Chapitre 5

Retrouvailles


Une fois en selle, nous quittâmes le village et traversâmes les bas-fonds de la rivière Aoyumi. De cet endroit, il y avait des chemins qui menaient dans les montagnes. Ils avaient été créés par le transport du bois abattu à la rivière. Nous continuâmes notre voyage en suivant ces chemins en direction de la villa royale dans les montagnes. Lorsque le soleil de l'après-midi commença à baisser, on arrêta nos chevaux. Maman mit pied à terre la première et souleva Grand-Mère, qui était assis devant elle, pour la déposer au sol.

- C'était horrible, juste horrible, marmonna Grand-Mère en étirant son dos douloureux.

Yuguno glissa doucement de notre cheval et s'effondra sur le sol. Je lus dans son énergie qu'il avait chevauchée à cheval seulement deux ou trois fois auparavant en tant que récompense pour avoir chanté pour les riches. Mais de telles expériences n'avaient pas pu le préparer à rouler à ma vitesse pour suivre le cheval de Maman qui ouvrait le chemin. La peau à l'arrière de ses genoux avait pelé et ses cuisses n'arrêtaient pas de trembler. Il ne pourrait pas se tenir debout pour un moment. Je descendis, comme si la route n'avait jamais été épuisante. Jiguro me félicita sur mon endurance pour mes huit ans. Je souris.

- Ça va, là-bas ? demanda Maman.

- Oui, répondis-je avant de jeter un œil à Yuguno.

Il était pâle et gémissait alors qu'il frottait ses crampes aux jambes. Maman posa une main sur son épaule.

- Reposons-nous un peu. Les chevaux vont vite. Les jambes humaines ne pourront pas suivre.

On avait voyagé pendant presqu'une heure depuis qu'on avait quitté la maison de Papa. L'endroit où l'on était maintenant arrêté avait un abreuvoir pour chevaux. Les bûcherons laissaient leur monture reposer à cet endroit. Au-delà de cela, la route déviait vers le nord et ne nous conduirait pas plus proche de la villa. Pour continuer, il fallait plutôt entrer dans le royaume de la famille royale, où les activités telles que l'abattage des arbres et la chasse n'étaient pas autorisées.

Maman laissa Yuguno et Grand-Mère se reposer et détacha les chevaux. Le point d'eau consistait en un tuyau en bambou qui transportait l'eau du lac vers une boîte dans un trou creusé au ras du sol. J'allai l'aidé en récupérant l'eau froide qui s'écoulait du tuyau. Maman emmena les chevaux et les laissa boire à satiété. Lorsque je plaçai les sacs de nourriture autour de leur cou, ils commencèrent joyeusement et bruyamment à en dévorer le contenu. Les regarder me donna soudain une sensation de faim. Ma famine sembla contaminer Maman comme elle semblait aussi affamée que moi.

Jusqu'à présent, on avait chevauché avec une telle urgence que Maman n'avait même pas commencé à avoir faim pendant ces quelques pauses entre nos randonnés. Maman sortit un paquet emballé dans une écorce de bambou, l'ouvrit et me donna un shuruji. C'était une habitude qu'elle avait quand elle voyageait avec moi : elle me donnait toujours la première part d'une collation ou d'un repas avant de se servir. Mon estomac passait toujours avant le sien. Jiguro faisait la même chose avec elle quand il était vivant.

Les shuruji étaient fait de viande séchée finement coupée en dés, d'abord cuites dans du sel et du sucre, puis mélangés avec du riz fraîchement cuit avant d'être façonnés en formes faciles à tenir et à manger pendant les voyages. Grand-Mère nous vit se bourrer les joues avec et tendit la main dans le geste universel de « donne-moi en aussi, alors ! ».

- Vous commencez déjà à vous bourrer le ventre sans même me dire que c'est l'heure de la collation !

- Je t'en aurai donné, Grand-Mère, ris-je.

- Vous êtes impressionnantes, murmura Yuguno.

Son souffle était faible et intermittent.

- Je suis incapable de manger quoi que ce soit.

Maman était très bonne avec lui. Elle s'assit à ses côtés et sortit un petit récipient en bois de son sac. Elle ouvrit le couvercle et en sortit un fruit rouge appelé maika, parfumé et cuit dans du miel.

- Mets ça dans ta bouche. Mords-le lentement puis avales, petit à petit.

