Chapitre 9

L'avantage des Dons Spirituels


J'ouvris les yeux quand j'entendis cogner à la porte. Je me dépêchai de me lever, mais je n'avais pas pris garde à ma vitesse et je fis une légère chute de pression, m'écrasant au sol.

- Alika, c'est Maman, peux-tu m'ouvrir ?

- Deux petites minutes... je suis étourdie, répondis-je.

Nahoko m'aida à me remettre sur pieds et j'allai ouvrir à Maman. Jiguro et Motoko étaient derrière elle. Je remarquai immédiatement qu'elle était blessée à sa cheville droite, car elle boitait un peu. Je fronçai les sourcils.

- Tu... as été dans le trouble ? devinai-je.

Son sourire à moitié gêné me le confirma. Je soupirai et lui demandai si elle avait faim. Elle décida de se reposer une heure après avoir avalé un gruau de blé rapide et me dit ce qu'elle avait eu comme information. Niisan n'avait pas été vendu à des esclavagistes et il était sans doute dans l'un des palais d'un seigneur du sud du nom de Suan. Le plan de Maman était simple et elle m'en fit part. Elle jouerait avec des jeux de mises afin de faire baisser la vigilance des gardes du palais en les saoulant. Sous l'influence de l'alcool, les gens disaient plus facilement des informations normalement tenue confidentielles que s'ils étaient sobres. Elle essayerait de découvrir ce qui était arrivé à Chagum après s'être dirigé vers le palais de Suan. Avait-il été capturé ou traité comme un invité ? Était-il toujours là, ou, était-il déjà ailleurs ? C'étaient les choses qu'elle essayerait de découvrir.

- Tu as déjà joué à de tels jeux ? m'étonnai-je.

- Je n'ai jamais beaucoup joué auparavant, mais j'ai appris les règles assez rapidement, y compris comment tricher. Jiguro m'a dit une fois...

C'est alors que la voix de mon gardien se superposa à la sienne. En parfaite synchronisation, ils dirent :

- Il n'y a rien de mal à apprendre à faire quelque chose.

Je poussai un petit rire. Maman et moi reprîmes la route dès qu'elle se réveilla de sa courte sieste pour se rendre vers le palais d'un des seigneurs.


Maman lança les dés et les regarda atterrir tous les deux. Des cercles rouges pointaient vers le haut. Les hommes assis autour de la table se rassirent sur leurs sièges et froncèrent les sourcils.

- Hé bah... Vous êtes une femme chanceuse.

Les sourcils de Maman se soulevèrent légèrement. Elle sourit. Elle jouait à un jeu appelé susutto avec les gardes du château du seigneur Suan tous les soirs depuis trois jours. Elle achetait leurs boissons, jouait avec eux et les écoutait parler. Les gardes étaient des gouffres sans fond quand il s'agissait de boire, mais ils perdaient également tous leurs filtres et leurs inhibitions lorsqu'ils étaient ivres.

- C'est ton tour, appela Maman. Essaie de gagner cette fois, hein ?

L'un des gardes ivres prit sa tasse et se pencha sur la table. Il ramassa les dés et les lança avec des mouvements faciles et pratiques. Je tenais ma lance et celle de Maman, assise à ses côtés. Maman ne fit aucun geste pour la reprendre alors que l'homme devant elle priait pour avoir un succès pendant le jeu. Jiguro me projeta son énergie et je vis un souvenir de sa vie antérieure défiler dans mon esprit.

Jiguro avait travaillé comme garde dans plusieurs bars et tavernes tout au long de sa vie. Il ordonnait à Maman d'aller se coucher avant son quart de nuit dans une taverne Rotan d'un ton sévère. Les bars et les jeux de hasard n'étaient généralement ouverts que la nuit. Maman était encore alors très jeune. Mais elle ne réussissait pas à fermer les yeux. L'auberge où ils avaient séjourné se trouvait juste au-dessus de la taverne, alors elle entendait très clairement les voix des hommes qui parlaient, buvaient et jouaient en dessous. Les sons des gens qui parlaient, des femmes qui chantaient et des verres qui tombaient et se brisaient étaient devenus sa berceuse habituelle.

