Chapitre 15
Fierté Kanbalese
Je voulais ouvrir la porte en premier. Maman me laissa faire. La première odeur qui me parvint aux narines fut la fumée des feux de cuisine. L'auberge devait sans doute se préparer à servir le souper. Un sifflement devint plus fort et portait un air semblable à de la musique. Le petit hall d'entrée était directement attaché à la salle à manger, sans même un mur les séparant. Un grand feu crépitait dans un foyer encastré dans un mur de pierre. Il y avait une grande marmite de ragoût qui bouillonnait et qui sentait bon. Trois personnes, qui semblaient être des invités, étaient assises sur des chaises près du feu.
Une femme d'une quarantaine d'années jouait d'une flûte dans la salle à manger. Lorsque je jetai un regard plus attentif à la femme et aux invités, je remarquai que tous étaient des Yogoese comme Chagum. Une des femmes nous vit et se leva de sa chaise et nous dit d'une voix très forte en guise de salutation :
- Salut, vous ! Vous êtes Yogose comme nous, d'où venez-vous ?
Un homme Yogoese à la barbe hirsute nous fit signe d'entrer.
- Mais alors, entrez. Il fait très froid dehors. Venez près du feu et asseyez-vous.
- Plus on est fout, plus un rit ! cita une femme.
Deux femmes très grandes entrèrent dans la salle à manger depuis une pièce intérieure qui était probablement la cuisine. Une portait des plateaux et la seconde apportait des chaises. Elles regardèrent Chagum et sourirent.
- Eh bien, plus d'invités Yogose ! s'enjoua celle qui portait des plateaux. Nous en avons vu beaucoup depuis que les rumeurs ont commencé à se répandre. Où avez-vous entendu parler de nous ? Le magasin d'Oram, peut-être ?
- Nous ne sommes pas ici à cause de rumeurs, rectifia Maman en posant une main sur l'épaule de Niisan. Nous nous sommes arrêtés au lassal pour nous ravitailler et avons réalisé que le soleil se couchait, donc nous avons décidé de rester à l'auberge la plus proche.
Tous nous lancèrent des regards incrédules.
- Eh bien, je suppose que tout cela n'est qu'une heureuse coïncidence, sourit le barbu. Nous avons de la bonne nourriture et des divertissements ici, comme vous pouvez le voir. Je m'appelle Joe, enchanté.
J'hochai la tête. Nous enlevâmes nos bottes et s'approchâmes du feu. Joe souleva le couvercle de la marmite de ragoût et en huma le contenu.
- Mmm... c'est du suchal ! s'exclama Niisan.
- C'est quoi ? l'interrogeai-je.
- Le suchal est un ragoût à base de viande de volaille et de légumes.
- Ah !
Les invités sourirent.
- Vous devez être affamé pour de la nourriture Yogoese, s'égaya Joe. Je ne suis toujours pas habitué à l'odeur du lait de yak.
Il exécuta une grimace. Une femme Kanbalese, à l'air autoritaire, grimaça.
- Vous ne devriez pas dire du mal de la nourriture Kanbalese. Surtout quand vous êtes à Kanbal. Les Yogoese sont du genre à tout critiquer de toutes manières.
Elle me regarda avant de regarder Maman.
- Eh bien, ces pauvres imbéciles sont sortis et ont décidé de partager leur propre nourriture et recette, ce qui nous convient très bien. Ils ont acheté tous les ingrédients et ont passé le mot, donc nous ne pouvons pas nous plaindre.
Les invités et les employés de l'auberge se présentèrent, les uns après les autres. Je notai que les voyageurs Yogoese venaient tous de Kosenkyo. L'homme barbu, Joe, était un marchand. La joueuse de flûte était une artiste itinérante et le petit homme qui l'accompagnait était son mari. J'appris qu'ils étaient restés coincé ici après que le Mikado ait fermé toutes ses frontières. La joueuse de flûte, quant à elle, était venue pour jouer dans la capitale Kanbalese pour un festival avec son mari.
- Je suis venue rencontrer mon premier petit-enfant, annonça Joe.
- Votre premier petit-enfant ? se surprit Niisan, curieux.
