Chapitre 11

Attrape-moi si tu le peux !


L'homme que nous avions vu en haut de l'escalier descendit avant de s'asseoir aux côtés d'Ahal.

- C'est mon mari, présenta-t-elle avant de lui sourire. Maintenant, tout cela n'est-il pas étrange ? Je n'aurais jamais pensé vous rencontrer dans ces circonstances. Vous êtes célèbre parmi les Kashal, vous savez. J'ai entendu une chanson sur vous que j'ai adorée. L'avez-vous entendu ? Ça se passe comme ça…

Elle se mit à fredonner. L'image de Yuguno me traversa l'esprit. Elle s'arrêta et vit mon expression.

- Que se passe-t-il, jeune mademoiselle ?

- Cette jeune demoiselle est ma fille, sourit Maman. Quand elle entend une chanson parlant de moi, elle en connait l'artiste personnellement et ne l'apprécie pas vraiment. Par contre, non, je ne l'ai jamais entendu jusqu'à maintenant.

- Vraiment ? s'étonna-t-elle. C'est dommage. Mais bon, vous n'êtes pas venues ici pour que l'on puisse parler de ça.

Son expression redevint sérieuse.

- Vous nous avez aidés à une époque de grave péril quand Taluhamaya était sur le point de revenir dans notre monde. Je tiens à vous exprimer ma gratitude au nom de tous les Kashal. Et maintenant que c'est réglé, nous pouvons parler de cette attaque d'entrepôt.

Elle se leva et récupéra un plateau de thé qui comprenait des tasses, une théière fumante et des bonbons cuits au four que je ne reconnus pas. Je me mis à lire l'énergie d'Ahal avec une expression neutre. Maman et elle discutèrent à propos de l'incendie de l'entrepôt, la mort d'un de leurs hommes Kashal et Ahal nous questionna même sur le pourquoi nous avions aidé Hugo. Elle essaya de questionner Maman, mais je savais qu'elle n'y parviendrait pas. Maman était très expérimentée en la matière et savait rester muette et détourner les réponses.

- Rien de si sophistiqué, disait Maman. L'homme avec qui nous nous sommes échappés avait une flèche fichée dans la cuisse, une blessure sur le côté et une forte fièvre. Il ne réfléchissait pas assez bien pour planifier quoi que ce soit.

Les sourcils d'Ahal se froncèrent. Elle jeta un coup d'œil à son mari, puis au vieil homme avec les deux enfants assis dans le coin. Le vieil homme qui berçait le bébé sur ses genoux sortit :

- Cette femme dit la vérité. Elle cache quelque chose, mais elle ne ment pas. C'est ce que je pense.

Le mari d'Ahal hocha la tête en accord avec cette évaluation.

- De plus, la jeune adolescente qui l'accompagne est à peu près comme nous... faites attention; elle arrive à sentir si on ment ou pas également. Elle vous a analysé tout le long de votre interrogatoire et a érigé une barrière protectrice comme un bouclier autour de sa mère et elle.

Je leur jetai un regard et usai de mon énergie pour leur communiquer de ne pas en dire plus. Les épaules d'Ahal se détendirent. Elle baissa les yeux sur le sol pendant un moment, clairement plongée dans ses pensées avant de lever la tête.

- D'accord. Nous ne savions pas que vous étiez dans l'entrepôt avec votre fille quand nous avons attaqué. Si les choses avaient mal tourné, vous auriez pu mourir toutes les deux.

Elle sourit un peu timidement.

- C'est comme l'a dit le prince héritier Chagum. Essayer de vous interroger, c'est comme essayer d'obtenir de la soupe d'une pierre. Et avec votre fille à vos côtés, je pense que vous le saviez déjà, mais vous avez une double protection au niveau des énergies qui ne sont pas tangibles.

L'attention de Maman fut de nouveau accrochée quand le nom de Chagum fut prononcé.

- Vous avez vu le prince héritier Chagum ?! s'exclama-t-elle.

