6. Brown's Hill.
Elsie fait tout ce qu'elle peut, mais elle n'arrive plus à raconter d'histoire. L'idée de plus en plus prégnante qu'elle se trouve en Amérique et au siècle passé, au minimum, la dépasse complètement, et elle a depuis, arrêté de vouloir contacter ses parents. De toute façon, son téléphone n'a plus de batterie. Cormac lui pose des centaines de questions auxquelles Elsie n'est pas capable d'apporter de réponse tout simplement parce qu'elle n'en a pas. Ce périple serait tellement plus facile si elle était seule. Mais avec Cormac, elle a au moins une raison de ne pas renoncer.
Et toutes ces difficultés lui remettent en mémoire une histoire que nulle princesse et nul royaume des fées ne pourra jamais changer ni faire disparaître. L'histoire d'Elsie l'année dernière et celle d'avant qui, complètement paumée et probablement en pleine crise d'adolescence, a fait tout ce qui était humainement possible pour éprouver ses parents dans leur rôle. Les fugues. Les mecs. L'alcool. Les gardes à vue. Maintenant que tout cela est derrière elle, elle ne peut s'empêcher de constater que ce passage à vide a tellement éprouvé ses parents qu'ils ne lui font plus confiance, et ne lui feront sans doute plus jamais confiance, ce qui la déchire.
Si elle est bien sur un autre continent et dans un autre temps... Comment retourner vers ses parents, et surtout, que vont-ils croire ?
Ils ont de nouveau dormi au bord du chemin, et Elsie a donné quelques pommes au cheval et laissé sa longe lâche pour qu'il broute le peu d'herbe qu'il y a. Déjà trois jours qu'ils sont partis, et dorment à la belle étoile, et se nourrissent de pommes, de la viande dégueulasse de l'indien. Il ne leur reste plus aucune provision de leur temps. Elsie se demande d'ailleurs comment ils vont rentrer chez eux, et s'ils pourront le faire.
Le paysage pourtant magnifique, laisse Elsie de marbre. Elle ne remarque plus ces petits détails qui peuvent enflammer son imagination, son esprit étant obnubilé par le fait que ses parents doivent se faire un sang d'encre et vont la tenir pour responsable. Ils ne lui font plus confiance, depuis qu'elle leur a tout fait durant deux ans. Aujourd'hui encore, alors qu'elle s'est assagie, elle ne sait pas pourquoi elle est partie en vrille à ce point-là. Il n'y avait pas que l'influence néfaste de Matt et ce désespoir chevillé à son corps à lui. Il n'y avait pas que ce mal-être chez elle, et l'impression de ne pas faire partie de ce monde. Il n'y avait pas non plus que la rancoeur envers ses parents qui l'auraient préférée plus sérieuse, moins rêveuse, un peu à l'image de Jessy qui a toujours endossé le rôle de fille modèle, les pieds sur terre, depuis toujours. Elsie est la mauvaise, le premier enfant, le brouillon raté mais dont on ne peut se débarrasser.
Elsie qui a toujours quelque part, voulu être ailleurs, est maintenant servie, bien au-delà de tout ce qu'elle pouvait rêver.
Et elle n'en veut pas.
Elle plonge son nez dans les cheveux de Cormac, et revient à des pensées plus terre à terre, plus utiles. Comme qu'est-ce que je fous là, comment nous en sortir, et ils sont où ces putains de Brown ?
Elsie a toujours eu un solide sens pratique qui la replonge souvent, bien contre sa volonté, dans l'ici et le maintenant. Et ici, et maintenant, c'est la merde.
Ses yeux bleus viennent se poser sur le sol, et telle un survivaliste d'émission télé, son cœur manque un battement quand elle remarque enfin les traces de plus en plus nombreuses de sabots, de pas et de ces lignes parallèles marquées par les roues d'une charrette. Elsie met de légers coups de talon à Marcus afin qu'il accélère le pas.
« Cormac, je pense que l'on se rapproche de chez les Brown... On va pouvoir... »
Mais Elsie se tait. Elle doute fort qu'elle puisse appeler ses parents. Alors, elle sourit et ses yeux pétillent.
