Chapitre 3
La Balance des Âmes
Une semaine après avoir créé la poupée vaudou de Noshir, je me mis à voir quelque chose de nouveau, en plus des gardiens et des auras. Je remarquai, autant sur les vivants que les gardiens, que tous portaient des ailes avec des plumes sur leur dos. En regardant ma réflexion au-dessus du petit étang, proche du refuge de Papa, je vis que je possédais aussi des ailes... J'en pris une de ma main et la ramenai proche de moi pour l'observer. Elle était douce, mais elle n'était pas physique. Difficile à expliquer pour être honnête... N'étant pas certaine, j'allais demander des informations à Grand-Mère.
- Grand-Mère, j'ai une question.
- Vas-y ma belle.
- ... Est-ce que... les gardiens et les vivants, les « protégés », ont des ailes sur le dos ?
Elle me regarda et expira une bouffée de sa pipe.
- Alors tu es rendue à cette étape dans ton cheminement médiumnique, murmura-t-elle.
- Hein ? fis-je.
- Pour répondre à ta question, oui. Tous les vivants et les gardiens portent des ailes sur leur dos. Elles ne sont pas physiques ni visibles aux yeux des mortels normaux. Et il est possible d'avoir plus d'une paire. La principale étant sur les omoplates.
- Ohh...
- La couleur des ailes est généralement classée en trois nuances distinctes : noires en passant doucement par le dégradé de gris pouvant aller jusqu'à un blanc immaculé pur. Les ailes sont aussi uniques à chacun que les lignes de la main.
- ... C'est tout ?
- Non. Les ailes, comme les auras, montrent les émotions des personnes et leur état de santé physique. Si tu es triste, tes ailes sont penaudes, basses. Si tu es joyeuse, elles sont grandes ouvertes et si tu es fâchée, elles sont hérissées. Et etc...
Je pris un moment pour réfléchir et digérer tout ce que Grand-Mère m'avait dit. Soudain, je me rendis compte d'une chose.
- ... mais Grand-Mère, m'inquiétai-je. Les miennes sont pas dans les couleurs que tu as dit !
- De quelle couleur penses-tu que les tiennes soit, Alika ?
- Je les ai vu, dans ma réflexion sur le lac... elles sont blanche transparentes avec des brillants... je suis pas normale ! paniquai-je.
Grand-Mère éclata de rire.
- Du calme, ma belle. Tu as seulement une énergie très différente du commun des mortels. Tu ne serais même pas censée être dans ce monde. Tes capacités spirituelles sont tellement puissantes qu'elles dépassent de très loin la moyenne des facultés spirituelles. Et tu as vu juste : les tiennes sont translucides avec des brillants.
- ... Tu les vois aussi ?!
- Oui. J'ai dit que les couleurs noire, grise et blanche étaient prédominantes, mais les ailes peuvent exister dans toutes les gammes de couleurs possibles.
- Comme... rouge ?
- Oui, je suppose. Je n'en ai jamais vu des complètement rouge, mais des ailes blanches avec des reflets rouges ou des pointes rouges, oui. Tout est possible.
- Oh !
- Et quant à toi, tu as deux paires dans le dos. Peux-tu deviner où est située ta seconde paire ?
Je fermai les yeux et me concentrai. Je sentis une très grosse chaleur émaner de mes omoplates, c'était la paire principale. Une autre chaleur se fit sentir très proche de...
- Mon bassin et mon bas de dos ?!
- C'est exact. Veux-tu que je te montre les miennes ?
- Tu... tu en as aussi ?
- Évidemment. Mais je les cache. Par contre, si je décide de les rendre visibles à tes yeux, avec confiance, tu peux les voir aussi.
- Ah !
- Dis-moi combien ai-je de paires sur le dos et leur couleur.
- C'est un test ?
- Oui.
Je me reculai et lentement, les ailes de Grand-Mère apparurent sur son dos. Je restai bouche-bée... bien sûr qu'on pouvait détenir plus d'une paire sur le dos. Comme moi par exemple, mais là, je n'en revenais pas. Ses ailes de gauches étaient de couleur blanche, allant dans un dégradé de gris vers le centre, alors que les ailes de droites étaient de couleur noire, allant dans un dégradé de gris vers le centre également. J'arrivai à compter non pas deux paires ni trois... mais bien dix paires !
