Chapitre 10
Un Tourbillon d'Aventure !
Je n'arrivais même pas à remettre en place les événements qui m'avaient conduit dans une telle situation.
Tout s'était passé si rapidement. Je me souvins qu'un incendie avait été déclenché à l'endroit où nous avions été séquestrées et que Hugo et Maman avaient tous les deux été blessés. Nous avions pris la fuite via un réseau souterrain et me voilà désormais coincée entre Maman et notre ennemi-allié dans un bateau, couchée sur le dos pour se cacher. L'embarcation était remplie de blé partout sur son fond. Le bateau se dirigeait probablement vers la mer, il pourrait donc être difficile de revenir, mais ni nous ni Hugo ne voulions descendre. Il était préférable de se cacher et d'éviter les regards ennemis aussi longtemps que possible. On n'avait pas d'autre choix que de se fier à la chance pour le reste. Hugo s'étira et leva les yeux sur l'un des hauts hublots à l'intérieur de la cale. Le rivage était encore visible alors que le bateau dérivait en aval.
- À quelle distance se trouve la mer d'ici ? lui demanda Maman.
- Peut-être une demi-heure en bateau, répondit calmement Hugo. De nombreux cours d'eau alimentent la rivière principale. C'est difficile de dire sur lequel nous sommes maintenant.
On entendait le rugissement de l'eau de chaque côté. Une odeur de sang devint de plus en plus prononcée : Hugo saignait toujours. Il avait peut-être de la fièvre. Sa peau dégageait tellement de chaleur que je pouvais la ressentir sans même le toucher physiquement alors que j'étais entre lui et Maman. Le bateau s'inclina et commença à tourner légèrement vers la gauche. Il était entré dans un affluent plus étroit. Je ne voyais rien d'autre que de l'herbe alors que notre embarcation se frayait un chemin dans l'eau. Le bateau s'arrêta finalement sur place, entouré d'herbes qui dansaient dans le vent doux.
À part les vagues qui clapotaient sur la coque bateau et le vent, il n'y avait aucun autre bruit. Une demi-lune brillait sur le dessus de nos têtes, mais le ciel nocturne était si nuageux que son éclairage n'aidait pas beaucoup. Nous nous pressâmes contre la coque du navire et restâmes complètement immobiles. La respiration d'Hugo semblait pénible. Sa fièvre faisait en sorte qu'il continuait d'essuyer la sueur de son visage qui était rouge.
J'entendis des bruits de pas venant de la berge. Maman espéra que ce ne soit que des animaux sauvages qui venaient s'abreuver à la rivière. Elle fit face à Hugo et tourna la tête dans la direction où elle avait entendu le son. Un gros chien était apparu sur la berge. Il reniflait le sol et déterrait l'herbe comme s'il avait trouvé quelque chose de précieux. Puis, il leva ses yeux perçant, droit sur Hugo comme s'il savait que nous étions là. Le chien sentait probablement l'odeur de son sang. Maman retint son souffle et continua de regarder le chien. La bête canine renifla encore une fois le sol, puis s'assit.
- On dirait que nous sommes suivis, murmura Maman. Et ils nous ont trouvés.
- Je n'en suis pas si sûr, rétorqua Hugo. Un chien de chasse aboierait sans doute pour alerter son maître de l'endroit où se trouverait une proie.
- Mais il y a des magic-weavers à Rota qui peuvent voir à travers les yeux d'animaux. Ce sont des espions pour la famille royale Rotan. Vos ennemis utiliseraient-ils de telles méthodes pour vous suivre ?
- Les Nanyoku ne communiquent pas de cette façon. Je suppose que nous avons été découverts par des espions Rotan. J'ai déjà entendu parler d'eux. Ils sont petits et légers, mais puissants.
- Des Kashal...
Maman jura.
- Des Kashal ? répéta Hugo, avant de tousser violemment.
