Chapitre 4

Colère


Norugai arriva derrière Motoko et me prévint de ne pas m'éloigner de la clairière afin de ne pas briser le charme et, ce faisant, permettre à l'entité qui avait pris possession du corps de Papa de nous attaquer. Il rôdait toujours dans la forêt. Je m'assis proche de la pousse de cerisier. Je vis une silhouette lumineuse apparaître. Avec son apparence enfantine, son petit kimono d'un blanc immaculé, ses cheveux bruns naturellement en désordre et ses grands yeux bruns bienveillant, l'esprit ressemblait à un ange. Je souris : c'était le physique spirituel de mon petit frère Kasem. Il avait l'air d'avoir quatre ans, mais son mental était le même qu'un adulte.

- Oneechan !

Je me mis en télépathie pour pas que l'on m'entende parler.

- Kasem !

- J'ai senti que tu étais fâchée... et un peu triste aussi. Ne t'inquiète pas ! Ce n'est qu'un au revoir et je suis déterminé à revenir dès que l'occasion se présente.

- Si Papa s'en sort... et que Maman choisisse de... enfin... tu sais.

Kasem me sourit. Norugai lui ébouriffa les cheveux et lui offrit des bonbons avant de rentrer de nouveau à l'intérieur. Je pliai un peu de papier et regardai Motoko plier ses grues d'une seule main. La porte s'ouvrit et j'entendis la voix de Maman.

- Je peux faire de mon mieux pour l'arrêter. Mais si un moment vient où j'ai à choisir entre le tuer ou mourir, je choisirai de mourir. Occupez-vous du reste.

- Ne t'éloigne pas du pré ! l'avertit Grand-Mère, exactement comme Norugai m'avait prévenu.

Maman regarda les environs, sentant quelque chose se cacher dans le sud bosquet et vint me retrouver. Je faisais déjà face à l'entité, mais je m'étais enfermée dans une bulle protectrice pour me calmer. J'avais fait des couronnes de fleurs. J'en déposai une sur sa tête, même si elle était trop petite. En voyant Maman, Kasem battit de ses petites ailes blanches avec son sourire radieux et alla s'agripper au dos de Maman comme un petit Koala comme il avait toujours eu l'habitude de faire depuis son retour dans le monde des esprits.

- Tu m'as fait un peu peur, tantôt, me dit-elle.

- Ouais... disons que j'aime pas l'énergie de Yuguno..., sortis-je en tirant sur les brins d'herbes.

- C'est une personne très spéciale, difficile de comprendre à quel point elle peut être passive. Surtout si toi et moi sommes des personnes actives qui prenons des actions nécessaires pour faire avancer une situation.

- Sa chanson t'a fait mal...

C'était une phrase subtile pour lui parler de la perte de mon petit frère dans le monde physique. Je me conservai de lui dire qu'il reviendrait quand une autre grossesse serait éventuellement possible. Maman m'attira dans ses bras et me donna un bisou sur les cheveux.

- Ça ira, ma belle. Je m'en sors très bien. Pour Papa, je promets de nous le ramener comme on l'a toujours connu.

Alors que la journée touchait à sa fin, le décor se teignit d'orange. Le soleil passait à travers le feuillage des arbres, créant des motifs difformes sur les rochers et sur tout ce que la lumière touchait, allongeant les ombres dans le pré. Papa avait-il réussi à remettre son épaule en place ? Il allait bientôt faire nuit, et dans les montagnes, les nuits étaient froides, même tôt en été. Même si l'entité ne ressentait pas le froid, le corps de Papa s'affaiblirait. Maman me parla de son métier de garde-du-corps.

- Pour être garde du corps, il ne suffit pas d'être fort. La capacité de comprendre ce qui se passera ensuite est inestimable. Tous les plans devaient être basés sur l'anticipation de savoir exactement ce que les alliés et les ennemis sont capables comme mouvements. C'est le genre de connaissances que j'ai acquises avec mes décennies d'expérience grâce à Jiguro.

- Est-ce qu'un jour je serai comme toi et Jiguro, moi aussi ? demandai-je vivement.

- J'en suis convaincue ! Il est question que je fasse de toi une mini-moi, sourit-elle. Mais il ne faut pas que tu te sentes obligée, non plus.

- Non. Je veux l'être car j'en ai envie.

