Chapitre 1

Une rencontre inattendue


Une devanture à la porte et aux fenêtres rondes affichait un panneau gravé d'un nom qui laissait deviner que l'endroit s'avérait tenir lieu de commerce. Plus précisément, ce commerce était une épicerie. Et elle était fermée. Aussi, cette échoppe n'avait pas une apparence si commune, enfin, pas si commune pour un Nain qui se devait d'y postuler. En effet, l'épicerie semblait creusée dans un monticule de terre, se nichant au creux d'une colline surmontée d'une herbe verdoyante. Autant dire que, du point de vue d'un originaire des montagnes, ce genre d'architecture ne faisait pas partie du quotidien. Mais alors pas du tout. Ce fut en partie pour cette raison – et ce n'était pas la seule – que Thorin Écu-de-Chêne, Nain de son état, hésita à faire demi-tour et à tourner les talons à ce lieu avec lequel sa personne ne s'accordait pas. Et parce que ce même Nain ne s'était pas hâté dans cette prise de décision qu'il se trouva interpellé par une voix qui, il lui semblait bien, s'exprimer à voix haute pour son seul propriétaire.

« Mince , je vais être en retard pour la livraison ! S'affolait un homme de l'autre côté de la porte. Fichue horloge et fichu coucou ! »

Thorin ne savait que faire. Devait-il interrompre le monologue qui s'annonçait furibond, ou devait-il simplement amorcer quelques pas en arrière ? Trancher pour un cas ou l'autre devenait difficile à mesure que son estomac se serrait de faim. Gandalf n'avait-il pas recommandé lui-même La Comté au roi déchu des Nains, pour qu'il puisse trouver ce qu'il cherchait ? C'était dire assez de monnaie pour se sustenter et, peut-être, pouvoir financer sa Compagnie et la reconquête d'Erebor ? Le Nain fit une grimace qui se voyait à peine sous sa grosse barbe noire mal entretenue. Il lui fallait ce travail, coûte que coûte, quand bien même le patron serait insupportable.

Dans un acte de folie – parce que, oui, c'en était depuis son œil - Écu-de-Chêne frappa à la porte. Trois coups. Trois coups qui arrêtèrent sur-le-champ les paroles de l'homme qui se trouvait dans l'épicerie. Un silence s'installa soudainement : pas même un bruit de pas ne retentissait dans l'échoppe, et Thorin regretta amèrement d'avoir toqué. Quelle bêtise, quelle bêtise. Finalement, le barbu s'apprêta à rebrousser chemin. L'épicier ne semblait pas enclin à se présenter à la porte et – le Nain le savait – il ne s'attendait pas à recevoir une quelconque visite.

Écu-de-Chêne fit quelques pas, descendant une allée qui partait en pente douce. Il posa ses grosses bottes usées alternativement sur les dalles qui composaient le tracé d'une route trop proprette pour être parcourue par un Nain vagabond. Thorin allait devoir trouver une autre source de revenus et aussi dire Gandalf que son idée demeurait la pire qu'il ait pu suivre en plus de quelques dizaines d'années sur les routes. Enfin, c'est ce qu' Écu-de-Chêne pensa jusqu'à ce que la porte – devant laquelle il était resté cloué à ne savoir que faire – s'ouvrit dans un bruit de gonds bien huilés. Écu-de-Chêne se retourna. Il affichait une mine revêche qu'il avait bien du mal à cacher.

« Bonjour, Hobbit, salua simplement le barbu d'une mine revêche. Gandalf vous a certainement prévenu de ma visite, seulement je ne suis pas sûr de...

- Gandalf ? Ah, vous venez pour retirer ses caisses de feux d'artifices, sans doute. Cela fait déjà plusieurs semaines qu'elles prennent la poussière dans ma réserve ! »

L'épicier, comme l'avait si bien souligné Thorin dans sa salutation, était un Hobbit. Un semi-homme – même s'il s'avérait impoli de les appeler ainsi – se permettait de couper son visiteur, sans aucune politesse, ce qui agaçait fort le Nain. Mais il ferait avec. Après tout, Écu-de-Chêne n'allait pas se laisser marcher sur les pieds par un petit bonhomme qui faisait bien trois têtes de moins que lui. Le marchand aux cheveux mordorés fixa attentivement l'intrus qui piétinait sa belle pelouse, jusqu'à ce que ce dernier ne reprenne, un peu confus :

« Non, ce n'est pas vraiment cela. J'ai suivi la marque laissée par le magicien. Et je viens ici pour un travail, à vrai dire.

