Chapitre 12

Au cœur de la tempête et des flocons


Et dire que cette corde teintée de rouge avait complètement changé nos plans de la veille. Hugo l'avait probablement déposée dans notre chambre d'auberge quand nous étions au village de Kashal et y avait glissé une lettre écrite en Yogoese. Il nous avait donné des informations précieuses et avait suggéré qu'une alliance entre Rota et Kanbal était préférable au vu les enjeux actuels. Maman était parvenue à rencontrer le prince Ihan en personne dans son château. Un peu avant son audience, elle m'avait expliqué qu'elle le connaissait un peu grâce à Asura et Chikisa et que ce simple élément pouvait être un avantage comme celui de le rencontrer en personne.

Après avoir reçu les informations et échanger ce qu'elle savait, Maman n'avait pas perdu une seconde pour se mettre en route.

- Allons rattraper Chagum !

- Alors... nous ne retournons pas au Nouvel Empire de Yogo ? compris-je.

- C'est exact !

En chemin, le blizzard nous surprit. Il ne neigeait pas tant que ça, mais ça avait empiré en moins de quelques minutes. Nous avions croisé des corps morts, des loups affamés et j'avais calmé nos chevaux après une féroce attaque des bêtes. Je fis rapidement passer l'âme des personnes décédées sur notre route dans l'au-delà à l'aide de Nahoko et imposai une barrière magique temporaire qui éloignerait les prochains loups – si seulement il y en avait. Maman m'avait ordonnée de rester en retrait, alors qu'elle courait au secours du second cavalier qui tentait désespérément de fuir le possible espion à la fois assassin. Le combat se passa très rapidement, même si je n'avais vu que des ombres à travers les flocons qui m'égratignaient le visage et rendaient mes cils collant.

L'assassin s'effondra sur le sol blanc comme neige, dans son sang. Maman vérifia qu'il ne bougeait plus du tout, puis appuya fortement sur le côté de son abdomen. Elle avait encore été coupée à cet endroit. Je vis Chagum se tenir devant elle, partiellement couvert par les tourbillons de neige.

- Chagum ? s'étouffa Maman.

Il s'approcha de quelques pas alors que j'avançai notre monture.

- Balsa, dit-il.

Alors qu'ils se serraient dans leurs bras, je réalisai qu'il était plus grand qu'elle. Il leva son regard qui s'illumina en me voyant, mais il commençait à être engourdit par le froid. Il frissonna violemment. Ses gestes étaient mélangés à la peur et à la douleur. Maman le serra contre sa poitrine et ne le lâcha pas.

- Balsa ? Est-ce vraiment toi ? Ou est-ce juste un rêve ? frissonna-t-il alors que ses dents claquaient.

- Peut-être as-tu raison et que c'est un rêve, sourit-elle doucement. Je ne peux pas croire à quel point tu as grandi ! Tu me dépasses !

Elle desserra son étreinte et l'éloigna légèrement. Maman le fixait comme si elle n'était pas entièrement convaincue qu'il était vrai ni réel. Il faisait sombre, mais il y avait une coupure sanglante alarmante sur le côté droit de son visage.

- Il t'a bien coupé et eu, n'est-ce pas ? marmonna-t-elle.

Elle toucha très légèrement les bords de la plaie. Je fis une grimace pour lui. La plaie s'étendait du milieu de son front au coin de son œil droit. Il faisait trop sombre et froid pour que nous puissions la soigner et la recoudre, mais il semblerait que le froid de l'hiver avait un avantage pour une chose : la blessure, bien qu'assez profonde, avait déjà arrêté de saigner. Il aurait besoin de point de suture par la suite, mais pour l'instant, la préoccupation la plus importante était de s'assurer que la plaie ne s'ouvrirait pas de nouveau.

- Mettons un peu de pression là-dessus, dit-elle. Cela va probablement faire mal.

