre, en roulant les « r ».
« Brown's town, Fraser's Ridge. »
Il désigne le route de terre d'où ils viennent et répète, en montrant ses doigts. Brown's town : un, Fraser's Ridge, quatre. Elsie blêmit en espérant que ce sont des miles et non des jours de voyage. Mais le garçon répète.
« Brown's town. »
Un doigt. Ses mains réunies sur sa joue et ses yeux fermés.
« Fraser's Ridge. »
Quatre doigts. Ses mains réunies sur sa joue et ses yeux fermés.
Elsie tente alors.
« Castle Rigg ? Workington ? »
Le garçon parle avec sa mère puis se tourne vers Elsie, haussant les épaules. Il désigne de nouveau la route d'où ils viennent.
« Brown's town. Fraser's Ridge. »
Puis la route d'où Elsie vient, dit quelque chose qu'Elsie ne comprend pas, en dessinant des vagues avec sa main et en poussant des cris de mouette. Une sueur glacée parcourt le dos d'Elsie comme un linceul. Non, ce n'est pas possible, la mer ne peut pas être derrière eux. Elle réunit ses mains devant elle, englobant l'air.
« Brown's town. Fraser's Ridge. »
Puis les écarte et fait le gros dos.
« Grande ville. »
Le gamin semble réfléchir un court instant avant de pointer à plusieurs reprises à travers la forêt et d'affirmer.
« Greensboro, Charlotte. Atlanta. »
Elsie, la gorge serrée mais retenant fièrement ses larmes, demande alors.
« Londres, Paris. »
Le gamin la regarde bizarrement. Il redessine dans l'air les vagues de sa main et fait un geste signifiant, c'est par là, mais c'est loin. Alors, les larmes aux yeux, Elsie réunit ses mains contre elle en disant.
« Merci ».
Puis elle reprend son chemin sur ce cheval qui ne leur appartient pas, avec le dos de son petit frère contre elle, alors qu'elle a de plus en plus l'impression d'avoir changé de continent et d'avoir remonté sévèrement le temps. Tout ce qu'elle a envie de faire, c'est de se glisser au fond de son lit sous sa couette, et de pleurer jusqu'à ce qu'elle s'endorme d'épuisement. Mais il y a Cormac.