Je me mis sur mes gardes. Il ne fallait pas qu'on nous découvre. Il y avait de la fumée qui provenait de quelque part. Il serait dangereux de boire l'eau de la rivière sans la faire bouillir, mais si Hugo continuait à tousser, on pourrait risquer d'être découverts par plus que des chiens et animaux sauvages. Et à moins que je ne mette mes mains sur sa bouche pour le faire taire, je risquai de le faire s'étouffer... et je serai une assassin.
- Maman, donne à boire à Monsieur Hugo, suggérai-je.
- Juste Hugo qui tienne, me corrigea-t-il à nouveau avant de tousser.
- J'ai juste été bien élevée. Il est dangereux de boire l'eau de la rivière sans la faire bouillir, mais on n'a pas trop le choix... sinon tu vas nous faire découvrir !
J'échangeai de place avec Maman en restant étendue sur le fond du bateau. Elle puisa de l'eau dans la rivière et en apporta à la bouche d'Hugo. Il en but en en renversant partout sur son linge. Elle me donna aussi à boire avant de s'en prendre pour elle-même. L'eau était boueuse et limoneuse, mais rafraîchissante.
- Hugo, chuchotai-je.
- Oui ?
- ... Pour ce qui est de votre famille... je suis désolée... Je ne vous ai pas demandé si vous vouliez l'entendre et je ne voulais pas vous peiner ni vous manquez de respect... ça fait partie de mon don.
Il fit un petit sourire dans la pénombre.
- Tu ne m'as pas peiné. Ça a simplement comblé un vide à l'intérieur de moi et ça m'a réconforté. Comme tu le sais, nous, les hommes, sommes élevés à ne pas montrer nos émotions. J'ai été un peu sous le choc, car personne de mon entourage en tant que magic-weaver ne m'a communiqué ce fait. Tu es la première qui l'as fait sans retenu ni peur. Alors je ne peux que te remercier.
Je me sentis soulagée et fis un sourire. Il fronça les sourcils et serra les dents.
- Je dois soigner mes blessures.
- Bonne idée, répondis-je.
- Faites, s'enjoint Maman.
Hugo enleva sa ceinture, puis arracha les manches de son sous-kimono. Il plia une manche et la pressa contre la plaie pour arrêter le saignement de sa cuisse. Maman passa à Hugo une partie de la ficelle en cuir qu'elle portait à la hanche pour qu'il puisse enrouler sa jambe blessée juste au-dessus du genou. Cela fait, il saisit le fût cassé de la flèche et se prépara à le retirer.
- Attendez, l'arrêta Maman.
Elle vérifia l'état de la blessure, puis hocha la tête pour elle-même. Je savais ce qui venait par après. Je me dépêchai donc de fermer les yeux et de tourner la tête.
- Très bien. Allez-y, tirez, lui fit signe Maman.
Il hocha la tête, prit une profonde inspiration et tira sur la flèche d'un seul coup. Je poussai un gémissement plaintif pour lui.
- Ooof ! sortis-je.
La blessure saignait, mais ne pissait pas le sang. La ficelle de cuir attachée au-dessus de son genou avait retenu le plus gros du sang. Hugo prit sa manche restante et appuya fortement sur la plaie. Par la suite, il s'allongea à plat sur le dos et prit de longues et profondes respirations. Maman et moi vîmes quelque chose d'argent briller sur sa poitrine nue.
- Remettez votre chemise, ordonna Maman. Quiconque voit un collier en argent va vouloir le voler. Il pourrait même être utilisé pour vous identifier.
Hugo hocha la tête. Il arracha le collier, puis le cacha sous lui.
- Qu'est-ce que c'est ? le questionna-t-elle en l'examinant de plus près.
- C'est un cadeau du prince Raul. En quelque sorte. C'est une récompense pour un service distingué. Ce sera utile si nous rencontrons d'autres espions qui sont dans mon camp. Ils le reconnaîtront pour ce qu'il est et m'écouteront.
- Avez-vous été récompensé pour avoir capturé Chagum ?
