Elle a un plan. Shepard, Whelps, a toujours un plan, même quand personne ne le sait. Il faut qu'elle trouve un terminal. A partir de là, elle devrait pouvoir détourner un peu d'argent pour s'acheter du matériel et des vêtements, des armes, et de l'alcool. Un plan parfait. Ses compétences en pir atage se sont améliorées grandement avec les années. A partir du moment où on peut hacker une armure pour détruire les boucliers d'un ennemi tout en tirant sur d'autres cibles, on peut dire qu'on est doué.

Oméga n'a pas beaucoup changé. On voit encore les traces des combats sanglants qui ont eu lieu ici pour libérer la station des chiens de Cerberus. Où est Aria ? Tu es revenue ici ou tu traînes encore avec Tevos ? Elle repère un terminal dans une alcôve, au coin d'une rue peu fréquentée, et s'y dirige doucement. Ce n'est pas le moment de se faire repérer. Sans armes, sans armure, et blessée comme elle est, elle ne combattra pas très férocement.

Le détournement d'argent est plutôt facile, et quand ta copine est le Courtier de l'ombre, tu apprends quelques trucs sur les sociétés laxistes ou avares sur la question de la sécurité. En quelques minutes, l'ancien spectre a dix milles crédits et quelques informations sur la faune locale qui pourraient lui être utiles… Elle se dirige alors vers le marché, lentement, elle est frustrée par sa condition actuelle. L'obligation d'une canne, l'œil manquant, tout ça commence à peser sur ses nerfs déjà fragiles. La descente d'Hallex ne doit pas aider non plus.

Au marché, pour la première fois depuis une dizaine d'années, elle achète des vêtements civils, sombres et sobres, solides, un chapeau, aussi, pour le style. Des cigarettes, un peu de nourriture, deux ou trois bières, Un fusil à pompe, de mauvaise qualité, mais ça fera l'affaire, un pistolet lourd, dans un état qui lui laisse penser qu'il a du participer à la guerre du Premier Contact, au moins. Elle décide d'aller à l'ancienne clinique de Mordin. Peut-être que son assistant y est encore et pourra l'aider pour son œil et la canne. Mordin… Le rappel du scientifique fou la fait doucement sourire alors qu'elle avance, plus assurée maintenant qu'elle est armée, dans les méandres d'Oméga.

A la clinique, elle trouve l'assistant et s'aperçoit qu'elle doit choisir entre lui dire qui elle est ou inventer un mensonge plausible. Elle opte pour le mensonge.

« Ecoutez, docteur, Je m'appelle Whelps et je bossais avec Shepard pendant la guerre. Elle m'a dit… Elle m'a dit que si j'avais besoin de soin ici, je pouvais venir vous voir, que vous m'aideriez car… Vous savez… Mordin, tout ça…

- Mordin… J'ai… J'ai appris qu'il est mort à Tuchanka. Qu'il aurait guéri le génophage ? C'est vrai ?

- Oui, doc, c'est un héros, Mordin. Sans lui, on aurait pas gagner la guerre.

- Ok… Vous êtes une amie de Shepard donc ? Demande-t-il, son ton laissant entendre ses doutes. Pourquoi je n'ai jamais entendu parler de vous ?

- Je suis une ancienne N7, comme le Commandant. Opérations spéciales, tout ça. J'étais avec Shepard, à Londres, le dernier jour.

- Ho… C'est là que… Je vois. Pour Shepard, je vais vous faire payer le moins cher possible et essayer d'obtenir du bon matériel. Je suppose que vous venez pour votre œil ?

- Et pour voir ce qu'on peut faire pour ma jambe. Elle est en bordel et je crois que les médecins, là-bas, ils étaient débordés.

- Je vois. On va voir ce qu'on peut faire. »

Pendant plusieurs heures, le médecin ausculte le soldat, consulte l'extranet pour obtenir un œil synthétique de bonne qualité, parle avec d'autres médecins pour arranger sa jambe. Le problème principale est que ses muscles ont été broyés, les chairs brûlées et les tissus cicatriciels sont trop étendus. A la fin de la journée, l'ancien assistant, plus perceptif qu'avant, invite le soldat à rester dormir à la clinique. Elle accepte, s'installe sur un lit, dans un coin, prend un puis deux cachets d'Hallex et disparaît dans un monde sans douleur et sans rêve.