- Oui, sourit Ahal vivement. Je vous l'aurais dit plus tôt, mais bon, on n'est jamais trop prudent ces temps-ci. Je surveille le palais du seigneur Suan depuis des années. J'ai beaucoup d'alliés et d'amis à l'intérieur. Le palais lui-même est criblé de tunnels et de passages secrets, il est donc relativement facile d'y entrer et d'en sortir. Il y a environ deux semaines, j'ai entendu une histoire drôle d'un de nos espions qui surveille la porte. Le fils du seigneur Suan, Ogon, a rencontré un jeune homme habillé à la mode Rassharou, bien qu'il ne semblait pas être un pêcheur Rassharou.

J'appris qu'Ahal avait alors demandé aux servantes du palais de surveiller cet étrange visiteur.

- Le prince héritier Chagum a été confiné, mais a reçu un traitement poli. Nous nous sommes demandés qui il était. Il était apparu mystérieusement et semblait être un otage. Les bonnes ont rapporté qu'il était en effet bien traité. Le seigneur Suan ne voulait pas le tuer, mais il n'a jamais été autorisé à sortir de ses appartements. Avant que nous puissions penser à un moyen d'entrer en contact avec lui, il a réussi à s'échapper.

Elle éclata de rire. Je voulais en savoir plus et son amusement me contamina.

- Ensuite ? la pressai-je, impatiente de connaître la suite.

- Il semble que la petite-fille du seigneur Suan était amoureuse de lui. Pouvez-vous le croire ? Elle est une coquette formidable, alors peut-être que nous n'aurions pas dû être si surpris que ça. Elle voulait le rencontrer, se croyant secrète et l'a visité quelques fois. Le prince héritier Chagum l'a convaincue de sortir se promener dans le jardin avec lui à minuit... seuls.

Maman sourit également. Imaginer Chagum se faufiler hors de sa chambre pour un rendez-vous secret avec une fille était un scénario très à l'eau de rose.

- Il a le bon âge pour faire des choses comme ça, commenta Maman. Un jour, Alika, ça va t'arriver aussi.

Je rougis, encore gênée de parler de vie amoureuse et de sentiments plus profond que l'amitié et l'affection.

- Le stratagème du prince héritier Chagum a réussi. Il a inventé une excuse pour qu'elle ne vienne pas le chercher immédiatement, puis a escaladé le mur du jardin. Elle a appelé les gardes en criant dès qu'elle a réalisé ce qui s'était passé, mais nos espions ont trouvé le prince héritier Chagum avant eux et l'ont conduit dans les tunnels secrets sous le palais.

Maman hocha la tête, fronçant légèrement les sourcils en écoutant le récit.

- Et il a dit qu'il s'appelait « le prince héritier Chagum » ?

- Oui. Il avait entendu parler de nous et nous avait dit qui il était dès qu'il fut convaincu que nous l'aiderions à rejoindre et contacter le roi. Nous l'avons envoyé au palais nord après son évasion.

Ahal attrapa sa tasse de thé et but.

- Nous ne l'avons pas cru au début. Il a compris pourquoi nous doutions de lui et est resté calme. Il a affirmé qu'il avait rencontré le roi Yosam à Sangal, donc tout ce qui serait nécessaire pour prouver son identité serait de le conduire devant le roi. C'était tout ce qu'il demandait. Il était si gentil, mais si prudent et clairement très courageux.

- Par où est-il allé ? demanda Maman. Et quand ?

- Il est parti vers le nord.

- Au palais du nord ? Est-ce là que se trouve le roi Yosam en ce moment ?

- Non.

Ahal sembla triste un moment.

- La plupart des gens ne le savent pas encore, mais la santé du roi Yosam est très mauvaise. Il n'est pas en état de recevoir des visiteurs, même s'il le voulait.

- Est-il malade ? À quel point est-ce grave ?