- Ouais.
Son sourire s'accentua. Il regarda longuement Maman. Je vis l'expression d'Hugo s'effacer petit à petit.
- Si vous me détestez et me considérez comme un ennemi, c'est maintenant votre chance de m'abattre. Vous êtes armées et deux. Je ne le suis pas. Je suis blessé alors je ne peux pas me défendre.
Maman le regarda sans expression pendant quelques instants, puis soupira.
- Si j'avais voulu vous tuer, je l'aurais déjà fait. Arrêtez d'essayer d'expier votre culpabilité en rejetant la responsabilité sur les autres. C'est ennuyant.
Il y eut un silence. Le vent soufflait à travers l'herbe qui nous entourait. J'entendis certaines créatures sauvages à proximité courir. Je me contentai de fermer les yeux, sans m'endormir. Maman et Hugo parlèrent de l'empire Talsh – sujet qui ne m'intéressa pas vraiment – jusqu'à ce que Chagum arrive dans leur principal sujet de conversation.
- Je ne me soucie pas vraiment beaucoup de ce que les pays font les uns aux autres. Je veux juste que Chagum soit heureux. Il a toujours été à la merci de ses responsabilités à cause des circonstances de sa naissance. Je pense que quand il était libre de tout ça, comme gouverner un pays, vivre pour son peuple, c'était la seule fois où il était vraiment heureux. Même en traînant du bois de chauffage, il semblait complètement satisfait.
- Il était doué pour le nettoyage à bord des navires, confirma Hugo avec un sourire. Nous en avons tous été un peu surpris. À la fin du voyage, il était aussi bronzé que n'importe lequel des marins et aurait pu être pris pour un lui-même.
Son sourire s'agrandit.
- Alors je suppose que c'est vous qui lui avez appris à nettoyer et à travailler.
- En partie, répondis-je pour Maman. C'aurait été injuste de me laisser faire toutes les tâches ménagères, car je suis roturière et qu'il est prince. Mes parents ne lui auraient jamais permis de faire de son statut un caprice.
- Exactement. Je ne désire qu'une chose, continua Maman, et c'est que le prince héritier Chagum soit heureux. Je ne suis pas certaine qu'il lui soit possible de vivre la vie qu'il souhaite, mais j'espère toujours qu'il y parviendra un jour, d'une façon ou d'une autre.
J'entendis des voix au loin, avec un bruit semblable à celui des rames qu'on plongeait dans l'eau. Les gens qui vivaient le long de la rive se réveillaient et vaquaient à leurs occupations matinales. Les oiseaux aquatiques qui nichaient dans les joncs près de la berge se dispersèrent dans toutes les directions comme si on les avait surpris. Maman se dépêcha de poser sa main sur la bouche d'Hugo pour le faire taire.
- Des gens arrivent, murmurai-je.
Leur énergie était distincte pour moi. Trois ou quatre, peut-être plus. Ils se déplaçaient dans les hautes herbes aussi silencieusement que des bêtes qui chassaient. Hugo dégaina son épée courte et la saisit devant lui. Maman tira sur sa lance. Elle prit ensuite un grand sac vide.
- Que comptez-vous faire ? murmura Hugo.
- Courir, gloussa Maman. Comment pourrais-je faire autrement ? Les personnes blessées sont faciles à attraper, mais je ne peux pas simplement rester ici tranquillement et attendre que cela se produise.
Elle termina d'installer le sac complètement sur lui comme pour le cacher au grand complet.
- Vous n'êtes pas obligé de faire ça, vous savez.
Maman ne dit rien et me regarda.
- Votre gardien et votre famille vous protège, souris-je. Vous n'êtes pas seuls.
Le gardien d'Hugo était un homme et il était très discret et réservé. Je ne l'avais presque pas vu depuis ma rencontre avec Hugo. Maman et moi se levâmes et se préparâmes à quitter le bateau. Il y avait trois personnes, plus loin sur la berge, accroupies dans l'herbe. Maman retira le fourreau de sa lance, puis sauta au sol. Je la suivis sur les talons. La personne la plus proche d'elle était un homme portant un arc.
