8. Far far away and again.

Les jours qui suivent se ressemblent, et le temps s'étire à l'infini. Elsie a l'impression d'avancer à une vitesse d'escargot, et même la nature habituellement si joviale de Cormac semble en prendre un coup, et il rechigne à avancer, pleure tous les soirs jusqu'à s'endormir. Et Elsie peste intérieurement sur le fait que Barbara a raison : il n'y a pas un chat sur cette foutue route.

Elle a le dos en compote de dormir par terre, son genou a pris une teinte violacée moche, elle est couverte de zébrures sur les jambes, le dos, les fesses, son dos est écorché, et elle pue la crasse et la transpiration, tout comme Cormac.

Leurs vivres s'amoindrissent, et le quatrième jour, Elsie se prive de manger pour permettre à son petit frère de le faire, du coup elle se fatigue et le chemin devient de plus en plus long, de plus en plus difficile. Il n'y a plus de preux chevalier qui protège sa sœur paysanne, il n'y a plus que cette immense forêt de conifères qui bruissent de cris d'animaux qui la font flipper. Et ce qui inquiète le plus Elsie, c'est que la petite rivière qui coule en contrebas de la route s'en éloigne de plus en plus. Quand ils ont besoin de se rafraîchir ou de se désaltérer, c'est autant de temps perdu. Et mis à part les petites gourdes de compotes, elle n'a absolument rien pour la transporter. Alors, le cinquième jour, Elsie ne boit qu'à la rivière, et garde les petites gourdes pour Cormac.

Et ce qui l'inquiète encore plus, ce sont les cernes bleutées qui soulignent les yeux de Cormac, et le fait qu'il ait perdu du poids. Ce qu'Elsie ne remarque pas, par contre, c'est qu'elle est en bien pire état que son petit frère, ignorant les spasmes de son estomac qui hurle de faim, ignorant sa peau qui tire et sa bouche pâteuse, ignorant les crampes du moindre de ses muscles, et ses cellules qui hurlent famine et se rétractent sous l'effet du manque d'eau.

La nuit du cinquième au sixième jour de voyage, il tombe des trombes d'eau qui laissent Elsie frigorifiée, alors qu'elle a construit un abri de fortune à toute vitesse, avec le peu de vêtements et de couvertures qu'ils ont. Là encore, elle préfère que Cormac soit au chaud et le plus au sec possible, et elle ne le regrette qu'à moitié quand, le lendemain du sixième jour, les couches de vêtements et la couverture sous lesquelles est allongé Cormac sont à peine humides. Quand ils se remettent en route au matin, Elsie se sent flottante, et ne cesse de parler, toute en se disant, quelque part, que vu ce qu'elle dit, elle pourrait tout aussi bien se taire.

Quand le soleil est à son zénith, Elsie trébuche pour la énième fois, et tombe comme une poupée de chiffons sur le chemin de terre. Elle rit, a les oreilles qui bourdonnent, et tremble de tous ses membres.

« On va aller chercher de l'eau, Cormac... »

Mais comme elle ne tient plus debout, c'est en retroussant comme elle le peut sa robe trop ample, et à quatre pattes qu'elle se dirige vers la rivière, son corps semblant trop lourd à traîner. Cormac, du haut de ses cinq ans, comprend que quelque chose ne va définitivement pas, et essaie de ses petits bras de soulever sa sœur du sol, mais c'est moitié à quatre pattes, moitié en rampant, qu'Elsie parvient à la rivière où elle s'abreuve comme un animal, en mettant directement la bouche et le nez dans l'eau, en enfonçant sa tête sous l'eau pour se réveiller un peu, se donner un coup de fouet. Alors, elle s'éloigne un instant de la rivière avec Cormac, se repose juste un moment adossée contre un tronc, et vomit tout ce qu'elle vient de boire. Reprenant son souffle, elle tend son bras à Cormac, l'invitant à venir se blottir contre elle.

« On va se reposer un peu, juste un peu, Cormac. Tout va bien aller. Papa et maman vont venir nous chercher et on va rentrer avec Marcus... »

Et quand Elsie perd peu à peu conscience, tout ce qu'elle entend, ce sont les pleurs déchirants de son petit frère, dans le brouillard causé par la fièvre intense.

Elle s'assoupit quelques minutes, puis revient à elle quand il la secoue, puis repart quelques minutes, et c'est comme ça toute la journée. Elle a chaud, elle a froid, elle a mal partout.

« Donne-moi de l'eau. »

Et Cormac lui glisse la petite gourde entre les lèvres, et les quelques lampées d'eau tiède atterrissent à peine dans son estomac qu'elles ressortent immédiatement. Elsie ne garde rien. Elsie va mourir, elle en est sûre.

« Trouve quelqu'un, Cormac... »

Elle s'assoupit, et revient à elle, constamment, n'arrivant pas à se reposer, tout en elle fait mal.

« Reste là, j'ai peur... »

Et Cormac pleure, Cormac ne sait pas que faire, quand en l'espace de cinq minutes on lui dit tout et son contraire, et qu'il est perdu, et que sa grande sœur dit qu'elle va mourir. Et il n'y a pas de chevalier pour venir sauver le petit garçon paumé et sa grande soeur malade. Il n'y a rien que cette grande forêt sans personne dedans, sauf des ours et des loups, qu'a dit la dame.