- Personne ne connaît la gravité de la maladie. Le seul symptôme constant est une forte fièvre. Son père est mort d'une maladie similaire quand il était assez jeune. Naturellement, nous sommes tous inquiets pour notre Roi. En ce moment, la personne qui gère toute la paperasse du gouvernement est le prince Ihan. Nous lui avons envoyé le prince héritier Chagum. Le prince Ihan est bien placé pour l'aider. Il réside dans le palais du nord, et non pas dans le palais royal de la capitale. C'est plus sûr pour lui là-bas.

Le palais du nord était à Jitan, où se trouvait la salle rituelle de Rota. J'y avais été quand j'avais fait mon appel d'âme quand Papa et Maman n'étaient pas revenus du Marché des herbes.

- Alors le prince héritier Chagum est à Jitan ? demanda Maman.

- Oui.

Notre hôtesse se leva. Elle retira un unique parchemin d'une étagère au mur et se tourna vers nous.

- Le prince héritier Chagum a beaucoup parlé de vous.

Maman retint son souffle et leva les yeux vers elle.

- Quand il nous a dit qui il était, je me suis souvenue de cette chanson que j'adore. J'ai décidé de lui poser des questions sur son passé : pour vérifier son identité et découvrir quelles parties de la chanson étaient vraies. Le prince héritier Chagum a semblé choqué que je lui demande une telle chose. Il n'a pas voulu répondre à mes questions, mais il a laissé cette lettre ici au cas où nous vous trouverions n'importe où à Rota. Il voulait que nous vous disions qu'il était en sécurité et quels étaient ses plans.

- Quand vous a-t-il remis cette lettre ?

- Le jour même où nous vous avons amené ici, dans l'après-midi.

L'énergie de Maman me frappa comme un coup de fouet. J'en eus le souffle coupé un moment. Son énergie se teignit de noir. Elle regarda Ahal avec une expression sévère et très dure.

- Vous deviez savoir qui je cherchais quand vous m'avez amené ici, pourtant vous l'avez renvoyé avec trois jours d'avance. Vous m'avez confiné ici pendant tout ce temps. Pourquoi feriez-vous ça ? Pourquoi ne m'avez-vous pas laissé partir avec lui, ou du moins être en mesure de le poursuivre ?

- Il nous l'a demandé, répondit simplement Ahal.

Elle tendit le parchemin qu'elle tenait à Maman.

- Il a écrit ceci pour vous. Il l'a écrit devant moi et s'en fichait que je le lise ou non. Tout ce qu'il voulait, c'était que je vous le livre.

Maman se calma un moment et accepta la lettre avant de commencer à la lire. C'était écrit en Rotan, d'une main ferme et nette. Une fois terminée, des larmes roulaient sur ses joues. Elle baissa les yeux sur la lettre et la relut. Je posai ma main sur son épaule pour l'apaiser. Ahal pleurait aussi. Je me créai une protection supplémentaire pour ne pas me laisser envahir et contaminer par leur énergie, sinon, j'allais pleurer aussi. L'empathie faisait aussi parti de mes compétences médiumniques.

- S'il vous plaît, ne vous inquiétez pas. Je l'ai envoyé directement au prince Ihan avec une escorte. Il sera parfaitement en sécurité.

Maman hocha la tête. Ahal disait la vérité, je le sentais.

- Allez-vous rentrer chez vous ? demanda-t-elle doucement. J'ai vos lances ici, et vos sacs à dos, mais vous ne semblez pas avoir beaucoup d'argent ou de choses. Nous pouvons vous donner ce dont vous avez besoin. Il suffit de demander.

- Merci, sourit Maman. Mais nous allons bien. J'ai pas mal d'argent caché dans mes vêtements et j'ai l'habitude de voyager. Si possible, je voudrais vous emprunter un cheval. Je le laisserai à Tsuram chez un palefrenier pour que vous puissiez venir le récupérer.

- Bien sûr, nous vous prêterons un cheval. Où allez-vous le retourner, plus précisément ?