- Ne bougez pas ! lui cria-t-il.
Nous ignorâmes l'ordre et courûmes vers l'homme. Ce dernier encocha une flèche et tira droit sur Maman. Elle détourna la flèche avec sa lance d'un mouvement vif, puis abattit son arme dans un grand arc sur la tête de l'homme. Ses yeux se révulsèrent alors qu'il s'effondrait au sol. Deux autres silhouettes émergèrent de l'herbe. Maman ramassa l'homme qu'elle avait assommé et l'utilisa comme bouclier. J'étais sur la défensive.
- Ne tirez pas ou vous allez le frapper ! menaça-t-elle en Rotan. Écoutez-moi ! Je suis Balsa, la Lancière. Je suis presque certaine que vous êtes Kashal. Pourquoi m'avez-vous attaqué ? Répondez-moi ! Si vous ne le faites pas, je tuerai cet homme.
Donner notre nom dans une telle situation était un pari. Si ces Kashal travaillaient pour un quelconque ennemi, on pouvait s'attendre à ce qu'ils attaquent avec tout ce qu'ils avaient. Maman tira le bras gauche de l'homme inconscient. Il revenait à lui, même s'il paraissait toujours confus. J'avais envie de l'assommer à nouveau. Jiguro m'arrêta pour ne pas nous mettre plus dans le trouble.
- Vous avez dit que vous étiez Balsa, la Lancière ? demanda un vieil homme en s'approchant.
Il avait un arc, mais il n'était pas pointé vers nous.
- Nous poursuivons le Talsh Taku, un de leurs espions. Nous avons remarqué qu'un bateau avait disparu de leur cachette la nuit dernière et l'avons retrouvé sur la rivière. Si vous êtes vraiment Balsa la Lancière, que faisiez-vous sur ce bateau ?
Maman déposa l'homme confus sur le sol. Je continuai de le surveiller attentivement.
- C'est une longue histoire, dit-elle. Je ne vous veux aucun mal. Si vous voulez me capturer, je ne résisterai pas. Je veux parler à votre chef.
Elle me regarda.
- Fais comme ta mère, m'ordonna Jiguro.
À contrecœur, je posai ma lance au sol avec celle de Maman.
- Éloigne-toi de trois pas et lève les mains.
J'exécutai ce que Jiguro m'ordonnait de faire. Les deux hommes qui se rapprochaient de nous échangèrent des regards incertains avant de s'approcher avec des flèches prêtes à tirer. S'ils nous tiraient, nous étions fichues...
Les Kashal avaient choisi de nous emmener à leur chef, mais il leur fallut un long moment avant de nous donner l'autorisation. Ils avaient passé des heures à se consulter et à discuter les uns avec les autres. C'était sans doute pour savoir ce qu'ils allaient faire de nous. Ils avaient pris nos lances et nos armes. Ma lance me suivait depuis mes sept ans et ne me quittait plus. La sensation était comme si je me sentais nue sans elle. Maman et moi avions passé des heures confinées dans une petite auberge juste à l'extérieur de Tsuram. Elle fit venir de l'eau pour un bain froid et nous se nettoyâmes. Maman était perdue dans ses réflexions. Elle se demandait si Hugo avait réussi à s'échapper sain et sauf.
- Je suppose qu'il a réussi, pensa Motoko en suivant le fils de pensée de Maman. J'ai parlé avec son gardien. Hugo n'est pas le genre d'homme à mourir facilement et son gardien ne le laissera pas faire.
- C'est bien le rôle d'un gardien spirituel, après tout, non ? affirmai-je.
- Oui. Bien vu.
Au deuxième jour, la délibération des Kashal termina. Un jeune homme vint nous chercher à l'auberge le matin du troisième jour.
- Préparez-vous et venez avec moi, dit l'homme. Notre chef a accepté de vous rencontrer.