Elle pinça les bords de sa blessure et appuya dessus avant d'arracher un morceau de son couvre-visage shuma et l'utilisa comme bandage. Elle enroula le morceau de tissu tout autour de sa tête et l'attacha fermement. Elle souleva le cache-cou de Chagum, puis le réinstalla de sorte que les bords soient rentrés à l'intérieur de son manteau pour plus de chaleur.

- À quel point ça fait mal ? questionna Maman.

- Ça peut aller, répondit-il. C'est engourdi. Les bords font un peu mal, mais ça va. Avez-vous vu des signes de soldats Rotan en venant ici ?

Il se frotta les bras.

- Les deux soldats Rotan ont été abattus, l'informa-t-elle alors qu'il se figeait.

- Alors… ils sont tous les deux morts, dans ce cas ?

Ses lèvres tremblaient. Il avait l'air de se retenir pour ne pas pleurer.

- C'est de ma faute. Ils m'ont protégé. C'étaient de bons hommes, ils... ils étaient mariés et avaient des enfants…

Il commença à marcher plus loin. Maman lui saisit l'épaule alors que j'étais encore sur la monture, à attendre la suite des événements.

- Où tu vas ? le questionna-t-elle.

- Nous devons les enterrer...

- La neige les a déjà recouvert, se contenta-t-elle de répondre en l'attirant Chagum plus près. Nous n'avons pas de pelles, ni d'autres outils ni de temps pour ça.

- Mais...

- Écoute, l'interrompit-elle sur un ton vif mais pas colérique en voyant son hésitation. Tu n'as jamais vécu un hiver Rotan. Ce blizzard va empirer avant de se calmer. Il y a des loups dans cette forêt, beaucoup d'entre eux. Nous ne pouvons pas laisser les chevaux ici, pas plus que nous ne pouvons rester ici nous-mêmes. Ces soldats sont morts pour te sauver. Ne gaspille pas leur mort. Ne pense qu'à ta propre survie, maintenant.

Chagum resta immobile et silencieux, frissonnant.

- La neige les a enterrés. Que ce soit leurs funérailles, pour l'instant. Alika a déjà fait passer leurs âmes dans l'au-delà et leur a offert le repos et la paix. C'est suffisant.

Il hésita un long moment, puis hocha la tête. La neige semblait étouffer tous les sons, car même les sabots de la monture de Chagum étaient silencieux alors qu'il trottait sur le sol. Maman Chagum conduisit proche de notre monture et l'aida à monter derrière moi. Elle trouva une torche en pin dans les sacoches du cheval. Ses doigts étaient engourdis par le froid. Elle souffla dessus pour leur redonner une sensation, puis alluma la torche. La flamme luttait pour rester allumée alors que la neige lourde et humide tombait. La torche ne durerait pas très longtemps.

Elle prit le cheval de Chagum par la bride et partit à la recherche d'une des cabanes que les bergers et les éleveurs avaient construites le long de la route pour aider les voyageurs en hiver. Cette ingénierie et générosité me réchauffaient toujours le cœur. En une demi-heure environ, nous en trouvâmes une, abrité dans un bosquet d'arbres enneigés. Nous étions engourdis et nous tremblions de froid. Chagum pesait de tout son poids contre mon dos et je sentis qu'il avait perdu connaissance.

- Maman, Niisan...

J'arrêtai le cheval et Maman m'aida à soutenir Chagum-Niisan alors qu'on le descendait du cheval.


Une fois à l'intérieur, Maman ferma la porte, puis allongea Chagum sur le sol. Depuis que nous étions entrés dans cette cabane, il y avait toujours une voix qui résonnait dans mes oreilles. La place n'était pas hantée en tant que telle, mais...

Tu ne devrais pas appeler le prince héritier par l'honorifique « Niisan ». C'est impoli, dénigrant et irrespectueux au nom donné.

J'ignorai la voix. Maman utilisa le dernier souffle de sa torche en pin pour allumer un feu dans le foyer de la pièce, qui était déjà rempli de bois de chauffage sec. Je me demandai si les bergers et les éleveurs faisaient des rondes pour ravitailler les abris.

J'aidai Maman avec Chagum-Niisan pour lui enlever ses épaisses bottes de cuir.