Je sentis une énergie approcher. Maman le remarqua aussi. Le soleil s'était couché depuis longtemps et j'étais sur le point de me préparer pour aller dormir. La prairie était baignée d'ombres bleues. Je vis des auras luminescentes au loin visibles que par mes yeux serpenter le long des arbres. Trois personnes… non, quatre. Je pris ma lance en même temps que Maman et Kasem se volatilisa. Au bout d'un moment, quatre hommes portant des torches traversèrent la végétation et entrèrent dans le pré. C'était les frères de Papa ! Mais je les avais tellement peu rencontré que le seul que je me souvenais vraiment c'était Noshir. Le quatrième homme devait être le beau-frère par alliance de Papa. Les hommes regardèrent Maman avec des expressions nerveuses. Il y avait leurs quatre gardiens avec eux, tous des hommes. Noshir avança alors que Jiguro se mettait en barrière entre moi et lui. Je n'étais pas plus ravie, autant que le frère de mon père, de le revoir. Je me maudis de ne pas avoir sa poupée vaudou avec moi.

- Mademoiselle Balsa, est-ce bien ça ?

- Oui. Monsieur Noshir, si ?

- Exactement. Nous sommes venus voir Tanda. Est-il à la maison ?

- Malheureusement, Tanda est absent pour le moment.

Le visage de Noshir s'assombrit. Je sentis à son énergie qu'il n'était pas content du tout. Je montai sur mes grands chevaux, prête à défendre Maman et Papa, serrant ma lance dans mes mains. Il allait ouvrir la bouche pour parler, mais fut interrompu par Grand-Mère qui sortait du refuge. Je sentis la nervosité des hommes atteindre un tout autre niveau d'énergie. Je fis un rictus de gloire.

- Bonsoir, Monsieur Noshir, salua Grand-Mère en venant nous rejoindre.

Il se lécha les lèvres et essaya de parler encore.

- Nous sommes venus voir Tanda. Où est-il ?

- C'est un peu compliqué, voyez-vous. Je sais que tu es inquiet, mais ne parlons pas ici. Entrez et nous pourrons parler autour d'un thé.

Je jetai un regard horrifié à Grand-Mère. Norugai sembla le remarquer, car elle ne me fit qu'un petit sourire. Il n'était pas question que Noshir entre dans ma maison et que je me sente menacée par lui, sinon je l'étoufferai d'énergie sinistre avant même qu'il ne puisse s'en rendre compte. À ma surprise, il secoua négativement la tête. Ce n'était qu'une coïncidence, mais c'était rigolo quand même.

- Nous ne sommes pas venus discuter. Je suis franchement inquiet de ce que vous nous cacher et je suis sûr qu'aucun d'entre nous n'a envie de thé en ce moment.

Exactement, répondis-je dans ma tête. Jiguro posa sa main sur mon épaule pour tenter de m'apaiser. Le deuxième frère aîné paniqua devant la grossièreté de Noshir et lui attrapa le bras.

- Ça suffit, c'était trop, Noshir ! Nous ne savons même pas ce qui se passe, alors ne commences pas une bagarre inutile !

- Espèce d'idiot ! s'énerva-t-il en libérant son bras. Ma famille a vu un monstre sauter par notre toit de maison et a vu la fille de Tanda s'enfuir dans la forêt !

Je poussai un soupir. Il n'avait pas pris la peine de retenir mon nom alors que je ne gaspillerai pas de ma salive pour le lui rappeler. Je roulai les yeux.

- Et ça ressemblait beaucoup à Tanda ! Dans le village voisin, il y a une fille qui ne se réveille pas, tout comme Kaya ! Si nous ne mettons pas les choses au point maintenant, quand le ferons-nous ? Hein ?! Madame Torogai, vous êtes censée être une très grande magic-weaver, n'est-ce pas ? Alors pourquoi n'avez-vous pas sauvé ma fille ? Les gens commencent à parler. Pas seulement ici, mais dans les autres villages aussi. Certains pensent que vous êtes une magic-weaver maléfique, qui se promène et vole l'âme des gens.

Je bouillonnai. Je vis Grand-Mère faire un pas en avant et elle parla avec une expression calme. Elle avait vraiment un sang-froid extraordinaire qui me laissa estomaquée.

- Vous pensez vraiment que je ferais quelque chose comme ça ? Moi et votre famille ne sommes pas si proches, c'est vrai, mais pendant vingt ans dans le passé, c'est moi qui ai élevé Tanda. Depuis longtemps, nous avons guéri les villageois de votre village de maladies. Vous nous avez toujours remerciés à l'époque, mais je vois que la gratitude est facilement oubliée face à de simples rumeurs.