« Les fées avaient laissé sur le sol des traces de leur passage afin que le preux chevalier et la paysanne puissent retrouver leur chemin, jusqu'à leur village où ils pourront trouver de quoi se restaurer, se reposer, et poursuivre leur voyage. Marcus le puissant cheval gavé de pommes, les conduisit à bon port, parce que ses sabots dorés étaient magiques et avaient le pouvoir d'avaler les distances et de les faire voyager plus vite... »
Même quand Elsie sent Cormac endormi contre elle, elle poursuit son histoire, longtemps, longtemps, la source de son imagination ne se tarissant pas.
Et quelques heures plus tard, alors que le soleil est au zénith que les ombres se flétrissent autour d'eux, les premiers toits d'un petit village apparaissent entre les arbres.
Une vague de soulagement envahit Elsie qui sent contre elle Cormac s'agiter, et lui montrer du doigt les maisons. Le petit visage enfantin de son frère se tourne vers elle dans un sourire qui éclairerait le ciel, et Elsie le serre contre elle en retour. C'est bon. Ils sont sauvés.
Elsie distingue quelques silhouettes de femmes, toujours ces longues robes, et des fichus sur la tête, et quelques hommes aussi. Personne ne les a encore remarqués. Elsie prend une grande goulée d'air qui vient chasser toute son inquiétude et sa fatigue des derniers jours. Wendigo Donner, l'indien, leur a dit qu'ils trouveraient de l'aide chez les Brown. Et l'esprit cartésien d'Elsie se tait, au profit de son esprit rêveur, et elle se prend à espérer trouver un moyen de retourner chez elle. Même si c'est sur un autre continent, et sans doute dans un autre siècle.
Le bruit des sabots du cheval résonne dans ce qui est une sorte de rue poussiéreuse, et une jeune femme d'une vingtaine d'années relève la tête de la poule qu'elle est en train de plumer. Ses yeux s'agrandissent, ainsi que sa bouche, en voyant Elsie et Cormac, et leur accoutrement.
Elsie lui adresse un sourire confiant.
« Bonjour, vous avez un téléphone ? J'aurai besoin d'appeler nos parents, nous sommes perdus... »
La jeune femme laisse tomber la poule dans la bassine de métal et se lève en essuyant ses mains sur son tablier, puis elle regarde autour d'elle, incertaine, avant de replonger ses yeux dans ceux d'Elsie.
« Ils s'appellent comme vos parents ? On les connait peut-être... »
Sa phrase se termine sur une note hésitante, alors que ses yeux sont posés sur les jambes et les bras nus d'Elsie, et sur ses cheveux courts.
« Tu peux pas mettre un pantalon, garçon ? »
Elsie se marre, mais avant qu'elle ait pu répondre quoi que ce soit, c'est Cormac qui s'exclame.
« Mais c'est ma sœur ! C'est une fille ! »
Les yeux de la jeune femme se posent alors un instant sur le petit garçon, et clairement, elle est très gênée et ne sait pas quoi faire, surtout qu'un homme marche d'un bon pas dans leur direction. Et c'est quand la jeune femme s'efface, rentre dans sa maison et ferme la porte derrière elle, qu'Elsie se dit qu'elle est dans la merde. Mais elle fait semblant d'être sûre d'elle. Elle ne veut pas effrayer Cormac.
« Bonjour, monsieur ! Excusez-moi, j'aurai besoin de votre aide pour retrouver nos parents, on s'est perdu... »
L'homme d'une cinquantaine d'années est un véritable bœuf. Les épaules larges, pas de cou, des avant-bras épais comme les cuisses d'Elsie. Il retire son béret de son crâne dégarni, s'essuie le front d'un mouvement vif, avant de remettre son béret sur sa tête. Il lance un regard méprisant à Elsie avant de tourner autour du cheval avec un air ébahi. Puis il crache au sol et lève un œil mauvais vers Elsie. Il marmonne entre ses dents serrées.
« Catin, voleuse, descends du cheval ! »
Le sourire d'Elsie se fane, et elle commence à avoir peur... Imperceptiblement, elle referme ses bras autour du petit corps de Cormac. Ne réagissant pas assez rapidement au goût de l'homme, celui-ci s'approche brusquement d'elle, ce qui fait piaffer le cheval, et ses mains se ferment comme des serres autour des poignets d'Elsie, et il la tire, ainsi que Cormac, hors de la selle. Ils atterrissent lourdement sur le sol et Cormac se met à pleurer.