- Oui. Ma fille a épousé un ouvrier de Kanbal qui travaille à New Yogo pendant la majeure partie de l'année et ne rentre à la maison que l'hiver. J'ai essayé de l'en dissuader, mais elle est mariée dans le clan Muga maintenant, donc je ne peux rien y faire. J'ai appris que mon petit-fils était né et j'ai décidé de lui rendre visite. Je pensais pouvoir rentrer chez moi, mais...
Il croisa les bras sur sa poitrine.
- Je m'en fichais de vivre ici au début, mais la famille de mon gendre est sympathique et accueillante. Cependant, ils sont pauvres, et je ne m'attends pas à ce qu'ils m'hébergent pour toujours. Je travaille donc ici et aide à la cuisine pour que je puisse ramener de la nourriture supplémentaire chez mon gendre pour joindre les deux bouts.
La flûtiste et son mari hochèrent la tête.
- Nous ne nous attendons pas non plus à nous débrouiller grâce à la charité, ajouta la flûtiste en Kanbalese courant. On fait le ménage et la lessive dans cette auberge en échange d'un logement. Je pourrais sans doute trouver du boulot comme animateur dans la capitale, mais c'est loin de la frontière, ce qui rendrait plus difficile le retour à la maison quand les frontières rouvriraient. D'ailleurs, il y a beaucoup de Yogoese par ici qui se sont retrouvés bloqués, donc nous sommes en bonne compagnie.
Elle sourit.
- Tout le monde à Kanbal et à lassal est si gentil. Je pense que c'est un bon endroit pour passer l'hiver.
Les deux grandes femmes Kanbalese qui tenaient l'auberge échangèrent de petits sourires. Elles se présentèrent comme étant Zila et Lana.
- Nous ne pouvons pas vraiment nous permettre d'accueillir plus de personnes pendant l'hiver, dit Lana. Mais nous ne pouvons pas non plus laisser toutes les personnes bloquées geler et mourir de faim. C'est une chose terrible et cruelle d'être chassée de son propre pays par son roi.
Chagum baissa la tête.
- Le Nouvel Empire de Yogo n'a pas de roi, mais un Mikado. Il descend d'un dieu, Ten no Kami, le Dieu des Cieux. Je pense que c'est vrai, dit Joe en prenant une expression sévère. Je ne suis qu'un marchand et je ne peux pas comprendre les plans et les intentions du Mikado, mais je soupçonne que les frontières ont été fermées pour protéger le pays des espions et de l'invasion Talsh. Si tel est le cas, alors ceux de nous qui sommes à l'extérieur du pays pour la guerre seront épargnés par sa violence et son effusion de sang. Ce n'est pas une mauvaise chose du tout. Peut-être que le Mikado pensait à ça lorsqu'il a imposé des restrictions si sévères pour traverser la frontière.
Je sentis que les mots atteignaient Chagum droit au cœur. Ses lèvres tremblaient. Maman agrippa son épaule et resserra son emprise.
- Je le pense aussi, répondit-il à mon plus grand étonnement. Oh... je pense que le ragoût est prêt. Est-ce vraiment bien de le laisser bouillir aussi longtemps ?
- Ah ! Ah non ! s'affola Joe alors qu'il retira précipitamment la marmite du feu.
Je ris. Le flûtiste s'adressa à Maman.
- Excusez-moi, mais qui es-tu ? D'où viens-tu ?
- Nous venons d'arriver de Rota, raconta-t-elle. Je suis garde du corps et escorte de caravane. Le père de ce jeune homme est marchand de fourrures et de cuir. Il a voulu me suivre et apprendre pour devenir garde du corps après que j'ai terminé un travail pour son père. J'avais refusé en premier lieu. Par mauvaise chance, il voyageait avec son père et un autre garde. La caravane a été attaquée par des bandits et presque tout le monde a été tué, y compris son père. Il est donc avec moi maintenant.
Je fus soulagée de voir que Maman avait trouvé une échappatoire pour ne pas être envahie de questions. Tout le monde regarda Chagum avec des yeux attristés et compatissants.
- Alors, cette coupure sur son visage..., comprit Joe.
- Oui. Les bandits l'ont blessé. Heureusement, la blessure n'est pas profonde. Je l'ai trouvé et j'ai réussi à le soigner rapidement. Quoi qu'il en soit, nous voyageons ensemble maintenant. Il a une forte volonté d'apprendre, ce qui est bien. Vous devez en savoir beaucoup et travailler très dur pour être un bon garde.
