Chapitre 4
Solitude
Un Hobbit suivi d'un Nain montaient le flanc d'une colline en pleine nuit. Non, il ne s'agissait pas du début d'un conte ou d'une drôlerie, mais plutôt d'une situation qui allait au devant de beaucoup d'ennuis. Du moins c'était ce que présumait Thorin, remontant sa cape sur ses épaules, alors sur les traces de Sacquet - le Hobbit en question de son incongrue histoire. Que diraient ses anciens compagnons des Montagnes, s'ils voyaient le grand Écu-de-Chêne ainsi, traîné de force par un semi-homme dans une autre de ces étranges structures ? Balin lui dirait de prendre cette aventure avec sagesse et philosophie, qu'elle ne rendrait le futur roi que meilleur. Bofur, quant à lui, aurait déjà lancé mille facéties et chanté tout autant de paroles sur l'absurdité du cas de l'héritier du trône !
Thorin baissa la tête et se gratta le menton, agacé par la présence imaginée de ses amis. Balin avait beau se trouver souvent dans le vrai et peser chaque chose avec rigueur, et Bofur aider à alléger les cœurs par ses pitreries ainsi que par le concours de calembours, aucun de ses deux compères laissé au loin ne le réconfortaient mentalement. Écu-de-chêne soupira profondément.
« Nous y sommes presque ! S'empressa de clamer Bilbon à son accompagnant, dont il croyait que le long souffle lui était destiné. Mon smial est perché en haut de cette pente, il n'y a plus très long, c'est garanti !
- Non, ce n'est pas... Écoutez, j'aurais pu dormir dans un champ, la nuit est belle et... »
Par un geste sans équivoque, Bilbon intima à son employé de faire silence. Un « chut » digne d'un détenteur de manuscrits ponctua le calme du soir fraîchement tombé. Les grillons eux-mêmes semblaient bien s'être tus, aussi.
Il n'y avait aucune protestation qui tenait, surtout pas à une si grande proximité de chez le Hobbit. Malgré son tempérament assez bien trempé, le commerçant savait recevoir – même s'il recevait très peu, en fait. Il notifia d'ailleurs Thorin que, hormis sa visite, le seul à venir régulièrement le rencontrer à « Cul-de-Sac » était Gandalf le Gris.
« … C'est certainement l'ami le plus proche que j'ai depuis plusieurs années, maintenant, se confia Bilbon en se retournant vers Écu-de-Chêne. Je ne fais pas vraiment d'émules, par ici, je dois dire. À part mon commerce...
- Voyons, cher ami de La Comté. Pourquoi raconter cela ? Je suis sûr que votre femme ne doit pas être de cet avis-là ! »
Ce qu'avait tonné le Nain d'un air jovial – et très factice - eut un tout autre effet que celui qu'il escomptait de la part du Maître épicier. Le semi-homme resta un instant la tête tournée vers ses pieds velus, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon où il cherchait ses clés. Il sembla éviter le regard du gaillard d'Erebor, soudainement figé par une parole qui devait, sans nul doute, lui avoir glacé le sang. Le Hobbit se racla la gorge puis toussota. Après cela il s'exclama avoir trouvé son carouble et pressa un peu le pas. Il monta très vite les derniers mètres de la colline, n'attendant même pas Thorin qui traînait ses bottes - un peu exprès, il devait se l'avouer.
L'héritier des montagnes n'avait pas la moindre incertitude quant au fait d'avoir blessé involontairement Sacquet. Cet arrêt et le comportement marqué ne laissaient pas la place à une simple once d'hésitation. Thorin, habituellement si taciturne, s'était permis le mot de trop, et la susceptibilité de l'autre venait à en pâtir. Le Nain s'inquiétait désormais de la façon dont son hôte allait le recevoir : allait-il subir, à nouveau, cette sorte de snobisme mal placé dont faisait preuve le commerçant ? Ou, peut-être, se ferait-il renvoyer ? Sinon, quel autre sort l'attendrait ? Écu-de-Chêne n'en savait rien, toutefois il envisageait un peu de tout.
« Pardonnez-moi, Bilbon, si j'ai commis une erreur avec mes dires... commença à s'excuser Thorin en tentant de rendre son ton plus habile. Je ne voulais pas... »
Quelques pas éloignaient encore le saisonnier de l'habitation de son patron. Et, il fallait le dire, le Nain ne s'attendait pas à tomber sur un bon accueil. Bien au contraire. Seulement, une subtile sensation l'enveloppa. Un sentiment soudain et indescriptible vint à le prendre aux tripes.
Une douce lumière, jaune et chaude provenant de chandelles, illuminait déjà les herbes et les plantes qui bordaient le chemin. Thorin sentit son cœur grossir en percevant les incandescences : d'ordinaire, lorsque de telles lueurs apparaissaient non loin de lui, c'était pour signifier qu'il passait devant un heureux foyer dont la porte lui était fermée. De sa vie sur les routes, il ne pensa jamais avoir connu la sensation d'un bon accueil, puisque les gens qui rencontraient son visage se souvenaient de la montagne, du dragon et de l'exil. En cette terre reculée de La Comté, cette situation avec Smaug ne faisait pas sens, puisque tout le monde ignorait le sort des Nains d'Erebor.
