Chapitre 6
Un chemin parsemé de magie
La vie reprit son cours habituel peu de temps après que la Fleur fût fanée. Yuguno choisit de voyager à travers le monde et de chanter des chansons, n'étant plus envoûté par les Li. Les Li étaient un petit peuple qui ressemblait à des fées et étaient très, très discrets. J'avais fait part de mon intérêt à approfondir mes connaissances sur la magie à Grand-Mère. Quand elle le sut, son visage s'était illuminé.
- Depuis tout le temps que j'ai attendu cette demande provenant de toi ! Je vais volontiers t'apprendre tout ce que je sais. Tu as un très fort potentiel, même plus que ton père. Mais je repars bientôt à l'aventure... quand je reviendrai, ton apprentissage commencera.
Je retrouvai ma poupée vaudou et continuai secrètement mon martyr. J'étais curieuse de savoir si la poupée fonctionnait réellement. Et je savais exactement qui pouvait confirmer mes actions. Je jetai un œil à Jiguro qui était assis sur un rocher à relaxer dans mon sanctuaire avec moi. Il leva la tête. Je lui fis un sourire tout mignon en ne disant rien.
- Je reconnais ce petit sourire, petite fleur.
Je fis un petit rire et lui montrai la poupée de Noshir dans ma main droite.
- Non...
Je continuai de sourire sans flancher.
- Non, Alika... tu connais mon avis là-dessus...
Après l'avoir dévisagé un long moment, je l'entendis grogner et se lever.
- D'accord, t'as gagné. Je vais aller regarder si Noshir a eu mal au ventre depuis ce matin...
- Merci Jiguro ! souris-je.
Après quelques instants, il revint, le regard sévère et grave. Je me retins de ne pas éclater de rire et tentai de rester le plus sérieuse que possible.
- Je pensais que la poupée n'était qu'une fantaisie de magic-weaver, me dit-il.
- Et... ? le pressai-je.
- Combien d'épines lui as-tu enfoncé dans le ventre aujourd'hui ?
- Hum... trois. Et une sur le derrière...
- Il semblerait qu'il n'ait pas pu travailler aux champs aujourd'hui suite à une indigestion... il n'arrête pas de se vider les boyaux depuis. La poupée marche réellement... je suis étonné à la fois surpris.
Je ravalai un rire, mais finis par l'échapper. Savoir que mon charme avait fonctionné me rendait très heureuse.
Maman aida Papa du mieux qu'elle le pouvait. Il avait encore sa cheville de fracturée et elle le soutenait en lui servant de béquille. On arriva devant une jeune rizière verdoyante au-delà de la forêt et qui s'étendait à perte de vue. Le vent s'y promenait doucement. Le chant des cigales entourait l'air. Les gens travaillaient activement alors que les rayons de lumière se posaient sur eux. Désherber de l'herbe à croissance rapide des rizières était un travail difficile.
- Peux-tu voir où nous sommes ? demanda Maman à Papa.
- Attends une seconde... Oh, c'est là-bas. Ils désherbent là-bas à côté du bord de cette rizière.
Elle regarda là où Papa était en train de pointer du doigt. Une femme solidement bâtie était assidûment en train de désherber. Quand la fille qui désherbait à ses côtés commença à lui parler, elle posa sa main sur le bas de son dos et lui répondit.
- Eh bien, cet endroit ne changera jamais, marmonna Papa, assit proche de l'arbre en prenant soin de ne pas endommager sa jambe gauche blessée.
- Tu es trop gentil, tu sais ? se moqua Maman. Et naïf aussi. Tu as risqué ta vie et tu n'as même pas obtenu un seul remerciement. Même s'il est ton frère, c'est normal de s'attendre à une sorte de récompense...
- Absolument pas. Un merci de sa part me suffit amplement. Et j'ai eu une montagne d'aubergines et de concombres, tu te souviens ?
Il fit une pause.
- Oh, mais attend une petite minute. Bien sûr que tu le sais : toi, Alika et Maître Torogai avez déjà mangé la plupart d'entre eux.
Je me mis à rire.
- C'est bien mieux que de m'empiffrer d'Hekimoom ! ris-je.