Yuguno plissa le visage de dégoût, mais mit tout de même le fruit au miel dans sa bouche sous mon regard méfiant. En plus il était difficile ! Mais dès lors, quelques secondes plus tard, ses yeux s'agrandirent de surprise. Une douceur étonnamment rafraîchissante accompagnée d'un agréable arôme se rependit à travers lui. Je le sentis dans son énergie.

- Je ne pensais pas que les maika étaient si bons, marmonna-t-il avec un sourire de satisfaction, faisant sourire Maman.

- J'ai apporté un peu du précieux maika au miel de Tanda. Je pense qu'il fait lentement bouillir miel avec une herbe appelée roga.

- Intéressant. Ma tête va vraiment mieux. J'ai l'impression que toute cette fatigue vient de partir d'un seul coup.

- N'est-ce pas ? demanda Maman. C'est le meilleur remède contre la fatigue.

Jiguro me partagea un de ses souvenirs. Il était très clair. Maman avait environ dix-huit ans. Elle rentrait à la maison juste au moment où la fatigue profonde de son entraînement avec Jiguro qui la poussait à ses extrêmes limites commençaient à se faire sentir. Papa lui avait apporté du maika dans une assiette. Elle n'avait jamais oublié ce goût. Elle avait senti la douleur dans son corps courbaturé de partout partir d'un seul coup.

Grand-Mère tendit la main et prit un maika pour elle-même. Je l'imitai.

- Ils disent que la guérison est une affaire de femmes, mais c'est n'importe quoi. Tanda est un guérisseur-né. Faire ce genre de choses, c'est ce qu'il excelle le plus.

Yuguno jeta un coup d'œil à Maman. Elle regardait le fruit dans sa main avec une sévère expression, difficile à dire pourquoi. Je pense qu'elle pensait à Papa. Lorsqu'on finit tous nos maika mielleuse, Maman s'essuya les mains sur l'herbe et se leva.

- Allons-y. Nous devons arriver au lac avant que la lune ne se lève complètement.

Elle attacha nos cheveux à un arbre à côté de l'abreuvoir. Les bagages étaient plus légers depuis qu'on avait mangé. Il nous fallait traverser la pente sans chemin à pieds à partir de maintenant. Maman prit les devant comme d'habitude et créa un chemin avec une petite faux, coupant de temps en temps à travers les buissons. Je la suivis sans m'écarter. Yuguno et Grand-Mère fermaient la marche. Au bout d'un moment, je jetai un œil derrière moi.

- Eh... Maman... je pense que Grand-Mère et Yuguno ne suivent plus...

Maman s'arrêta et remarqua qu'ils ne pouvaient nous suivre qu'à un rythme beaucoup plus lent. La fatigue de la course d'équitation devait sans doute jouer un rôle dans leur lenteur. Le chemin fut ponctué de pauses et ils continuèrent de nous suivre, qu'importe le nombre de fois qu'il fallait s'arrêter. Plus le soleil déclinait dans le ciel, et moins de lumière atteignait le feuillage des montagnes. Les arbres étaient baignés de la lumière crépusculaire du côté nord. Lorsque le soleil se coucha et n'était plus visible, Maman s'arrêta pour utiliser du silex et alluma habilement une torche qui était une bougie déposée dans un panier en bambou fin. Il pouvait être tenu par le bout de nos lances. À part les cris des oiseaux qui s'envolaient des arbres effrayés par le bruit, les coups de faux de Maman et nos quatre paires de pas, la forêt était d'un silence de mort.

Longtemps après avoir marché, entouré de hauts sommets, un lac noir et énorme s'étendait de montagne en montagne. Je sentis que Grand-Mère était sous le choc. Elle était figée sur place.

- C'est ce lac..., murmura-t-elle alors que Maman et Yuguno se tournaient vers elle.

Sa voix était rauque. Elle se tenait debout, observant le lac d'un air hébété et pointant les montagnes du nord.

- Jadis, j'ai traversé les montagnes de ce côté. Mon village natal se situe au-delà de celles-ci... je ne suis pas certaine s'il y a encore des gens qui se souviennent de moi... Les tombes de mes enfants...

Son aura devint bleu glace : tristesse et nostalgie. Elle se souvenait de son mari qui n'était pas très gentil avec elle – il n'avait jamais été violent ni même ne l'avait abusée, mais il était froid et distant avec elle. Je savais aussi que les trois enfants qu'elle avait eues et qui étaient décédés en bas âge s'étaient réincarnés il y a fort longtemps. Je ne les voyais nulle part courir autour d'elle. Norugai posa sa main sur l'épaule de sa protégée et sourit tristement. Son énergie transmise à Grand-Mère sembla la sortir de sa tristesse temporaire.

