La Roue de Fortune est un symbole des opportunités à saisir. C'est connaître ses désirs et ses possibilités pour les mettre en œuvre afin de réussir.
Il s'est effondré sur la machine aux boutons clignotants, aux grands écrans éteints ou brouillés. Son souffle est court, ses paupières clignent à une vitesse affolante ; mais Sou doit encore tirer sur un levier caché au-dessous de l'appareil, un levier rouge pas plus grand qu'une main qui matérialiserait la conscience de Joe, une toute dernière fois. Sarah mérite cette dernière offrande, elle qui s'incarne comme une impératrice bienfaisante, une veilleuse de lumière.
Il sent la machine vrombir sous lui. Elle chauffe, se met en marche avec effort. Son dernier devoir est accompli. Une ultime fois, le noir l'invite. Ses paupières se closent d'elles-mêmes. Sou Hiyori meurt une deuxième fois, s'éteint alors que l'alarme vrombit à ses oreilles.
"- Il n'a pas eu la force de leur dire adieu."
Elle a la sale manie de se pencher sur les corps inanimés, humains ou poupées. Le cadavre aux cheveux verts n'est pas une exception. Elle a marché dans la traînée écarlate qu'il a laissé dans sa course. La semelle de ses petites ballerines noires est toute teintée de rouge à présent. Elle contemple ses membres immobiles, sa main mutilée : il a du planter ses ongles dans la chair de sa paume dans ses derniers instants dans l'espoir de rester éveillé plus longtemps.
Celui-ci est mort tout seul, visiblement. Tous les participants n'ont pas le droit à un dernier souffle dramatique, à une dernière parole symbolique, à un ultime acte héroïque.
"- Nettoie la salle, Até. Nous n'avons que très peu de temps avant l'épreuve dans laquelle nous jouons."
Sou lui confie toujours les tâches les plus ennuyantes : que ce soit le ménage de la salle ou le rôle qu'elle s'apprête à jouer durant la prochaine épreuve.
"- Dans laquelle tu joues, tu veux dire." Elle a une moue immature qui ne concorde pas avec ses yeux froids. "Ça va être long et ennuyeux pour nous les poupées.
- Je te rappelle que je suis une poupée aussi.
- Mais toi, tu n'es pas né poupée." Elle ricane. "Je sonne comme une vieille conne raciste."
Il l'ignore et élabore :
"- Ils ne vont pas mourir si facilement. Tu ne t'ennuieras pas."
- Oh, je sais bien. Ça va très vite partir en guerre de gangs." Elle se hisse sur la machine à côté du cadavre, les mains dirigées vers le plafond noir comme pour acclamer le ciel. "Les poupées contre les humains ! Craignez pour vos peaux artificielles mes jeunes confrères ! Redoutez les cours circuits !
- Tu te trompes sur toute la ligne. Tu ne connais pas Sarah Chadouin.
- Bien sûr que si. Tu es celui qui m'a montré des extraits de ses brillantes performances.
- Ils n'étaient que des extraits. Et, surtout, tu ne connais pas la Sarah qui a été handicapée.
- Handicapée ?
- Son meilleur ami est mort au premier tour."
Ses bras retombent. Elle prend garde de ne pas endommager la machine plus qu'elle ne l'est déjà en descendant, à ne pas presser les boutons collants de rouge.
"- ... Je ne vois pas en quoi cela importe.
- Je sais bien que tu ne vois pas. Lorsque j'étais humain, ces choses m'échappaient aussi : les décisions irrationnelles et non individualistes, les éclats émotifs...
- Et maintenant ça ne t'échappe plus ?
- Maintenant, j'ai encore des choses à explorer." Il détend un peu l'écharpe autour de son cou et plante son regard clair dans celui d'Até. "Parce que maintenant, je te déteste toi."
Ainsi, le premier sentiment qu'aura ressenti le serpent est la haine. Toute grâce à elle. Cela ne la touche pas vraiment mais elle éprouve en elle-même une agitation bizarre : elle est incapable de dire ce qu'elle ressent pour lui. Une certaine curiosité, une dépendance technique, peut-être. Au-delà de ceci, lorsqu'elle pose ses yeux sur lui, seule une vacuité calme, un néant apaisé lui sont évoqués.
Alors, elle comprend.
Elle ne le considère pas. En fait, elle ne considère rien.
Até n'a aucune attache au monde qui l'entoure, aucune fulgurante émotion ne l'a secouée depuis son réveil. Une neutralité absolue, presque omnisciente la possède et, même à l'idée de mourir, la peur demeure absente.
"- Quelle plaie." Dit-elle, parce que la paradoxale insatiable curiosité qui la saisit ne sera jamais satisfaite en l'absence d'enjeux sentimentaux, de tremblements de l'âme.
Elle se saisit d'une éponge imbibée d'eau et de produit, puis la jette avec négligence sur le sol. Elle s'écrase dans un hideux splash sur le carrelage.
"- Viens m'aider au lieu de trifouiller cet appareil."