Les jours suivants, on l' opère deux fois, pour son œil et sa jambe. Elle boitera toujours un peu mais elle pourra jeter la canne. Quant à l'œil synthétique, disons que ce n'est pas de qualité Cerberus. La sclère, qui est sensée être blanche, sera gris sombre, et la pupille n'est rien de plus qu'une caméra très haute définition. Selon l'assistant, ce qui est pratique, avec un viseur, c'est qu'elle pourra changer les données perçues, vision infrarouge, nocturne, beaucoup de possibilités. Trois jours après son arrivée à Oméga, une inconnue nommée Whelps sort de la clinique de Mordin avec un nouvel œil, sans canne, et seulement deux milles crédits en poche. Elle s'arrête dans un bar, non loin, tenu par deux turiens qui la fixent pendant de longues minutes avant de venir lui servir un whisky, sans même qu'elle ait à demander. Devant son air perplexe, le barman se sent obligé d'expliquer : « C'est la seule boisson que les humains comme toi peuvent boire ici. », d'une voix qui n'invite pas à la conversation.

Ce n'est pas comme si elle voulait vraiment discuter, de toute manière. Elle ne sait pas trop ce qu'elle ressent. Un mélange de vide, d'absence, comme si ses émotions, ses idées, même ses peurs avaient disparu. Et ça ne laisse plus, là, dans le trou au milieu du thorax, qu'un vide immense où résonne le faible écho de ses battements de cœur. Son esprit, de plus en plus embué par le whisky et probablement pas aidé par la petite dose d'Hallex qui l'accompagne, se promène dans les souvenirs qu'elle a d'Oméga. Aucun n'est très bon. A part quand elle a retrouvé Garrus. Mais il s'était pris une roquette dans la tête ce jour-là… Est-ce qu'elle peut considérer que le baiser d'Aria était un bon souvenir ? Alors qu'elle passe un doigt sur ses lèvres, pensivement, elle arrive à la conclusion que, oui, définitivement, c'était un bon souvenir. Les cadavres, un peu partout autour d'elles quand elles s'embrassaient, ne la gênaient pas forcément. Rien de tel que d'embrasser, ou mieux encore, juste après un combat…

Penser à Aria lui donne envie, stupidement, probablement, d'aller à l'Afterlife. Elle regrettera demain, mais il n'y a qu'à ajouter ce regret sur le tas avec les milliers d'autres. Elle marche vers l'antre d'Aria, d'une démarche de personne ivre, blessée mais toujours dangereuse. Son esprit imbibé d'Hallex et d'alcool s'accroche comme un désespéré aux basses qui pulsent dans la boîte de nuit. Elles parcourent son corps, qui s'en abreuve, sans bouger. Arrivée au bar, juste en contrebas du salon privé de la reine d'Oméga, elle commande deux bières et un whisky à la jeune asari qui s'attelle rapidement à la tâche, un sourire aux lèvres. Elle observe la jeune alien, sourit aussi. La barman ne doit pas être beaucoup plus âgée que Liara. Sa peau a une teinte un peu plus foncée et ses tatouages faciaux sont d'une complexité incroyable. L'asari l'observe aussi maintenant, et ses joues prennent une teinte un peu plus sombre quand Shepard, l'esprit complètement dévasté par les substances, lui fait un clin d'oeil accompagné de son sourire le plus ravageur. Le petit rire de la jeune femme envoie une douleur directement au fond de son cœur. C'était un rire cristallin, musical, comme celui de Liara. Et l'espace d'un instant, dans le brouillard qu'est devenue sa vie sous drogues, elle s'est aperçue de la conséquence de son choix. Ce que ça implique d'être là, droguée, ivre, sous une fausse identité dans le pire trou que la galaxie ait pu créer. Elle est en train de causer, pour des raisons égoïstes, d'immenses souffrances à la femme qu'elle aime.

Mais cette étrange lucidité disparaît rapidement, quand elle voit du coin de l'œil, qu'un turien l'approche. Il ressemble à un des gardes rapprochés d'Aria. Peu importe. Elle commande une nouvelle fois, deux bières et un whisky, mais la barman ne bouge pas. En se tournant un peu, elle voit que le turien a levé sa main, indiquant à l'asari que ce ne sera pas nécessaire. De sa voix basse, il dit à l'humaine :

« Aria vous attend.

- Pourquoi faire ? Sérieux, je suis bien là, avec cette charmante demoiselle.

- Pas de discussion. Aria n'a pas beaucoup de patience. Maintenant debout.

- Ok, ok, buzz killer, j'arrive. Putain, on peut pas me laisser tranquille un moment ? »

Elle ne veut pas réfléchir à ce qu'implique cette requête. Pourquoi Aria voudrait voir une inconnue, au mieux une mercenaire, au pire juste une nouvelle droguée en ville ? Elle ne veut pas s'inquiéter. Elle n'en a pas la force de toute façon. Si Aria veut la tuer, soit, on gagnera tous du temps. Le turien s'arrête en bas des escaliers et lui fait signe de continuer. Elle obéit, lentement, les escaliers sont une épreuve pour sa jambe, et les douleurs qu'ils créent sont à la limite du tolérable avec l'Hallex qui augmente toutes les sensations.