Quand Maman avait grandi, elle avait travaillé avec les autres femmes dans les bars et les tavernes, gagnant de l'argent avec Jiguro. En plus de gagner son propre salaire pour la première fois, elle avait beaucoup appris sur les joueurs et le jeu simplement par l'observation. Jiguro ne l'avait pas réprimandé pour avoir regardé ou même pour avoir joué occasionnellement.

- Il n'y a rien de mal à apprendre à faire quelque chose. Si la compétence peut te rapporter de l'argent, tant mieux. Je ne sais pas quand ni comment je vais mourir. Alors apprends autant de compétences que tu peux pour ne pas mourir de faim quand je serai parti.

Il l'avait aussi mise en garde contre le fait de devenir accro aux jeux et de perdre de vue ce qui était vraiment important. Maman et lui avaient vu de leurs propres yeux des hommes et des femmes qui avaient tout perdu, jusqu'à leur dernière pièce pour nourrir leurs enfants. Elle n'avait pas l'intention d'être comme ça.

Jiguro cessa de me partager son énergie et je regardai Maman. Elle avait déterminé à l'avance combien d'argent elle était prête à risquer et avait planifié sa stratégie en conséquence. Le susutto avait toujours été l'un de ses jeux préférés. Motoko m'expliqua qu'il était très facile de manipuler les dés à son avantage en n'utilisant pas beaucoup plus qu'une chiquenaude de ses doigts. C'était parmi les tout premiers jeux auxquels Maman avait joué en tant que jeune femme. Elle en connaissait parfaitement les règles – et les moyens de les exploiter. Une vieille femme, portant le pseudonyme de « Lahura » alias, de vrai nom Azuno, lui avait appris à manipuler les dés sans qu'on s'en aperçoive. Elle avait partagé la moitié de ses bénéfices avec elle pendant qu'elle apprenait.

Motoko en profita pour me raconter que Maman, plus jeune, était devenue si absorbée par le susutto qu'elle n'avait pas arrêté d'y jouer avant de gagner ce qui équivalait trois semaines de salaire pour les serveurs de la taverne où elle et Jiguro avaient séjourné. Elle savait à l'époque qu'elle aurait dû arrêter, mais l'adrénaline qu'elle avait ressentie en gagnant était trop enivrante, trop puissante. Elle n'avait pas pu s'arrêter, même quand elle avait essayé. Encore aujourd'hui, Motoko se souvenait encore de cette nuit en compagnie de Maman, avec une affection particulière. Maman avait rarement été aussi heureuse de toute sa vie.

Mais juste alors... elle avait perdu. Perdu plus du double de ce qu'elle avait gagné. Elle était sortie de la taverne cette nuit-là tellement endettée qu'il lui aura, à elle et à Jiguro, fallu cinquante jours de travail à la taverne pour s'en sortir. Et Jiguro avait refusé de l'aider.

- Ta mère a appris cette leçon à la dure, continua de m'expliquer Motoko. Quand elle joue au susutto maintenant, elle garde un œil sur l'heure. Si elle commence à gagner, elle quitte la partie, et si elle commençait à perdre, elle quitte également. Il vaut mieux réduire ses pertes et s'enfuir plutôt que de risquer de s'enfoncer à nouveau trop profondément. Les joueurs qui gagnent beaucoup d'argent un jour peuvent facilement tout perdre – et plus encore – le lendemain. Le susutto est un jeu facile et addictif. Balsa s'est entraînée à résister à l'attrait de trop gagner.

Soudain, l'image de viande de porc mariné et cuit dans de l'huile m'arriva en tête. Je n'avais pas si faim que ça, même si j'étais en croissance, mais l'image me revenait sans cesse en tête. J'avais un drôle de pressentiment et avec mon apprentissage fait avec Grand-Mère, je compris qu'il s'agissait d'un avertissement. Une serveuse qui sentait le parfum bon marché posa un immense plateau sur la table devant nous.

- Une grande portion de massal, dit-elle. Merci pour l'attente.

- C'est arrivé ! C'est arrivé ! dit un des gardes en sentant l'arôme appétissant de la nourriture.