« Je t'avais dit de descendre, catin ! »
Elsie se relève, ainsi que Cormac, qu'elle garde contre elle, une main protectrice posée sur son épaule qui vient le caresser. Ne sachant pas trop que faire, elle ne peut que regarder l'homme virer la besace, et jeter le peu d'affaires qu'ils ont par terre, dans la poussière. L'homme prend ensuite les rênes du cheval et va l'attacher au poteau devant une maison. Elsie s'empresse de ramasser leurs affaires et enfile la besace.
Elle commence à s'éloigner en tenant la main de son petit frère.
« Hé, tu vas où ? Tu dois répondre à Brown du vol d'un de ses chevaux. »
Elsie se fige et serre la main autour des doigts de son frère, toutes les fibres de son être lui disant qu'ils sont en danger et qu'elle doit l'éviter.
« Je n'ai pas volé ce cheval. C'est Wendigo Donner qui me l'a confié et m'a dit de vous le ramener. Maintenant, c'est fait. »
L'homme crache de nouveau au sol, tout en dardant sur elle un œil si possible encore plus mauvais.
« T'es la putain de Donner ? »
Elsie entend des volets et des portes se fermer, comme dans un putain de western quand le méchant arrive dans la ville et que ça va canarder de partout. »
« Non. Vous avez votre cheval. On a de la route à faire, monsieur. »
L'homme tourne sa tête vers le milieu du village, le centre de ces quelques maisons éparpillées au bord du chemin et dans les bois. Elsie voit tout ça du coin de l'oeil, mais son regard reste fixé sur l'homme.
« Brown ! » braille l'homme.
Un autre bruit de porte qui s'ouvre et se ferme, et quelques hommes s'approchent, dans un silence assourdissant. Elsie est tellement effrayée qu'elle entend les battements de son cœur se répercuter contre ses côtes, faisant vibrer ses organes, battre le sang à ses tempes.
« C'est le cheval de Brown, ça, Bishop. C'est Donner qui a fui dessus, quand les autres se faisaient massacrer par les Fraser. »
Elsie se sent blanchir, et flageole sur ses jambes. L'autre homme, un blond qui est repoussant de saleté, ses joues mangées par une barbe mitée, crache au sol aussi, avant de promener son regard du haut de sa tête jusqu'au bout de ses orteils.
« T'es la catin de Donner ? »
Elsie se met alors en mouvement, et essaie de s'échapper de l'attroupement qui se forme autour d'eux en longeant l'espèce de muret qui retient un tas de terre, et des arbres dessus. Quand elle est entrée chez les Brown sur le dos de Marcus, elle a supposé qu'un chemin passait là-haut. Mais l'homme retient son bras dans une poigne de fer, et Elsie lâche la main de Cormac.
« Cours, Cormac, et va te cacher, je te trouverai. »
Cormac détale comme un lapin, et se faufile entre les hommes qui n'esquissent pas le moindre geste pour l'arrêter. Elsie se plante alors sur ses pieds, arrache son bras de la poigne de l'homme au béret. Elsie s'emporte alors, sèche.
« Je ne suis la catin de personne. Votre Donner m'a donné son cheval et m'a dit de m'arrêter chez les Brown pour vous le rendre. Mais on est perdu et on doit retrouver nos parents. Vous avez votre cheval, parfait. On n'a pas à rester là. »
La grosse paluche de l'homme attrape la besace brusquement et attire Elsie vers lui, qui trébuche en grimaçant sur son genou douloureux. Le fait d'être jetée du cheval n'a pas aidé non plus. « Et y a quoi là-dedans ? Cet indien a sûrement volé autre chose... »
Elsie noue alors ses doigts autour de la lanière de la besace et se prend un revers qui lui fait voir quelques étoiles, rouvre quelques plaies de sa joue éraflée lors de sa dernière chute, et la fait tomber contre le muret comme une marionnette à qui on a coupé les fils... Elle met quelques instants à se récupérer, et à s'apercevoir surtout que le gars aux grosses paluches est en train de fouiller méticuleusement la sacoche et de jeter au sol ce qu'il y trouve. Elsie promène sa main sur sa joue et fait jouer sa mâchoire, avant de se lever, le dos et les coudes écorchés. Les yeux brillants, elle regarde autour d'elle si elle voit le petit short rouge de Cormac qui doit avoir tellement peur, mais elle ne le voit pas. Elle doit par contre récupérer un peu d'affaires avant de reprendre la route, de la nourriture et des couvertures, sinon ils ne vont pas survivre à trois jours de voyage supplémentaires si elle a bien compris la mère et le fils de la carriole.