Arrête de l'appeler « Niisan », tu fais vraiment gamine...

Sa peau était pâle et froide au toucher. Il fallait rapidement le réchauffer. Les effets secondaires des engelures pourraient être dangereux si elles n'étaient pas traitées rapidement. Il n'avait pas non plus bougé depuis qu'elle l'avait déposé au sol.

- Chagum ! cria Maman en secouant ses épaules. Réveilles-toi ! Tu dois rester éveillé.

- Niisan ! m'y mis-je. Hey !

Je t'ai dit d'arrêter ! Il s'appelle Chagum. Cha-Gum !

Il gémit et ouvrit à peine les yeux. Ses blessures faisaient mal.

- Écoute-moi bien, Chagum. Peux-tu m'entendre ? Me comprends-tu ? questionna Maman alors qu'il hochait faiblement la tête. Peux-tu sentir tes doigts et tes orteils ? Essaie de les bouger.

Ses doigts et ses orteils bougèrent un peu. Nous frottâmes ses membres pour l'aider à se réchauffer le plus rapidement que possible. Il fronça les sourcils et s'écarta avant de se détendre un peu.

Tu m'ignores ?!

- Comment sens-tu tes mains et tes pieds maintenant ?

- Mieux, répondit-il.

Maman soupira de soulagement et posa plus confortablement les jambes de Chagum sur le sol. Ses yeux étaient toujours fermés. Elle continua à lui frotter les pieds jusqu'à ce qu'une légère rougeur revenait sur sa peau. Il commença à haleter de douleur.

- Attends encore un peu, lui ordonna Maman. Si nous ne réglons pas ça maintenant, tu ne marcheras peut-être plus jamais correctement.

Elle passa à ses mains après avoir fini de lui frotter les pieds. Lorsqu'elle fut convaincue d'avoir fait tout ce qu'elle pouvait pour le moment, elle inspecta la blessure de son propre côté, son abdomen. Elle était peu profonde et ne saignait plus. Je soupirai de soulagement.

- Je vais faire fondre de la neige pour avoir de l'eau, répondis-je en prenant le récipient, gardant mon manteau pour la tâche.

- Fais.

- Tu veux que je t'aide à quelque chose, Maman ?

Maman me donna les manteaux pour que j'en secoue la neige et les suspende pour qu'ils sèchent. Elle me dit aussi de mettre les chevaux à l'abri. Une fois dehors, un bref instant, je me retournai furibonde vers la voix. C'était un jeune esprit qui avait accompagné Niisan pendant un moment lors de son voyage, qui s'en était pris d'affection, mais il n'était que temporaire. Ce n'était pas son gardien.

- Qu'est-ce que tu me veux, Seishi ?! grognai-je. Je ne te connais pas, mais je sais au moins quel est ton nom !

- T'es la seule personne qui appelle le prince héritier Chagum par « Niisan ». Personne ne l'a jamais appelé ainsi car ce n'est pas son nom ! C'est un surnom débile et rabaissant ! Je n'ai jamais aimé entendre les gens se donner des surnoms, comme des animaux.

- Et alors ? Je me sais respectueuse et j'ai jamais manqué de respect à quiconque je donnais des surnoms. C'est une force d'habitude que j'ai !

- Une mauvaise !

- Alors t'es en train de me dire que quand tu es couple, tu ne veux pas qu'on te surnomme « chéri » ou « n'amour » ?! Toujours appelé la personne avec qui tu vis, que tu aimes, ton âmes sœur par un diminutif ou son nom au complet, c'est emmerdant à souhait ! Un couple c'est intime et personne n'a rien à redire là-dessus ! C'est comme si j'appelais ma Maman par son nom « Balsa »... non ! Ça, jamais !

- Les goûts ça ne se discutent pas !

- Ah ! vois qui parle ?! Et moi ce que je fais, tu penses que ça se discute, hein ? Et puis, pour ta gouverne, j'ai déjà croisé et côtoyé Chagum-Niisan en étant plus jeune, donc, ce n'est pas comme si on venait de se rencontrer lui et moi ! grognai-je. C'est ma vie et je choisis ce que je fais ! On ne va pas débattre des heures là-dessus !