Lana et Zila semblèrent soudainement très intéressées par nous.
- Pourquoi es-tu à Kanbal ? demanda Zila.
- Je suis du clan Yonsa. J'ai reçu une lettre disant que ma tante n'allait pas bien. Elle vit seule, donc je ne voulais pas qu'elle passe l'hiver isolée alors qu'elle est malade.
- Elle vit seule ? s'étonna Lana. Elle doit avoir de la famille à quelque part, n'est-ce pas ?
- Ma Tante est... un peu étrange, sourit Maman. Elle aime son indépendance et aime beaucoup sa petite-nièce.
Maman posa sa main sur ma tête. Les aubergistes échangèrent un signe de tête et virent nos lances. Oups !
- Excuse mon indiscrétion, dit Lana, mais tu es toi-même un peu étrange, madame. Tu portes une lance et êtes habillée comme un guerrier. Et ta fille aussi porte une lance. La plupart des porteurs de lance que nous avons tendance à voir sont des hommes et des garçons.
- Désolée d'avoir l'air étrange, sourit Maman en restant calme. Nous ne resterons que pour la nuit.
- Pas de soucis. Il vaut mieux continuer à voyager tant que le temps se maintient et le permet.
Joe répartit le ragoût dans des bols pour tout le monde puis donna à chacun une tranche de pain sans levure semblable au bam Rotan.
- Le ragoût se marierait bien mieux avec du riz, mais il n'y en a pas ici. J'espère bien que ce n'est pas trop...
- Chut ! lui intima la flûtiste. Je suis sûre que tout va bien.
Les invités Yogoese rirent et plaisantèrent entre eux comme de vieux amis, mais je sentis un soupçon de solitude dans leurs yeux. Ils étaient des étrangers dans un pays loin de chez eux. Peut-être qu'ils ne pourraient peut-être plus jamais rentrer chez eux. Ils avaient le mal du pays...
Lorsque nous nous retirâmes dans notre chambre, Chagum avait de nouveau l'air maussade. Maman s'accroupit et commença à faire du feu dans l'âtre.
- Je parie qu'il y a beaucoup de personnes comme ça à Rota et à Kanbal, murmura Niisan.
- Oui. Mais ce que cet homme a dit n'est pas tout à fait faux. Ils seront plus à l'abri ici de la guerre au Nouveau Yogo. Les gens peuvent vivre n'importe où et pas seulement dans leur pays d'origine. Si tu as de l'argent, ta vie sera la même, peu importe où tu vas. Mais si tu n'as rien, ta vie peut s'adapter à l'endroit où tu vis.
- Mais tout le monde veut rentrer à la maison s'ils ont la chance de pouvoir le faire. N'est-ce pas ? Qu'est-ce que cela ferait de ne plus jamais revoir leur famille, ou de ne plus manger de riz, ou...
Il se coupa. Maman s'assit sur un des lits de la chambre et posa ses coudes sur ses cuisses, posant sa tête sur ses mains qui étaient jointes ensembles. C'était une position typique héritée par l'habitude de Jiguro et parfois, je faisais la même chose, pour plus de style.
- Chagum, ce n'est pas de ta faute, tenta-t-elle doucement de l'apaiser. Je comprends que tu te sentes responsable, puisque tu es le prince héritier du Nouvel Empire de Yogo. Mais tu n'as pas causé cette situation. Tu fais déjà tout ce que tu peux et tout ton possible. Les frontières ont été fermées sur les ordres du Mikado, pour empêcher les gens de Sangal et les pays du sud d'entrer et d'espionner pour l'empire Talsh.
Chagum continua de regarder ses pieds dans la pénombre.
- Tu veux en faire trop, continua Maman alors que je prenais place à ses côtés et pris la même position, par caprice. Tu vois ton rêve, mais la barre est très haute. Tu n'as blessé personne. Tu essaies de sauver tout le monde. Ce fardeau est trop lourd pour une seule personne à supporter. Tu n'as pas décidé de l'issue de cette situation.
Il se mit à pleurer.
- Mais je veux en décider ainsi. Je veux m'assurer que tout le monde va bien.