Après cet entretien avec Grand-Mère, je m'amusai à regarder les ailes des membres ma famille, y compris celles de mon gardien, Jiguro. Les ailes de Jiguro étaient très imposantes, très grandes et raides; il en possédait trois paires et elles étaient d'un noir profond. Celles de Maman étaient grises avec la pointe des plumes blanches. Ses plumes étaient raides et elle avait deux paires comme moi. Motoko avait quatre paires. Elles étaient grises pâles avec le bout des pointes violettes. Et celles de Papa étaient d'un joli blanc chaud. Il avait cinq paires et ses plumes semblaient douces au toucher et elles étaient fluffy ! C'était pareil pour les ailes de Zukhan, mais elles étaient plus petites et plus fragiles.
Les ailes étaient uniques à chacun. On pouvait avoir plus d'une paire sur le dos. Elles étaient de différentes couleurs et étaient uniques à chacun comme les lignes de main. Pour finir, elles montraient souvent les humeurs, les émotions et l'état de santé des gens. C'était tout ce que j'avais besoin de savoir à leur propos.
Après ma discussion sur les ailes avec Grand-Mère, un autre événement survint. Maman n'était pas encore revenue. Ma cousine Kaya ne se réveillait plus et Grand-Mère ne semblait pas vouloir réagir. Papa avait passé plus de cinq jours à surveiller ma cousine Kaya. Je sentais que la situation était grave, mais je ne voulais pas le montrer. Papa arriva à la maison d'oncle Noshir avec ses outils de magic-weaver, son gardien caché dans son ombre. Il avait décidé d'aider ma cousine Kaya en faisant un appel d'âme. Comme je ne pouvais pas l'aider si un problème survenait, il me demanda de rester assise sagement à ma place et d'attendre son retour dans le monde des vivants. Jiguro était à mes côtés. Je regardai Papa préparer son incantation : il voulait le faire avant le retour de Grand-Mère pour qu'elle n'intervienne pas et l'empêche de sauver ma cousine. Je compris que, tout comme la poupée vaudou de Noshir, je n'étais pas la seule qui désirait échapper à la vigilance de Grand-Mère. Je ris intérieurement en regardant Papa installer le matériel de rituel.
Il érigea quatre tiges de bambou, dans chaque coin cardinal de la pièce. Il attacha une corde qui les reliait tous ensembles, créant une barrière carrée. Et enfin, il disposa d'un rideau fin accroché au plafond qui tombait comme un voile, exactement de la même façon qu'il avait fait avec Tatie Saya, il y a deux ans. Tatie Saya avait égaré son âme à Nayug en buvant du vin qui contenait une fleur de Sig Salua après avoir accepté un mariage arrangé. Papa alluma trois bougies et s'assit en tailleur à la tête de Kaya, tenant son outil de magic-weaver. Ce dernier était fait d'une plante appelé « Eulalie », « herbe à éléphant », ou du nom scientifique « Miscanthus sinensis ». Je sentis que la cérémonie commença. Papa ferma les yeux et commença à bercer son corps d'avant en arrière, murmurant des paroles incantatoires. Ses balancements devinrent graduellement circulaires. De droite à gauche, ainsi de suite. C'était comme si son âme était un bébé bercé par une maman.
Il y eut un long moment de silence et les bougies vacillèrent. Je compris que Papa avait réussi son incantation, mais je ne parvenais pas à le voir.
- ... Est-ce que tu vois ou sens la présence de Papa, Jiguro ? lui murmurai-je, pour ne pas que ma tante par alliance m'entende parler seule.
- J'essaie vraiment fort de me concentrer... mais c'est comme si Tanda était dans une autre dimension autre que Sagu... et la mienne. Ce qui pourrait expliquer pourquoi tu ne le vois pas et moi non plus.
Je sortis mes papiers origami pour passer le temps. C'est alors que je levai les yeux, un mauvais pressentiment m'envahissant. Je jetai un œil à mon gardien. Jiguro avait aussi arrêté de polir sa lance et était sur ses gardes. Le corps de Papa se mit à bouger, comme s'il était seccoué de spasme. Instinctivement, je me rapprochai.
- Papa ?! tentai-je de dire.