Je ramassai une grande quantité de neige. L'esprit errant Seishi continua de me casser les oreilles jusqu'à ce que je l'empoigne par le bras en récitant une formule incantatoire qui le ferait disparaître et éloigner de moi.

- Tu me laisses tranquille, dorénavant ! Housse ! Ton temps ici est passé, il est temps que tu aies te réincarner et n'agaces plus jamais qui que ce soit avec tes mots !

Il se volatilisa dans une explosion d'étincelle dorée. J'amenai les chevaux dans un petit enclos à bétail avec un toit qui était juste à côté de la cabane où nous nous étions réfugiés. Je devais subvenir à leurs besoins avant de pouvoir me reposer. Je rentrai de nouveau à l'intérieur, laissant la porte entrouverte pour secouer à mon tour mon manteau et le suspendre. Maman avait examiné sa propre blessure et elle me rassura comme quoi elle était superficielle et non profonde. Aucune hémorragie n'était en vue. Je soupirai de soulagement.

Au milieu de la nuit, Chagum remua mal à l'aise dans son sommeil. Je dormais à ses côtés et je reçus même un coup pied sur les fesses.

- Niisan ! m'indignai-je en me réveillant.

Maman ravala un rire, lui palpa le front et découvrit qu'il avait une forte fièvre. Elle posa un chiffon froid et humide imbibé de neige sur son front, et commença à faire bouillir de l'eau pour nettoyer à nouveau sa blessure. Il toussa violemment et cria :

- Fuyez ! Éloignez-vous d'ici, maintenant !

- Chagum ? Chagum ! Tout va bien. Tu es en sécurité ici. Tu fais un rêve. C'est juste un cauchemar, l'apaisa Maman.

Il ouvrit les yeux et regarda Maman.

- Les gens... la capitale... tout a été détruit. Tout le monde doit fuir. Courez maintenant !

Il ferma à nouveau les yeux. Son corps devint complètement inerte dans les bras de Maman. Elle essuya la sueur de son front et contrôla sa fièvre. Il était loin de chez lui depuis très longtemps. Il devait faire des cauchemars que Kosenkyo était en danger. Chagum resta endormi mais agité jusqu'à l'aube. Je changeai de place de sorte qu'il ne me donne pas de nouveaux coups de pieds dans son sommeil. J'avais appris ma leçon. La neige tombait encore lorsque Maman se réveilla plus tard dans la matinée. Le ciel était sombre et incolore.

Au courant de l'après-midi, la fièvre de Chagum augmenta légèrement. Il se réveilla dans un gémissement plaintif avec les sourcils froncés. La blessure sur son visage paraissait enflammée et douloureuse. Il serra ses bras autour de lui et s'assit. Maman apporta de la nourriture prise des affaires de Chagum. Elle fit bouillir une partie de la viande séchée et des pommes de terre dans une casserole pour en faire un simple ragoût. Il ne réussit qu'à manger environ la moitié d'un bol et à la tombée de la nuit, sa fièvre était partie. Il était capable de se lever et de bouger tout seul sans trop de douleur ni de vertige.

Comme petit en-cas du soir, Maman nous donna du pain sans levure appelé bam pour le tremper dans les restes de ragoût et donner plus de consistance au liquide restant. Elle rajouta du miel à de l'eau bouillante pour faire un thé sucré. Je regardai Chagum manger, intriguée : il faisait très attention à ne pas toucher sa blessure.

- Tu as l'air beaucoup mieux, observa-t-elle. La couleur est revenue sur ton visage. Je pense que si nous nous reposons un autre jour, ton visage ne te fera probablement plus très mal.

Il ne dit rien. Il regarda les flammes du feu dans l'âtre.

- Balsa.

- Oui ?