Après une courte pause, il ajouta :
- Vos armes sont avec notre chef. Si vous ne voulez pas de mal, vous serez autorisées à les récupérer.
Nous suivîmes le jeune homme à l'extérieur. Il y avait des chevaux attachés juste à l'extérieur de l'auberge. Je montai à cheval avec Maman, derrière elle. L'homme nous guida le long de la route de Sal, qui faisait face au nord avant d'entamer un galop. Après deux heures de balade, il tourna vers l'est sur un chemin plus étroit. Maman le suivait de près. Le chemin plus étroit traversait un immense champ de blés mûrs. L'air sentait l'humidité, la terre et le temps était doux. Notre monture suivit l'homme jusqu'à la lisière du champ avant d'arriver à l'orée d'une forêt.
Après s'être caché dans les arbres, le jeune homme se tourna vers Maman et donna des explications claires.
- L'emplacement de notre chef est secret et caché, nous devons donc parcourir le reste du chemin en secret. Vos yeux doivent être couverts pour protéger l'emplacement de notre village. Couvrez les yeux de votre fille pour commencer et ensuite, veuillez descendre de cheval à votre tour.
Maman prit le morceau de tissus, se retourna habilement sur le dos du cheval pour me faire face. Je la laissai me bander les yeux. Je sentis Motoko mettre sa main sur ma cuisse pour me calmer et me sécuriser. Maman glissa du cheval sans dire un mot. Avec les énergies, je sentis qu'il lui bandait les yeux avant de l'aider à remonter en selle. J'avais l'étrange impression de ne pas avoir les yeux fermés ni bandés. Grâce à mon troisième œil, je pouvais visualiser dans mon esprit l'arbre à mes côtés, ou le champ de blé d'or à ma droite. Tout était très clair autour de moi.
- Quelle idée de bander les yeux d'un médium, ris-je intérieurement. Je vois tout quand même... enfin, je ne vois pas « physiquement » mais énergétiquement, haha.
Jiguro pouffa de rire. L'homme Kashal resta aux côtés de Maman pour nous guider à travers les bois.
- Le cheval connaît le chemin, nous renseigna-t-il au bout d'un moment. Laissez-le faire et nous nous en sortirons tous sains et saufs.
Maman hocha la tête en signe de reconnaissance. Si j'utilisai l'énergie environnante pour me retrouver, Maman utilisait les sons et les odeurs autour de nous pour créer une carte mentale de l'environnement. La monture commença à se déplacer en zigzag et opta pour un rythme lent. Le cheval grimpait. Après une quinzaine de minutes, le jeune homme attrapa la main de Maman.
- D'accord. Nous sommes rendus. Je peux enlever vos bandeaux maintenant.
Maman glissa du cheval. Je descendis à mon tour, sentant les bras de Jiguro me guider. Le jeune homme dénoua le bandeau et le retira de nos yeux. Je clignai des yeux sous l'assaut soudain de la lumière crue et claire du soleil après tant de temps passé dans le noir. Maman essuyait ses larmes qui étaient un réflexe corporel. Il y avait un autre large champ de blé devant nous. Il y avait aussi de fines traînées de fumée qui s'élevaient du sol. La lumière du soleil qui était bas dans le ciel miroitait à la surface d'une rivière qui était probablement la Hura. Le champ de blé s'arrêta sur le bord de la rivière et cédait sa place à d'autres forêts.
Il y avait des gens qui pêchaient avec des filets le long de la berge. Un peu plus en aval, des femmes lavaient du linge. Tout le monde portait une bande de tissu jaune autour du cou. Un village Kashal ressemblait donc à ça.
- Les Kashal sont également connus comme le peuple de la rivière Rota, me renseigna Motoko.
Je hochai discrètement la tête. Le jeune homme à nos côtés sortit une grande étoffe de tissu jaune d'une sacoche et la noua autour de son propre cou. Voyant que je regardai son morceau de vêtement avec intérêt, il me dit :
- C'est un osshal. Nous croyons qu'il réchauffe l'âme.