Il s'allongea sur son lit et ferma les yeux, secoué par les sanglots. Je ne savais pas quoi faire ni quoi dire, mais je lui envoyai de l'énergie apaisante, des ondes positives comme on le disait si souvent. Je me blottis contre Maman et regarda le feu en silence avec elle qui faisait danser des ombres contre le mur.
Le temps était si chaud et clair qu'on avait vraiment de la difficulté à croire que c'était l'hiver à Kanbal. J'avais toujours été habituée de voir de grandes adverses de neige lors de mon premier et unique hivers dans ce pays. J'avais aussi entendu plusieurs voyageurs parler des hivers très froids et humides de Kanbal comme une expérience presqu'extrême. Je savais aussi que les maisons dans ce pays étaient fabriquées en prévision des hivers très froid et vigoureux.
Nous entrâmes dans la capitale de Kanbal dix jours après avoir traversé la frontière entre Rota et Kanbal. Les habitants fêtaient tous l'arrivée de la nouvelle année. Des enfants portaient des tambours en peau de chèvre et parcouraient les rues dans un rythme rapide et enjoué. Chaque magasin était ouvert. Les marchands avaient voyagé de chacune des dix provinces vers la capitale pour vendre leurs marchandises et vanter leurs produits, se faisant compétition. L'ensemble avait un air festif de carnaval.
Mes yeux furent attirés par les guerriers de Kanbal. Il y avait trente ou quarante jeunes hommes, certains assez jeunes pour être encore considérés comme des garçons, tous portant des lances. Certains regardaient ma lance et je sentais une sorte de fierté d'en posséder une aussi, surtout pour une jeune femme. C'est comme si j'avais un fort sentiment d'appartenance. Kanbal était un pays de guerriers. Tout le monde semblait si grand et fort, même les femmes et les enfants. Même s'il faisait chaud pour cet hiver, le vent était glacial. Kanbal était un endroit très dur plein de gens coriaces.
- Balsa..., l'interpella Niisan, tu as été élevée ici, n'est-ce pas ?
- Oui. Eh bien, pas ici, ici. Il y a un quartier un peu à l'est où tous les gardes et les serviteurs du palais royal vivent avec leurs familles. C'est là que j'ai vécu jusqu'à l'âge de six ans.
Elle regarda autour d'elle, nostalgique, puis secoua un peu la tête.
- Quand j'avais cet âge, je pensais que cette ville était énorme. Je n'ai jamais pensé que Kanbal ou ma famille étaient pauvres. C'est un peu comme une surprise de revenir ici après tout ce que j'ai vu et fait. Maintenant, la ville me semble petite. C'est étrange comme le temps et l'expérience changent la perspective des choses.
Elle s'arrêta et regarda les enfants qui jouaient du tambour dans la rue.
- C'était amusant d'être un enfant ici. Vous avez vu le vendeur qui vendait des bonbons rouges dans cette rue que nous venons de traverser ?
J'hochai la tête en même temps que Chagum.
- C'était des bonbons ? questionna-t-il. Cela ressemblait à des fruits rouges pour moi.
- Oui, mais ce n'est pas le cas. Ce sont des marro, mon plat préféré au monde. Mon père m'en achetait toujours quand nous venions ici. Il m'a gâté, probablement.
Elle soupira.
- Il y avait juste nous deux depuis le début, sauf quand Tante Yuka venait nous rendre visite.
Maman souriait, mais il y avait de la douleur dans ses yeux.
- Maman ? Est-ce que tu crois que je pourrais goûter des marros ? demandai-je timidement.
- Oh ! tu veux goûter à cette friandise ?
- Je les partagerai avec vous bien sûre.
- Je pense qu'on peut faire une exception.
Nous arrêtâmes devant le vendeur et Maman acheta un sac de marros. Je me dépêchai de piger dedans et de prendre trois bonbons. J'en mis un dans ma bouche et le croquai. Ça ne goûtait que le sucre, mais c'était délicieux.
- J'ose croire que c'est positif si je vois ton visage, devina Maman avec un sourire.
- J'adore ça, moi aussi ! m'exclamai-je.
- C'est vraiment bon, commenta Chagum. Mais... les hekimooms resteront toujours en première position dans mon cœur, haha.
- Cette saveur me rappelle tellement de souvenirs, murmura Maman. J'avais oublié la saveur exacte de ces bonbons avec le temps, mais ça m'est revenu à l'esprit maintenant. Tu as eu une excellente idée, Alika.