- Je suis... mort, confessa-t-il. Je veux dire « en tant que prince héritier ». Tout le monde à New Yogo croit que je suis mort à Sangal. J'ai échappé à Talsh et au palais dans le mince espoir que Rota et Kanbal m'écouteraient, mais je n'ai aucun pouvoir ni autorité pour faire des alliances. Je suis impuissant. Le prince Ihan a refusé mon offre...

Il nous expliqua ce qu'il avait traversé comme épreuve. Il se mettait également beaucoup de pression pour un jeune homme de seize ans, trop pour n'être encaisser que par une seule personne. Maman lui fit quelques leçons philosophiques à ce propos, puis lui parla du plan d'Hugo.

- Rota et Kanbal, devenir des alliés ? s'étonna-t-il alors que ses couleurs revenaient peu à peu sur son visage. Mais oui ! Mais oui, cela pourrait bien effectivement fonctionner ! Le roi de Rota et le roi de Kanbal pourraient être d'accord, de roi à roi. Ils peuvent former un mur assez fort pour repousser les Talsh. Le prince Raul ne pourrait pas prendre le contrôle du continent nord si facilement alors...

Chagum fixa le sol et réfléchit un long moment. Puis, il leva la tête.

- Peu importe ce qui se passe au Nouvel Empire de Yogo, Rota et Kanbal devenant des alliés accorderaient des avantages indéniables aux deux pays. Je veux que cette alliance se réalise, si je le peux.

- Le prince Ihan m'a dit que Rota accepterait une alliance avec Kanbal, l'informa Maman.

- Le prince Ihan a vraiment dit ça ? s'étonna-t-il dans un couinement.

- Il ne voulait pas non plus rejeter ta proposition d'alliance. Il semble que les circonstances lui aient forcé la main. J'ai eu l'impression que si tu avais été le Mikado, il aurait accepté de te soutenir avec tout ce qu'il avait.

Des larmes apparurent dans les yeux de Chagum et mouillèrent le sol. Il fronça les sourcils comme s'il souffrait intensément.

- Ne touches pas à ta blessure, l'avertit Maman. Ça ne fera que plus mal. L'hiver arrive plus vite à Kanbal qu'à Rota. Le pays est probablement déjà enseveli sous la neige. Nous devons nous préparer pour un long et difficile voyage à travers les montagnes. Nous devrions probablement revenir un peu sur Toluan pour attendre la fin du blizzard et nous ravitailler. Je sais que ça te ralentirait un peu, mais...

Je rajoutai du bois au feu. Chagum sourit.

- Non, annonça-t-il d'une voix ferme. C'était ma décision d'aller à Kanbal. Je dois partir. Je ne peux pas tarder. Balsa, veux-tu m'emmener à Kanbal avec Alika ?

Aussitôt mon visage s'illumina. Je pourrais enfin retourner à Kanbal après toutes ces années ! Je me sentais chez moi là-bas et j'y aurai habité si j'avais pu. Peut-être le ferai-je si la guerre se termine... un jour.

- Oui, accepta Maman. Je t'emmènerai dans ma patrie. Tous les hommes et toutes les femmes y sont pauvres, même le roi. Mais je t'y emmènerai. Pour toute sa pauvreté, Kanbal aussi a de beaux endroits. Je vais te les montrer.

Les flammes du feu vacillaient. Nous nous regardâmes, heureux, le cœur comblé. Nous étions de nouveau enfin réunis. Il ne manquait que Papa. J'eus une pensée pour lui l'espace d'un instant, puis appelai Jiguro par télépathie.

- Jiguro ! On retourne à la maison !

- À la maison ? dit-il, visiblement confus.

- Bah oui ! À Kanbal !

Il esquissa un sourire. Juste une expression sans beaucoup d'entrain dans ses mouvements. C'était typique de lui, mais je sentais que son énergie était vibrante et qu'il était heureux. Je me demandais si on allait pouvoir rendre visite à Tante Yuka ?