- Réchauffer... l'âme ? demandai-je.
- Oui. Les âmes des gens au bon cœur sont toujours de couleur jaune quand ils meurent. Certains d'entre nous peuvent les voir. Ils se sentent au chaud. Ils sont de la même couleur que nos feux de guet la nuit.
Je souris. Toutes croyances avaient une part de vérité en elles. Je n'avais jamais entendu parler des âmes qui étaient de couleur jaune ou or, mais l'idée de plaisait beaucoup. Il voulait sans doute parler de l'aura des âmes. Je ne connaissais pas tout, non plus, donc qui étais-je pour dire que ce qu'ils pensaient était vrai ou faux ? Grand-Mère m'avait toujours apprise à respecter les croyances des gens et laisser un bénéfice du doute. Cependant, ça ne voulait pas dire que je devais remettre mon fil de croyance en question. Je vis l'aura de l'homme devenir plus foncée.
- Mon cousin a été tué pendant cette attaque dans l'entrepôt. S'il vous plaît, regardez là-bas.
Il désignait la rivière. J'y vis une longue bande jaune qui ressemblait à de la ficelle qui flottait dans le courant. La ficelle elle-même n'était pas jaune, mais blanche. La couleur jaune provenait de minuscules fleurs qui y avaient été enfilées.
- La dernière fleur ajoutée à ce chapelet est l'âme de mon frère. Les fleurs glissent une par une de la ficelle dans la rivière, ramenant les âmes de nos êtres décédés au dieu de la rivière. Nous portons ces bandes jaunes pour qu'ils nous reconnaissent comme de bons esprits et restent au village jusqu'à ce que leurs âmes passent dans l'au-delà.
Je vis quelques âmes accroupies proche du chapelet. Elles semblaient en paix et heureuse. Le jeune homme soupira et se reprit avant de pointer un endroit.
- Nous allons laisser les chevaux ici et faire le reste du chemin à pied. Attachez les rênes à ces arbres pour que mes amis les trouvent.
Une fois ceci fait, nous suivîmes le jeune homme vers la forêt de l'autre côté de la rivière. L'herbe était très haute, environ à hauteur de genou, dans la plupart des endroits et le chemin était juste assez large pour qu'une personne puisse passer à la fois. De temps en temps, j'apercevais le visage d'une personne qui nous regardait et aussitôt que je me concentrai pour voir de qui il s'agissait, un enfant ou un adulte, le visage avait disparu. De toute évidence, il était clair que nous étions surveillés.
Un petit garçon aux cheveux ébouriffés apparut à notre droite. Il mâchait de l'herbe. Il ne semblait pas nous craindre. Je lui aurais donné cinq ou six ans, tout au plus. Il cracha l'herbe de sa bouche et poussa un cri de joie alors qu'il surprenait un troupeau d'oiseaux caché derrière lui. Une petite fille apparut à notre gauche, nous regardant avec de grands yeux ronds. Elle mâchait aussi de l'herbe. Le jeune homme qui nous guidait riait un peu et faisait semblant de ne pas voir les enfants. J'entendis un bruit étrange comme un sifflement ou de la musique. Les villageois soufflaient dans des tiges d'herbe comme de minuscules flûtes. Maman éclata de rire. L'homme l'accompagna.
- Qu'est-ce qu'il y a Maman ? questionnai-je.
- Je me souviens quand ton père t'a appris à faire des flûtes d'herbes. Tu ne devais pas avoir plus de quatre ans. Quand tu as su faire du bruit avec, plus rien ne pouvait t'arrêter de nous écorcher les oreilles avec. Grand-Mère a dû de la confisquer le temps du repas.
- Oh... vraiment ?
- Oui ! Hahaha.