Le massal était du porc effiloché mélangé à des œufs. Le plat entier était frit avant de servir. Ça faisait trois jours que l'on mangeait la même chose. Je sentis un danger émaner de la nourriture et je la dévisageai. Les gardes creusaient dans le grand plat de massal avec leurs doigts.

- Ce n'est pas étonnant qu'ils ne s'améliorent jamais au susutto, me dit Maman. Ils sont si facilement distraits. Non seulement ça, mais l'huile sur leurs doigts rend plus difficile la prise et la manipulation des dés.

J'étais sur le point de dire à Maman de ne pas manger la nourriture, mais mon ventre gargouilla également. J'adorai la viande plus que tout. La tentation était très dure à résister. Nahoko, qui était venue voir Maman jouer, me fit un signe de la main : elle ne voulait pas que j'en mange. Au moment où Maman coupait et piquait un morceau de viande pour l'apporter à sa bouche, Jiguro prit possession de ma main et lui arracha le couteau des mains. Elle me dévisagea, surprise.

- Qu'est-ce qui se passe, Alika ?

- Poison ! couinai-je vivement. Tu dois pas manger ça ! Pas ce soir !

Un des gardes s'assit en face de nous. Il était le plus jeune du groupe. Il ramassa les dés et se préparait à les lancer quand il fronça les sourcils. La sueur faisait briller son front. Il laissa tomber les dés de ses doigts au moment même où il tombait de sa chaise. Je vis un homme debout près de la porte de la taverne donner un signal à quelqu'un. Mes poils se hérissèrent.

Les gardes à notre table étaient tous tombés inconscients sur le sol. Les autres clients de la taverne criaient tous de panique en disant :

- Poison ! La nourriture est empoisonnée !

J'entendis des pas derrière nous puis autour. Nous nous retrouvâmes entourées de quatre gardes avec leurs épées dégainées. Maman enfonça deux doigts dans les yeux du garde le plus proche et passa devant lui et les autres gardes tout en reprenant sa lance de mes mains. Alors que d'autres se jetaient à sa poursuite, je leur donnai un bon coup de lance pour les ralentir.

Deux bras puissants saisirent Maman par derrière. Elle donna un coup de tête et ramena son crâne en arrière sur le nez de son ravisseur. L'homme grogna de douleur derrière. J'en profitai pour lui donner un coup de pied bien placé dans l'entrejambe par derrière.

- Pas les bijoux de famille ! couina Jiguro.

Motoko se mit à rire alors qu'on courait vers la sortie. Je sentis mes bras être agrippés derrière mon dos. Le garde qui me retenait me tirait de force vers l'entrée de la taverne. D'un coup de lance, Maman l'assomma avec sa lance et je retombai sur mes jambes habilement avant de me remettre à courir. À l'entrée de la taverne, sur les murs, étaient suspendues deux cordes à linge pour suspendre les vêtements et les manteaux des voyageurs. Il y avait de nombreux manteaux de style Rotan appelés koro accrochés là.

Un homme se tenait parmi les cordes à linge. Il ressemblait à quelqu'un qui venait d'arriver à la taverne et avait la tête entièrement cachée par un couvre-visage shuma, à l'exception de ses yeux. L'air du soir s'était refroidi depuis notre entrée dans la taverne.

- Hé, vous ! Bougez de là ! cria un garde qui nous poursuivait d'un ton arrogant.

L'homme saisit une cape sur la corde à linge et se prépara à la poser sur ses épaules. Une petite poche émergea de la cape, frappant le garde qui se nous suivait directement dans la poitrine. L'impact fit éclater la poche. De la poudre blanche mélangé à de la fumée se répandit dans l'air. Je ne pouvais plus rien voir du tout et les gardes derrière nous non plus. On toussa violemment. L'homme portant le couvre-visage shuma utilisa la distraction pour passer devant les gardes. Il donna un coup de coude au garde qui s'apprêtait à agripper Maman par la nuque. Le garde cria et tomba au sol, inconscient.

Un autre garde s'accrocha au bras gauche de Maman, mais il toussait si fort que tout son corps tremblait. Elle se dégagea et se leva rapidement. Je donnai un coup de pied à la tête de ce garde.

- Pas touche à Maman ! grognai-je.