Il leva sa tête vers moi, mais le regard qu'il me jeta me glaça sur place. Ses yeux avaient une lueur démoniaque et pas du tout humaine. Un grognement s'échappa de ses lèvres. Je savais que je devais fuir et que j'étais en réel danger : l'incantation avait tourné au drame ! Je me reculai vivement et pris ma lance au passage. Le corps de Papa bondit en ma direction. J'aurai pu être grièvement blessée si Jiguro ne m'avait pas poussé sur le côté un millième de seconde auparavant. Même en étant esprit, Jiguro était assez fort pour avoir une influence sur le monde matériel.
- Coure ! m'ordonna Jiguro. Vite !
Je ne me fis pas prier deux fois et sortis le plus rapidement possible hors de la maison. Par chance, Papa ne me suivit pas. En m'enfonçant dans la forêt, j'osai regarder derrière moi. Je vis la silhouette de Papa sortir par le toit. Je m'étais trompée en croyant qu'il n'oserait pas me suivre... il me traquait !
- Ne te retourne pas et coure jusqu'au refuge !
Jiguro avait raison : je n'avais pas une seconde à perdre. Heureusement que l'entraînement de Maman m'avait endurci, car je ne me pensais jamais être en mesure de pouvoir courir aussi longtemps et rapidement. L'adrénaline dans le sang me donnait une agilité formidable. Je reconnus les environs et me jetai tête première dans la clairière. Il y avait deux silhouettes qui se tenaient-là. Sans réfléchir, je continuai ma course. Le visage familier de Maman devint plus clair et j'accélérai de vitesse.
- COUREZ ! ordonnai-je en m'époumonant.
Je poussai la première personne hors de mon chemin et finis par m'écraser contre Maman qui tomba à la renverse. Trop paniquée, je n'entendis pas sa question, mais elle comprit que je fuyais quelque chose. Je me dépêchai de me redresser. Je sentis que Papa, possédé par une entité, descendait de la cime des arbres. Il attaqua à une vitesse folle que pour des yeux non-expérimentés il ressemblait à une ombre noire floue. Il sauta, non pas sur moi ou Maman, mais directement sur le jeune homme qui accompagnait Maman. Elle envoya le jeune homme presque valdingué pour le mettre à l'écart. Maman se retourna et figea un quart de seconde.
- Tanda ?!
Ne prêtant aucune attention à la lance de Maman, Papa l'attaqua. Je ne comprenais pas moi-même ce qui se passait... je veux dire : oui, j'avais bien souvent vu mes parents se chicaner, mais combattre physiquement de cette façon me semblait totalement irréel. Tout allait si vite. Maman retourna sa lance de son extrémité non tranchante et l'enfonça dans son plexus solaire. Papa esquiva. Je le vis approcher sa main droite proche du visage de Maman. Elle bondit, l'évitant de très peu. Je savais que Maman ne pouvait pas se résoudre à poignarder quoique ce soit ou quiconque qui ressemblait à Papa. Elle jeta sa lance et tenta un coup de pied balayé au-dessus du genou de Papa, mais il sauta dans les airs avec une facilité incroyable et très déconcertante. Maman évita de justesse le coup de pied de Papa en se tordant d'une drôle de façon. Il la frappa sur son épaule gauche et j'entendis un craquement sourd. Il venait de lui disloquer l'épaule tellement l'impact avait été intense et violent ! Il était clair que l'entité qui possédait Papa n'avait aucune retenue. Si ce coup de pied avait atterri sur son cou, sa colonne vertébrale aurait probablement été sectionnée, menant à une mort instantanée. Je compris que Papa – ou plutôt – l'entité cherchait à la tuer.
Maman roula pour mettre de la distance entre eux avant de se lever et faire face à Papa. Je restai figée par la peur et la surprise. Même si j'avais voulu fuir dans le refuge, je me refusais catégoriquement de laisser Maman seule. Je ne supportais pas de ne rien voir. Je voulais rester avec elle et être témoin de tout. Très rapidement, l'entité combla rapidement l'espace sans trop d'effort. Dès la seconde où il tenta d'atteindre son cou pour l'attraper, Maman saisit ses deux poignets, lui rentra à l'intérieur du corps et le projeta en utilisant sa force. Ce n'était pas un énorme lancer, mais c'était suffisant pour jeter le corps de Papa au sol. Elle ne relâcha pas sa prise de son poignet droit. J'ignore quel mouvement elle utilisa sur lui, mais à la façon dont elle tordait son poignet, ça aurait dû être une douleur insupportable. Il n'aurait pas été capable d'émettre un son et encore moins de bouger. Son corps se tortillait violemment.