La rivière qui apparut devant nous était peu profonde, alors nous n'eûmes aucune difficulté à la traverser. Nous gravîmes une pente raide. Les prairies reculaient à chaque pas, laissant place à une zone boueuse et rocheuse. Les pierres protégeaient les berges de l'érosion, ce qui contribuait à protéger les maisons souterraines des Kashal. On s'arrêta brusquement au-dessus d'une épaisse touffe d'herbe. Le garde Kashal appuya délibérément du pied deux fois. L'herbe se sépara, révélant deux personnes cachées dans un trou.
- C'est la maison de notre chef, nous renseigna-t-il.
Maman s'accroupit en premier et regarda dans le trou. Il y avait des marches grossières menant à un niveau encore plus bas, bloquées par un homme d'âge moyen. Lorsqu'elle rencontra son regard, il hocha la tête.
- Bienvenue. Veuillez entrer. Notre chef vous attend.
Les escaliers étaient très étroits. Maman devait se pencher pour ne pas se cogner la tête en descendant. J'avais la taille parfaite pour ne pas me pencher, mais c'était limite. Une fois au bas des escaliers, nous restâmes surprises. La pièce était très grande et suffisamment haute pour s'y tenir debout confortablement. Elle était également très éclairée : aussi claire que le jour. La lumière venait du soleil. Il y avait de minuscules interstices dans le mur qui laissaient entrer les rayons chauds de lumière. Elle était jaune, comme si la pièce était plongée dans une luminosité dorée. Tout semblait blanc : les murs, le sol, le plafond. Seul le foyer était noir de suie non nettoyée. Des étagères bordaient les murs. Il y avait des boîtes de fournitures, des cruches d'eau et d'autres liquides, ainsi que des poupées et des jouets pour enfants. L'air sentait bon, comme le sucre et les bonbons.
Il y avait une table basse où l'on pouvait manger au milieu de la pièce. Une femme grassouillette un peu plus âgée que Maman était assise à la table avec un bébé sur ses genoux. Un vieil homme aux cheveux blancs était assis à côté d'elle. Le bébé était silencieux, dormant comme une bûche. Je baissai les yeux et vit un enfant caché sous la table proche des pieds de la femme : c'était une fillette, peut-être âgée de deux ou trois ans. Quand la femme nous aperçut, elle se leva de sa chaise et passa le bébé au vieil homme. Il accepta facilement l'enfant et je restai surprise de voir que le bébé ne se réveilla même pas aux changements de bras et d'énergie.
Le vieil homme interpella la petite fille.
- Hé ! Tu veux venir ici et jouer avec Grand-Père ?
Il se pencha alors qu'elle riait et qu'il la soulevait. Tenant le bébé dans un bras et la petite fille dans l'autre, il traversa la pièce et s'assit sur un tapis de coton. La femme sourit et nous fit signe.
- C'est un plaisir de vous rencontrer, nous salua-t-elle. Je suis Ahal Tohasa, du clan de la rivière Tohasa. Vous devez être Balsa la Lancière.
- Oui, répondit Maman.
Maman était un peu confuse. Nous ne savions presque rien sur les familles Kashal de Rota. Nous nous étions attendues à ce que le chef des Kashal soit un homme ou du moins un guerrier, mais Ahal Tohasa semblait être une femme tout à fait ordinaire. Je voyais les gardiens des enfants ainsi que d'Ahal et son mari. Ils étaient très confortables et semblaient curieux à notre propos.
Ahal rit quand elle vit l'expression de Maman. Je fis un sourire.
- Je vois, comprit Ahal. Vous ne pensez pas que je ressemble beaucoup à un leader, n'est-ce pas ? Je sais que je ne ressemble pas à grand-chose, mais il y a beaucoup de choses que je peux faire. Si ça m'est possible et profitable, je le fais. Sinon, je n'aurais pas été choisi. Mais laissons de côté les premières impressions. S'il vous plait, asseyez-vous.
Maman se plaça en face d'Ahal et s'assit de manière à lui faire face directement. Je m'assis un peu de côté.