- Sur la rue Okul, à l'auberge Taku Hol. Nos chevaux y sont. J'ai payé à l'avance pendant plus d'une semaine, il est donc probablement toujours là.

- Je connais l'auberge Taku Hol. C'est juste au bord de la mer. Laissez le cheval là-bas et nous viendrons le récupérer.

Le mari d'Ahal ramassa nos lances et nous les redonna. La lumière qui passait par les trous dans le mur avait diminué et virait au rouge. C'était presque le coucher du soleil. Sur le chemin, je lus rapidement la lettre. J'étais bilingue avec la langue de Kanbal, mais je me débrouillai bien en Rotan en étant assez fluide.

Balsa,

Je sais que tu me cherches. Merci. Je n'ai pas de mots pour te dire à quel point je suis heureux que tu aies fait tout ce chemin jusqu'à Rota en toute sécurité. Je voulais te rencontrer quand tu as rencontré l'autre Kashal, mais je n'ai pas pu. Je dois te demander d'arrêter de me chercher. Je suis certain que Tanda a plus besoin de ton aide que moi. Le Nouvel Empire de Yogo sera bientôt en guerre. Si je ne réussis pas dans mon plan, et bientôt, alors chaque ville, chaque village et chaque champ deviendra une nappe de feu. Trouves Tanda et Torogai et fuyez ensembles vers les montagnes pendant qu'il est encore temps. La grotte des chasseurs devrait bien fonctionner pour vous cacher.

Tant que je sais que vous êtes tous vivants quelque part, je peux continuer d'essayer. Je vais bien, Balsa, vraiment. S'il te plaît, ne t'inquiète pas pour moi. Je jure que je reviendrai un jour sain et sauf à New Yogo, quoi qu'il arrive.

Mon cœur se serra dans ma poitrine et je me mis à avoir les larmes aux yeux, sans sangloter. Je comprenais maintenant l'état de Maman. Bien qu'elle fût heureuse que Chagum soit en sécurité en ce moment, elle préférerait de loin le protéger par elle-même. L'idée qu'il l'avait délibérément abandonnée lui faisait mal au cœur. Toutefois, j'avais de la colère en moi. Je le trouvais idiot et naïf de partir comme ça. Il mettait tous nos efforts à rudes épreuves et me donnai l'impression que c'était vain.

C'est alors qu'une étrange image me vint en tête quand le mot « Kashal » me vint à l'esprit. Ça me changeait les idées un moment, faisant taire ma colère au fond de mon ventre. Je fronçai les sourcils pendant que nous chevauchions le cheval. J'étais assise devant Maman.

- Maman ?

- Oui, mon cœur ?

- ... Est-ce vrai que tu as déjà arraché l'œil d'une personne ? demandai-je en faisant une grimace.

Je sentis Maman se tendre. Motoko, sur sa propre monture, dit tout haut ce qu'elle pensait tout bas.

- C'était épique ! Et probablement un sentiment très étrange, à la fois jouissif et... erk !

- Oui, je l'ai déjà fait, répondit Maman tout simplement.

- Pourquoi ?

- J'étais en plein combat et dans le feu de l'action, ce fut l'unique moyen pour avoir le dessus. Rien de plus.

- ... J'ignorai que tu étais aussi déterminée que ça, Maman.

Elle gloussa en même temps que Motoko avant de rire légèrement.


Il était plus de minuit lorsque Maman et moi atteignîmes le port de Tsuram. Il y avait encore beaucoup de monde autour de l'auberge Taku Hol, louant ou ramenant des chevaux. Certains revenaient manifestement de tavernes ou de jeux de hasard. Je n'avais jamais fait confiance à ces hommes. Ils appelaient leurs amis d'une voix légère pendant qu'ils faisaient leurs affaires.

L'entrée de l'auberge s'ouvrait sur une vaste pièce destinée à recevoir les hôtes. Un feu était allumé dans l'âtre de la pièce. Deux hommes étaient assis sur des chaises en face du foyer. L'un des hommes était le propriétaire de l'auberge alors que l'autre semblait être un ami. Ils buvaient ensemble et parlaient quand nous entrâmes.