Je souris. Lorsque nous approchâmes le palais, Chagum ne se sentit pas très bien et demanda à faire demi-tour. Son sentiment de malaise ressemblait beaucoup à moi quand l'énergie était trop lourde ou que des mauvais esprits ne voulaient pas de moi lors de purification des lieux. Grâce à cela, je savais que c'était très important de respecter les émotions ressenties et Maman tourna les talons pour lui permettre de mieux respirer.
Nous entrâmes dans la partie orientale de la ville du roi, près du palais royal. C'était là où les gardes, les vassaux et les lanciers du roi vivaient avec leurs familles. Il y avait plusieurs bâtiments en pierre assez grands pour être considérés comme des maisons et des manoirs, tous alignés en une longue rangée dans la rue. L'une des demeures avait des murs très hauts et une haute porte voûtée. L'énergie m'était étrangement familière. Maman arrêta sa monture devant le manoir.
- C'est ici que je suis née, annonça-t-elle doucement.
Ah ! je comprenais mieux maintenant ce sentiment. Sans doute qu'avant de me réincarner, j'avais souvent joué ici avec Maman en étant moi-même esprit. Les murs étaient envahis de vignes et de feuilles. Il y avait des arbres morts et flétris de l'autre côté de la porte. Le manoir et son jardin n'étaient manifestement plus entretenus et les lieux semblaient abandonnés. Il y avait de fines branches d'arbre au-dessus de nos têtes. Je ne vis par mon grand-père maternel, Karuna ni sa femme. Ils devaient sans doute s'être réincarnés depuis un moment...
- Si c'était le printemps, il y aurait eu beaucoup de fleurs. Et même maintenant, enterrées par la neige. On m'a toujours dit que ma mère adorait les fleurs. Même après sa mort, la maison et le jardin sentaient toujours bons. Allons-y, termina-t-elle en se détournant de la grille. C'est la maison d'un étranger maintenant.
Nous descendîmes la rue à pas lents. La lumière rouge du soir baignait les épaules de Maman d'une douce lueur. Les maisons et les manoirs autour de nous étaient alignés comme des gardes à cheval. On pouvait parfois y entendre des voix venant de l'autre côté d'un mur d'une maison. Les gens étaient probablement en train de préparer le dîner. Je sentis des odeurs de cuisine flotter dans l'air alors que nos montures avançaient.
Encore une fois, je fus prise dans un tourbillon d'événements. Maman avait baissé sa garde en essayant d'aller voir Kahm Musa, le neveu de Jiguro et le fils de son frère aîné, Kaguro, qui habitait le quartier à l'est du palais royal. Là-bas, il nous avait surpris et nous avait enfermé et séquestré dans une zone de stockage éloignée des principales pièces de sa maison. En sortant dans la cour pour échapper à l'incendie provoqué, nous avons été secouru et aidé par les Kalsh qui veillaient sur nous pendant tout ce temps : Chirari et le garde qui admirait Shihana plus que dessus tout. Maman avait, encore une fois en très peu de temps, été blessée et Chirari s'était occupée de ses blessures.
Ni Chagum ni moi ou Maman ne portions plus de sacs ou de bagages. Nous avions eu assez d'argent pour acheter de nouveaux chevaux pour remplacer ceux que nous avions perdus au manoir de Kahm, mais il n'y avait plus d'argent pour quoi que ce soit d'autre, y compris pour de la nourriture. Nous étions encore plus pauvres que les gens les plus pauvres de Kanbal ! Chirari avait partagé sa nourriture avec nous et ses médicaments, mais ce n'était assez que pour quelques jours avec des rations réduites. Et sans les alliés de Chirari parmi les Kashal, nous aurions dû faire tout le chemin du retour à pied.
Il faisait un froid mordant au moment où Maman mit un nouveau plan en marche pour que Chagum rencontre le roi de Kanbal avec une audience en privée. Au départ, je croyais qu'il voulait voir le roi Radalle, mais je compris qu'il voulait plutôt rencontrer le roi de la Montagne – celui donnait les luishas au peuple Kanbalese aux décennies. Ce ne fut pas possible pour des raisons plutôt sombres et très confidentielles, comme un secret qui ne pouvait jamais être révélé. Une bergère nous avait généreusement hébergés pour la nuit. Le lendemain, tout était calme dans la petite maisonnée. Chagum se réveilla et regarda autour de lui. J'étais assise proche du feu avec Maman. Nous étions toutes les deux perdues dans nos réflexions. Maman était encore très pâle, mais elle semblait plus stable que la nuit précédente et était parvenue à manger quelque chose.
