Chapitre 3

Sombre caractère


Thorin Écu-de-Chêne finissait sa journée seul, dans la boutique de son hôte. Ce dernier avait quitté son commerce une petite heure auparavant, les bras chargé du colis contre lequel le Hobbit s'était plaint plus tôt. L'épicier faisait confiance au Nain – pour quelque étrange raison, de l'aveu du concerné – dans la gestion des tâches données. Aussi, le trousseau de clés de l'établissement tenait dans la poche de Thorin, autre fait inhabituel pour un frais employé. Mais Écu-de-Chêne s'en accommodait plutôt : il aurait été vexé, en fait, si Sacquet l'avait jeté dehors comme un malpropre !

« Et... Voilà... Le travail, souffla le Nain pour lui-même. Maintenant, enlevons cette fichue étoffe. Un tablier. Quel grand n'importe quoi ! »

Soupirant allègrement, le gaillard à la longue barbe ôta le sur-habit d'un geste souple et sec. Lorsque Bilbon eut prononcé le mot « tablier », Thorin s'était attendu à une pièce cousue, épaisse et sombre, peut-être un peu poussiéreuse, qui lui serait arrivé mi-cuisse, à la manière d'un forgeron. Pas à un rectangle de lin léger et jauni qui le couvrait à peine plus que les capes de ses neveux, quand ils étaient petits, et qu'ils jouaient avec leur oncle. Non, Écu-de-Chêne devait s'y résoudre : tout, ici, serait et demeurerait à taille Hobbit, ni plus ni moins.

Le pas sûr, le Nain se dirigea vers la réserve, cherchant du regard le clou sur lequel son tablier reposait habituellement. Les odeurs du thé et des petits pains se suspendaient encore dans l'air, tenace. Thorin appréciait pleinement cela, lui rappelant les souvenirs du foyer de sa sœur et dans lequel flottait toujours des senteurs de boisson – plus forte qu'un simple breuvage de feuilles ! - et de nourriture. Le temps béni, lointain. Ils pourraient retrouver ces bons moment, tous. Le futur roi d'Erebor s'en faisait la promesse. Les siens auraient, de nouveau, un foyer rien qu'à eux, à l'écart de l'exil et de la tristesse que Smaug avait imposé au cœur du sombre passé.

Soudainement tiré de ses pensées par des salutations qu'il entendit, au loin dehors, Thorin songea au Hobbit maître de ces lieux. Avait-il, lui aussi, une famille qui l'attendait dans son foyer ? Le barbu pariait qu'il pouvait répondre à cette question par l'affirmative : un tenancier de commerce, quel que soit le pays qu'il habitait, n'avait que l'embarras du choix sur la question des noces. Encore moins si le commerçant concerné n'arborait aucun vilain trait, de caractère ou physique – ce qui s'avérait, il en était sûr même en l'ayant si peu regardé, être à peu près le cas de Sacquet, hormis pour le caractère, évidemment. Le Nain se mit à rire, intérieurement. Comment allait-il composer avec le drôle de tempérament du semi-homme ? Le temps le dirait, très certainement.

« Comme tout est en ordre... »

Je ne pense pas que rester davantage ici sera nécessaire, estima Écu-de-Chêne en balayant une dernière fois l'échoppe du regard. De ce rapide coup d'oeil, le Nain trouva un papier, une plume et un encrier sur le comptoir. Comme Bilbon n'avait laissé aucune indication quant à son heure de retour, ni quoi que ce soit d'autre en rapport avec sa course, Thorin se décida à escrimer quelques mots à l'adresse de son employeur. D'une main gauche – cela faisait si longtemps qu'une plume fut entre ses doigts, tellement longtemps – il rédigea un court message, toutefois clair et limpide comme de l'eau de roche.

Quand le papier fut griffonné, le gaillard prit ses affaires, le trois-fois-rien qu'il trimballait avec lui, et sortit de l'épicerie. Des yeux curieux de Hobbits se posèrent sur lui lorsqu'il coinça son mot dans l'interstice de la porte qu'il refermait d'un coup de trousseau. Il aurait du mal à s'y faire, Thorin, à La Comté, il le savait. Et les habitants de La Comté auraient tout autant du mal à se faire à sa présence, pour sûr. Cette perspective élança quelque peu le Nain : le fait d'être un exilé ne l'avait plus incommodé depuis des lustres, mais aujourd'hui, plus que jamais, sa montagne lui manquait étrangement.

« Je... Ah... Kof, kof... Je... Je voulais savoir si vous n'aviez pas vu...Kof, kof...

- Un type haut comme un poney – un Nain, si je ne m'abuse, avec une grande barbe noire pleine de poivre, qui a l'air piqué et maussade à la fois ? Demanda le tavernier, au comptoir, en accueillant un Bilbon sur les rotules. Si, si... Il est là-bas, près du grand chandelier. C'est une de vos connaissances, Monsieur Sacquet ?

- Oui, et... Kof... Non. Enfin, pas tout à fait. Merci beaucoup pour votre réponse, cela va m'éviter de courir encore à l'autre bout de la contrée ! »

La remarque du tenancier agitait l'épicier qui peinait à reprendre correctement son souffle : il était d'autorité notoire que la famille du commerçant n'avait rien de très habituel, et que la progéniture en allait de même. Le fait qu'un Hobbit lie une amitié avec un magicien tenait déjà de l'étrange. Alors entretenir des conversations avec un Nain, que de désarroi pour tous...