Até est douée en programmation, pour manier les électrodes et les substances chimiques, pour comprendre les idées conceptuelles d'un projet. Mais son créateur est plus doué qu'elle. De presque rien, de quelques poussières parfois : elle se souvient avoir imposé une sorte de concours au serpent la première fois qu'elle s'est lassée d'éponger le sang des victimes de la première salle.
Trois secondes exactes.
C'est le mince fossé qui les sépare dans chacune des épreuves qu'Até imposait. Elle se souvient du sourire satisfait du serpent, et avoir pensé qu'elle était impuissante face au déterminisme infaillible de sa programmation. Son infériorité face à lui est précise, réglée comme du papier millimétré, justement dosé pour que ce soit toujours lui qui soit assigné aux tâches techniques, et elle aux travaux ingrats.
"- Je redémarre les programmes." Il s'interrompt un instant avant de reprendre : "C'est surprenant.
- Hm ?
- Il y a une intelligence artificielle de trop qui a existé là-dedans." Dit-il en tapant l'écran avec ce qu'on pourrait prendre pour de l'affection. "Joe."
- Je suis censée m'exclamer quelque chose comme nOn ! Pas Joe !? Parce que le prénom ne me dit rien. Une faille dans ma programmation, peut-être ?
- Non. Joe, l'handicap. Ce doit être un coup de Shin.
- Shin ?
- Le raté naïf qui m'a appris à programmer. Et le corps que tu as failli écraser en montant sur la machine tout à l'heure.» Il élude l'idée comme si elle n'était pas importante. Pour Até pourtant, c'est le début d'une énorme bêtise, d'une idée folle. Si son cœur est vide de toute extase sentimentale, sa tête est pleine de possibilités insensées ou sensées, d'hypothèses anormales et déraisonnables.
"- Tu auras servi à quelque chose cette fois-ci, mon cher Shin. Finalement, tu n'auras pas été ce gamin faible qui chialait à la moindre éraflure jusqu'au bout. Grâce à toi, elle est guérie de son handicap !"
C'est à ce moment précis qu'elle voit en Sou - il insiste pour qu'on ne l'appelle pas Sou mais elle ne l'appellera pas autrement jusqu'à ce qu'un nouveau nom lui soit adressé - c'est à ce moment précis qu'elle voit son visage se tordre. Ses yeux s'agrandissent et brillent, son visage pâle se tend, sa bouche s'ouvre en un sourire béat. Si elle devait peindre le portrait de son créateur en ce moment même, elle choisirait une matière visqueuse et collante. Son obsession pour Sarah Chadouin est coulante, poisseuse.
"- Grâce à toi, ELLE redeviendra cet être parfait qui semble être la seule que je puisse aimer."
Alors qu'il sourit à s'en faire craquer les joues, Até se demande si elle est capable de réanimer le cadavre qui pisse encore le sang sur ce levier rouge.
Le message donné par le Pendu est de se résigner à attendre car aucune autre solution n'est possible pour le moment. Le pendu subit sa propre existence.
Il lui fallut 4 heures, 25 minutes, 53 secondes cette fois-ci. Elle n'a progressé que d'une seconde. De surcroît, elle est convaincue que même cette mince progression n'est due qu'à son retard à déclencher le chrono. Non, elle n'a pas progressé en terme de programmation de poupée, en terme de résurrection de cadavres.
Maintenant qu'elle l'observe avec plus d'insistance, elle remarque la même écharpe rouge (bien qu'un peu moins épaisse), le vert dans les cheveux et sur les habits (bien qu'il soit d'une nuance plus claire) et la peau très pâle, et les yeux très grands, et les membres très frêles du nouvel être qui s'anime.
"- Toi aussi tu es une copie de Sou ?" Dit-elle.
Il y a cependant une fragilité d'ensemble qui ressort chez le nouveau ressuscité. Il est moins opaque, moins alarmant que son créateur. Ce n'est ni un serpent, ni un sapin de Noël. L'écharpe qui entoure sa nuque n'est que le signe d'une négligence, seulement un indicateur du peu d'intérêt qu'il porte à son apparence.
"- ... Mais ça n'en finira jamais, c'est pas possible." Dit-il, avec des intonations des colère. Ses ongles mal coupés se plantent à l'exact endroit ou ils s'étaient insérés dans la chair quand il était encore humain et sur le point de crever.
Ses sourcils se froncent alors qu'il parle. Il pense qu'il fait partie de l'organisation maintenant. Até l'aurait pensé aussi, à sa place. Ce n'est pas tous les jours qu'on est ressuscités sans raison.
"- Je ne suis plus humain." Avance-t-il prudemment.
"- Et tu n'es techniquement pas de l'organisation non plus." Elle coupe court à ce suspens inutile, au jeu de suggestions qu'il essayait d'engager.
Il fait craquer ses articulations de manière expérimentale. Le bruit, les sensations, l'odeur de l'hémoglobine et les images pigmentées. Tout y est. Si il n'avait pas eu la certitude de mourir en programmant Joe, si il ne s'était pas réveillé sur cette table d'opération au milieu de fils électriques multicolores, Shin est persuadé qu'il n'aurait pas vu la différence entre le corps qu'il habite aujourd'hui et celui qu'il habitait durant le jeu.