- Un point pour toi. De plus, ce n'est pas comme si j'en avais fait tant que ça.
Il regarda Maman.
- Je me suis surtout mis sur votre chemin, toi et Jin. Je n'aurai pas réussis sans Monsieur Yuguno.
Son nom me fit tressaillir et je grimaçai. Maman s'appuya contre l'arbre.
- Yuguno, hein ? Il n'a même pas dit au revoir correctement avant de repartir pour un autre voyage. Depuis, nous n'avons plus rien entendu à son sujet. Qui sait où il chante ces jours-ci ? Il était assez mystérieux de base. Quand nous sommes allés rendre visite à ta nièce, elle a dit quelque chose d'assez intelligent. Ce Yuguno est comme ses chansons : il émeut le cœur, mais va-et-vient comme le vent.
- Je suis content que Kaya ait compris ça à la fin.
- Elle l'a compris dès le début, dit Maman en éclatant de rire. Tu ne peux pas t'empêcher d'avoir ces types de sentiments cependant, même si tu les comprends. Tu ne peux rien y faire. Elle est tombée amoureuse du vent qui passait par-là dans son voyage, plutôt que de Yuguno lui-même.
Papa sourit ironiquement. Il n'avait toujours pas pardonné à Yuguno d'avoir attiré un cœur aussi tendre que celui de ma cousine avec sa chanson. Bien qu'elle ait réussi à revenir à la fin, elle aurait pu mourir s'ils avaient commis une seule erreur en cours de route. Et dans tout ça, je n'avais rien pu faire également. Ce pourquoi je désirai ardemment en apprendre plus sur la magie. Mon essence et mes dons spirituels me donnaient un petit bonus. C'était plus facile pour moi de comprendre les choses à ce niveau qu'un non-initié dans l'art à qui il fallait expliquer les plus simples bases.
- Il y a de la joie pour Yuguno aussi, dit Maman. Tout comme ces agriculteurs, qui éprouvent une joie différente lorsqu'ils étendent leurs racines dans la terre.
Papa ferma les yeux. Une explosion de chant de cigale nous enveloppa complètement, comme une pluie soudaine. Ils étaient très, très bruyants, mais il faisait chaud et très humide.
- Il y a des gens qui ne sont pas revenus de leurs rêves, nous renseigna Papa.
- Hein ? Comment ça ? demanda Maman.
- Comme Maître Torogai, il y a plus de 50 ans. Elle s'est réveillée du rêve de la Fleur, mais elle n'est pas revenue à son village par alliance. Elle est devenue une magic-weaver à la place.
Papa leva les yeux et regarda vaguement les gens qui travaillaient dans les rizières. Le son fort du chant des cigales retentit à nouveau. Il reprit la conversation avec Maman.
- Il est temps que le julso porte ses fruits. Puisque l'été a été aussi chaud, l'hiver sera sûrement terrible. Il va nous falloir préparer plus de médicaments que d'habitude contre le rhume. Vous voulez m'aider à en rassembler, toi et Alika ?
- Bien sûre, sourit Maman.
- Je suis partante ! sortis-je.
Elle attrapa la main de Papa et l'aida à se mettre debout. On entendit une chanson venant de la direction des rizières. Quelqu'un était probablement en train de chanter pour se distraire de la pénibilité du travail. Bientôt d'autres voix se joignirent à elle et devinrent un chœur joyeux résonnant dans le ciel d'été. Vole, vole, Nahji...
Je pris mon entraînement de magic-weaver avec un sérieux qui déconcerta mes parents. Je parvins à trouver un équilibre et un horaire stable avec mes leçons d'arts martiaux, de lance et de magie. Je connaissais déjà les rituels de purification, les noms des pierres, comment enligner les chakras du corps et ancrer l'âme sur le plan terrestre. Grand-Mère m'avait toujours dit que le corps physique protégeait les chakras, et les chakras protégeaient l'âme. Des énergies déséquilibrées pouvaient être néfastes dans l'apprentissage de la magie. Si une personne avait le chakra de son « troisième œil » ouvert – celui qui me permettait de voir les gardiens, les esprits et les auras – mais le « chakra du cœur » fermé, elle aurait une vision déformée de la réalité.
