FITCHBURG, WISCONSIN
Bethany Mackenzie avait tellement mangé de tarte aux airelles et à la crème – sa préférée – qu'elle avait l'impression qu'on aurait pu la faire rouler comme un ballon dans la pente du jardin. Son oncle Albert avait dit à peu près la même chose après sa cinquième part de gâteau au chocolat. Ils avaient tous les deux avalé des litres de bièraubeurre délicieusement fraîche en cette étouffante après-midi de juillet. La mère de Bethany s'était surpassée en cuisine et son père avait pendu des drapeaux américains, des ballons et des tortillons partout sous la pergola pour célébrer l'arrivée de la lettre.
Tous les voisins étaient venus pour la fête, sauf les Nichols, bien sûr. Ils étaient à l'hôpital avec leur fils. Bobby était un sale gamin, arrogant et égoïste, mais Bethany se sentait un peu désolée pour lui quand même. Après tout, ce n'était pas sa faute s'il était mystérieusement tombé malade, comme plusieurs autres enfants de Fitchburg.
Tout à sa joie, la petite fille n'avait pas remarqué les conversations inquiètes des parents, leurs échanges de regards, leurs hochements de têtes. Elle avait fait admirer à ses copines le bel uniforme bleu et rouge confectionné sur mesure chez Passepoil & Fils, le délicat nœud gordien doré qui s'épinglait comme une broche, et puis aussi la splendide malle tendue de tapisserie que ses grands-parents lui avaient offert, le petit nécessaire d'écriture gravé à ses initiales et surtout l'adorable furet blanc dans sa cage d'argent. Peggy Brown, morte de jalousie, avait fait remarquer que les furets avaient tendance à sentir mauvais et qu'elle avait eu bien raison de choisir un chat pour sa part.
Comme toutes les autres savaient que le vieux matou des Brown était à moitié aveugle et oubliait souvent de se laver, Bethany avait aisément triomphé de son ennemie jurée.
Pour que cette journée fût complètement parfaite, il aurait fallu que Michael Gorwitz soit aussi présent, mais sa mère avait appelé pour dire qu'ils ne pourraient pas venir parce qu'il y avait du monde au motel et qu'elle avait besoin qu'il garde son petit frère.
Les parents de Bethany pensaient que Mme Gorwitz n'était pas encore tout à fait prête à accepter la réalité. Michael avait reçu sa lettre, lui-aussi, mais il y avait eu une grosse dispute avec son père à ce sujet, avant que ce dernier ne reparte travailler – il était routier.
Bethany savait que les gens de leur communauté n'étaient pas toujours bien compris – c'était sans doute un peu la faute du vieux monsieur Jerry, au bout de la rue, qui se baladait en chemise de nuit à fleurs au supermarché ! – mais elle ne pouvait pas imaginer que quelqu'un refuse catégoriquement d'envoyer son enfant à Ilvermorny, aussi elle ne s'en faisait pas trop.
Oncle Albert lui avait promis d'autres cadeaux lorsqu'il reviendrait de Milwaukee et sa maman lui avait assuré qu'ils inviteraient Michael avant la fin de l'été.
Ce soir-là, Bethany était tellement excitée qu'elle n'arrivait pas à dormir. Les yeux grands ouverts dans la pénombre, elle promenait son regard sur sa jolie chambre de princesse en essayant de deviner à quoi ressemblerait sa vie une fois à l'école.
Sur la commode blanche aux boutons en porcelaine, la rose enchantée qui s'effeuillait au rythme des semaines luisait doucement. Le journal de la petite fille était posé à côté d'elle, fermé par un gros cadenas en forme de cœur. Les étagères de la bibliothèque étaient remplies de romans mettant en scène des adolescentes qui montaient à cheval ou menaient une double vie de chanteuse et de lycéenne. Au fond de la vaste boîte à chapeau où étaient reléguées ses vieilles poupées, Bethany avait caché le set à maquillage prêté par Shawna, sa baby-sitter.
Ses ours en peluche étaient alignés soigneusement sur le banc-coffre, sous la fenêtre aux longs rideaux romantiques.
Le vent soufflait, dehors, agitant les longues branches du pommier planté devant la maison. Elles cliquetaient lugubrement contre la vitre et Bethany mit sa tête sous sa couette pour ne pas les entendre. Son père avait mis la climatisation en marche et fermé la fenêtre avant de lui souhaiter bonne nuit, mais il n'avait pas tiré les volets. La chambre de Bethany était au premier étage, elle ne craignait rien.
La petite fille était enfin sur le point de s'endormir lorsqu'un raclement plus insistant à la fenêtre la tira de sa quiétude. Elle s'assit en fronçant les sourcils.
Stupides ratons laveurs ! Non seulement ils fouillaient dans les poubelles et les laissaient répandues dans l'allée devant le garage, mais ils grimpaient aussi sur les toits et faisaient la sarabande.
Bethany repoussa sa couette et se laissa glisser de son lit. Elle écarta le rideau, ouvrit la fenêtre et jeta un coup d'œil dehors.
Mais la rue était déserte. Un lampadaire grésillait à quelques dizaines de mètres, comme s'il allait s'éteindre. Bethany haussa les épaules et referma la fenêtre. Puis elle regagna son lit en sautillant, frottant ses bras.
Il faisait drôlement froid, la climatisation devait être mal réglée.
Elle se fourra sous sa couette, enfouit son visage dans son oreiller bordé de dentelle et se prépara à rêver que la rentrée était déjà arrivée… pour se redresser à nouveau presque aussitôt. Le raclement avait recommencé à la fenêtre, mais il y avait quelque chose de vaguement inquiétant dans la façon dont il s'était étiré.
La vitre était couverte de givre, mais à travers cette dentelle irisée, Bethany distingua une branche qui avait la forme d'une longue main décharnée.
Elle frissonna, remonta l'édredon rose sur son nez sans quitter la fenêtre des yeux.
Ses iris s'écarquillèrent, épouvantés, en voyant la croisée coulisser lentement. La branche pénétra à l'intérieur et Bethany, pétrifiée, entendit un souffle rauque qui la glaça.
Une longue ombre se déplia sur la moquette, vêtue d'une cape déchirée et coiffée d'un capuchon au fond duquel on ne voyait rien.
La petite fille restait figée, muette. Son cœur affolé tambourinait dans sa poitrine et ses pensées tourbillonnaient dans sa tête comme aspirées par l'écoulement d'un robinet.
Peur. Douleur. Désespoir. Vide.
Si elle avait réussi à bouger, elle aurait étranglé un sanglot, fermé les yeux de toutes ses forces. Mais elle ne le pouvait pas, hypnotisée, punaisée dans son lit.
De la glace étoila la moquette, frangea les meubles en scintillant dans l'obscurité. La rose noircit, ses pétales se recroquevillèrent.
La forme se rapprochait. Une main décharnée s'étendit sur la couette, dégageant une horrible odeur de pourriture et le capuchon s'inclina sur l'enfant avec une affreuse aspiration.
Le cri de Bethany mourut avant de pouvoir être entendu.
Et sur son petit secrétaire, la lettre entrouverte se consuma silencieusement, jusqu'à n'être plus qu'un tout petit tas de cendres.