- Quoiqu'il en soit, mettons en place une barrière. Faisons les préparatifs comme je vous ai montré.

Nous passâmes devant les touffes de roseaux qui poussaient au bord du lac. Grand-Mère coupa quatre épais et longs roseaux de la berge. Elle les relia avec une corde tissée à partir d'herbe fine. Pendant ce temps, Maman, moi et Yuguno prîmes quatre grilles de feu qu'on avait apporté. Je mis quelques charbons de bois sur ma propre grille et Maman les alluma à l'aide de la torche. Je jetai une poignée d'herbe sèche qui avait une odeur particulière. La fumée blanche qui émana des feux s'éleva dans l'air comme un signal et dériva lentement vers le lac. Je m'assis sur un petit rocher, patientant pour la suite des événements. Papa me manquait et je me demandai si son âme allait bien.

Je crus entendre quelqu'un appeler Maman par son prénom. Je levai la tête en même temps qu'elle. Il y avait quatre ombres qui approchaient le lac. Je reconnus aussitôt l'énergie de Niisan. Je bondis sur mes pieds. Il courut vers Maman, trébuchant au passage. Il avait grandi depuis la dernière fois. Sa voix n'était plus aussi aiguë que celle d'un enfant, elle était plus grave et muait pour celle d'un adolescent.

- Balsa !

- Hey ! cria Grand-Mère, inquiète. Faites attention ! N'endommagez pas la barrière ! Enjambez-la avec précaution lorsque vous venez ici !

Niisan ralentit soudainement. Il enjamba la corde doucement et son visage se crispa en voyant Maman et moi. Les souvenirs du temps que nous avions passé ensembles défilèrent dans mon esprit.

- Tu as tellement grandi, Chagum, dit Maman alors qu'elle prenait son visage entre ses mains.

Le sommet de la tête de Niisan lui arrivait presqu'à la poitrine à l'époque, mais maintenant il l'atteignait jusqu'au niveau des épaules. Il la serra fort contre lui et commença à sangloter. Nous n'aurions jamais pensé qu'on se reverrait et on savait tous qu'une fois que cette nuit tirerait à sa fin, on devrait se séparer une fois de plus. Le moment d'émotion passé, Chagum relâcha Maman et me serra dans ses bras fortement.

- Tu as aussi grandi, ma petite sœur ! commenta-t-il.

Je ris. Shuga et les hunters Zen et Yun avaient passé la barrière peu de temps après Niisan. Ils se tenaient maintenant immobiles et observaient en silence

- La lune se lève..., avertit Grand-Mère.

À son avertissement, nous levâmes tous les yeux vers le ciel. La face terne de la demi-lune pointait par-dessus les crêtes des montagnes

- Je dois faire des préparatifs pour l'appel d'âme avant que la lune ne se reflète dans ce lac. Pouvez-vous tous vous asseoir tranquillement pendant que je fais ça ?

Niisan me relâcha de son emprise et commença à s'asseoir sur le sol, lorsqu'il fut arrêté par Yun qui semblait paniqué.

- Veuillez patienter un moment, Votre Altesse.

Il retira un rouleau de tissu de son dos et le posa sur le sol. Niisan le regarda avec une expression mécontente. Ce n'est que quand Maman hocha la tête qu'il s'assit docilement dessus. Je vis Monsieur Shuga, qui se tenait à proximité, et Maman s'échanger un regard. Il sourit légèrement avant de revenir à son sérieux naturel. Il y eu un drôle de silence, un peu malaisant. La lune, d'après les dires de Niisan, était étrange et un vent s'était levé à proximité. Niisan était en train de lutter pour ne pas s'endormir. Je n'avais aucun sommeil à comparer des autres. J'avais sans doute encore du maika dans l'estomac. Je vis quelque chose sur le lac et pointai du doigt.

- Maman... ...

Il semble que tous les gens assemblé pouvaient voir la même chose que moi. La villa de la montagne était plongée dans l'obscurité totale, pas une seule lumière n'était visible à l'intérieur. Mais la réflexion du palais à travers l'eau était illuminée de l'intérieur par une faible et chaude lumière qui vacillait comme la flamme d'une torche ou d'un feu.

- C'est la Fleur, murmura Chagum. C'est la lumière de la Fleur, venant du jardin intérieur.

