Azog l'avait eue. Un revers vicieux avait permis à la lame de l'orc de se planter entre ses côtes. Alice serra les dents, refusant de laisser le sang qui remontait le long de sa gorge passer la barrière de sa bouche. C'était la fin, elle le savait très bien.
Cependant, elle ne comptait pas partir seule. Elle avait déjà réussi à poignarder l'estomac du Profanateur, l'affaiblissant, et la proximité qu'ils avaient lui garantissait un deuxième coup fatal.
Bloquant le fourreau contre son torse en recouvrant la main blafarde qui le couvrait de ses propres doigts, la jeune femme attira son assaillant à elle. Elle leva son épée droit vers la gorge de l'Orc Pâle. L'élan de ce dernier ne lui permit pas d'esquiver l'arme et il alla s'empaler de la pomme d'Adam au front sur la lame de la descendante légendaire.
Alice prit un instant pour apprécier la chute lente d'Azog. L'orc poussa un râle en s'effondrant sur le sol. Ses yeux se révulsèrent et il fut secoué de spasmes. La blonde s'approcha alors, constatant qu'il respirait encore. Elle prit une grande inspiration, tirant l'épée de l'orc de sa propre chaire en un seul mouvement fluide. La jeune femme grimaça, portant une main à son abdomen. Avec l'autre, elle positionna la pointe de la lame au dessus du cœur de son ennemi.
"- Si tu en as l'occasion… Tu diras bonjour à Morgoth de ma part." réussit-elle à murmurer, avant de s'appuyer de tout son poids sur le fourreau.
Azog laissa échapper un dernier cri avant de s'immobiliser, mort.
Levant les yeux vers le ciel, Alice sourit. Elle chancela sur ses jambes, fit quelques pas en arrière en titubant. Son pied glissa sur la glace, l'entraînant vers le sol. Sa tête heurta l'eau gelée, mais elle n'avait plus mal. D'une main, elle caressait son ventre tendrement, pendant que l'autre s'était levée au niveau de ses yeux. Elle admirait la bague de fiançailles que Thorin lui avait offerte.
"- Je suis désolée… On aurait eu une belle vie… Tous les trois..."
Le ciel commença à tourner au dessus d'elle, ses yeux se faisant de plus en plus lourds. Elle perdait beaucoup de sang, beaucoup trop.
Une chaleur immense l'entoura alors que tout s'assombrissait. Elle ferma les yeux.
Pour les rouvrir quelques secondes plus tard.
La jeune femme se redressa en sursaut, toute trace de blessure disparue. Elle mit quelques secondes à reconnaître la pièce où elle était. Tout était d'un rose doré, une couleur bien trop à la mode sur Terre. Une couleur qui allait pourtant si bien pour une chambre de dieu.
"- C'est fini alors… souffla-t-elle, les larmes lui montant.
- J'en ai bien peur. lui répondit une voix qu'elle connaissait bien.
- Mahal… Est-ce qu'ils vont bien ? Tous ?
- Oui. Ils ont tous survécus. Grâce à toi, Alice. affirma le Vala en s'asseyant sur le rebord du lit.
- C'est le plus important."
Alice sentit les bras de son ancêtre lointain l'entouraient et elle se laissa aller, pleurant à chaudes larmes.
"- Nous n'avons pas pu sauver l'enfant. Nous avons tout essayé, mais il était trop jeune. Je suis désolée…" intervint Yavanna, depuis le chambranle de la porte.
Les pleurs de la jeune femme redoublèrent. Elle avait tout perdu, mais sa mission était accomplie.
Les années passèrent en Valinor, les jours défilèrent l'un après l'autre, se ressemblant avec une atrocité fatale. Alice en devenait folle.
Elle était passée par plusieurs stades, et jamais dans l'ordre attendu. Elle avait tout d'abord accepté sa destinée, résolue quant à sa fin inévitable. La vie au cœur de la cité sacrée n'était pas déplaisante en soi, juste un peu monotone.