Le sang monta lentement au visage de Noshir. Je me retenais de lui rire en plein visage.

- Mais vous n'avez rien fait pour ma fille, n'est-ce pas ? Vous ne l'avez que peu examinée...

Grand-Mère soupira.

- Parlons honnêtement, alors. Nous sommes tous de la famille ici, mais gardez cela pour vous-mêmes. Kaya n'a pas choisi de ne pas se réveiller. Son âme a été emportée.

Les hommes s'agitèrent alors que Grand-Mère continuait.

- Tout comme Tanda l'a dit, ce n'est pas une malédiction. Tanda s'inquiétait pour vous alors il n'a rien dit, mais l'âme de Kaya a été prise par un monstre. Je n'ai rien fait parce que si je ne le faisais pas de la bonne façon, je risquais d'attirer le monstre vers moi également.

Le visage de Noshir se raidit.

- Alors, Tanda...

- Hé oui. Comme vous le savez bien, Tanda est un homme bon et gentil. Il a ignoré mon avertissement concernant le danger impliqué et a tenté de sauver Kaya en poursuivant son âme. C'est comme ça qu'il fut attrapé par le monstre. Ce que votre femme a vu, c'est le corps de Tanda, possédé par ce monstre, qui est venu ici.

Les hommes se tenaient immobiles, là, comme figés. Ça devait être trop d'information pour eux. Je riais encore intérieurement. Leurs expressions m'aidèrent à oublier un instant ma colère contre Noshir.

- Alors, qu'est-ce que nous sommes censés faire ? gémit-il.

- Peut-être que tout ira bien, peut-être que non…, répondit Grand-Mère en haussant les épaules. De toute façon, nous essayons désespérément de trouver un moyen de sauver Tanda et Kaya. Que vous me croyiez ou non, c'est votre choix, mais nous faisons tout notre possible pour sauver ces deux-là.

Maman, silencieuse jusqu'à présent, parla également.

- Et que vous nous croyiez ou non, vous savez que Maître Torogai est la seule qui puisse faire quoi que ce soit ici.

- Nous sommes désolés pour la terrible façon dont nous vous avons parlé, s'excusa le deuxième frère aîné de Papa qui se tenait aux côtés de Noshir. Nous sommes juste inquiets pour Kaya et Tanda et nous ne pouvions pas plus le supporter. Le village est plein de rumeurs aussi…

- Je sais qu'ils vous regardent avec mépris comme étant liés à un magic-weaver, mais c'est à vous de vous en occuper. Les problèmes duvillage sont à résoudre aux villageois. Notre adversaire est le monstre.

Les frères de Papa se regardèrent. Je mémorisais leurs énergies, leurs auras et leurs gardiens pour m'en souvenir à l'avenir, mais je ne leur soutirai aucune information. Je n'en éprouvais aucunement le plaisir ni le besoin de le faire. Finalement, ils demandèrent à Grand-Mère de sauver Tanda et Kaya avant de retourner au village. Une fois leur énergie loin de nous, Maman regarda Grand-Mère.

- Comme prévu de Maître Torogai, je me demandais comment vous expliqueriez cela, mais vous avez réussi. En tout cas, il ne m'a pas l'air facile de vivre dans un village.

Grand-Mère sourit faiblement.

- En retour, quand quelque chose arrive, il y a un cercle de personnes qui vous soutiendra. J'étais l'un d'eux jusqu'à mes vingt ans, donc je sais combien ça peut-être rassurant Les gens comme nous peuvent faire ce qu'ils veulent au jour le jour, mais n'ont pas un tel soutien. S'il arrive quelque chose, comme tu l'as vu, nous sommes les premiers à être accusés et, au final, à être détestés.

Dès que je fus certaine qu'ils étaient partis loin de ma forêt, la colère et la rage que je conservais terré au fond de moi refirent surface. Voyant que je ne bougeais plus, Maman se tourna vers moi. Je n'entendais presque plus rien

- Alika, tout vas bien ?! s'inquiéta-t-elle.

Grand-Mère se retourna à son tour. J'étais rouge de colère, tellement que j'en tremblais et que les larmes de montaient aux yeux. Mes mains brûlaient et étaient engourdies. Maman dit encore mon nom.

- Je les déteste..., parvins-je à sortir. Je les hais ! Tous ! Pour tout le mal qu'ils ont fait à Papa !