L'homme utilisa le tranchant de sa main pour frapper la nuque du garde. L'homme grogna et s'effondra au sol.

- Pouvez-vous rester debout ? demanda l'homme mystérieux à Maman d'un souffle court.

- Oui.

- La sortie est par là ! Courez !

On se dirigea aussi vite qu'on le pouvait vers la sortie. L'homme repoussait les gardes au corps à corps derrière nous. Il saisit le bras de Maman par derrière et la tira vers lui. Je m'agrippai au bras libre de Maman.

- Nous sommes presque sortis !

Maman essayait de secouer la main de l'homme pour qu'il la lâche, mais il ne relâcha pas sa prise. Au dehors, on me mit un bandeau sur les yeux et je me débattis férocement comme un petit animal sauvage. Ils me mirent quelque chose sur le visage et je finis par m'endormir, assommée par une forte odeur. Je savais que je n'aurai pas dû mettre ma confiance en un type inconnu...


Je sentis ma conscience me revenir lentement et vis la lumière devant mes yeux, mais revenir à mes sens ne m'apporta aucun soulagement. Il y avait un son irritant qui bourdonnait dans mes oreilles. Il me fallut un certain temps pour me rendre compte que ce j'entendais était des voix, et encore plus pour comprendre ce que disaient ces voix. Je décidai de garder mes yeux fermés, mais je sentais que je n'avais plus de bandeaux sur les yeux. Pourquoi m'avoir fait ça en premier lieu ? Avec les énergies, je crus deviner qu'il y avait deux personnes – dont un magic-weaver comme moi – et l'énergie de Maman pouvait être sentie à mes côtés. Ça m'apaisa. Je parvins à me rendormir un petit moment, mais je sentais que je n'étais plus fatiguée. Je me risquai à ouvrir les yeux.

La pièce était petite et ressemblait à un entrepôt. Mon regard se posa sur l'homme qui était assis dans le coin de la pièce. Il semblait Yogoese.

- La plus jeune a repris conscience en premier, dit-il.

Sa voix était basse et rauque. Il avait l'air d'avoir dans la vingtaine, mais il était définitivement plus âgé que moi et plus jeune que Maman. Ses traits étaient bien définis et son expression était méfiante. Or, je crus voir la trace d'un sourire se dessiner sur ses lèvres.

- Pourquoi m'avoir assommée ?! demandai-je vivement, énervée. J'ai rien fait ! J'avais pas faim, alors j'ai pas mangé ! La nourriture était empoisonnée !

Il haussa les sourcils face à mon ton de voix colérique. Il se leva et je vis Jiguro se mettre en garde proche de moi.

- Je ne voulais pas que tu vois où était cet endroit. Plus important...

Il regarda Maman. Je continuai le fusiller du regard.

- Vous êtes réveillées, n'est-ce pas ? sortit l'homme. Le rythme de votre respiration a changé.

Maman ouvrit les yeux. Quand elle vit qu'il lui tendait sa lance et la mienne, elle poussa un soupir de soulagement entièrement audible. Il sourit, sans toutefois nous les redonner.

- Je me suis faufilé dans l'auberge proche de la taverne où vous séjourniez et j'ai attrapé ceci.

- Faux, rétorquai-je. C'est moi qui tenais nos lances à la taverne, n'essaie pas.

Il me regarda d'une expression étonnée, mais il ne répondit pas et continua de parler à Maman.

- Je me demande ce que vous cherchiez depuis que je vous ai croisé dans la cachette souterraine de ce bijoutier. Il se trouve que je sais qui vous êtes. Je voyage beaucoup aussi et j'adore entendre les chansons et les histoires des autres nations. « La chanson de l'esprit de l'eau et du prince héritier » en est une que j'ai entendue de très nombreuses fois.

Il cogna la crosse de la lance de Maman sur le sol et effectua un faux salut.

- Vous avez été très imprudente, Balsa la Lancière. Même un enfant serait capable de deviner qui vous êtes. Par contre, il n'a jamais fait mention d'une fillette quelconque vous suivant...