- Tanda, arrête ! Tu vas te casser le bras !
Maman était horrifiée. Casser le bras de quelqu'un était un sentiment terrifiant. Encore plus si le bras était à Papa. Elle avait des sueurs froides. Je pouvais entendre le son des os du bras de Papa craquer. Elle l'appela par son nom. Son corps se redressa, ne démontrant aucun signe de douleur ou une quelconque difficulté. Maman serra les dents. Elle tira son bras en le tordant, et dans un bruit dégoûtant, luxa son épaule droite maintenant. Je vis le poing de Papa.
- Maman ! criai-je.
Je vis Maman être frappée au visage. Elle était sonnée et j'ai cru qu'elle en perdrait connaissance. Je lâchai un cri. Un corps normal n'aurait pas été en mesure de bouger de la façon que Maman l'avait immobilisé. Je courus dans sa direction en criant « Maman », pointant ma lance dans leur direction. L'entité posa son regard sur moi au moment où il allait empoigner Maman par le cou de sa main gauche. Ce millième de seconde permis à Maman se reprendre le dessus rapidement et frappa sans le vouloir son oreille. La tête de Papa se secoua violemment et il tomba sur le dos.
Maman inspira de grandes gorgées d'air. Elle tremblait. Elle ne savait pas quoi faire et je savais que notre adversaire était une personne qu'elle ne voulait pas blesser, encore moins tuer. Le corps de Papa se redressa comme s'il était contrôlé par des cordes invisibles. Ses yeux, aveugles, se tournèrent vers nous : il était terrifiant. Je me sentais paralysée par la peur. Soudain, une boule de feu apparut, très vite suivit par plusieurs autres. Elles formèrent à elles seules un cercle de flamme. Je reconnus l'énergie de Grand-Mère et de sa gardienne.
- Flammes, flammes. Ceux qui brûlent, ceux qui dansent..., psalmodia-t-elle.
Le sortilège résonna à travers la clairière comme un mantra. Elle frottait ses mains en regardant Papa avec des yeux mi-clos. Je vis l'entité tordre son corps pour s'éloigner des flammes. Tout se passa rapidement : Grand-Mère créa des cordes de lumière avec le feu et projeta Papa plus loin. Il attrapa une branche d'arbre et disparut dans la montagne. Maman était complètement trempée de sueur, agenouillée dans l'herbe, haletant. Les flammes disparurent au bout d'un moment.
- Qu'est-ce que... ? allait demander Maman.
- Les flammes sont pas réelles, répondis-je. Ce sont des illusions, de la magie...
- Maître Torogaï. C'était quoi ça ?
- Entrez dans le refuge pour le moment, dit Grand-Mère avant de regarder le jeune homme. Toi, là-bas, aussi. Je vais imposer une barrière à quatre directions. Sinon, il reviendra.
Le jeune homme était encore abasourdi, mais Maman ramassa sa lance et le poussa à l'intérieur. Elle était très mécontente... et sous le choc.
Une fois à l'intérieur, la première chose que je fis fut de dévisager le jeune homme avec un regard dédaigneux. J'avais exactement la même expression que lorsque j'avais appris que Chagum partagerait notre famille pour la première fois quand j'avais six ans. Il avait des ailes très blanches avec des reflets iridescents. Il en avait trois paires. Le jeune homme allait allumer le foyer, mais je me dépêchai et lui volai les pierres de silex des mains.
- Mais— qu'est-ce que... ?!
- C'est chez moi ici, pas chez toi, rétorquai-je vivement.
Il ne dit rien de plus. Je m'assis proche de Maman en essayant de l'apaiser avec mon énergie. Elle était en train de replacer son épaule disloquée. Je grimaçai en même temps qu'elle. Elle poussa un grognement profond une fois terminée et je m'empressai de mouiller une serviette d'eau froide pour qu'elle l'utilise comme compresse afin de calmer l'enflure. C'était devenu violet et terriblement enflé.
