9. Okwaho'kenha
Elsie n'a absolument pas l'impression d'avancer sur ce fichu chemin de terre qui serpente dans la forêt. Son attention s'est échappée, toute fine, concentrée uniquement sur le prochain pas. Elle sait qu'elle a commencé une histoire, mais c'est super décousu, et si Cormac l'a écoutée un moment, et lui a posé des questions, il a depuis longtemps renoncé.
« Dans la forêt obscure vivaient des géants... »
Elsie a des frissons, elle ne sait pas si elle a froid ou chaud, mais elle sent sa robe qui colle à son dos, et son genou qui pulse de protestation à chaque pas. Bonne idée, par contre, les bâtons lui sont d'une bonne aide.
« Ces géants étaient tellement immenses qu'ils n'avaient aucun ennemi... »
Elsie a remarqué que Cormac a ralenti le pas, et que tout seul, dans cette forêt immense, il l'aurait devancé depuis longtemps, mais il l'attend, et prend son temps.
« Ils se nourrissaient d'ours et d'éléphants... »
Elsie se marre et a l'impression d'être sous l'effet de drogues. Les arbres dansent devant elle, elle a tellement de crampes qu'elle est devenue une crampe humaine.
« Ils tendaient des pièges, creusaient des trous immenses pour attraper leurs proies... »
Des ours et des éléphants dans une même forêt, ça n'a aucun sens.
« Et ils les faisaient griller à la broche sur des feux si grands qu'ils embrasaient la nuit... »
« Elsie... »
Elle ignore la petite voix de Cormac ou ne l'a pas entendu, elle ne sait pas... Tout ce qu'elle sait c'est qu'elle perd l'équilibre, et s'écroule, alors que tout tourne autour d'elle, que son cœur bat à toute vitesse et qu'elle a la nausée. Elle entend les cris puis les pleurs de Cormac, alors que, ses mouvements complètement désordonnés, elle essaie de ramper au sol. Se sentant partir, elle se mord l'intérieur des joues jusqu'à sentir un goût métallique dans la bouche. Mais sa tête est trop lourde, et son corps trop faible. Elle laisse reposer son front rien qu'un instant sur la poussière du chemin, luttant, luttant, pour ne pas perdre conscience, mais le noir l'engloutit.
Elsie sent vaguement qu'on la secoue, qu'on la pince, qu'on la tape. Elle entend de loin des cris et des pleurs. Elle est allongée sur le ventre et inspire plus fort, récupérant plein de poussière dans son nez et sa bouche, ce qui la fait tousser et éternuer, et elle redresse sa tête trop lourde, s'essuie le visage dans sa manche, et regarde autour d'elle, mais n'y voit pas grand chose.
Elle meurt de chaud. Elle a mal partout. Maladroitement, avec des gestes d'insecte, elle réussi à s'assoir, mais se sent incapable de tenir debout, pourtant il le faut. Elle quitte le chemin à quatre pattes, talonnée par Cormac dont les pleurs se tarissent. Elle s'éloigne un peu les mains et les genoux sur le sol terreux, puis s'adosse à un pin dont le tronc rugueux réveille quelques douleurs.
« Je vais dormir un peu... Je vais dormir... »
Elle répète en boucle qu'elle va dormir et repart de nouveau dans les limbes, incapable de rester consciente. Et loin, très loin, elle entend des pleurs, peut-être sont-ce les siens. Puis elle entend des aboiements, dans ces bois où il y a des putains d'ours, de loups, et des éléphants géants.
Cormac est debout, hoquetant, à côté de sa grande sœur qui est avachie contre un arbre. C'est alors que le loup arrive en courant, puis vient fureter du côté du petit garçon, et lui lécher la main, avant d'aller renifler Elsie. Cormac ne sait pas que faire, du haut de ses cinq ans, et hoquète encore, essayant de faire fuir la peur, surtout lorsque le loup se met à aboyer en regardant la route. Un bruit de cavalcade le fait se retourner et il voit un homme roux habillé comme un indien qui arrive au galop, et arrête brusquement son cheval, son regard passant de Cormac à Elsie et d'Elsie à Cormac. Il saute au bas de son cheval et passe les rênes dans le pli de son coude.