Je découvris également certaine de mes vies antérieures que j'avais vécues avant mon incarnation du moment, ainsi que des liens passés que j'avais déjà eu avec Maman, Papa et même Chagum-Niisan. Grand-Mère m'appris l'essence spirituelle de mon âme en tant que race d'esprit.
- Tu es un Templier, Alika, me dit Grand-Mère.
- Un Templier ? Qu'est-ce que c'est ?
- Les Templiers sont des âmes spirituelles qui ont été renforcées. Ils sont plus endurant, plus puissants et ont plus d'énergie en réserve que les âmes normales. Tu fais partie des tout premiers Templiers à avoir été renforcés alors ta puissance n'est pas à sous-estimer.
- Ce qui pourrait expliquer pourquoi certains enchantements me sont si faciles à réaliser après les avoir essayé une à trois fois et que je ne m'épuise pas ?
- Oui. Et tu serais aussi en mesure de pouvoir influencer la météo si tu te concentrais assez. Mais je te déconseille de le faire, par peur de déséquilibrer mère-nature.
Je ne fis aucune fixation quant à mon essence spirituelle et ne m'en gonflais pas la tête avec. Je continuai d'enchaîner leçons après leçons. Je détestais communiquer avec les Yona Ro Gaï, le peuple de l'eau. L'entre-deux mondes était toujours très suffocante et difficile à tenir, autant pour eux que pour le magic-weaver.
Grand-Mère me montra enfin comment faire un appel d'âme sécuritaire et comment soutenir un autre magic-weaver quand celui-ci envoyait son âme de l'autre côté. Parfois, Grand-Mère m'emmenait dans les montagnes pendant quelques semaines pouvant aller jusqu'à deux mois. Je fis la connaissance de ses amis : Oromugai, un homme, et deux femmes, Kashugai et Gashugai. Grand-Mère avait une fierté très élevée par rapport à moi et se vantait presque que je sois sa petite-fille et troisième apprentie. Les deux premiers étant Papa et Shuga. J'appris à changer des brins d'herbes en aiguilles, tromper les gens en utilisant une méthode de substitution avec des poupées fabriquées avec de la boue et briser des malédictions tout en me protégeant des retombées possibles suite à des exorcismes. J'appris aussi à connecter les rêves entre eux et interagir avec quand mon corps physique était au repos.
Ce fut deux grandes années dans lesquelles mon niveau de maîtrise en magie fit un bond. Je venais d'avoir dix ans. Mon dos avait commencé à me faire mal peu de temps après mon entraînement, au niveau de la colonne vertébrale. Je passai un doigt sur le dessus et ma peau me brûlait. Je sus qu'avec ma progression spirituelle, deux nouvelles paires d'ailes étaient en train de pousser, me donnant plus d'équilibre et de résistance dans le monde spirituel et la magie.
Néanmoins, je conservais toujours la poupée vaudou de Noshir en secret, mais ça faisait aussi quelques mois que je n'y avais plus touché. Par manque de temps ou peut-être juste par perte d'intérêt. Papa était très impressionné par mes progrès alors que je plongeai la louche dans son ragoût fumant.
- Je n'ai jamais entendu parler d'un apprenti qui avait fait des pas de géants en apprenant les sortilèges et les énergies qui l'entouraient à ce point-là. Même Shuga n'est pas en mesure de faire un appel d'âme aussi facilement.
- Je ne m'étais pas trompée quand je disais que je sentais un fort potentiel en ma petite-fille, se venta Grand-Mère. Mes amis sont aussi très impressionnés par toi. Ils pensent que tu as avancé rapidement parce que je suis reconnue comme la plus grande magic-weaver de notre époque, mais je sais que c'est faux. Tu as avancé rapidement, car tu as cette passion en toi et un don naturel pour les choses qui ne sont pas tangibles ni visibles pour le commun des mortels.