Maman attrapa soudainement le bras de Niisan en sentant son sommeil et ses réponses espacées.

- Tu ne dois pas être attiré à l'intérieur, Chagum ! Tu dois rester ici, avec ton corps !

Il commença à trembler. Les autres personnes qui commençaient aussi à s'endormir regardaient Maman avec des expressions comme si elle venait de les réveiller.

- Faites attention ! Cette fleur attire les rêves. Si vous vous détendez, vous allez vous faire entraîner !

Maman senti que ses mots désespérés étaient inefficaces. Comme un cri étouffé et lointain dans un rêve. L'air semblait comme liquide. C'est alors que je vis de la lumière sortir lentement hors du corps de Grand-Mère. C'était une lueur dorée qui me rappelait celle des lucioles. Avec le temps, cette lumière se rassembla au niveau de son front.

Je vis alors son âme prendre la forme d'un bel oiseau. Il s'éleva haut, très haut dans le ciel, brillant toujours comme une luciole, trainant un fils blanc derrière lui. Il fut aspiré directement dans la lune qui se reflétait sur la surface du lac. Au même moment, plusieurs événements se produisirent. L'outil magique qui avait servi pour faire l'appel d'âme, l'Eulalie, s'enflamma. Je poussai un couinement, me levai rapidement de mon siège et marchai dessus pour étouffer les flammes. L'une des cordes de la barrière se déchira et fut projeté à l'extérieur. Une ombre rappelant la bête sauta hors des roseaux et attaqua Yuguno alors que je continuai de sauter sur l'outil magique. Je levai la tête et me mis en garde.

Maman réussit presqu'à se glisser entre le monstre et Yuguno, mais fut écrasée dans le sol par une énorme force. Elle vit Yun du coin de l'œil tirer son épée en criant :

- Monstre !

Elle mit son bras sous l'aisselle de l'entité enroula sa jambe autour sa cheville droite et le retourna de toutes ses forces, tentant de l'immobiliser. L'épée du Hunter, qui était destinée au dos du monstre transperça l'épaule gauche de Maman. Alors qu'il restait stupéfait, Niisan vola au secours de Maman en criant, appuyant sur son épaule pour arrêter le saignement. L'entité commença à se tordre sous le poids de Maman pour tenter de se libérer. Elle le prit par l'épaule en utilisant uniquement son bras droit. Il ferma ses deux mains en forme de poings – alors qu'elle essayait de l'emmener et le bouger – et la frappa en retour avec une force immense. Maman gémit, le lâcha et s'effondra sur lui. Yun fut empêché par Zen de poignarder le monstre.

- Vous devez protéger Son Altesse ! ordonna Zen en criant alors qu'il retenait lui-même les mains du monstre de saisir le cou de Maman.

- Ne le tuez pas..., toussa Maman. C'est Tanda.

- Je sais.

Je ne pouvais pas intervenir au risque de causer plus de dégât. Je regardai autour de moi, avec l'Eulalie à moitié brûlé dans ma main gauche, mais je ne pouvais m'empêcher de regarder la forme méconnaissable de Papa. J'avais l'impression qu'il était à sa limite de sa limite. Maman s'agenouilla à ses côtés et pressa son front contre le sien. Elle ne pouvait pas empêcher ses dents de claquer. Sa gorge était serrée et elle ne pouvait pas respirer. Des larmes roulèrent de ses yeux.

- Tanda… N'oses pas mourir, Tanda !

J'allai la rejoindre et caressai son bras. Nous levâmes la tête en entendant des cris. Je remarquai que l'environnement était étrangement déformé. Le vent, sifflait et tourbillonnait vers la lune reflétée dans le lac. Je vis clairement la lumière briller avec de plus en plus force sur les fronts de Yuguno et de Chagum, comme si leurs âmes essayaient de s'échapper. C'était un très mauvais signe. De plus, un certain nombre de fils, similaires à celui émanant du front de Grand-Mère s'étendaient à travers le ciel vers le palais dans le lac. Ces fils reliaient les âmes des personnes piégées par la Fleur. Maman posa ses deux mains sur ses genoux et rassembla toutes ses forces pour se tenir sur ses deux jambes. Elle était calme. Peut-être à cause des innombrables fois où elle avait fait face à de tels dangers au courant de sa vie.

- Shuga ! Yun ! Secouez Chagum ! Ne le laissez pas s'endormir quoi qu'il arrive ! Alika, surveille ton père.