Et cette fois-ci, cette lueur, cette douceur et le bonheur d'une maison... Cela lui serait-il encore retiré à cause de ses paroles ? À cause de sa condition de Nain, trop abrupt, peut-être ? Écu-de-Chêne avala difficilement sa salive et la mesure de ses pas fut plus lourde encore. Ce ne fut que lorsqu'il atteignit le seuil de la maison, avec une autre drôle de porte ronde encore, que tout doute vont à s'évanouir chez l'exilé. Le battant se trouvait ouvert, pivoté sur ses gonds, laissant un chemin libre au visiteur afin d'entrer dans le foyer.
« Entrez donc et laissez cape ainsi que bagages dans l'entrée. Nous nous en occuperons plus tard, annonça seulement Bilbon du fond d'une pièce, plus loin. Pour l'heure, je pense que vous réjouir autour d'un bon repas serait de bonne augure, ou je me trompe ?
- Oui, ce... Cela me paraît bien, exactement. »
Franchissant le pas de la porte en s'abaissant – bien plus qu'il ne dut le faire pour entrer dans l'épicerie, tantôt – Thorin se trouva dans un intérieur semblable presque en tous points à l'échoppe. Le même parquet en bois brut, un tantinet plus sombre, et très bien ciré, un assortiment de meubles qui paraissaient appartenir au même travail que ceux de la boutique, ainsi que quelques bocaux, ouverts cette fois-ci, remplis de mélanges de fleurs à pot-pourri. L'ambiance s'avérait très étrange, comme si la maison n'était pas la demeure du commerçant, mais plutôt une sorte de temple figé on-ne-savait-trop-où dans le temps. Sacquet devait bel et bien vivre seul, posa finalement le Nain. Cela paraissait évident, même.
Thorin ôta sa cape de voyage qu'il accrocha à un patère dans l'entrée. Ensuite, il referma la porte derrière lui après s'être défait de son « nécessaire à crapahuter » - comme il l'appelait – et, enfin, le gaillard suivit les sons d'instruments de cuisine qui résonnaient entre les murs. Après avoir traversé un corridor qui s'enfonçait en demi-cercle sous la colline, le visiteur impromptu se trouva face à une pièce à l'arche arrondie d'où s'échappait déjà des volutes de fumée. Il s'agissait d'une cuisine avec tout le nécessaire : du mobilier – trop bas pour un Nain aux ustensiles. Bilbon réchauffait, à vue, un ragoût. Il découpait aussi du pain, grossièrement, avec un couteau.
L'hôte ne se préoccupait pas de son invité et se concentrait pleinement sur sa tâche. Le barbu se demanda si le Maître épicier se voyait encore incommodé par sa remarque et il n'osa pas prononcer un mot avant que le dîner ne soit servi. À l'instar de Sacquet, en fait.
« J'espère ne vous avoir fait offense, tout l'heure, Bilbon, s'enquit Écu-de-chêne après deux bouchées. Il s'agissait d'une...
- Ne prononcez pas un mot de plus, ce n'est pas nécessaire. »
Le ton du Hobbit fut sec sans être teinté de méchanceté. Thorin percevait même, entre les vibrations de sa voix, une amertume qu'il ne connaissait que trop bien : la nostalgie. Pour ne pas davantage blesser celui qui lui offrait gîte et couvert, l'errant n'ajouta rien et une gêne s'insinua entre les deux mangeurs. Un de ces temps où l'on croit que le sable ne s'écoule plus vers le bas, et qui s'étire sans fin. Thorin regretta de ne pas avoir dormi sous la voûte céleste, au bout du compte...
« Nous avons les mêmes maux en tête, sans pour autant oser les prononcer, je crois bien, avait fini par murmurer Bilbon, brisant la glace de son habile parole. Ne savons-nous pas l'affronter, en définitive ?
- Quoi donc ? »
Écu-de-Chêne releva la tête de son assiette presque finie vers laquelle il avait, finalement, tourné toutes ses pensées pour s'extraire de la délicate situation. Le Maître épicier fixait son invité avec morosité, coudes sur la table – ce qui se voyait fort loin des standards de la politesse chez tous les peuples – les mains calant son menton. Il ne répondit pas de suite à l'interrogation de Thorin, respirant profondément comme si une étrange chose lui brûlait les entrailles.
De nouvelles secondes tournèrent sur l'horloge de cette façon, dans cette drôle d'atmosphère, dans la singularité d'un moment de tristesse. Enfin, le Hobbit reprit, animé d'un soupir :
« La solitude, mon ami de sous-la-montagne. La solitude. »
Comme perdu, le barbu ne répliqua rien. Bilbon venait de relever une évidence, de telle sorte que l'exilé soit mis face à cette peur viscérale qu'il cachait au fond de lui. La solitude. Cet état qui l'avait plongé dans la recherche désespérée de gains pour retrouver son Erebor, ou peut-être était-ce l'inverse et l'envie de reconquérir la montagne n'avait rendu Thorin aussi malade d'isolement ? Le Nain crut que quelque chose venait de se loger subitement dans sa gorge, et il comprit bien vite que ce qu'il pensait coincé dans sa trachée constituait l'essence de son mutisme face aux paroles du Hobbit.