Elle arrive dans le salon privé, insonorisé, et vide de garde, de la reine d'Oméga. Celle-ci est debout, face à la vitre qui donne sur la salle principale en contrebas. Sans se retourner, Aria, de sa voix puissante et sensuelle, demande au soldat :

« Qu'est-ce que fait un spectre mort, encore, sur ma station ?

- Je ne vois de quoi vous parlez. Je suis pas morte, et je suis pas un spectre… Ou alors je suis un fantôme ?

- Silence, ne me prenez pas pour une idiote, Shepard. Vous n'êtes pas si habile que ça pour cacher votre identité. Les gens, ça parle.

Un instant, Shepard se tait. A qui elle a bien pu parler, qui l'aurait reconnue ? Le doc est la seule possibilité. Il l'aurait reconnue ? Et n'aurait rien dit ? C'est un problème.

- Merde, c'est le doc, c'est ça ?

- Je ne divulgue pas mes sources, dit-elle en se retournant et en approchant du Commandant. Et maintenant, je veux que vous répondiez à ma question. Que faites-vous sur ma station ?

- Je disparais, voilà ce que je fais, Aria. Vous allez me laisser faire, ou il faut que je parte disparaître ailleurs ? Demande Shepard, plus ennuyée qu'autre chose.

- Vous êtes dans un état…dit la grande asari, en s'approchant lentement de l'humaine, le regard évaluateur. La guerre vous a pris beaucoup à ce que je vois… Où est votre petite sang-pur ? Habituellement, elle vous suit à la trace. Des troubles au paradis ?

- Ça ne vous regarde pas. Ne la mêlez pas à ça. Elle…

- Ho… Elle n'est pas au courant n'est-ce pas ? Vous êtes bien plus perverse que je ne l'imaginais, Shepard. Lui faire croire que vous êtes morte, c'est mesquin. Mais c'est votre affaire. Elle n'apprendra rien par moi. Après tout, vous m'avez bien aidée. Et emmerder cette petite idiote, même si elle l'ignore, ça ne me dérange pas. Mais, Shepard, si vous voulez vraiment disparaître, la drogue n'est pas la seule solution pour ça...

- Merci du conseil. Je peux partir, votre excellence ?

- Un peu de respect Shepard. Ma patience a des limites, je vous aime bien mais ne forcez pas trop votre chance. Enfin, bref. Je suis sûre que vous n'avez pas de logement. Allez ici, et dites leur que vous venez de ma part. Évitez de mourir sur un de mes trottoirs, Shepard, les vortchas et les varrens vous dévoreront sinon. »

Avec ça, elle se relève, manipule son omni, envoyant à l'ancien spectre des coordonnées, puis retourne contempler son bar. Le soldat acquiesce doucement et redescend. Elle s'arrête au bar et retrouve la souriante asari, qui s'empresse de lui servir deux bières et un whisky. Elle sait que cette entrevue avec Aria n'était qu'un jeu de pouvoir. Et en donnant les coordonnées de l'hôtel, un jeu de contrôle aussi. Mais elle ne va pas faire la fine bouche, elle n'a pas beaucoup de crédit, et bientôt elle n'aura plus d'Hallex, ni d'anti-douleur. Et elle redoute le jour où elle se retrouverait en manque des deux.

Elle décide de demander à l'asari derrière le bar si elle aurait de l'Hallex ou autre chose, la jeune femme lui offre un sourire de connaisseur puis disparaît sous le comptoir. Elle en ressort avec une petite boîte noire. Quand elle la tend à l'humaine, la barman, au lieu de lui donner la boîte, lui saisit la main et approche ses lèvres de son oreille :

« Si tu m'attends, chérie, cette fois c'est gratuit.

Shepard frémit au souffle chaud contre sa peau, à la voix douce et qui semble promettre beaucoup de choses.

- C'est quoi ? J'ai pas l'impression de connaître...

- Tu vas adorer, mais attention, il faut savoir doser. Je te montrerai. Si tu acceptes ma proposition.

Le spectre déglutit, perturbée par ces lèvres qui bouge doucement juste contre son oreille, par l'envie d'accepter et de se perdre avec cette fille. Mais qu'est-ce que cela fera d'elle ? Si elle fait ça, elle sait qu'elle sera définitivement brisée. Irrécupérable. Elle n'est pas encore prête pour ça. Pas encore.

- Désolée, ma belle. Mais mon cœur est pris. C'est combien, la boîte ?

Elle voit la déception, dans les yeux de la jeune barman, mais elle redevient vite professionnelle et souriante.

- Dommage, tu ne sais pas ce que tu rates. Pour toi, ma jolie, c'est 1000. Et ne prend jamais plus d'une gélule. Plus et tu convulses. C'est pas beau à voir.

- J'imagine. Merci.

- De rien, et, au fait, ne prend pas ça ici. Il faut que tu sois isolée. Sinon… Tu comprendras.

- Ok, je prends note de tes conseils, et merci pour le sourire. A la prochaine. »