- Oui, Maman, répondis-je alors qu'elle se dirigeait vers Yuguno.

Pour une des rares fois, je m'en voulais de ne pas avoir plus insisté sur l'apprentissage de l'appel d'âme. Je ne pouvais rien faire malgré ma puissance spirituelle. Je décidai alors de demander à Grand-Mère, au moment opportun, de m'enseigner plus ses connaissances à ce niveau. Elle avait toujours voulu m'enseigner son savoir, mais comme j'étais encore qu'une enfant à l'époque, elle ne voulait pas me donner des incantations trop difficiles à effectuer qui me mangerait toute l'énergie.


Je mouillai une serviette d'eau froide et la déposai sur le front de Papa. J'étais somnolente, n'ayant pas dormi de la nuit. Le soleil n'était pas levé et un feu de joie avait été allumé. L'entité était parti du corps de Papa et on l'avait soigné du mieux qu'on le pouvait. J'avais l'impression d'avoir cauchemardé.

Je fronçai les sourcils en voyant Motoko et Jiguro penchés au-dessus de l'ombre de Papa. Ils semblaient fouiller l'herbe comme s'ils avaient perdu un bijou. C'est alors que je vis leurs bras extirper quelque chose de l'ombre de Papa : Zukhan, son gardien. Le pauvre était dans un sale état. Ses vêtements étaient sales et déchirés et il semblait avoir été attaché avec des cordes semblables à des lianes. Motoko l'attira dans ses bras et l'emmena au lac pour l'aider à se nettoyer. Elle se transporterait sans doute à la maison pour revenir avec du linge propre et sec.

Je sentis que Papa, à son énergie, avait aussi repris connaissance, mais il était trop épuisé pour ouvrir les yeux. Maman arriva à mes côtés.

- Sa cheville gauche est proprement cassée... Ça doit être grâce à Jin. L'articulation de l'épaule que j'ai disloquée est maintenant remise en place, mais la zone qui l'entoure est encore très enflée. Je suis aussi à peu près sûr que son tympan gauche est rompu...

- Est-ce que Papa va être sourd ? demandai-je.

- Je ne pense pas... je me suis peut-être mal exprimée.

- Le plus gros problème est l'épuisement, n'est-ce pas ? questionna Shuga.

- Oui. Il n'a probablement rien mangé depuis un moment. Je ne peux toujours pas me reposer quand je pense à la façon qu'il ait pu arriver ici en si peu de temps avec une cheville fracturée...

Grand-Mère arriva à son tour.

- C'est parce qu'il ne ressent ni fatigue ni douleur. Nous sommes venus à cheval, nous avions donc choisi l'itinéraire le plus long, mais adapté aux chevaux. Nous nous sommes aussi reposés quelques fois.

- Grand-Mère, sortis-je, Papa est réveillé...

- Tu peux le sentir ?!

- Oui.

Maman se dépêcha de poser sa main sur sa joue.

- Tanda ! Es-tu réveillé ? Tanda, m'entends-tu ?

Il gémit.

- Il gémit, au moins...

- Comme il devrait le faire, dit Grand-Mère avec lassitude. Ça doit être dur… Balsa, ce n'est pas ton genre. Arrête de paniquer. Il va bien. Eh bien, pas vraiment bien, mais il ne mourra pas au moins. Tu ne fais pas confiance à mon diagnostic ?

- Oui, mais tu n'as pas quelque chose pour la douleur ? Le médicament que tu m'as donné plus tôt a très bien fonctionné. Ne peux-tu pas lui donner une part ?

- Effectivement. Comme il semble qu'il soit conscient, donnons-lui les médicaments. Mais ça a des propriétés somnolentes. Il se peut qu'il se sente un peu assommé et se rendorme. Lève sa tête, s'il te plaît.

Maman et Shuga le redressèrent très doucement. Sa serviette froide tomba de son front et je la ramassai. Ses paupières papillonnèrent et il ouvrit doucement les yeux.

- Tanda, dit Maman. Prends de l'eau. Me comprends-tu ? Avale le médicament. Assures-toi de ne pas t'étouffer avec.

Après l'avoir avalé, Papa retomba dans un profond sommeil. J'allai retrouver les autres proches du feu de joie.


Au petit matin, je pêchai quelques poissons en compagnie de monsieur Jin et de Niisan. Un des esprits de sa horde qui était revenu après le combat nous accompagnait également. Il s'appelait Touji et était le petit frère de Jin. Mayuna nous regardait pêcher avec grand intérêt, mais n'avait aucune envie de pêcher avec nous. Je regardai Grand-Mère faire griller les poissons dans de l'huile de sésame. Niisan s'inquiéta pour l'épaule de Maman.