Je souris et avalai rapidement mon bol. Je retournai un moment dans la forêt et en secret, décidai de martyriser un peu la poupée de mon oncle. C'était un simple caprice. La poupée ressemblait d'autant plus à un hérisson maintenant. La plupart des aiguilles se trouvaient dans son dos et sur son ventre. Sa tête était la troisième place où il y en avait le plus. Une fois la poupée mise à jour, je sortis de mon petit sanctuaire et m'étendis sur un lit d'herbes. Grand-Mère m'avait dit de me méfier des magic-weavers qui se tenaient dans le côté sombre de la pratique, mais elle ne les avait pas dénigrés comme la majorité des personnes qui se croyaient « bonnes » le faisaient.
Les magic-weavers qui se tiennent dans l'obscurité ont autant de volonté que n'importe qui ici, résonnèrent les paroles de Grand-Mère dans ma tête. C'est sûr que le côté sombre spirituel est dangereux, car la personne qui l'exerce y perd de son âme peu à peu, mais il y a de l'amour. Ils aiment vivre dans l'obscurité, ils aiment leurs divinités autant que le Mikado avec sa divinité, Ten no Kami.
Je pense que je comprenais enfin ses paroles. Ça faisait du sens désormais. Je me redressai et souris à la nouvelle esprit qui venait d'arriver dans ma forêt. Sa race était très spéciale, d'autant plus qu'en côtoyer quotidiennement, c'était rare. La plupart des gens et des esprits étaient terrifiés par sa race juste en les voyants. Je l'avais rencontré lors de mon premier voyage à Kanbal, il y a trois ans. Elle possédait un lien avec Tante Yuka : c'était sa gardienne.
- Bonjour Nahoko ! la saluai-je gaiment. Alors tu as eu un petit temps libre pour venir nous voir ?
- Bonjour Alika-Chan. Oui. Alors je me suis dise que je viendrai te voir comme je m'ennuyais de toi.
Nahoko était une femme en blanc. Une femme ou un homme en blanc était d'une façon, reliés à la mort. C'était les enfants de La Mort en elle-même – ou la Grande Faucheuse. Ils étaient aussi appelés « esprits faucheurs » en d'autre thème. Ils étaient considérés à un certain niveau comme dangereux, étant des esprits très forts et très puissants. Spirituellement, ils étaient des haut-gradés, presqu'au même titre que la famille royale. Malgré tout, je n'avais pas peur d'eux. Ils étaient des esprits très sympathiques. Ils étaient toujours habillés de vêtements blancs ou de noir et possédaient tous une faux qui était adapté à leur taille physique. Ils s'occupaient d'accueillir les gens qui décédaient. Lors de guerres ou de pandémie, leur tâche s'alourdissait considérablement et ils étaient très occupés à faire le tri et guider les âmes dans l'au-delà.
En grande majorité, ils n'étaient pas gardiens spirituels. Les vivants qui en possédaient un comme gardien devaient répondre à des critères spécifiques précis : ils devaient posséder spirituellement, et antérieurement, un lien familial avec eux. Ils pouvaient soit : être mari et femme, des belles-sœurs et beaux-frères, des enfants, des petits-enfants, des neveux/nièces ou être des cousins.
Tante Yuka était une des nombreuses petites-filles de la Grande Faucheuse. Nahoko avait de long cheveux blancs lisses aux reflets argentés qui lui arrivaient jusqu'aux genoux, avait des yeux bleus cæruleum, un teint pâle et une robe blanche faite en laine. Elle était vraiment très grande, environs 6'1''.
- J'ai vu à quel point tu as progressé, sourit Nahoko. C'est hallucinant.
Je ris. Ma vitesse ne m'impressionnait pas autant – ou peut-être était-ce simplement parce que je ne me voyais pas d'un point de vue extérieur.
- Je fais attention, lui dis-je. Promis.
- Je ne m'inquiète pas, je sais que tu es une fille prudente.
- Comment vas Tante Yuka ?
- Elle va bien. Jiguro va souvent la voir quand il sait qu'il peut te laisser aux bons soins de Motoko ou Norugai.
- Tante Yuka et Jiguro sont des âmes sœurs après tout. Il a besoin de sa présence comme elle est la seule et unique femme qu'il aimerait. Un jour, peut-être que je trouverai mon âme sœur. Je sais que Papa et Maman le sont aussi, qu'ils se sont retrouvés très jeunes dans cette vie-ci, mais leur relation a toujours été très compliquée, même antérieurement... je l'ai lu dans leurs énergies, mais je ne leur en ai jamais fait part...