- Je sais, ma cocotte, me rassura Maman qui me serra dans ses bras. Moi aussi je ne les aime pas. Eh ?! Comment connais-tu le passé de Papa ?! T'en a-t-il fait part ?

- ... Non jamais... les esprits me l'ont dit. Jiguro et Zukhan...

- Petite fleur, m'appela Grand-Mère. Ta colère a lieu d'être, mais fais attention... tu es en train de rendre les esprits colériques à leur tour... tu vas finir par tuer quelqu'un si tu ne canalises pas ta colère.

Je me crispai dans l'étreinte de Maman et observai nos trois gardiens : Jiguro faisait ses entraînements, Motoko serrai et desserrai sa poigne sur son sabre et Norugai méditait, tentant de m'apaiser par canalisation.

- Noshir mérite de perdre son âme ! crachai-je. Je n'en ai rien faire de tuer quelqu'un avec mon pouvoir ! Je suis plus forte que les esprits en eux-mêmes et tu le sais, Grand-Mère !

Je voulais ma poupée avec moi pour me calmer. Je voulais lui enfoncer des épines dans le cœur. Ça ne le tuerait pas d'une crise cardiaque, mais il pouvait faire un malaise ou se sentir compressé à ce niveau. Mais je ne pouvais pas sortir de la barrière protectrice imposée par Grand-Mère au risque de tous nous blesser. Grand-Mère n'était nullement ébranlée par ma colère.

- ... oui, je sais, petite fleur. Je sais que ce n'est pas le moment de te faire des réprimandes. Alors laisse ta colère et ta rage sortir, après cela, on pourra la canaliser afin qu'elle ne se transforme pas en rancœur et te consume. Alors libère-là.

En ce moment, ce qui me calmait le plus était l'étreinte de Maman contre mon corps tremblant. Son énergie m'apaisait, plus que l'énergie de Norugai. Il faisait trop sombre pour combattre ensembles et j'étais trop énervée pour m'endormir. Maman me garda proche d'elle tout le long, ne répondant même pas aux questions de Yuguno. Je finis par m'endormir d'épuisement dans ses bras.


C'était un peu avant midi. Le temps nous filait pour sauver Papa avant qu'il ne soit trop tard. Grand-Mère était allongée, totalement immobile à côté du foyer. Elle leva les yeux vers la porte en même temps que Maman, qui effectuait l'entretien de sa lance et de la mienne.

- Quelqu'un a franchi la barrière..., murmura Grand-Mère en s'assoyant.

Maman se leva, la lance à la maison et ouvrit la porte. Je faufilai ma tête dans l'entrée, au niveau de ses hanches pour voir aussi. Un homme se tenait dans la clairière baignée de rosée du matin. Son hakama brun était replié dans ses protège-tibias. Une simple épée à double-tranchant pendait à sa ceinture. Il ressemblait à un soldat normal tout à fait banal, mais il n'y avait aucune ouverture dans sa position. J'écarquillai les yeux. Je le reconnus aussitôt grâce à sa horde énorme d'esprit qui l'accompagnait souvent partout : c'était Monsieur Jin, un des Hunters du Mikado. Il avait aidé Chagum-Niisan avec l'œuf. Parmi les esprits, il y avait une jeune femme esprit que je connaissais bien : elle s'appelait Mayuna Monaeta et était sa fiancée et mon amie. Elle était du même âge que lui, mais était morte à l'âge de quatorze ans, assassinée. Pourtant, elle avait choisi, après sa mort, de continuer à grandir pour suivre la croissance de Jin. Elle avait les cheveux bruns attachés en deux chignons, des yeux bruns comme Maman, un teint pâle et portait un beau kimono rouge vif et brillant. Son obi dorée était parsemé de motifs délicats de couleur blanche rappelant les flocons de neiges avec des dégradés. Elle me sourit et me fit un signe de main.

- Ça faisait longtemps que je ne vous avais pas vu, Balsa la lancière, salua Jin.

- Je suis contente que vous ayez réussi à nous retrouver, Monsieur Jin.

- Laissez tomber les formalités. Juste Jin... si seulement j'avais su que c'était votre cachette à l'époque...

Les deux rirent légèrement. Alors que Jin scannait les environs, le bosquet du nord attira son attention. Son visage se raidit soudain.

- Je vois. Quelque chose d'étrange et menaçant est là-bas. Comme une bête.