Puis les semaines s'enchaînèrent et l'inchangeable réalité de sa condition la frappa. Elle ne verrait plus jamais ses amis. Elle ne serait pas à leurs côtés quand Erebor retrouvera sa sublime. Elle ne se tiendrait pas à la droite de Thorin quand il sera couronné Roi sous la Montagne, s'il ne l'était pas déjà. Elle ne tiendrait plus Sirius dans ses bras, ni Bilbon, ni Ori qui devait avoir une vie paisible avec Dwalin à l'heure qu'il était. Nori et Bofur profitaient de leur amour au grand jour, sans qu'elle ne soit là pour les chambrer. Et tant d'autres choses parfois si futiles…
Elle sombra, lentement, dans la douleur et la folie.
Les Valars furent témoins de cette descente aux Enfers, accablés par leur inutilité. Ils ne pouvaient rien faire.
"- Vous saviez que j'allais mourir ? leur demanda la jeune femme, un soir.
- Non. avoua Manwë, posant ses couverts. Dans tous les destins que tu aurais pu avoir, tu survivais.
- Qu'est-ce qui a changé alors ? Pourquoi je suis ici et pas là-bas ?"
Mahal se passa une main sur le visage, désemparé. Il voyait bien que l'esprit de sa descendante la torturait sans relâche, comme l'attestait son regard vide et sa voix éteinte.
"- Melkor. finit par céder Yavanna. Il a modifié quelque chose en toi, te donnant des pouvoirs qu'on a réussi à annihiler, mais ton essence n'était plus la même. Toutes ces modifications t'ont forgé un autre destin dont aucun d'entre nous n'était maître.
- D'accord."
La discussion s'arrêta là, mais les rouages dans le cerveau d'Alice n'arrêtèrent pas de tourner pour autant. Ils tournèrent, tournèrent, et tournèrent, jusqu'à s'aligner parfaitement.
Le Palantír n'avait pas bougé. Il demeurait dans la pièce secrète de la bibliothèque. Y entrer et déclencher le mécanisme furent un jeu d'enfant, une fois qu'Alice eut réussi à trouver un objet empreint de la magie de Manwë. Il lui avait fallu des mois de recherche, trois ou quatre, mais elle n'avait pas baissé les bras. Elle comptait bien reprendre son destin des mains de Morgoth.
Le Vala déchu n'avait lui aussi pas changé. Ses rides étaient toujours aussi prononcées, sa peau du même gris, cependant la blonde le trouvait bien plus laid que la première fois qu'elle l'avait vu. Savoir de quoi il était réellement capable y était pour beaucoup.
"- Félicitations, jeune Terrienne, tu as accompli ta destinée."
Sa voix nasillarde et serpentine résonna dans la cellule, vrillant les tympans de la visiteuse. Elle s'approcha lentement des barreaux, faisant face à l'être le plus immonde qu'elle n'ait jamais vu. Elle le fixa quelques secondes, observant son visage narquois, son air satisfait et son sourire édenté… et c'en fut trop.
Passant un bras au travers des barres de fer, elle empoigna la robe noire et poussiéreuse du prisonnier. Elle l'amena aussi proche d'elle qu'elle le pouvait, cognant son front contre la barrière qui les séparait.
"- Qu'est-ce que…
- Parlons-en de ma destinée, sale rat. susurra-t-elle. Celle que tu m'as volé, bien évidemment, pas le semblant de vie que tu m'as donné.
- C'est tout ce que tu méritais pour avoir servi la volonté de ces imbéciles sans broncher !"
A nouveau, la blonde éloigna son bras et le ramena vers elle, écrasant le nez du Vala contre le mur magique.
"- Et que crois-tu mériter, toi ? D'être libre ? Tu mériterais les pires supplices qu'on puisse infliger à quelqu'un. La mort serait bien trop douce pour toi, on devrait te condamner à souffrir pour l'éternité. L'idée ne leur a peut-être jamais effleuré l'esprit… Ou il n'y avait pas assez de dégoût envers ta personne en ce temps-là… Je me demande si c'est toujours le cas aujourd'hui. Je me demande s'ils envisageraient de revoir ta peine à la hausse… Hm ? Qu'en dis-tu ?"
Melkor semblait se ratatiner sur place. La peur et la panique présentes dans ses yeux ne faisaient que pousser la Terrienne à continuer ses menaces. Elle voulait qu'il souffre, qu'il se sente mourir de terreur.