Le vaste ciel bleu s'étendait à l'horizon. Le blizzard avait duré sur plus de trois jours, mais désormais, il était enfin terminé. Le soleil éclatant était chaud et agréable, rendant la neige presqu'aveuglante et scintillante. Nous séjournions dans une auberge habituellement fréquentée par des escortes de gardes du corps. Le petit déjeuner était du bam frit avec du beurre. Maman posa un pot de miel sur une table basse. J'adorai goûter à tout ce me semblait nouveau et n'était pas vraiment difficile en matière de goût des aliments. Je regardai Maman étaler du miel sur son pain beurré et mordre dedans. Elle fronça les sourcils en voyant que Chagum était dans le coin de la pièce et regardait par la fenêtre.

- Le déjeuner est prêt, annonça-t-elle.

Il cligna des yeux comme pour se sortir de la lune, puis sourit. Il traversa la pièce et récupéra sa propre portion de bam. Le côté droit de son visage était toujours enveloppé dans des bandages. Pourtant, sa blessure se portait beaucoup mieux. Nous nous étions arrêtés à Toluan pour voir un médecin et tout ce qu'il avait mis sur la plaie avait réduit l'enflure. Maman était inquiète à propos de la cicatrice que ça pouvait lui laisser et avait voulu faire recoudre la plaie, mais le médecin lui avait dit que ce n'était pas nécessaire. Il pensait que la suture pourrait rendre la marque plus prononcée. Désormais que sa plaie était bien propre, elle devrait bien cicatriser d'elle-même. Chagum en garderait une cicatrice de toute façon, mais il ne semblait pas s'en soucier. J'avais également quelques cicatrices – une dizaine à peu près – dû à mes entraînements avec Maman ou de mes aventures dans la forêt, dans des endroits inconnues avec Grand-Mère. À chaque fois, Papa s'en était occupée, même si je pleurais de temps en temps en essayant d'être stoïque comme Maman et Jiguro.

Chagum trempa son bam dans le miel et mangea lentement. Il n'avait jamais vraiment aimé le beurre ou le fromage. Il se passa du beurre.

- Pourquoi ne pas essayer ? tenta Maman, surprise. C'est délicieux.

Il plissa le nez et sentit sa blessure s'étirer un peu.

- Je ne supporte pas l'odeur ni l'arrière-goût que ça laisse en bouche. Je n'aime pas non plus la viande de chèvre ou de mouton. Tout ça ne me paraît pas appétissant. Je n'ai jamais compris pourquoi les gens mangent ce genre de choses, mais je suppose que c'est bon pour la plupart des gens.

- Si tu ne comprends pas, sortis-je, je vais te le dire : les gens mangent ça parce que c'est tout ce qu'ils peuvent récolter et élever.

Je devins un peu amère.

- On n'a pas tous la chance d'avoir des garde-manger pleins de nourriture à volonté comme au palais.

Maman me fit signe de ne pas continuer. J'avais les hormones en ébullition d'ailleurs. Tout me tapait sur les nerfs et j'étais très rude. Motoko me demanda si j'allais avoir mes règles très bientôt. Je grognai intérieurement. Elle me caressa les cheveux en souriant doucement.

- C'est difficile de penser autrement que tu n'es plus notre petite fille, mais bien une jeune femme, sourit-elle.

- Alika, ça fait au-dessus de deux ans que je ne suis pas retourné chez moi, se défendit Niisan calmement. Je peine à me souvenir à quoi ressemble la vie au palais justement. J'ai expérimenté la faim et la soif. Je ne me fiche pas des roturiers pauvres qui parfois, perdent presque tout pour subvenir à leur famille. Je ne m'en suis jamais fichu.

Je n'étais pas la seule à avoir les nerfs à vif. Je sentais que l'énergie de Chagum-Niisan était également très irritable. Je savais que tout son stress accumulé au fil de ses aventures était sur le point de le submerger et il était devenu une petite bombe à retardement.