- Qu'est-ce que vous mangez ? questionna Niisan.
- Les restants de soupe du souper, répondit Maman en déplaçant le bol de ses genoux. Ils l'ont réchauffé pour nous ce matin.
- Qui sont les gens qui vivent ici, par le fait même ?
Il s'approcha de nous.
- Ce sont des magic-weavers comme moi, mais Kanbalese, dis-je. Les enfants s'occupent des troupeaux de chèvres. Pour le reste, je ne suis sûre de rien d'autre. Ils étaient tous partis quand Maman et moi se sommes réveillées.
- Je suis désolée, soupira Maman déposant son bol vide. Je nous ai amenés jusqu'ici pour rien.
Chagum ne sembla pas de cet avis. Il regardait d'un air perdu, mais concentré le feu.
- Tu ne pouvais pas savoir comment les choses allaient tourner. L'avenir n'est pas écrit dans les livres. Je suppose qu'il n'y a rien que l'on puisse faire pour ça, soupira-t-il. Nous avons essayé. Nous devons retourner au Nouvel Empire de Yogo maintenant.
- Les bergers nous logeront partout où nous irons, mais juste pour une nuit. Attention : ils sont pauvres et n'ont pas grand-chose à revendre. Nous devrions pouvoir compter sur leur hospitalité jusqu'à ce que nous atteignions le territoire du clan Yonsa. Ma tante Yuka nous donnera de la nourriture et des provisions pour le voyage du retour.
Je me sentis soudainement très excitée à l'idée de revoir Tanda Yuka ! Chagum tendit ses mains devant le feu.
- Il y a un puits dehors, dit Maman. Va te laver le visage, puis prépare-toi. Nous devrions pouvoir atteindre le prochain village de bergers avant le coucher du soleil si nous partons bientôt.
- Compris.
- Alors on va aller voir Tante Yuka ?! m'égayai-je.
- Tant qu'à être dans le coin, aussi bien en profiter, confirma Maman.
- C'est sûr que ce serait impoli de ne pas aller la voir alors qu'on a fait tout ce chemin.
Nous remerciâmes les femmes bergères pour l'hébergement et pour avoir partagé leur délicieuse nourriture et médicaments avec nous. Nous récupérâmes nos chevaux dans les enclos à chèvres du petit village. Chagum m'aida à seller le cheval de Maman et resserra les sangles autour de son ventre. Elle caressa sa monture et se mit en selle avec un petit rire.
- Ça fait du bien d'être de nouveau en selle.
Nous sourîmes et préparâmes nos chevaux pour le départ.
Le ciel était clair et sans nuages, mais le vent était froid et humide : enfin ! ça ressemblait à un hiver Kanbalese. Nous passâmes devant les enclos à chèvres du village en prenant la route dans les montagnes. De minuscules oiseaux voletaient d'arbre en arbre au-dessus de nos têtes. Certains volaient directement devant nos visages. Un petit oiseau se posa sur l'épaule de Chagum et quand je tendis ma main, un second se posa dessus. Je l'observai : il avait un beau plumage tacheté de brun avec le dessus de la tête noir. Je me mis à babiller devant l'oiseau et à lui parler. Maman fronça les sourcils.
- Je suis presque sûre que Chirari nous a suivi.
J'envoyai mon regard vers la forêt désignée par Maman. Effectivement, Chirari et le jeune Kashal se tenaient là. Ils nous firent signe. Une fois plus proche d'eux, Chirari ouvrit la bouche pour parler.
- Vous êtes partis depuis si longtemps que nous avons deviné que l'alliance avait dû échouer. Mais je m'inquiétais pour vous, Chagum. Je pense que ce serait plus sûr pour nous tous si nous vous raccompagnions à la maison.
Mon oiseau s'envola de ma main et je fis une moue.
- C'est ça, ne m'aime plus petit oiseau ! boudai-je. Tu ne veux pas de mon amouuuuurr !
Le jeune Kashal se mit à rire face à mon expression et mon oiseau se posa sur son épaule.