- J'aurai préféré accoucher une deuxième fois pour être honnête, m'avoua-t-elle. Une fois, je me suis déboitée l'épaule en faisant une mauvaise roulade sur le sol, proche du bosquet. J'ai pourtant toléré la douleur lancinante et l'ai remis en place.
- Tu as pleuré ? demandai-je.
- Oh oui. Une rivière de larmes et je tremblais par toutes les parties de mon corps. Ton père était avec moi à mes côtés et me regardait. Il pleurait avec moi. C'était un pleurnicheur déjà de nature, mais ce n'est pas parce qu'il était faible. Ton père a toujours pleuré, et pour les humains, mais aussi pour les animaux sauvages, les oiseaux et même les insectes. Ceci dit, il aurait pu entrer à l'intérieur à tout moment si c'était trop difficile de me voir faire, mais il est toujours resté là, à regarder.
Grand-Mère pénétra enfin le refuge.
- Balsa, est-ce que cette chose t'a attaquée ?
- Non, répondit Maman en secouant négativement la tête. Elle a d'abord attaqué cet homme, Yuguno. Quand j'ai essayé de le protéger, elle a commencé à m'attaquer...
- C'était Papa, répondis-je.
Grand-Mère poussa un énorme soupir en s'assoyant.
- Ce n'était pas humain, continuai-je. Sa présence est comme celle d'une bête.
- La façon dont il se déplaçait dépassait les capacités physiques de Tanda, dit Maman. Sans parler de cette force écrasante qu'il a utilisée sans hésiter pour essayer de me tuer. J'étais prête pour ce coup de pied et j'ai utilisé une technique de respiration kanbalese appelé chiki pour dévier l'attaque. Mais si ça m'avait surpris et que j'aurais pris de plein fouet son attaque, mes os auraient été écrasés. C'était un coup de pied tellement fort...
- C'est vrai, affirma Grand-Mère. Si ça avait été une autre personne que toi, elle serait déjà morte. Alika pourra sans doute nous en dire plus concernant Tanda dans quelques instants, mais avant toute chose, pourquoi ne pas nous présenter cet homme ?
Maman nous présenta Yuguno, un jeune homme qu'elle avait sauvé il y a cinq jours. Il était connu comme « celui qui est aimé des échos ». Grand-Mère regardait attentivement Yuguno au fil des explications et se faisant, le rendit agité et malaisé. Ça m'amusait beaucoup. Je prenais une gorgée de mon thé quand j'appris qu'il avait cinquante-deux ans alors que je lui en aurai donné vingt. Je recrachai et m'étouffai.
- Pas possible, couinai-je. Tu mens...
- Non, répondit-il sérieusement.
J'étais toujours incrédule, mais je savais qu'il ne mentait pas. Lorsque Maman eut fini de parler, Grand-Mère continua de regarder Yuguno sans ciller. Finalement, elle murmura :
- Incroyable ! Tout comme Maître Norugai l'a dit, les fils du destin qui nous relient tous existent vraiment !
Je vis Norugai hocher la tête et aperçus le gardien de Yuguno sortir de son ombre... le nom « Rosetta » me vint à l'esprit. Je vis aussi la gardienne de Maman, Motoko, jeter un regard désapprobateur à Rosetta : elle ne l'appréciait pas. Ni lui ni Yuguno, mais elle se retenait par respect pour Maman. Elle croisa ses bras alors que Jiguro préféra sortir. Pour lui, il y avait trop de monde. Grand-Mère expliqua ce qui se passait : les gens ne se réveillaient plus. Elle nous parla aussi de son passé ainsi que de son expérience dans le monde spirituel. Je compris qu'il y avait une sorte de fleur qui emprisonnait les gens dans des rêves et l'âme de Papa avait été volée. Mais pour être honnête, pour moi, la fleur ressemblait vraiment à l'histoire de « la petite abeille ». Motoko se mit à rire en suivant mon fil de pensée. J'en fus extirpée quand je sentis l'énergie de Grand-Mère changer du tout au tout et devenir très sèche.
- Ne marmonne pas comme un imbécile ! Explique-toi convenablement et comme un adulte !
Yuguno baissa la tête, surpris par sa voix élevée. Il la regarda inconfortablement.
- S'il vous plaît, ne criez pas. Pourquoi criez-vous? Je n'y comprends rien moi-même ! se refrogna-t-il. D'abord, permettez-moi de mettre quelque chose au clair. De ce que vous avez dit, vous devez être Tomka, n'est-ce pas ?