Maman hocha la tête et conduisit Jin à l'intérieur de notre maison. La horde de Jin s'éparpilla au dehors pour ne pas envahir notre refuge, et par respect. Seule Mayuna entra avec lui. Je pris sa main en lui parlant par télépathie.

- Mayuna-Tan ! Ça fait longtemps ! dis-je.

- Oui, c'est bien vrai. Tu as grandi, Alika-Tan !

- Un jour, je serai comme Maman !

- Je n'en doute pas.

- Il n'y aura pas de party de thé, mais ce sera juste un thé normal...

- C'est parfait comme ça. Le temps nous file. Je sens l'énergie tendue ici, c'est fou...

- Oui... désolée, je ne m'entends pas avec le jeune homme que Maman a ramené lors d'un voyage et d'un contrat de garde-du-corps.

- C'est normal. Tu n'as pas à t'en faire.

Mayuna croisa le regard de Kasem qui était encore accroché au dos de Maman. Je n'eus pas besoin de dire quoique ce soit, elle comprit quel lien Kasem avait avec notre famille, mais sourit tranquillement. Grand-Mère et Jin se connaissaient déjà, mais Yuguno – pour qui Jin était un étranger – fit une expression perplexe. Je soupirai. Vraiment, Yuguno ressemblait plus à un enfant pleurnicheur et peureux qu'un adulte de cinquante ans. Maman s'impatienta et alla droit au but.

- Confier cette tâche à quelqu'un d'autre n'est pas chose facile pour moi, mais pour le moment je n'ai pas d'autre choix que de compter sur vous.

- Oui. J'ai entendu à peu près ce qui se passe de Shuga. C'est un peu difficile de croire que le Tanda calme et joyeux que je connaisse s'est transformé en quelque chose de coriace. La créature qui le possède sera certainement difficile à retenir pendant un moment sans avoir à tuer ou faire trop de mal.

- Ce n'est pas tout. On dirait qu'il ne ressent aucune douleur. Je lui ai disloqué l'épaule droite, mais il a juste commencé à me frapper au visage avec son bras gauche à la place.

- « Coriace » était un petit euphémisme alors. Mais je lui dois ma vie, donc je vais voir ce que je peux faire.

- Merci.

Maman inclina profondément la tête. Jin lui fit signe que ce n'était pas nécessaire.

- Quoi qu'il en soit, j'étais en train de réfléchir à ceci : s'il s'est transformé en bête, que diriez-vous que nous le capturions comme tel ? Avec un filet ou une corde.

- J'ai pensé à faire ça aussi au début, avoua Maman le visage assombrit. Le monstre ne voit le corps de Tanda que comme un outil. Si on l'attachait, il frotterait sa peau et sa chair jusqu'aux os pour s'échapper. Comment arrêterions-nous cela ? Nous ne pouvons pas lui parler et il ne s'évanouira pas. On peut le capturer avec un filet, mais ça ne l'arrêtera pas de lutter jusqu'à ce que le corps de Tanda soit en morceaux. À la tombée de la nuit, Tanda serait…

- Je vois...

Jin fronça les sourcils. Maman secoua légèrement la tête comme pour déloger une image désagréable.

- C'est pourquoi nous voulons seulement assez de temps pour arriver au lac avant le monstre, alors vous devriez le laisser nous chasser.

- J'ai compris. Oh ! j'oubliai presque : le Prince héritier viendra au bord du lac ce soir, également.

Cette nouvelle nous surpris tous. Maman, Grand-Mère et moi laissâmes échapper un gros « Quoi ?! ». J'allais pouvoir revoir Niisan ! Avant que mes pensées ne s'emballent dans d'autres scénarios de fantaisie, Maman reprit la parole.

- Je sais pourquoi il l'a fait, mais n'est-ce pas trop dangereux ? Pourquoi ne l'avez-vous pas arrêté ?

- J'ai les Hunters Zen et Yun qui le protègent. Donc rien ne sera en mesure de lui faire du mal physiquement.

Grand-Mère et Maman échangèrent des regards. Elles étaient plus préoccupées par le mal spirituel que physique, mais comme Jin n'était pas spirituel comme nous, nous n'étions pas pour le lui dire. Il reprit la parole.

- De toute façon, je vais retarder le « gardien de la fleur ». Il ne sert à rien de s'inquiéter de quoi que ce soit d'autre en ce moment.