À ce moment, je compris que c'était l'œuvre de Yuguno. Sale lâche et immature ! pestai-je. Mon expression changea du tout au tout. L'homme Yogoese sembla le remarquer, car il me regardait avec une expression de surprise.

- Ne me dites pas que ce Yuguno a osé parler de Maman à travers tous les pays ?! m'indignai-je. Et en plus, il m'a mis de côté ?! Idiot ! Abruti !

Je me mis à m'énerver toute seule dans mon coin. Mes ailes étaient si hérissées et gonflées à bloc que j'aurai pu les utiliser comme projectiles. Même loin de nous, Yuguno, ce bon à rien pleurnicheur arrivait à nous mettre des bâtons dans les roues. J'entendis Maman s'excuser à l'homme avant de poser sa main sur mon épaule et me calmer un moment en me serrant fortement contre elle.

- Évitez de prononcer le nom du chanteur devant elle, l'avertit-elle. C'est mieux ainsi... ma fille ne s'est jamais bien entendu avec celui qui a chanté et enjolivé cette chanson.

L'homme fit un mouvement de tête en signe de compréhension.

- C'est beaucoup plus lourd qu'il n'y paraît, nota-t-il au bout d'un moment en tenant la lance de Maman dans sa main, une fois que je fus calmée.

L'arme vacilla. Maman le regarda en silence. Il était suffisamment proche pour qu'elle puisse tendre la main et lui arracher son arme.

- Arrêtez, s'il vous plait, réagit-elle. Qui êtes-vous et pourquoi m'avez-vous sauvé là-bas ?

- Je m'appelle Hugo Arayutan. Quant à savoir pourquoi je vous ai sauvé... c'est compliqué.

Hugo traversa la pièce et sortit une clé de sa poche. Il verrouilla la porte. Motoko et Maman froncèrent les sourcils en même temps. Telle gardienne, telle protégée, avais-je l'habitude de dire. Je compris leurs fils de pensées : quel genre de chambre était-ce pour être fermée à clé de l'intérieur ? Il se dirigea vers une table basse. Il prit quelque chose sur le dessus, puis revint vers nous en s'assoyant sur la même chaise sur laquelle il était assis à notre réveil. L'odeur caractéristique du choru parvint à nos narines alors qu'il l'emballait en forme de tube pour l'insérer dans sa pipe. Après l'avoir allumé, une fumée odorante emplit la pièce. Aucun de mes parents n'avaient fumé de choru d'aussi loin que je me souvienne, mais Grand-Mère en utilisait parfois dans les rituels de magie.

- Là, maintenant, personne ne pourra nous déranger, dit-il, nous pouvons donc parler aussi longtemps que nous le souhaitons.

Son ton était vaguement affectueux. Maman regarda Hugo droit dans les yeux et resta silencieuse. Elle n'avait aucune idée de qui était Hugo ni de ce qu'il voulait.

- Tu as un drôle d'accent, analysa-t-elle.

Les lèvres d'Hugo se retroussèrent en un sourire.

- On dirait presque que je ne viens pas du continent nord, peut-être ?

- Vous venez de Yogo ? s'étonna Maman.

- Je suis né dans le royaume de Yogo sur le continent sud. Talsh l'a conquis et subjugué quand j'étais un garçon. Ce port regorge d'espions Talsh, poursuivit Hugo, comme s'il tentait de confirmer les pires craintes de Maman. Il y a une rumeur selon laquelle le fils du seigneur Suan a mis la main sur un collier Talfa. Cela semble être une bonne piste, n'est-ce pas ?

Maman garda le silence. Pourquoi Hugo nous révélerait-il une chose pareille ? Il ne lui laissa pas le temps de réfléchir, il continua de parler.

- La fuite du prince héritier Chagum du navire a été découverte dès que le navire a accosté sur la péninsule de Sangal. Les Talsh ont envoyé des espions partout pour le rechercher. Quand j'ai entendu ça, j'ai figé. Je ne pensais pas que le prince héritier Chagum prendrait un risque aussi grand.

Hugo regardait droit dans les yeux de Maman quand il sortit :

- Le prince héritier Chagum a essayé de se suicider quand je l'ai capturé. Il a failli mourir devant moi.