- Pourquoi ?
- ... Je ne pense pas que ce soit de mes affaires, en fait... s'ils ne m'avaient pas conçu par erreur, je ne pense pas qu'ils soient aussi proches...
- Ils ont juste une façon différente de se montrer leur amour, me rassura Nahoko. Tu n'y es pour rien. Et les circonstances de ta naissance ne devraient pas t'influencer sur comment tu veux vivre ta vie. L'important, c'est le moment présent. Tu es là, dans cette vie, en ce moment et tes parents t'aiment énormément. C'est le plus important.
Je souris. J'adorai mes conversations philosophiques avec Nahoko.
Grand-Mère désira m'emmener dans une toute nouvelle aventure pour me montrer encore plus de sortilèges et voir Nayug à nouveau. Je m'égayai un moment, mais m'arrêtai aussi vite que mon excitation était arrivée. Je pris en compte le temps de l'année et me rendis compte d'une chose.
- Oh... Grand-Mère... notre voyage tombe en même temps que le Marchée d'herbes à Rota, avouai-je.
- J'avais oublié, avoua-t-elle. Ce choix n'appartient qu'à toi. J'aimerai vraiment que tu m'accompagnes au nœud que j'ai récemment découvert, mais je sais que le Marchée d'herbes est une tradition familiale depuis que tu es presque bébé.
Je regardai mes parents, légèrement confuse. Le Marché d'herbes se tenait une fois par an en automne et ne durait que trois jours. Malgré ce délai, de nombreuses personnes de tous les pays étrangers se rassemblaient pour faire des achats. Tous ces magasins vendaient des ingrédients efficaces pour faire des remèdes et des médicaments : champignons rares, herbes précieuses, fruits et autres aliments connus pour leurs effets stimulants sur le système immunitaire. Il y avait aussi de la musique pour divertir et d'autres activités.
Papa s'était sérieusement blessé au début de l'été et Maman avait décidé de rester avec lui jusqu'à ce qu'il soit complètement rétabli. Pour la première fois depuis longtemps, Maman et moi avions passé la majeure partie de l'été et de l'automne avec Papa et Grand-Mère en toute sécurité et dans une paix relative.
Au début de l'automne cette année, par contre, alors que les montagnes s'étaient parées d'or brillant, Maman avait commencé à ressentir le besoin impérieux de voyager quelque part. Elle m'enviait de vagabonder avec Grand-Mère un jour ou deux pour parfaire ma formation de magic-weaver. Papa avait dû sentir son besoin et l'avait invitée à faire un voyage de dix jours dans cette ville de fortune à la frontière de Rota après le Marché d'herbes. Il y avait assisté à chaque année depuis que j'étais née, sans faute. Je réfléchis rapidement et suivis mon cœur et mon intuition.
- Papa ? demandai-je.
- Oui ?
- ... Est-ce que cette année je peux sauter le Marché d'herbes ? Je suis vraiment dans le sujet le plus vif de ma formation et je voudrais vraiment accompagner Grand-Mère au nœud.
Mes parents se regardèrent. Maman lui fit un signe de tête comme quoi il devait me laisser devenir lentement indépendante. Elle devait aussi sentir que je me sentais comme si je trahissais notre tradition familiale et que je me sentais coupable de ne pas être à ce point loyale.
- Ma petite fille devient grande, se pâma Papa. Si ton cœur te dit de suivre Grand-Mère Torogai, alors c'est que c'est sans doute ta destinée.
- Mon intuition, le corrigeai-je. Il y a peut-être les fils du destin qui jouent un rôle dans le futur, mais je préfère baser mes décisions sur des actions concrètes et réalistes. Seuls les conséquences et la vie prendront forme par ça. Par contre, Maman, tu promets de veiller sur Papa pour moi.
Maman éclata de rire.
- Bien sûre que je le ferai, mon cœur.