« Hé, bonjour bonhomme, je m'appelle Ian, et toi ? »
Le regard bleu passe des chaussures flashy du petit garçon à la fille pâle et maigre que Rollo veille.
« Cormac. »
Ian acquiesce avant de prendre quelque chose dans les sacoches de sa selle.
« Tu as faim, Cormac ? »
Le petit garçon fait oui de la tête, et Ian lui tend deux pommes et un bout de fromage que Cormac s'empresse de porter à sa bouche, même si le fromage, il n'aime pas ça. Ian attrape alors une gourde accrochée à sa selle, attache les rênes du cheval à une branche, et s'approche de la jeune fille.
« Elle s'appelle comment ? »
« Elsie, et c'est ma grande sœur. »
Il lui attrape la main, et l'appelle doucement, mais elle ne répond pas. Son teint blafard et ses cernes creusées l'inquiètent. Il porte sa main à son front, puis à son cou.
« Ca fait combien de temps que vous êtes là ? »
Il pose la question tout en entrouvrant la bouche de la jeune fille et y verse un peu d'eau qui la fait tousser.
« Ca fait ça en dodo. »
Et Cormac lui montre huit doigts.
« J'habite à Fraser's Ridge, c'est à deux heures de cheval. On va y aller, d'accord ? Ça fait combien de temps qu'elle est comme ça ? »
« Deux dodos. »
Cormac se met à pleurer et Ian lui tend les bras.
« Viens, je vous amène à la maison. Ma tante va la soigner, d'accord ? Tout va bien aller. »
Cormac s'approche un peu de Ian mais pas trop.
« Je veux maman et papa, et Jessy... »
Ian observe le visage de la jeune femme, éraflé sur le côté, la lèvre fendue, un joli coquard sur un de ses yeux.
« Elle est blessée quelque part ? Qu'est-ce qu'il vous est arrivé ? »
Alors, Cormac raconte ce qu'il en a compris, et ce qu'Elsie lui a dit.
« On faisait un pique-nique avec papa, maman, et Jessy, et après on s'est retrouvé ici. On a marché dans le pays des fées, et un indien nous a donné un cheval et à manger. On a dormi dehors plein de fois dans les bois, et Elsie est tombée et s'est fait mal au genou. Et après on est arrivé chez des gens méchants, et ils ont pris Marcus le cheval, et ils ont tapé Elsie plein de fois, et je me suis caché. Et y a une dame qui nous a pris en stop dans une voiture, et elle nous a donné des vêtements, et à manger, et on a marché, marché, et dormi dehors. Et Elsie elle est comme ça depuis hier, et on n'a plus à manger ou à boire, et elle vomit, et elle sait plus ce qu'elle dit. »
Ian relève avec gêne les jupes de la jeune fille et grimace en voyant le genou qui est chaud, rouge, malgré la bande. Il la soulève et fronce le nez à la puanteur qu'il y a là-dessous. Il se redresse alors, semble réfléchir, repère une roche imposante. Il prend la jeune fille dans les bras et se relève.
« Viens avec moi, on va se mettre là-bas. On va monter tous les trois sur le cheval, d'accord, Cormac ? »
Le petit garçon fait le brave et suit Ian qui porte sa sœur qui marmonne. Arrivés près de la pierre, il la dépose délicatement au sol, et retourne chercher le cheval, récupère les affaires éparpillées par terre et les fourre dans ses sacoches. Il reprend Elsie dans ses bras et parvient à la hisser sur la selle, allongée sur le ventre. Ian grimpe alors sur le cheval.