Cette révélation me glaça le sang. L'aura de Maman devint noire, très lourde. Je savais que si Chagum-Niisan avait vraiment voulu s'enlever la vie, ses ailes lui auraient été arrachées définitivement pour avoir rompu son contrat de réincarnation. C'était une pratique barbare spirituelle qui avait été mise en place depuis la nuit des temps. Que l'âme fut prince ou roturier dans sa vie antérieure passée, les juges impartiaux ne faisaient aucune distinction. Il arrivait que certaines personnes ne se fassent pas arracher les ailes, car tout dépendait des circonstances, mais c'était très rare. Je n'en savais pas plus à ce sujet. Mais l'idée que les ailes de Chagum soit arraché me glaça le sang.

- C'était un acte courageux, continua Hugo, mais aussi stupide et naïf. Pourtant, je comprends pourquoi il a choisi de fuir le navire. Il est prêt à risquer n'importe quel dommage à sa personne ou à sa fierté pour s'assurer que les habitants du Nouvel Empire de Yogo soient sauvés.

Hugo baissa la tête quelques instants. Quand il la releva de nouveau, il souriait légèrement.

- Je pensais qu'il accepterait le marché de Talsh pour cette raison : sauver son peuple. Je pensais qu'ils avaient suffisamment brisé sa volonté pour qu'il se rende. Mais il n'était pas brisé après tout. Il est têtu.

- Tais-toi, lui ordonna Maman qui ne supportait plus de l'écouter.

- Hein ? se surprit-il en clignant des yeux.

- Vous êtes un espion Talsh. Cela signifie que vous êtes mon ennemi. Je suis sûre que jubiler à propos de vos plans et de votre intelligence est amusant pour vous, mais je ne trouve pas ça amusant du tout. Vous faites semblant d'être un ami, ça me donne la chair de poule. Alors coupez tout ça et donnez-moi une raison pour laquelle vous me racontez tout ça.

- Eh bien, vous avez raison. Je ne peux pas vous reprocher d'être perspicace.

Il se frotta le menton et se perdit dans ses pensées pendant quelques instants.

- C'est vrai que je suis un espion Talsh, donc je dois ressembler à votre ennemi, vu à travers cette lentille. Mais la situation est bien plus nuancée que cela : tout n'est pas noir ou blanc. Je comprends que la façon dont je vous parle vous mette mal à l'aise, mais je vais quand même vous demander de m'écouter.

- Et pourquoi ferais-je ça ? demanda doucement Maman en croisant ses bras. Vous avez dit auparavant que votre raison de me sauver était compliquée et que la situation était nuancée. Nous ne sommes pas égaux dans cette conversation. À moins que vous ne répondiez à une question directe et que vous expliquez vos raisons, complexes ou non, ça ne sert à rien de se parler.

- Vous avez encore raison, sourit-il ironiquement.

Soudain, je vis un spot de lumière passer devant mes yeux et la seconde d'après, je me retrouvai totalement écrasée sur le dos contre le matelas. J'ouvris les yeux en sentant un poids par-dessus ma poitrine.

- Alika, tout vas bien ?! me demanda Maman. Qu'est-ce qui se passe ?

Ce n'était en rien un sortilège de magie... ce qui m'avait écrasé, c'était une enfant esprit ! Elle avait une apparence de jeune fille et je lui aurais volontiers donné huit ans, pas plus. Ses cheveux étaient noirs mi longs et ses yeux étaient d'un vert très prononcé, qui ressemblait à la couleur émeraude. Motoko semblait trop abasourdie pour parler.

- Tu nous vois ! s'exclama-t-elle. Ça fait trop bizarre !

Je me redressai légèrement. J'usai de ma télépathie pour ne pas paraître étrange aux yeux d'Hugo.

- Très chère, ne t'a-t-on jamais dit de ne pas sauter comme ça sur les gens et de respecter leur espace privé ? lui rappelai-je.

Elle fit une moue et s'écarta légèrement. Je vis deux autres silhouettes arriver dans la pièce : un homme et une femme. Je compris que c'était les parents de la petite esprit. Le père ressemblait beaucoup à Hugo physiquement, mais le visage de la mère était beaucoup plus proche du sien. Je compris que malgré tout ce qui nous était arrivé, je devais faire le messager. Je ne pouvais pas les repousser ou me bloquer. Je me raclai la gorge quand Maman me questionna à nouveau.