Le propriétaire de l'auberge nous regarda d'un air mécontent.

- Alors vous êtes enfin de retour. Vous êtes parties depuis six jours. J'avais à moitié envie de vendre vos chevaux et vos bagages pour récupérer mes pertes.

- Je suis désolée d'avoir été absente si longtemps, s'excusa Maman. Nous avons été... inévitablement détenues. Mais ne vous ai-je pas payé dix jours d'avance pour commencer ?

Elle s'approcha de l'âtre et frotta ses mains glacées l'une contre l'autre. Il ne sembla pas convaincu.

- Hum... Si vous ne l'aviez pas fait, vos chevaux seraient déjà partis.

Il posa ses mains sur ses genoux et se leva dans une plainte. Il traversa la pièce et récupéra une masse de clés dans un endroit caché dans le mur. Il tripota un instant les clés, puis en donna une à Maman.

- Voilà. La cuisine est fermée et les feux ont été éteints, je ne peux donc pas vous nourrir ce soir. Mais les bains sont toujours ouverts si vous en avez besoin.

Maman hocha la tête en acceptant la clé. Nous avions mangé des bonbons et du thé avec Ahal, vrai, mais sinon nous n'avions rien avalé d'autre de la journée. Bizarrement, Maman n'avait pas faim et moi non plus. L'aubergiste jeta un coup d'œil au visage de Maman.

- Votre visage est pâle. Allez-vous bien ? la questionna-t-il.

- Vraiment ? se surprit Maman en le regardant. Pourtant, je me sens bien.

L'aubergiste renifla.

- Restez ici pour la nuit. Vous aurez probablement un rhume demain matin. Vous devriez m'écouter.

Il se détourna de nous et quitta la pièce. Je remarquai qu'il se dirigeait vers la cuisine. Nous nous tînmes près du feu devant l'ami de l'aubergiste. Il leva la main et tendit son verre plein à Maman.

- En voulez-vous, madame ?

- Merci, mais je vais refuser. Je n'aime pas boire à jeun.

L'aubergiste revint dans la pièce, portant une marmite et deux assiettes en bois.

- Ce n'est pas bon pour la santé d'aller au lit le ventre vide, dit-il d'un ton bourru. Peut-être que les jeunes peuvent s'en tirer en sautant un repas ou deux comme votre fille, mais ces vieux os ne le feront pas.

Il posa la marmite sur le feu pour réchauffer son contenu.

- Je sais que vous êtes une femme assez jeune. Vous devez rester en bonne santé pour pouvoir avoir d'autres enfants et faire d'autres petits frères et sœurs à votre fille.

Je me mis à rire alors que Maman m'accompagnait. Mon désir d'être grande sœur était-il si facilement détectable ? Je vis Kasem arriver et s'agripper au dos de Maman, pour accoter sa tête sur son épaule. Cette vision m'apaisa.

- Mais je suis déjà dans la trentaine, rétorqua Maman comme excuse.

L'aubergiste la dévisagea.

- Et alors ? Ma mère m'a eu quand elle avait quarante-cinq ans.

Maman ne semblait pas savoir comment réagir. Motoko me dit qu'elle n'avait pas reçu de sermon, ni même doux et bien intentionné, sur le fait de s'installer et d'avoir des enfants depuis longtemps. Surtout depuis ma naissance. L'aubergiste souleva le couvercle de la marmite, révélant un ragoût appelé raru. Il devait en rester dans la cuisine. Il y avait une légère pellicule d'huile sur le dessus, mais elle disparut lorsque l'aubergiste le remua. De la vapeur s'éleva de la marmite, répandant un arôme agréable dans la pièce.

- Ma mère a eu vingt enfants âgés de seize à soixante ans, dit-il. Dix-huit d'entre eux ont vécu jusqu'à l'âge adulte. Ma femme a eu dix enfants, et sept ont survécu et grandit.