- Traître ! continuai-je de bouder en croisant mes bras sur ma poitrine. Tu t'appelles comment ?
- Je m'appelle Amara. Nous avons réussi à trouver vos autres chevaux, afin que nous puissions tous être en selle pour le voyage, dit-il.
- Une chose me préoccupe, cependant, nous arrêta Chirari alors que Niisan jetait un coup d'œil à Maman.
- Qu'est-ce qui ne va pas ? lui demanda Maman.
- Kahm Musa vous cherche désespérément.
- Nos animaux ont exploré discrètement le manoir de Kahm, nous informa Amara. Kahm a ordonné à ses serviteurs et ses gardes de vous retrouver. Il leur fait fouiller les villages et les lassals, mais pas le palais royal.
- Et qu'en est-il de l'assassin Talsh ? questionna Maman, sur ses gardes.
- Kahm l'a ligoté et jeté en prison après votre départ. Il est sous bonne garde. L'homme a essayé de le tuer, après tout.
Jiguro et Chagum froncèrent les sourcils en même temps.
- Qu'est-ce qu'il y a, Jiguro ? m'enquis-je en télépathie.
- Chagum et moi avons l'impression qu'il y a quelque chose dont on devrait se souvenir, me dit-il. Les mots d'Amara ont presque fait remonter un souvenir très important à la surface de notre mémoire, mais à chaque fois que l'on essaie de le saisir, nous n'y parvenons pas. Pourtant... il a dit que Kahm a ligoté l'assassin Talsh. L'assassin Talsh a essayé de le tuer. Cela veut donc dire...
Je vis Jiguro descendre rapidement de sa monture et donner une grande claque dans le dos de Chagum. Je fis une expression de surprise, car je savais qu'en dehors de moi, personnes ne pouvaient sentir les esprits les toucher.
- Balsa ! s'exclama Chagum. Nous avons raté quelque chose. Pourquoi l'assassin Talsh viserait-il Kahm s'il travaillait avec les Talsh ? Quelle raison auraient-ils de le tuer ?
Maman regarda Chagum comme s'il était devenu fou. Elle cligna des yeux sans rien dire puis finit par acquiescer, le laissant continuer.
- Il y avait quelque chose que Kahm ne nous disait pas. Je pense... que l'assassin Talsh nous écoutait. Il a essayé de tuer Kahm parce que nous parvenions à le convaincre. Il savait que Kahm ne resterait pas fidèle aux Talsh ! J'étais tellement convaincu qu'il n'y avait aucun moyen de convaincre le roi Radalle de changer d'avis, mais avec l'aide de Kahm, nous avons une chance.
L'énergie de Chagum changea du tout au tout. Jiguro lui avait tout transmis les informations.
- Balsa, je ne connais pas du tout Kahm ni le roi de Kanbal, mais d'après les informations dont nous disposons, il est clair que les seigneurs du sud de Rota sont manipulés par le prince Hazar, pas par le prince Raul. Kahm nous l'a dit lui-même. Pourquoi nous dirait-il quelque chose comme ça s'il ne voulait pas que nous l'utilisions ? Les Talsh se déchirent de l'intérieur. Nous ne l'aurions jamais su sans Kahm. Il n'a jamais eu l'intention de trahir le roi. Il n'était pas nécessaire de m'attaquer ni lui, mais le Talsh savait que si je disais au roi Radalle que les Talsh n'était pas un front uni, tout serait fini. Kahm et le roi Radalle ont eu tort de faire confiance aux Talsh. Nous le savons, bien sûr, mais ils ne l'auraient pas su si nous ne leur avions pas dit ce qui se passait à Rota. L'assassin Talsh a eu peur de ce que j'aurai pu dire !
Je vis les yeux de Chirari s'écarquillés. Elle toussa.
- Je pense que tu as raison. Nous savions dans le nord que les Talsh s'étaient divisés en deux factions, alors bien sûr que nous ne leur avions jamais fait confiance. Ils ne peuvent même pas se faire confiance entre eux.
- Je soupçonne que c'est la raison pour laquelle Kahm vous cherche tous les trois avec une telle frénésie, appuya Amara. Il doit avoir compris ce qui se passait à Talsh et veut repenser l'alliance de Kanbal avec eux.