- Balsa, est-ce que ton épaule va bien ?

- Eh bien, le bandage dans lequel Monsieur Shuga l'a si gentiment enveloppé est un peu serré, donc ça fait mal et c'est un peu difficile à bouger.

- Je suis désolé, s'excusa Shuga, mais la perte de sang était assez grave. La blessure est assez profonde.

- Oh, je ne me plains pas, rit Maman. Je suis reconnaissante que vous m'ayez rafistolé.

- En effet, ajouta Grand-Mère. D'autant plus que l'homme qui le ferait habituellement est allongé là-bas.

Maman s'approcha de Papa, projetant son ombre sur lui. Elle toucha son front alors qu'il ouvrait les yeux.

- Salut, dit-elle doucement, comme quand ils se réveillaient le matin.

- ... Je vois que tu es de retour, sourit-il tranquillement.

- Oui. Il s'est passé beaucoup de choses ces derniers temps... tellement de choses mystérieuses alors que je voyageais. Je me suis surprise à penser « si seulement tu étais avec moi » un nombre incalculable de fois.

Elle déplaça un de ses cheveux collés à son front doucement.

- Quand tu iras un peu mieux, je te raconterai tout. À propos de tout ce qui s'est passé lorsque ton âme était « là-bas » et de mes aventures récentes.

Il hocha positivement la tête et ferma les yeux. Il fut de nouveau plongé dans un profond sommeil. Maman revint s'asseoir proche du feu alors que je salivai à la vue des poissons. Yuguno retira le raada du milieu des cendres et les secouait avec une main. Le raada, était fait de farine de riz pétrie avec de l'eau et du sel avant d'être étiré et grillé. C'était particulièrement bon lorsqu'il était enroulé autour du poisson ou de la viande. Je ne pensais pas que Yuguno avait appris à cuisiner.

- Ils sont finis, annonça-t-il. Mangeons.

Grand-Mère tendit la main en premier. Elle lui avait parlé, réprimandé et appris des leçons. L'attitude de Yuguno ne s'était pas calmée, mais il était moins irrité en ma présence, comprenant que j'étais encore jeune et ne pouvais pas toujours bien contrôler mes excès de colère. Une fois que nous terminâmes de manger et de faire nos bagages, Niisan parla au hunter Zen.

- Zen, pourrais-tu ramener Tanda chez lui ? Balsa est blessée de l'épaule, et je ne pense pas que ni Alika ni Yuguno pourraient le porter sur le chemin du retour. Je suis aussi inquiet pour Jin.

- Oui, je le ferai Votre Altesse.

- Ne vous inquiétez pas. Je reviendrai directement dans la capitale avec Shuga, sourit amèrement Niisan en voyant le regard susceptible que Zen avait lancé à Yun.

Il se tourna vers Maman.

- Je ne m'attendais pas à te revoir ici, mais je suis content de l'avoir fait !

- Oui, moi aussi, sourit Maman en posant doucement une main sur son épaule. J'ai le sentiment qu'il pourrait y avoir plus de ces réunions inattendues à l'avenir. Nos destins semblent être fortement connectés.

- Shuga m'a dit quelque chose d'intéressant, pendant que nous étions en route.

- Qu'est-ce que c'est ?

- C'est sur la façon dont les gens se retrouvent puis se séparent comme des courants marins. Je me demande si les destins partagés entre deux personnes pourraient être comme ça aussi.

J'avais envie de rassurer Niisan et lui dire que les personnes que nous croisions dans le chemin de notre vie actuelle, pour une grande majorité d'entre elles, étaient des âmes qui avaient déjà croisé notre route antérieurement. Je savais que Maman et lui partageaient un lien spirituel profond et que ce n'était pas la première vie où ils se retrouvaient. Mais pour des raisons évidentes et un peu personnelles en tant que médium, je taisais ce que je savais.

- Quand Tanda se réveillera, remerciez-le pour moi, demanda-t-il.

Maman hocha positivement la tête alors que Niisan me prenait dans ses bras en me serrant très fort contre lui. Le vent joua avec les roseaux en soufflant sur eux. Un unique oiseau battit des ailes et utilisa le courant d'air pour virevolter dans les airs avant de glisser sur le lac et de disparaitre.