Maman fronça légèrement les sourcils.

- J'étais complètement célibataire jusqu'à l'âge de trente ans et j'adorais ma vie de célibataire sauvage et libre. Même après m'être installé, j'ai vécu comme j'avais toujours vécu pendant un certain temps. Ce n'est qu'après que mon fils eut cinq ans que j'ai commencé à ressentir le besoin de m'installer quelque part. C'est alors que mon ami là-bas m'a dit qu'il était temps que j'accepte ma vie sédentaire telle qu'elle était. Vous n'y pensez pas, quand vous êtes jeune, à propos d'avoir une vie tranquille. Mais je peux dire avec certitude que c'est une vie agréable. Si vous n'acceptez pas votre vie et ne vous installez pas rapidement, vous finiriez comme un sakawa ou un saumon sauvage, nageant toujours en amont.

L'aubergiste fit face à son ami et hocha la tête. Il se laissa absorber par la conversation avec son ami. Une fois le ragoût entièrement chauffé et bouillonnant, l'ami de l'aubergiste en versa dans un bol en bois, puis un autre qu'il me donna avant d'offrir le second à Maman. Quand nous terminâmes nos bols, nous remerciâmes l'aubergiste et son ami avant de retourner dans notre chambre.

Cette auberge était assez grande, il y avait donc de nombreuses chambres d'alignées le long d'un couloir. Tout était silencieux. La plupart des invités devaient déjà être endormis. Le couloir était froid. Nous entrâmes dans notre chambre. Maman s'assit sur le lit. Elle regarda un moment l'obscurité, puis fit face à la fenêtre, d'où on pouvait voir les lumières d'un jeu de hasard de l'autre côté de la rue. Elle entendait les cris des hommes et les rires aigus des femmes, portés par le vent, tantôt forts et tantôt doux comme la montée d'une marée.

- Tu es un peu confuse, avouai-je en sentant son énergie.

- Oui, un peu..., m'avoua-t-elle.

- Tu penses à Papa et à mes futurs petits frères et sœurs, peut-être ? la taquinai-je.

Elle fit un petit sourire, mais je sentais qu'elle était trop fatiguée pour prendre mon sens de l'humour. La guerre au Nouveau Yogo commencerait probablement au début de la nouvelle année. C'est ce qu'Hugo nous avait dit. La lettre de Niisan avait suppliée Maman de fuir dans les montagnes à la grotte des chasseurs avec Papa avant que la guerre n'éclate.

- Je ne sais pas quoi faire, avoua-t-elle. Torogai et Tanda ont toujours eu de la chance, alors je pense que ton père s'en sortira. Mais je suis inquiète pour Asura, Chikisa et Martha...

- Alors... que fait-on ?

- Nous retournons au Nouvel Empire de Yogo à partir de demain. Je ne suis qu'une personne. Je ne suis pas assez forte ou assez influente pour arrêter une guerre entre nations, mais je suis assez forte pour protéger les personnes qui me sont les plus importantes. Je vais me coucher...

- Je vais commencer les valises, comme ça, on pourra partir plus rapidement demain matin. Après j'irai prendre un bon bain chaud. Promis, je viendrai me coucher ensuite.

Elle hocha la tête, se glissa sous les couvertures et ferma les yeux. Je terminai de faire les valises quand je vis une corde teinté de rouge trainer proche de nos choses. J'étais curieuse, mais l'envie d'un bon bain fut plus forte que moi. J'allai aux bains avec Motoko comme compagnie – parce que nécessairement, Jiguro ne m'accompagnerait pas. Il l'avait souvent fait quand j'étais plus jeune, mais depuis que mes changements physiques avaient commencé, il me laissait ma pudeur et mon intimité. Au moment où mes yeux se fermaient tous seuls dans le bain, Motoko me dit que c'était le temps d'aller retrouver Maman pour dormir.