Elsie plante alors ses pieds solidement par terre, et ses poings sur ses hanches, avant de demander d'une voix sèche de récupérer la besace. L'homme se tourne vers elle brusquement, tandis que les autres ricanent.
« T'en veux une autre ? »
Elsie change de tactique et essaie plutôt de l'amadouer.
« J'en ai vraiment besoin, je suis perdue avec mon petit frère, et je dois retrouver mes parents. S'il-vous-plaît, monsieur ! »
Et elle lui fait ses plus beaux yeux de chien battu, mais quand il tourne sa trogne vers elle, Elsie se recule un peu, incertaine, attendant le prochain coup. Mais il ne vient pas, et l'homme crache une énième fois à ses pieds.
« Monsieur, il faut que je continue mon chemin. Wendigo Donner m'a dit que Claire Fraser pourrait m'aider à retrouver mes parents. »
A la mention de Claire Fraser et Wendigo Donner dans la même phrase, les yeux broussailleux de l'homme s'agrandissent. Et Elsie se souvient plus tôt qu'il avait dit que les Fraser les avait massacrés, et que Wendigo s'était enfui... Elsie ne comprend rien. Elle ne comprend rien d'autre qu'elle est dans une belle merde dont elle ne sait comment se sortir.
« Donner t'a dit quoi encore ? » demande le blond qui défait sa ceinture avec un geste brusque, avant de s'avancer vers elle. Elsie commence à paniquer, et cherche ses mots. Cherche les bons mots pour ne pas s'enfoncer encore plus. Elle bafouille, s'emmêle les pinceaux.
« Que... Vous pouvez m'aider à appeler mes parents... Que Claire Fraser peut m'aider à les retrouver... Cela trois jours qu'on est perdu, on a à peine de quoi bouffer... Putain, aidez-moi ! J'ai juste seize ans, bordel ! »
Et Elsie recule alors que les hommes ricanent. Elle recule jusqu'à ce que son dos rencontre le muret de pierre, et l'homme blond la saisit par le bras et la jette au sol sur lequel elle atterrit à plat ventre. Elle sent alors le poids d'une botte entre ses omoplates, qui la maintient allongée, alors qu'elle commence à se débattre, mais l'homme est trop lourd. Elle se met à hurler, à supplier, à hyperventiler, jusqu'à ce qu'elle sente dans un grand silence, la morsure de la ceinture sur le bas de son dos, sur ses fesses, sur ses cuisses, ses mollets, encore et encore.
Elle entend des bribes de phrases, entrecoupées par ses halètements et ses cris. Elle s'écorche les coudes et les genoux, en se débattant comme une grenouille qui n'a pas assez de force pour se tenir debout. Inutile.
« Habillée comme une catin, la putain du lâche ! Qui va voir la putain Fraser ! Tu leur diras que les Brown viendront pour eux. »
Et la pression dans son dos se relâche, et les hommes s'écartent, et la besace lui est lancée au sol, alors que se remettant debout, ses yeux restent résolument fixés par terre, ne voulant plus voir aucune de leurs sales gueules. Elsie n'a jamais été frappée de la sorte. Elle n'a jamais été frappée tout court. Elle récupère la besace, et traverse le petit attroupement d'hommes qui se moquent d'elle, l'insultent à son passage, la menace et menace les Fraser.
Elsie ne sait pas où elle a mis les pieds.
Elle avance droit devant elle, jetant de brefs coups d'oeil vers le chemin en haut, cherchant le short rouge ou les cheveux clairs de Cormac. Elle a mal partout, boitille, mais essaie de marcher le plus rapidement possible. S'éloigner de ces tarés, retrouver Cormac, et filer aussi vite qu'ils le peuvent.