Sur ce, j'allai préparer mon petit baluchon dans ma chambre alors que Papa s'occupait de me mettre des denrées et collations non-périssables dans un sac à part. Grand-Mère et moi quittâmes le refuge un peu avant l'aube. Il faisait encore sombre, mais chaque lever de soleil apportait une énergie nouvelle avec lui. Je posai ma main sur un tronc d'arbre et sentit l'énergie de la terre circuler dans ses écorces et sa mousse. Une brise se fit sentir et me chatouilla le visage.
- Le temps est bon, la forêt est en santé, répondis-je. Je pense que je n'ai jamais mis les pieds dans cet endroit auparavant.
- C'est la magie des découvertes, s'enjoua Grand-Mère.
Je baissai les yeux au sol et je vis un cercle de pierre non loin de l'arbre sur lequel j'avais apposé ma main un instant. Grand-Mère remarqua la même chose que moi.
- Les fées des forêts ont fait la fête cette nuit, analysa-t-elle.
Je fouillai dans mon sac et en ressortis quelques fruits confis. Je pris une feuille d'un buisson délicatement et déposai ma nourriture dessus. Sans pénétrer le cercle, je leur laissai mon offrande en faisant une prière et continuai ma route. J'entendis de léger chuchotement, comme un murmure qui chantait une chanson. Je savais que le peuple des fées avait aimé mon cadeau et sentait que j'étais très respectueuse envers eux.
Le nœud se trouva dans une grotte souterraine, un peu à l'orée des montagnes Ô Kochi, à l'est. Grand-Mère s'arrêta et me laissa analyser les environs. Je posai ma main sur le mur extérieur de la grotte et ne sentit aucun esprit malveillant, aucunes barrières ni aucunes malédictions.
- On peut y aller, souris-je.
J'allumai une torche et Grand-Mère ouvrit la route. Un peu plus loin, je sentis que ma torche vacillait. De petits points lumineux tapissaient de plus en plus les parois de la grotte au fur et à mesure qu'on s'enfonçait.
- Je vais étouffer la torche, Grand-Mère, annonçai-je.
- La feu dérange-t-il la tranquillité ici ?
- Je l'ignore. Je ne ressens aucun avertissement, mais même sans lumière, nous devrions être en mesure de voir quelque chose. Regarde les points lumineux sur les parois... il y en a de plus en plus alors qu'on approche du centre énergétique.
- Oh... tu as raison.
L'obscurité était de plus en plus envahissante, mais plus on approchait et plus la luminosité bleutée devenait de plus en plus forte. C'est comme si la pleine lune éclairait notre chemin, bien que la lumière de l'astre ne pouvait traverser grotte. Après quelques déambulations par-ci, par-là, nous arrivâmes à la source du nœud. Il y avait un petit lac, sur lequel un brouillard flottait comme de la vapeur et en son centre, il y avait une petite île sur laquelle reposait un arbre. L'arbre en lui-même ressemblait beaucoup à un bonzaï et était d'une belle couleur rose fushia. Je pointai l'arbre.
- C'est juste là.
- Alors il va nous falloir nager jusque-là.
Je ris et affirmai que oui. Norugai me dit qu'il n'y avait aucun monstre d'eau douce qui régnait dans cette source. Je compris aussi que c'était elle qui nous avait guidés jusqu'ici en utilisant son énergie sans nous dire un mot pendant la promenade. Elle voulait tester mon intuition. Gardant ma lance d'une main, je vis un morceau d'écorce qui avait probablement voyagé d'une rivière jusqu'ici. Je le pris et y déposai mon petit balluchon pour le tenir au sec avant d'attacher une ficelle pour pouvoir le trainer pendant ma nage. Je fus la première à me glisser dans l'eau. Atteindre la petite île ne devrait pas nous prendre plus de cinq à dix minutes. J'atteignis enfin l'île, Grand-Mère me suivant de près. Je l'aidai à monter sur la berge. On laissa nos vêtements séchés un moment avant de commencer la méditation pour se connecter à Nayug.
Dès que j'ouvris les yeux, je sentis quelque chose m'effleurer les cheveux. Le toucher était semblable à une caresse. Je levai doucement les yeux et ravalai un hoquet de surprise. Une créature se tenait à l'envers, face à moi. Elle n'avait pas peur de moi, je pouvais facilement le confirmer.