Une fois que tous nos préparatifs furent prêts, Maman s'arrêta et regarda Jin, une main sur la porte d'entrée. Elle inspira doucement, mais aucun mot ne lui vint. Je connaissais bien Maman : elle souhaitait clairement pouvoir être à deux endroits à la fois. Elle craignait que Jin ne blesse Papa, mais elle ne pouvait pas lui dire ça quand il était sur le point de risquer sa vie dans une bataille désespérée. Il attrapa le bras de Maman sans réfléchir. Ce geste surprit Mayuna.

- Si je ne peux pas le retenir, je viserai sa jambe gauche. Vous comprenez où je veux en venir, n'est-ce pas ?

Jin retira son épée de sa ceinture devant nous et l'utilisa pour nouer la gaine et la poignée de son arme ensemble. Il signalait que son intention était de ne jamais lever son épée, peu importe les circonstances. Maman regarda Jin avec une profonde gratitude dans les yeux et dit doucement :

- Il semble que cette fois-ci, je te dois une vie. Je te rembourserai certainement un jour.

- Ne me fais pas rire, se moqua Jin doucement. Je suis ici pour rendre une faveur en premier lieu, vous vous souvenez ? Si nous incluons également vos dettes et vos faveurs, cela ne fera que compliquer les choses. Quoi qu'il en soit, maintenant que vous êtes prête, n'est-il pas temps de partir ?

Jin sortit le premier, suivit de moi, puis de Maman et de Grand-Mère. Lorsque Yuguno sortit dans la clairière, nous ressentîmes soudain la créature dans le bosquet du nord. Je savais que tout était déclenché par la présence de Yuguno et je ne pus m'empêcher de lui jeter un regard froid et agacé.

- Vas-tu arrêter de me dévisager ?! s'exclama-t-il. Depuis que je suis ici, tu n'arrêtes pas de me regarder de façon condescendante !

- Ça suffit, ordonna Grand-Mère. Ce n'est pas le temps des chamailleries.

- J'ai rien fait, me défendis-je.

- Je dissous la barrière.

Maman et Jin se placèrent de part et d'autre de Yuguno. Je me mis derrière lui, mais juste en avant de Grand-Mère. Je vis l'aura de Yuguno devenir mauve pâle : il était terrifié. Je ravalai un grognement de mécontentement. Mayuna partit en me saluant gentiment ; ce n'était plus de son ressort et elle savait que son fiancé antérieur était en plein devoir. Grand-Mère ferma les yeux et joignit ses mains devant sa poitrine. Elle les sépara rapidement et avec force. À la seconde où elle exécuta son geste, une ombre noire jaillit des branches comme une flèche, visant directement Yuguno. Jin balança son épée dans un large arc. Il toucha le flanc de l'ombre. L'entité tomba au sol dans un bruit sourd. Yuguno était encore figé. Maman attrapa sa main et commença à courir devant Jin qui nous donna le signal. Nous trouvâmes deux chevaux proches du village de Yashiro. Je montai rapidement en selle, déposai ma lance dans la place prévu à cet effet. Maman embarquerait sur la seconde monture avec Grand-Mère, alors je dû prendre Yuguno avec moi. Voyant qu'il boudait d'embarquer avec moi, Maman ne céda pas à son caprice, le souleva et le força à se placer derrière moi.

- Accroche-toi au moins à Alika et laisse-là manœuvrer. On n'a pas une seconde à perdre.

Je fis claquer les rennes et partis au galop en suivant de près le cheval de Maman. Jiguro et Motoko nous suivaient chacun individuellement sur des chevaux spirituels. La monture de Motoko était l'ancien cheval de Kokku que Maman avait loué lors de sa présumé fuite avec Niisan pendant la chasse à l'homme. Il était tout noir.

- As-tu donné un nom à ta monture, Motoko ? demandai-je en télépathie.

- Bien sûre. Je l'ai appelé Batou !

- Batou ?

- Oui !

Elle s'esclaffa et nous suivit rapidement. Ceci dit, Jiguro et Motoko auraient très bien pu se téléporter une fois arriver à destination, comme l'avait fait Rosetta et Norugai – qui avaient utilisé ses treize belles ailes dorées translucides – mais ils voulaient nous imiter et se sentir comme vivant. Ça leur faisait du bien au moral. Les sentiments des esprits étaient très importants pour moi en tant que médium et si je pouvais les faire sentir comme vivant, et non pas comme des entités maléfiques et terrifiantes, je prenais un précieux devoir de le faire.