Ce fut avec une très grande appréhension que Bilbon Sacquet avança vers le fond de la salle, allant effectivement vers le grand chandelier, la place que personne ne prenait habituellement. Ou bien seulement de sinistres personnes de passage, des gens à qui ont ne causait ni en paroles, ni en ennuis. Le petit bonhomme savait très bien que son saisonnier n'avait pas té placé là au hasard, loin de là. Écu-de-Chêne se trouvait à la place du renégat, du vil maraudeur sans foi ni loi.

« Je vous cherchais, Thorin, s'annonça brusquement le commerçant en prenant place face au Nain qui ne l'avait même pas remarqué. J'ai bien cru que vous ne désertiez déjà !

- Pas de quoi s'inquiéter, de toute évidence je n'ai pas la possibilité de m'envoler bien loin. Je n'ai que mes pieds pour me porter, maugréa le descendant de Durin. Et puis, vous n'avez pas vu le mot ?

- Quel mot ? »

Un nœud noua l'estomac de Thorin. Cette constriction lui fit aussi mal qu'à la première mauvaise réception d'un coup de marteau dans son ventre. Il se remémora les regards torves des riverains, et il imagina aussitôt qu'un des habitants, mal engagé envers l'héritier de Durin, s'était empressée de venir pour enlever le mot. Ou quelque chose dans ce goût-là. Écu-de-Chêne ne connaissait pas vraiment les Hobbits, toutefois il s'attendait à ce genre de comportement. Que ce soit d'un semi-homme ou d'une autre peuplade des terres alentours – et les Elfes s'avéraient être les pires envers les Nains, d'ailleurs...

L'exilé en peine fixa le fond de sa choppe, quelque peu ébranlé. Bien qu'il ne comptait pas particulièrement sur l'hospitalité d'autrui, la mauvaise esquisse qu'il se fit des gens de La Comté le renfrognait un peu plus méchamment. Lui non plus ne possédait pas le meilleur des caractères – à l'instar de Maître Sacquet – mais il comptait gommer ces irritants aspects de sa personne afin de se financer. Seulement, essayez de chasser le naturel, et il revient au triple galop comme un cheval agité d'une folie furieuse : il vous revient souvent en pleine face, sans qu'aucune esquive ne soit possible.

« … Vous aviez laissé un papier, c'est bien cela ? Reprit Bilbon en se grattant la joue, réfléchissant. Ça m'a tout l'air d'être une farce d'un des enfants Gamegie, mon brave... Combien de fois ai-je répété à ces garnements de cesser de traîner sur ma pelouse ? Je ne compte plus. ! »

Sacquet se mit à ricaner. Ce qui fut loin d'être le cas du fils de Durin, trop ombrageux sur le moment. Thorin ne croyait pas un traître mot à propos d'enfants qui seraient venus jouer près de l'épicerie au moment où il avait quitté son poste. C'était trop coordonné pour être ça. Ne voulant dire aucune parole sur le fait qu'il pensait que tout n'était que mensonge, le Nain se mit à engloutir cul-sec le fond de sa bière – la plus forte commandable dans le coin – et songea à la remarque qu'il s'était faite à lui-même, plus tôt, à propos du tablier à peine plus grand que les costumes de ses neveux, petits. Les petits Fíli et Kili, les prunelles de ses yeux. Une poussière titilla la rétine de Thorin, il l'essuya immédiatement. Les enfants de Dís lui manquaient, c'en devenait terrible. Eux aussi, quand ils étaient minots, jouaient un peu partout et surtout là où il ne fallait pas. Là où les grandes personnes parlaient de choses de grands, et que les gamins se voyaient mis à l'écart. Combien de fois Écu-de-Chêne avait lui-même grondé ses chenapans de neveux... ?

La gorge de Thorin le brûla. Il mit la sensation sur le compte de la bière qui, finalement, devait s'avérer plus forte qu'elle ne l'avait présagée aux premières lampées. Le passé de sa vie et le possible de sa quête rendaient le Nain incertain. Soudainement, il ne savait plus vraiment où il en était. Et, encore une fois, il préféra mettre cette hésitation latente sur le compte de la bière – terriblement plus forte qu'il ne l'escomptait, à la fin.

« Tenez, voici votre trousseau, Maître épicier, souffla le malheureux prince à l'adresse de son patron. Ne vous en faites pas, je reviendrai demain, à l'heure voulue. Rentrez chez vous. Je n'ai pas à vous imposer la présence gauche et triste d'un Nain déboussolé.

- Et où allez-vous vous reposer, Thorin ? Questionna Bilbon en plissant le nez. Il n'est aucune auberge, ici, et la plus proche se trouve à plusieurs lieues. Et encore, si vous coupez bien à travers chemins !

- J'irai à la belle étoile. Le ciel regorge d'autant de joyaux que mon Erebor, et j'ai sans nul doute le mal du pays. »

Bilbon, remué par l'attitude de son employé – mais aussi légèrement courroucé, pour une raison quelconque, de sa réponse finale – fouilla une de ses poches de veston. Il en sortit les pièces équivalentes à la valeur du repas du Nain et les posa avec détermination sur la table. Fronçant les sourcils, le Hobbit regarda Thorin droit dans les yeux, forçant en quelque sorte le contact avec le sombre sire face à lui :

« Écoutez, mon cher employé, vous ne m'imposerez rien puisque c'est à moi de jouer de la force de mon statut, suis-je bien clair ? Alors, maintenant, suivez-moi. Nous allons avoir une rude journée demain, je ne peux que vous le garantir. »

Ébranlé par le revirement de ton soudain de Sacquet, le roi-sans-terres ravala sa salive de travers. Il ne savait quelles étaient les limites du caractère – bien trempé, à première vue – de son petit patron, mais il se doutait qu'il allait en faire la connaissance plus vite qu'il n'aurait pu le croire !