Quand Elsie parvient à rester suffisamment éveillée et qu'elle a les idées à peu près claires, elle tente, et retente de s'hydrater, mange une pomme, mais n'arrive à rien garder. Alors qu'elle est épuisée, elle se rend compte qu'il ne faut pas qu'ils restent sur place, parce que rester sur place, c'est mourir, et il est hors de question qu'elle crève dans les bois dans ce trou perdu, et ne puisse plus s'occuper de Cormac. Sans elle, lui aussi risque de mourir. Alors, elle puise, elle puise et repuise dans ses dernières réserves, et vérifie sur son corps d'où vient cette foutue fièvre. Elle a du se choper une infection.

Le genou est moche et violet, marbré. Il est chaud. La peau est tellement tendue autour de lui qu'elle pourrait se déchirer. Elsie remarque alors un espèce de bouton de pus à l'intérieur de son genou. Serrant les dents, elle fouille dans le fond de sa besace et en sort le couteau. Elle essaie de réfléchir quand même dans les brumes de la fièvre, empoigne le couteau, et se rapproche de la rivière en soulevant ses fesses et en se déplaçant assise. Ses bras tremblent sous l'effort. Elle ôte sa robe et ses chaussures, pour finir en culottes et top, et va se tremper les fesses dans le mince filet d'eau, essayant de ne pas penser qu'elle n'a absolument rien pour désinfecter, et qu'elle va avoir un mal de chien. Elle s'immerge totalement, alors qu'elle n'aurait de l'eau qu'aux mollets si elle se tenait debout, et apprécie la fraîcheur de la rivière. Elle se nettoie rapidement.

« Cormac, tu veux te laver un peu ? »

Il est resté sur la berge, les lèvres tremblantes.

« Allez, viens avec moi, ça va te faire du bien. »

Cormac se déshabille en vitesse, et vient la rejoindre, s'asseyant le cul de l'eau, et entreprenant de se frotter vigoureusement les bras après s'être aspergé.

« Tu te nettoies bien partout, d'accord ? »

Vu les regards qu'il lui lance, elle doit avoir une tête à faire peur.

« Ca va aller, Cormac, j'ai de la fièvre, je dois être malade, mais ça va aller. On se rafraîchit, on se repose un peu, et on continue le chemin. On n'est pas bien loin, d'accord ? »

Quand Elsie se met à trembler de froid, elle se décide à vider son abcès au genou. D'une petite voix, elle demande à Cormac d'aller se rhabiller.

« Je viendrai t'aider pour les chaussures, d'accord ? »

Il acquiesce.

« Tu me tournes le dos, Cormac. Tu ne me regardes pas avant que je te le dise. J'ai un bobo moche que je dois soigner, d'accord ? »

Il acquiesce de nouveau, les yeux pleins de larmes, et retourne pieds nus sur les pierres, et se rhabille en lui tournant rigoureusement le dos. Elsie récupère le couteau, essaie de plier sa jambe comme elle le peut, et serre les dents avant de planter la pointe du couteau, délicatement, sur le bouton jaunâtre. Bien entendu, cela fait un mal de chien. Les dents serrées, elle presse sur l'abcès, et plus elle le presse, plus le pus mêlé au sang s'en écoule, et plus elle a l'impression que l'abcès est énorme. Avec des hauts le cœur, le nez froncé par la puanteur, elle rince son genou avec l'eau, puis recommence, et recommence, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien. Elle frissonne, et ne sait pas si elle a froid ou si elle vient de se prendre une sacrée suée. Elsie brasse l'eau autour d'elle en agitant les mains, et lutte contre les hauts le cœur. Sa bouche se remplit d'une salive qu'elle ne pensait plus pouvoir sécréter, et Elsie respire fort par le nez pour éviter de se vomir dessus.

Quand elle pense en avoir fini, Elsie se relève avec peine, se sentant drainée de toute énergie, découragée par la route qu'elle doit reprendre. Elle peut à peine poser le pied par terre, dès qu'elle met son poids sur sa jambe blessée, la douleur dans son genou est insupportable. Elle s'éloigne un peu de l'endroit où elle était, puis s'accroupit en grimaçant. Il faut qu'elle boive, elle n'a rien dans le ventre.

« Cormac ? Il reste à manger ? »

Cormac se retourne vers elle et la regarde d'un air inquiet. Il fouille dans la besace, et en sort quatre pommes et un quignon de pain rassis gros comme le poing.

« Je mangerai un peu ce soir, Cormac. »

Elsie apporte un peu d'eau à ses lèvres, et se rince la bouche plusieurs fois avant de recracher. Elle retente de boire un peu, et ce coup-ci, elle garde, mais est sacrément flageolante sur ses jambes. Elle sort de la rivière, enfile de nouveau la robe, et à l'aide du couteau, en déchire une large bande en bas, qu'elle enveloppe et noue autour de son genou. Elle tend une pomme à Cormac, en mange une qu'elle prend bien le temps de mâchonner et d'avaler, puis elle coupe le quignon de pain en deux, en tend la plus grosse part à Cormac, et ils terminent ainsi leur frugal repas. Son petit frère est particulièrement silencieux, ce qu'il est quand il est débordé d'inquiétude.

« Cormac, tu veux bien me trouver deux bâtons solides, gros comme des manches à balai ? »

Il acquiesce, l'air grave, et farfouille autour d'eux et les lui ramène. Elsie ramasse toutes leurs affaires, met la besace sur son épaule et le baluchon qu'elle accroche à l'anse, et se relève, brave.

« On va rejoindre la route, Cormac, ce sera plus facile. Je vais te raconter une histoire. »

La marche est terriblement douloureuse pour Elsie qui boîte sévèrement, mais elle fait la fière et redresse la tête, son esprit se remplissant d'histoires de fées et de preux chevaliers, de dragons gardiens de trésors, et de forêts obscures peuplées de géants.