- Un travail ? Quel travail ? S'offusqua le Hobbit en fronçant les sourcils. Mon travail me convient amplement, merci bien. Je n'ai pas de temps à perdre avec quelque autre tâche que ça ! »

S'il avait pu se taper le crâne du plat de sa paume, Thorin l'aurait fait, sans hésiter. Sa requête ne s'esquissait pas d'une manière très claire, et l'épicier s'embourbait dans un quiproquo lancé par le Nain. Ou bien le Hobbit était trop absorbé par son emploi – et cette histoire de livraison – et les mots n'avaient pas l'impact escompté sur lui.

« Je crois que vous m'avez compris de travers, épicier, tenta de rectifier Écu-de-Chêne. Ma présence ici n'est pas pour vous proposer du travail, mais bien pour vous en demander un. »

Le marchand haussa les sourcils si haut qu'ils disparurent derrière ses épaisses bouches d'un brun doré. Il ne comprenait pas un traître mot prononcé par Thorin, pour le plus grand malheur du Nain. Mais qui était ce drôle de pied poilu que le Gris avait recommandé au prince déchu d'Erebor ? Le Hobbit était affligeant de sa simplicité. Ou certainement était-il juste très naïf. Rien qui n'enchantait Écu-de-Chêne, en fait.

« Eh bien, écoutez, je n'ai jamais dit à qui que ce soit, Gandalf compris, que j'engageais dans le moment. Surtout un Nain, je devrais dire, ricana l'épicier qui sortait une blague à tabac et une pipe de sa poche. Non, mais... vraiment !

- Si ma présence gêne, alors soit. Au revoir, Hobbit. Avec tout le déplaisir de vous avoir rencontré...

- Oh, là, une minute. Venez par ici, un peu. »

Thorin, dont le pas l'avait presque déjà mené à la clôture du magasin, se tourna une dernière fois. Le marchand ne souhaitait guère l'employer, bien. Il s'esclaffait à propos de sa condition de Nain, cela passait encore. Mais s'il ajoutait ne serait-ce qu'un seul nouveau mot de travers, et le bougre se retrouverait encastré dans sa porte de bois peinte en bleu.

« Mon brave, je n'ai peut-être pas de tâche à vous donner – pour le moment – mais acceptez au moins de prendre le thé pour dédommager votre déplacement. Et puis, ce sera une bonne excuse pour ne pas me prendre le chou avec ma livraison. Lobelia va devoir prendre son mal en patience. »

Dans un mouvement de bienvenue, le marchand poussa la porte de son magasin bien grand, invitant le barbu à entrer. Thorin resta de marbre : on le refusait, puis on le dédommageait en lui proposant une tasse. Les Hobbits manquaient-ils autant de sens et de bon contact, ou l'énergumène du magasin faisait état de l'exception qui confirmait la règle ? Écu-de-Chêne n'en savait trop rien cependant, intrigué comme il l'était – et éreinté, aussi, il ne fallait pas se le cacher – il fit les quelques pas retour pour se diriger vers le petit homme qui l'accueillait drôlement.

« J'ai conscience de mon impolitesse, mon brave, veuillez m'en pardonner, poursuivit le Hobbit en tendant une main. Bilbon Sacquet, enchanté ! »

Le visage renfrogné, enfouissant sa curiosité au fond de lui, le Nain avança sans répondre. Bilbon l'épicier en fut à son tour décontenancé, troublé et plutôt agacé. Seulement il ne fit qu'un haussement d'épaules pour lui-même, croyant que son invité ne l'avait pas remarqué du coin de l'œil. Il fait croire qu'il ne manque pas de caractère, celui-là, s'amusa intérieurement le barbu en réprimant un sourire. Le thé promet d'être divertissant à souhaits, vraiment.

Se retournant finalement vers le vendeur de bric-à-brac, une fois à l'intérieur de sa boutique, le Nain se présenta, déclinant la totalité de son identité à son hôte. La surprise vint tendre les traits de Bilbon. Décidément, oui, la rencontre augurait quelque chose de singulier !