- Alika ?! Tu ne m'as pas répondu.

- Désolée..., m'excusai-je. Il va falloir que je vous interrompe tous les deux, annonçai-je avant de regarder Hugo droit dans les yeux, recevant les réponses des esprits dans mon énergie. Monsieur Hugo...

- Juste Hugo, me corrigea-t-il.

- ... Hugo, alors. Ce n'est probablement pas de mes affaires, mais il faut que je vous dise ceci : il y a trois esprits parmi nous. L'un d'entre eux est une fillette qui semble avoir huit ans...

- Dis-lui que je suis sa petite sœur ! insista-t-elle. J'ai pris une apparence plus âgée, mais je suis morte à quatre ans. Je m'appelle Ema !

- ... La fillette s'appelle Ema, elle est morte à quatre ans. C'est votre petite sœur, n'est-ce pas ? Vous avez trois ans et demi de différence. Elle dit que tu es son grand frère adoré qui l'a toujours défendu et protégé...

Hugo devint blême. Trop sous le choc pour dire quoique ce soit, je continuai rapidement de transmettre les informations. Je ne pouvais pas arrêter mes lèvres de bouger. Les esprits m'inondaient de leurs énergies et je ne pouvais pas lutter contre ça. Il est beaucoup plus facile d'influencer le monde matériel et vivant en étant un esprit, qu'un être vivant qui tente d'influencer le monde spirituel et les entités.

- Ta famille entière est décédée aux mains des Talsh lorsqu'ils ont conquis Yogo..., continuai-je. On a dû te le dire très souvent, mais tu as le visage de ta mère. Elle s'appelle Yuma. En grandissant, tu as plus retenu du physique de ton père. Son nom est Aeji Arayutan...

- Co-comment ?! balbutia-t-il.

- ... Je suis une médium, répondis-je tout simplement. Quand je me suis écrasée sur le lit, c'est ta petite sœur Ema qui m'a sauté dessus. Elle a dû sentir que je pouvais les comprendre. Vous jouiez beaucoup à la tag, n'est-ce pas ? Et tu la laissais toujours gagner à la fin de la partie, car tu courais trop vite et que tu ne voulais pas qu'elle le dise à Yuma en pleurant. Ta famille t'aime beaucoup et elle continue de veiller sur toi.

Hugo tenta de cacher ses émotions.

- Tout... tout est exact... et tu n'es pas une espionne.

- Je suis une médium, répétai-je. C'est ainsi que je communique avec les âmes des personnes décédées.

- Excusez-moi...

Il se leva et sortit de la pièce, me laissant seule avec Maman. Je vis Ema bondir sur ses pieds, me remercier et courir après lui en criant : « Oniichan, attends-moi ! ». Les parents d'Hugo me firent un signe de tête, reconnaissants et se volatilisèrent. Je me sentais un peu épuisée, comme après chaque séance, mais je ne m'endormis pas. Je regardai Maman, un peu troublée.

- Je n'ai pas voulu être méchante..., avouai-je tristement. Il fallait que je fasse passer le message pour que Monsieur Hugo sache qu'il n'était pas seul. C'était important.

- Je sais ma belle, je pense qu'il avait juste beaucoup d'émotions...

- Je ne voulais pas nous attirer d'ennuis.

- Tu n'as pas à t'en faire. Je suis sûre qu'il reviendra quand il se sera calmé.

Elle m'attira dans ses bras et me caressa les cheveux.

- Par le même fait, merci de m'avoir arrêtée, me murmura-t-elle.

- Hein ? Arrêté pour quoi ?

- La nourriture... tu as senti qu'elle était empoisonnée et tu m'as empêché d'en prendre une bouchée. Qui sait comment on s'en serait sorties si j'avais été droguée ? Merci.

Je souris et décidai de m'étendre sur le lit. Je me sentais enfermée, mais je n'avais pas le choix pour la suite des événements.


*Les noms des parents et de la petite sœur d'Hugo ont été créés par moi-même. Ils ne sont pas canon.