- Oui. Mais c'est un nom que j'ai oublié il y a plus de cinquante ans.
- Ça veut donc dire que c'est vous qui m'avez donné naissance dans ce monde ?
- C'est effectivement ce qui semble être le cas. Cependant, je ne ressens pas aucune obligation d'être appelée comme étant ta « mère ». Tout ce que j'ai fait, c'est aider l'âme d'un homme mort se transformer en une nouvelle âme.
- Je ne vous vois pas vraiment comme ma mère non plus. Vous n'êtes en aucun cas comme la Tomka que mon père a décrit.
- Votre père ?
- Ouais. L'homme que vous appelez le « gardien des fleurs ».
Yuguno avait une énergie qui m'irritait au même titre que Motoko avec Rosetta. Il me donnait l'impression d'avoir un cerveau très lent de compréhension et semblait totalement ignorant – volontairement – du tort que ses chansons pouvaient causer aux rêveurs qui ne se réveillaient plus. Si c'était le cas, il se positionnait en tant que victime, disant qu'il n'y était pour rien et qu'il n'était pas le fautif dans l'histoire. Rosetta sortit dehors, malaisé. Je vis Motoko faire quelque chose que seuls les gardiens pouvaient faire avec leur protégé : prendre possession de leur corps pour un petit lapse de temps. Un esprit normal qui n'était pas le gardien du vivant ne pouvait prendre contrôle du corps. Sauf s'il s'agissait d'une possession comme Papa.
- Désolée de couper votre conversation, mais pouvons-nous simplement en venir au fait ? Pourquoi exactement Tanda est-il un monstre et pourquoi s'en prend-il à Yuguno ? demanda Motoko avec la voix de Maman, agissant comme Maman.
Je la vis sortir du corps de Maman et me sourire. Je m'étirai sur place. Je compris que Yuguno était censé effectuer un travail avec la fleur, mais sa peur de refaire le même cauchemar l'avait bloqué et il négligeait cette partie depuis près de cinq jours... ou trois... je ne me souviens plus. Je vis l'aura de Maman devenir bleu glace mélangé avec une pincée d'énergie noire.
- Cette chanson… c'est cette chanson, n'est-ce pas ? Celle que tu as chantée pour la Première Impératrice.
Il y avait quelque chose d'amer dans la voix de Maman.
- Je n'oublierai jamais ce que j'ai ressenti en écoutant cette chanson. Elle m'a donné envie de toutes les choses que je ne pourrais jamais avoir, peu importe à quel point je les ai souhaités. Une fois que vous l'avez entendu une seule et unique fois, elle s'attarde quelque part au fond de votre tête et ne s'en va pas.
Maman continua de fixer Yuguno. Je me sentis en colère soudainement. Elle avait de la douleur avec la séparation de Chagum-Niisan et elle ressentait une douleur plus récente dans son cœur. Avant notre voyage à Kanbal, Maman était tombée enceinte encore une fois. Les mois les plus critiquent pour une fausse couche étaient passées, alors nous n'avions jamais pu prévoir le pire. Mais la vie avait suivi son cours et le malheur nous léchant le cou, elle avait perdu le bébé à six mois de grossesse chez Tante Yuka. C'était censé être un petit garçon... mon petit frère. Maman, le cœur déchiré, l'avait appelé Kasem. Nous avions planté un cerisier en face du refuge pour son honneur.
- Tu as utilisé cette chanson pour inviter les cœurs des personnes faibles dans le rêve, lui reprocha Maman.
Un silence pesant s'abattit dans le refuge. Yuguno regarda Maman avec un froncement de sourcils pendant un moment. Il inclina légèrement la tête à la manière qui rappelait celle d'un petit oiseau.
- Êtes-vous en colère, mademoiselle Balsa ?
Maman ne répondit pas, mais j'entendis Motoko l'insulter de tous les noms possibles. Naturellement, je me laissai contaminer par la colère de la gardienne de Maman et je sortis de but-en-blanc :
- Ça s'appelle être aveugle, idiot et immature ! J'en ai assez de t'entendre parler et faire l'idiot, je sors prendre l'air !
Je pris ma lance et sortis en claquant la porte. Motoko me suivit.