- Sommes-nous sûrs de vouloir revoir Kahm ? questionna Maman, se souvenant de son traitement avec lui. Même s'il veut convaincre le roi Radalle de reconsidérer l'alliance, cela n'en vaut peut-être pas la peine. Le roi Radalle déteste changer d'avis une fois que c'est fait, et il a toutes les misères du monde à prendre une décision sans y réfléchir profondément avant.
Je regardai Chagum. L'oiseau, ce traître qui ne voulait pas de mon amour, gazouilla sur l'épaule d'Amara.
- Allons voir Kahm, annonça Niisan. Même si nous ne pouvons pas convaincre le roi Radalle, les lanciers devraient connaître la vérité sur ce qui se passe. Nous pourrons peut-être au moins les convaincre. C'est peut-être long, comme tu le dis, mais j'aimerais essayer.
- Très bien. Mais j'ai l'intention de rencontrer Kahm d'abord, seule.
- Quoi ?
- Ne t'inquiète pas. Je n'ai pas l'intention de tomber deux fois dans le même piège. Je suis sûre que le château de Kahm est surveillé par des espions Talsh. C'est plus sûr pour toi de ne pas être vu, Chagum.
Les épaules de Chagum s'affaissèrent. Avec un regard déçut, il abdiqua.
- Ouais. Tu as probablement raison.
- Courage, tenta de l'encourager Maman. Je pense que ça vaut la peine d'essayer. Et je suis garde du corps. Je connais quelques façons que les gens normaux ne connaissent pas.
Je fis un sourire complice et Chagum-Niisan parut perplexe.
- Les bandits et les voleurs sont aussi courants ici que partout ailleurs. Kanbal n'y fait pas exception, même si c'est pauvre. Mais la plupart des maisons possèdent une porte de secours à l'abri des regards indiscrets. Cela s'applique aussi aux châteaux.
Maman regarda Chirari.
- Je suis désolée de le demander, mais j'aurai besoin d'un peu d'argent. Je vous rembourserai quand j'aurai récupéré nos affaires de chez Kahm.
- Pas de soucis, sourit Chirari en lui remettant des nals dans la main. Mais qu'avez-vous l'intention d'acheter ?
- Je veux acheter du fromage de chèvre et du vin de rakkal aux bergers. C'est pour les remercier de leur hospitalité. Ils n'accepteront pas la charité, mais ils accepteront de l'argent si j'achète quelque chose.
Je me séparai de Chagum pour suivre Maman au manoir de Kahm. Elle avait l'intention de le rencontrer en privée, la nuit, pour tout lui dire à propos de la guerre civil de Rota, les armées Talsh qui compétitionnaient entre elles et l'invasion au Nouvel Empire de Yogo. Par la suite, Kahm, qui partirait en réunion le lendemain avec le roi et ses lanciers, leur dirait tout à propos l'alliance de Chagum. Tel était le plan de Maman pour rencontrer le neveu de Jiguro. De plus, j'allais pouvoir récupérer ma lance qui avait été confisqué lors de notre séquestration dans l'entrepôt.
Plusieurs marchands ambulants visitaient le manoir. La majorité était des femmes venues vendre de la nourriture après avoir appris qu'un important entrepôt de provisions avait récemment brûlée. Elles portaient des paniers et des sacs sur leur dos et pénétraient dans le château par une entrée arrière. Elles allèrent dans l'aile ouest du palais et passèrent devant la cuisine. Plusieurs paniers de nourriture étaient alignés sur le sol en pierre polie. Il y avait une grande femme debout dans la cuisine, prête à faire des achats. C'était la femme de ménage en chef. Elle examinait l'inventaire de beurres et de marinades, décidant lesquels le château achèterait.
Les marchandes vendaient la majeure partie de leurs inventaires et rentraient chez elles avec des visages souriants. Je me sentis un peu malaisée.
- Vous là-bas, nous appela la femme de ménage en chef. Vous ne pouvez pas rester assis quand vous n'avez plus rien à vendre.
Maman se leva. Elle portait un couvre-visage shuma de style Rotan. Elle m'avait obligé à en porter un aussi, même si je détestais me couvrir le visage. Maman retira son couvre-visage et je sentis que la femme de ménage eut un hoquet de surprise.
- Ça fait longtemps, Dame Mahina, sourit Maman.