"- Si je te rendais ta destinée, rien ne te garantirait que tu puisses la vivre. Ils n'accepteront pas de te renvoyer là-bas.
- J'en serais au moins maître.
- Si je ne te la rends pas, tu iras les convaincre.
- T'as tout compris, génie."
Morgoth grimaça. Il avait perdu cette bataille et il le savait. Il hocha alors la tête, défait.
Alice tourna les talons, réfléchissant à la deuxième partie du plan. Il fallait qu'elle convainque les Valar de lui accorder une troisième chance, une troisième vie.
"- Renvoyez-moi là-bas."
Des mois, peut-être même des années, qu'elle cherchait comment leur demander et elle en avait plus qu'assez du temps qui s'écoulait.
"- Si on le pouvait, on le ferait. lui assura Varda.
- J'ai repris ma destinée. Je n'ai plus rien à faire ici puisque je ne suis pas censée être morte."
Vairë se leva prestement, la sondant. Elle écarquilla les yeux avant de se retourner vers comparses.
"- Elle dit vrai."
S'ensuivit une discussion animée sur sa visite à Morgoth. Alice tint tête. Elle ne flancherait pas et les dieux le savaient.
"- Alice… souffla alors Yavanna. Dix ans se sont écoulés depuis ton départ. Ils ont tous changé. Ils ont refait leur vie. Ils ont réussi à surmonter leur deuil.
- Et je suis fière de chacun d'entre eux pour ça. Mais je crois qu'ils seraient bien plus heureux si je revenais.
- C'est égoïste." l'interpella Manwë.
La jeune femme entra alors dans une colère noire.
"- J'ai donné ma vie pour eux ! Pour vous ! Pour ce monde, cet univers, votre créateur ! Mon bébé est mort, je suis morte ! Je crois bien avoir le droit d'être égoïste pour une fois et réclamer ce qui me revient de droit.
- Ce qui est ?
- La vie. Celle qui était censée être la mienne. J'ai le droit d'être heureuse."
Manwë la jaugea alors. Il avait un visage neutre, impassible. Alice se sentait prête à le supplier, à se mettre à genoux et à implorer sa clémence.
Il tourna les talons.
"- Où va-t-il ? s'enquit-elle alors, confuse.
- Parler à Eru. lui répondit Öromer. Je crois que tu l'as convaincu."
Manwë disparut pendant plusieurs semaines. La Terrienne tournait en rond, se rongeant les ongles. C'était sa seule chance. Si Eru refusait, alors c'était fini. Elle serait condamnée à une éternité d'errance au sein du palais blanc.
Le Vala revint, la mine grave. Alice baissa la tête, abattue.
"- J'ai plaidé ta cause. annonça-t-il. Il semblerait que ta témérité et ta détermination t'ont été d'une grande aide. Ton départ est prévu pour demain matin."
Le cœur de la demoiselle fit un bon dans sa poitrine. Elle releva la tête, incrédule, avant de se jeter sur le dieu et de l'enlacer.
Elle quitta Valinor sans fioritures, sans grands adieux. Elle passa au travers de la même brèche que la première fois, s'attendant au choc.
Choc qui ne vint pas. Elle déploya ses ailes en sentant le vent s'engouffrer dans ses plumes.
Ailes.
Plumes.
Alice rit jaune. Des cris sortirent de sa bouche. Ou plutôt de son bec. Un corbeau. Elle était devenue un corbeau. En dessous d'elle, la Comté défilait. Elle pouvait voir Cul-de-Sac et Bilbon fumant sa pipe sur son banc. Elle se posa sur son toit, observant le hobbit.
Elle prit un instant pour se remettre du choc et de la déception. Elle ne savait de qui sa transformation était l'œuvre, et c'était peut-être mieux ainsi. Maintenant qu'elle voyait Bilbon, heureux dans son smial, elle repensa aux mots de Manwë. C'était égoïste de revenir chambouler leur vie à tous pour son simple bonheur. Elle comprenait maintenant.
Elle débattit intérieurement sur ce qu'elle allait bien pouvoir faire. Une seule option lui vint en tête en observant ce tout petit hobbit qui rêvait d'aventures.
Un tour de la Terre du Milieu s'imposait.