- To lo Gai, bienvenu dans notre monde, me salua-t-elle.
Sa voix sonnait très mélodieuse, comme une brise emportant les gazouillis d'oiseaux. Je compris que je me tenais en présence des Kuki Ro Gai, le peuple de l'air. Le peuple de l'air était allié au peuple de l'eau, alors que le peuple du feu – les Hi Ro Gai – était allié au peuple de la terre. To lo Gai était le nom que Nayug utilisait pour désigner les humains. Ça voulait dire : « Citoyens du peuple au-dessus de la terre ». Le nom de Grand-Mère, Torogai, avait la même origine étymologique
C'était la première fois que je voyais un être du peuple de l'air aussi proche et détaillé. J'enregistrai le tout dans mon esprit. Ils semblaient assez grands, un peu plus que les humains considérés comme très grands, et semblait légers comme les nuages. Leur peau blanche était iridescente et recouverte d'un fin duvet, qui était en fait de minuscules plumes translucides qui protégeaient leur peau.
Leurs cheveux ressemblaient à des filaments. Ils pouvaient être de toutes les couleurs possibles, mais en général, ils étaient de couleur blanche ou argenté. L'iris de leurs yeux comme leurs cheveux pouvaient être de toutes les couleurs possibles, mais les couleurs prédominantes étaient le bleu et le mauve. Leurs pupilles étaient blanches comme des miroirs et rondes. Ils possédaient une queue semblable à celle des rats qui leur servait de guidon quand ils volaient. Leurs jambes terminaient comme les serres des oiseaux alors que leurs mains, leurs bouches et leurs nez étaient très similaires de ceux des humains. Leurs dos possédaient deux paires d'ailes translucides qui rappelaient celles des libellules et leurs oreilles allongées étaient pointues.
- C'est la fête, sourit le Kuki Ro Gai avant de s'éloigner, heureux.
Je vis Grand-Mère à mes côtés. Il y avait d'autres entités du peuple de l'air et je remarquai qu'on se tenait au-dessus des nuages dans cette région du monde. Les esprits tourbillonnaient, virevoltaient et dansaient au rythme des vents de Nayug.
- Ils semblent être attirés par toi, murmura Grand-Mère. J'en suis presque jalouse !
- Mais non, il ne faut pas, souris-je. J'ai juste eu de la chance.
- Le peuple de l'air ne touche presque jamais les vivants, même les magic-weavers qui établissent une connexion comme la nôtre.
- Alors que signifie leur toucher ? Une sorte de marque ?
- Je ne le sais pas encore pour être franche. Ce sera à découvrir.
- Pourquoi ont-ils l'air festif ?
- Je pense qu'il s'agit de l'équinoxe de l'automne en Nayug. Contrairement au printemps qui dure quatre cent ans, l'équinoxe de l'automne ne dure que pendant deux années.
Nous quittâmes Nayug et revînmes à la source. L'expérience au nœud resta gravée dans ma mémoire comme un moment très plaisant et magique.
Grand-Mère et moi revînmes au refuge deux mois plus tard, juste avant l'apparition des premiers flocons de neige. Papa et Maman n'étaient pas de retour. Je trouvais ça très inhabituel, mais peut-être que Maman avait décidé après le Marchée d'entraîner Papa dans une nouvelle aventure. Je savais que Jiguro était beaucoup moins présent et il m'avait dit que Maman s'était encore mise dans le trouble. Résultat : il l'avait veillé beaucoup plus longtemps, sachant que j'étais en sécurité.
- Est-ce qu'ils vont revenir avant la fonte des neiges ? m'inquiétai-je en regardant dehors via la porte entrouverte.
Grand-Mère leva la tête du foyer.
- Tes parents te manquent déjà, ma chatonne ? me demanda-t-elle.
- Un peu... mais Jiguro a dit qu'il veillait sur eux, donc je ne pense pas que leur voyage se passe mal.
Je me rassis dans un soupir.
- Sois patiente, dit Grand-Mère.
- Quoi ?