"- Alors, qu'est-ce que je fais ici ?
- Pour être honnête ? J'avais envie de rendre la prochaine épreuve moins ennuyante.
- Combien de temps ...?
- Tu es resté mort ?"
Elle prend une voix plus grave, essaie d'atténuer l'enthousiasme tremblant qui parcourt ses membres à l'idée d'avoir littéralement baisé tout le monde.
"- 40 ans."
Il se fige un instant, puis ses traits se durcissent, le coin de sa lèvre se crispe d'agacement.
"- Tu mens."
Elle rit brusquement.
"- Non, non ! Tout de suite les grands mots accusateurs ! Je plaisantais, seulement !
- La situation ne donne pas à rire."
Son agacement disparaît et ce n'est plus qu'à une observation méthodique à laquelle il se livre.
"- Tu n'es pas humaine non plus."
"- Aha ! Tu t'en rends compte bien vite !"
Elle claque ses deux mains ensembles comme une enfant ayant trouvé la réponse à un problème particulièrement difficile, toute en exclamations.
"- Mon créateur m'a donné un registre assez restreint émotionnellement." Un silence. "Pour se sentir moins seul sans doute.
- Et ton créateur ne sait pas ce que tu as fait avec moi."
Elle le sent réfléchir. Elle ne comprend pas réellement pourquoi le serpent s'acharne sur ce Shin, le traite d'insignifiant. Il l'est bien moins que les autres humains qu'elle a rencontrés : moins émotif, plus factuel. Il n'y a rien de superflu dans les paroles qu'il lui tient.
« - D'ailleurs ! Je m'appelle Até. Comme la déesse de la folie. »
Nouveau silence. C'est plutôt étrange, et assez perturbant de voir cet échange cisaillé de grands moments de flottement : en comparaison, et même si ils ne s'aiment pas bien fort (c'est lui qui ne l'aime pas bien fort en réalité), elle et Sou ont toujours quelque chose à ajouter. Là, le dénommé Shin est un mur de méfiance et de silence.
"- C'est le moment où tu es censé te présenter aussi." Même si elle sait qu'il s'appelle Shin, elle veut l'entendre de sa bouche, pour saisir son prénom de lui-même.
"- Je m'appelle Sou Hiyori."
Elle se met à rire une nouvelle fois. Il ne la suit pas dans son hilarité.
"- Oh mince tu ne plaisantais pas, toi." Elle sourit sans froideur, mais lui assène tout de même : " Ça veut dire que toi, par contre, tu me mens très sérieusement.
- Preuve ?
- Je connais le vrai Sou. C'est lui, le créateur qui ne doit pas apprendre ton existence."
Un temps.
Elle voit son nouveau partenaire se vider d'émotion - ou se remplir de stupeur, elle ne sait pas trop - mais elle aime que ses mots provoquent un changement en lui.
Elle aime ne pas savoir pourquoi il réagit ainsi.
Elle aime interagir avec des humains qui ont des choses à lui apprendre.
"- Je connais le vrai Sou. C'est lui, le créateur qui ne doit pas apprendre ton existence."
Le monde de Shin tremble à nouveau. Même dans la mort, jusque dans les tréfonds de son identité, Sou le suit.
"- Ça explique pourquoi il ne voulait pas que je l'appelle comme ça. Quelqu'un a usurpé son identité !" S'exclame Até. Sa voix nasillarde est régulière l'exaspère.
Sou réalise soudain et articule à vois haute :
"- Il travaille avec vous."
Ce n'est pas même une question, il en a brusquement la certitude. Sou Hiyori travaille avec eux, Kanna va devoir affronter ce personnage amoral et tordu durant le prochain tour.
Des gouttes de sueur perlent sur le derrière de sa nuque, un rire nerveux qui ressemble plus à un gémissement s'échappe de sa gorge. En choisissant de mourir, Shin n'a accordé à la petite qu'un très léger sursis. L'autre Sou la dévorera vive à la moindre ouverture. Alors même qu'il sait que Sarah Chadouin les accompagne, il n'imagine qu'un bain de sang comme la résultante de cette partie là.
"- Tu veux lire le script que mon créateur nous a pondu pour la prochaine épreuve ?" Sourit Até, et la sincérité qui transparaît dans chacune de ses remarques ne peut être feinte.
Shin essuie son cou humide d'une main et, reflétant le sourire froid de la jeune fille, acquiesce avec assurance. Elle n'a pas tort : il est un menteur, un manipulateur pathétique aux mains déjà assez sales pour qu'il ait peu de scrupule à ajouter du cambouis à ses doigts, à allonger la liste de ses méfaits, à profiter d'une gamine poupée trop curieuse.
Até fredonne. Il va l'utiliser, la presser comme une éponge, la vider de tout renseignement utile au salut de Kanna, jusqu'à ce qu'elle demeure gisant à ses pieds comme un jouet désarticulé à qui on aurait donné un apparat d'humanité.