« Cormac, tu montes sur la pierre, et je t'attrape. »
Entre temps, il parvient à asseoir Elsie sur la selle, et essaie d'ignorer la nudité de ses jambes et ses bizarres chaussures rouges. Il est sûr qu'elle vient de la même époque tante Claire qui pourra l'aider. Calant le dos de la jeune fille contre son torse, il tend son bras au petit garçon, et le hisse derrière lui.
« Bien, Cormac. Le cheval va marcher au pas, comme ça, on reste bien dessus, d'accord ? Tu as assez mangé ? »
D'une petite voix, Cormac réclame encore à manger et à boire que Ian s'empresse de lui donner. Et avec ses étranges passagers, le jeune homme claque de la langue et reprend le chemin de la maison.
Et la route semble bien plus longue qu'elle ne l'est vraiment, la fièvre émanant de la jeune fille venant dispenser sa chaleur sur le torse de Ian qui la maintient.
« Alors, Cormac. Ça fait une semaine que tu es ici avec ta sœur. Vos parents sont où ? »
Le petit garçon réfléchit, ses mains viennent entourer la taille de Ian et sa tête reposer contre son dos.
« Je sais pas. On n'est pas chez nous ici. On est loin de la maison. »
« Et c'est où ta maison ? »
Alors, avec son plus parfait accent écossais, Cormac annonce
« Dumfries. On habite à Dumfries, dans une maison, et on a un chien, mais on l'emmène pas quand on va se promener loin parce qu'il est vieux... »
« Dumfries, en Ecosse ? »
Ian sent le visage du petit garçon s'agiter dans son dos.
« Et Jessy, c'est ton frère ? »
La petite voix de Cormac, s'élève, indignée.
« Non, c'est ma sœur. »
« Oh, pardon... Chez nous c'est un nom de garçon. Et elle est comment ta maison ? »
Ian en est absolument sûr. Cette jeune fille et son frère viennent du même monde que tante Claire, Brianna et Roger. Ô Seigneur, heureusement qu'il les a trouvés...
« C'est vrai qu'il y a des éléphants ici ? Elsie disait qu'il y avait des géants dans la forêt qui cuisinaient des ours et des éléphants. »
Ian rit.
« Non, on n'a pas d'éléphants, ici. On a des bisons dans les plaines, dans le Sud, mais j'en ai jamais vu. On a des cerfs, des loups, des ours. Mais aucun animal ne te fera du mal. »
« Et vous avez des dalmatiens ? »
« Je ne sais pas ce que c'est. »
« C'est comme Marcus, c'est des grands chiens blancs avec des tâches noires. T'es un vrai indien ? »
Ian rit encore, et Cormac sourit, et ferme les yeux, bercé par le rire qu'il entend par son oreille collée dans son dos, et la marche du cheval.
« Non, je suis écossais. Mais je suis venu ici pour rejoindre mon oncle et ma tante. Après leur fille est venue, et son mari. C'est comment chez toi, Cormac ? »
Au bout de quelques secondes, Ian récupère les rênes dans sa main droite, et passe sa main gauche derrière lui pour tenir le petit garçon endormi.
Quelques temps plus tard, Cormac s'est réveillé, et babille, raconte à Ian les aventures de Pat Patrouille auquel il ne comprend rien. Elsie commence à s'agiter contre lui, brûlante. Ian parvient à faire glisser entre ses lèvres un peu d'eau, mais qui s'écoule ensuite entre ses doigts. Puis elle se raidit contre lui, tourne sur elle-même comme une vrille, et Ian est saisi d'effroi quand il voit les yeux bleus de la jeune fille basculer dans leur orbite, et des tics agiter les muscles de son visage. Il la maintient comme il le peut contre lui, mais le cheval, détrompé par toutes ses indications qu'on lui donne sans le vouloir, piaffe, et se met à trotter. C'est alors qu'ils tombent tous.