- Sois patiente, répéta-t-elle. La patience est une vertu. Ton père a souvent attendu le retour de ta mère comme ça, bien avant ta naissance, et même quand tu es devenue assez vieille pour voyager seule comme ton premier voyage à Kanbal. Une fois, il a même attendu pendant deux ans.
- Hein ?! Deux ans ?
- Oui. C'était un peu après que l'âme de Jiguro soit revenue dans le monde spirituel. Ta mère s'est fâchée et est partie.
- Qu'est-ce qu'il faisait pour passer le temps ?
- Il pensait à ta mère, tout simplement. Quand la solitude ne semblait apporter que les mêmes souvenirs, il se changeait les idées quand je lui enseignais de nouveaux sortilèges. Ou, il s'occupait de sa petite entreprise.
- ... Alors il faut que je passe le temps sans trop me concentrer sur mes parents, devinai-je. C'est ça ?
- C'est exact. Pourquoi ne pas en profiter pour coucher sur papier toutes les connaissances que tu as apprises ? Ici, nous sommes en sécurité, aucun esprit ne mettra le feu à ton travail acharné. Vois ça comme des vacances. Tu passeras sans doute une demi-année sans leur présence, alors ça te montrerait un peu à quoi ressemblerait ta vie sans avoir constamment tes parents sur le dos.
- Adulte à dix ans, hein ?
Je souris et acquiesçai à sa proposition. Je n'avais aucune difficulté à faire passer le temps. Je bûchais un peu de bois pour nous garder bien au chaud, chassais du gibier pour ramener de la nourriture et allais faire des courses au Bas Ougi. J'en profitais toujours pour rendre visite à Tatie Saya et Tonton Tohya quand j'étais le coin à leur magasin qu'ils avaient appelé « Le magasin n'importe quoi ». On pouvait vraiment y trouver de tout. Je cognai. Tonton Tohya m'accueillit chaleureusement.
- Tiens ! Bonjour Alika-Chan !
- Bonjour Tohya ! Est-ce que Saya est là ?
J'avais appris qu'elle était enceinte il y a quatre mois déjà et je voulais voir son ventre rond. Elle se montra et me salua. Sous son kimono, ça ne paraissait pas beaucoup, mais je pouvais voir une légère enflure. Ils m'offrirent un thé.
- Comment tu vas, Saya ? demandai-je. Je sais que les premiers mois sont toujours les plus pires.
- Ça va très bien. Je suis fatiguée, j'ai souvent des nausées, mais ça s'est calmé il y a une semaine.
Je fouillai dans mon sac et lui offris un sac d'herbes médicinales. C'était du todo et offert en thé, ça aidait pour les nausées.
- Tenez. J'en ai cueillis un peu lors de ma formation en tant que magic-weaver, souris-je.
- Alika-Chan, ce n'était pas nécessaire, vraiment, riposta Saya.
- J'insiste. Pour avoir un bébé en santé, il faut que la maman le soit aussi et se sente bien.
Je ne le dis pas, mais depuis mes formations, mon intuition et mes sens s'étaient tellement développés que je pouvais sentir le futur sexe du bébé à venir. Un petit garçon me venait en tête à chaque fois que je regardai le ventre de Saya. Je préférai me garder cette information secrète. Je savais que les futurs parents aimeraient leur enfant, peu importe son sexe. Je vis aussi la gardienne du futur bébé. Je connaissais les gardiens de Tohya et Saya, mais la gardienne du bébé était nouvelle et c'était la première fois que je la voyais.
- Saya, est-ce que je peux caresser ton ventre ? demandai-je les yeux brillants.
- Oui, vas-y.
Doucement, je posai ma main sur son ventre. C'était dur, mais la sensation me rappelait quand Maman était enceinte de Kasem avant sa naissance prématurée. Je m'émus un moment et parlai doucement au bébé avant de redonner l'intimité à Saya. Je les quittai le cœur joyeux et repris le chemin vers la maison avec mes commissions.
Note de l'auteur : Ce chapitre clôt le troisième roman de la Série 'Moribito', Yume no Moribito - Guardian of the Dream, remodeler à ma façon en y rajoutant Alika.