- Ça suffit, vous deux, nous arrêta Maman. Je sais que la chèvre et le mouton ne sont généralement pas consommés au Nouveau Yogo. Chagum, tu es probablement plus habitué à manger du bœuf, du porc et du poulet. Et comme tu as été élevé à l'écart des gens ordinaires roturiers, tu n'as pas pu t'habituer à l'odeur des moutons ou des chèvres. Je me souviens quand je suis arrivée au Nouvel Empire de Yogo avec Jiguro. Je n'avais rien pu manger au début. J'étais habituée aux produits de chèvres. Et même si j'avais une faim urgente, toute la nourriture avait une odeur et un goût horribles. Nécessairement, j'ai fini par m'habituer. Lentement, mais sûrement. Ça m'a pris même des années.

Par la suite, Maman nous fit part de son plan pour engager d'autres gardes du corps. Mais la plupart était occupé avec une future guerre civile et les autres qui restaient étaient encore trop inexpérimentés. Il n'y avait que Maman et moi pour protéger à nous seules Chagum.

- Nous pourrions engager des gardes ici, suggéra-t-il.

- Peut-être, mais ils ne voudront probablement pas partir avant demain, répondit Maman. Sans vouloir briser tes espoirs.

- C'est trop tard. Nous ne savons même pas quel temps il fera demain. Nous devrions bouger pendant que nous le pouvons encore. Le plus important maintenant n'est pas ma sécurité personnelle. C'est l'heure. Nous devons atteindre Kanbal aussi vite que possible.

Sa voix résonnait dans la salle à manger. Il n'y avait personne à part nous.

- Nous aurons besoin de plus de protection si les assassins de Talsh nous trouvent, déclara Maman, ce à quoi Niisan secoua la tête.

- Si nous arrivons trop tard, le résultat sera le même que s'ils nous tuaient. Si Kanbal n'envoie pas de renforts, et bientôt, d'innombrables soldats Rotan mourront. Écoute, Balsa : nous devons partir, maintenant. J'irai seul s'il le faut.

Son visage était rouge vif et ses yeux montraient sa nette irritation. Maman fixa Chagum pendant un long moment. Décidemment, je n'étais pas la seule ce jour-là à me sentir à cran. Pour la première fois depuis nos retrouvailles, le gardien de Chagum, réservé, mais bien là, se montra. Il avait de longs cheveux blonds cendrés fins et plat, dont le dessus était coiffé en chignon, et portait un habit traditionnel qui ressemblait à un hanfu. Il s'appelait FangFang.

- Les tensions sont énormes, couina-t-il. Je n'aime pas ça du tout...

- Et après, Motoko dit que je suis irritable, hein ? me moquai-je dans ma tête tout en répondant à FangFang.

- Ne t'inquiète pas, tu es pardonnée. En autant que tu ne lui sautes pas dessus comme quand tu avais six ans.

Il gloussa. Il avait ramené un souvenir de mon enfance. En entraînant Niisan, quand j'avais six ans, j'étais devenue tellement jalouse à son égard et avais eu tellement peur de me faire remplacer que j'avais déversé ma colère sur lui et l'avait attaqué. Maman et Papa m'avaient fortement réprimandé et puni. J'avais appris une leçon très importante ce jour-là. Je fis une moue légère.

C'était l'hiver : personne ne voyageait entre Kanbal et Rota en hiver. Même la plupart des marchands ambulants s'étaient enfuis et attendaient le retour du printemps. Maman finit par soupirer.

- Bien. Nous allons y aller maintenant, je suppose.

Elle emballa des bonbons aux fruits cuits au feu appelés jocum saupoudré d'un sucre de canne fin et de la viande séchée dans son sac, ainsi que les autres fournitures qu'elle avait achetées pour le voyage à travers les montagnes.

- Des jokoms ? demandai-je curieuse. Ils ont de la nourriture Kanbalese ici ?

- Non, rit Maman. Ce sont des jocums. Le nom presque similaire, mais ce ne sont pas les douceurs fourrées aux noisettes de Kanbal.

- Ah...

La déception se lut dans mes yeux. Jiguro posa sa main sur ma tête.

- Ne t'inquiète pas petite fleur. Bientôt, nous serons à la maison, comme tu le dis si bien.

Je souris de nouveau et continuai d'emballer mes choses dans notre chambre.