Chapitre 2 - La Traversée (Partie 3)
Je me déchargeai des livres dans le cabas et payai les quelques mornilles qu'on me demandait pour le chaudron et les accessoires. Puis nous quittâmes le magasin pour le voisin, celui des plantes et substances diverses dont la devanture annonçait épicerie.
Le professeur croisa une vieille connaissance devant l'entrée et entama une conversation animée à propos de jeunes plein d'idées et de questions. Il m'invita à entrer seule et le retrouver en sortant, et je passai la porte.
J'admirai tous les bocaux alignés sur les étagères, coude à coude avec un groupe de garçons qui pointaient toutes les plantes et tous les ingrédients avec des commentaires émerveillés.
- C'est une voraflor, celle-là. Si elle te touche, tu gonfles jusqu'à exploser.
- Et celle-là, mon frère m'en a parlé. Les septième années appellent ça la rêveuse. Parce qu'après en avoir avalé, tu planes pendant des heures, et tu vois même des trucs qui n'existent pas. Ils en achètent exprès le triple en début d'année pour les soirées dans la salle commune. Surtout ces drogués de Poufsouffles.
- Bah. Rien de tout ça ne vaut le Morpheus, il paraît que tu sors de ton corps et qu'on peut te faire ce qu'on veut tu sens rien, et après quand tu rentre dedans à nouveau c'est unique. Il paraît.
- C'est pas si unique que ça, j'intervins avec un sourire intéressé. Il n'y a rien de magique là-dedans. Les moldus aussi, ils ont des trucs comme ça. Le frère de Will, il fume comme la chenille d'Alice aux pays des merveilles et ça met de la fumée blanche partout dans la maison.
Les regards se tournèrent vers moi. Je perdis mon sourire devant leur port condescendant et le sourire moqueur de celui du fond, un rouquin avec les cheveux noués en une épaisse tresse. Un garçon avec une touffe auburn, probablement coiffée au pétard tous les matins, celui qui avait parlé de Morpheus, se décida et ouvrit la bouche :
- C'est qui, celle-là ? On t'a pas causé, la gnome.
- C'est toi le gnome, répliquai-je au tac-au-tac. T'as beau faire quelques centimètres de plus que moi, si j'avais aussi peu dans ma cervelle, j'éviterais de me faire remarquer. Quand on est intelligent, on accepte les remarques pertinentes, et on cherche des arguments pour répondre.
A sa tête je devinai qu'il n'avait pas apprécié. Mais le message principal était passé et il n'allait pas se laisser traiter de crétin par une demi-portion comme moi. Je le soupçonnai de chercher une réponse intelligente en faisant semblant de faire le sourd. Il me dévisagea un moment mais reprit très rapidement son air de vainqueur en m'offrant un immense sourire.
- Tu sais même pas de quoi on parle.
- Bien sûr que si.
- Les moldus ont pas de Morpheus. C'est une plante magique. Désolé de remettre en doute tes connaissances immenses de gamine de dix ans.
- La sœur de Will a eu ça quand ils lui ont enlevé les dents de sagesse, opposai-je. Les moldus sont plus malins que vous le pensez. En tout cas probablement plus malins que toi. Et j'ai onze ans, pas dix. T'es pas obligé de m'insulter à chaque fois que tu m'adresses la parole. Parce que pour le moment, le gamin, de nous deux, c'est toi.
Je sentais que je l'avais complètement perdu. Je savourai la douce victoire de la gnome sur la grappe d'ados suffisants.
- Mais elle est casse couille, elle, finit-il par lâcher.
Je préparai une remarque acerbe, mais son voisin, celui aux cheveux roux nattés, me devança. Pourtant, il ne s'adressa pas à moi.
- Laisse tomber, James ! Il est passé où, ton humour légendaire ? Tu vas quand même pas t'engueuler avec une gnome? Allez, on bouge. On a encore des tas de truc à acheter et les filles nous attendent pour un goûter de folie au Chaudron Baveur.
Il poussa ses deux compères vers la sortie avec un sourire d'excuse dans ma direction. Surprise par sa réaction, je me dis que finalement ils n'étaient pas tous idiots.
- A plus à Poudlard, Vivent-les-moldus, me lança-t-il en sortant.
Non, en fait il était bien aussi crétin que son ami. Je sélectionnai les ingrédients de ma liste de courses et payai le tout. Je retrouvai mon Lettriminel en sortant. Je ne vis aucune trace des trois jeunes coqs de tout à l'heure. Ils avaient déjà du filer voir leurs minettes qui les attendaient patiemment au pub. Je posai mes achats dans le cabas qui ne semblait jamais se remplir au fur et à mesure qu'on y ajoutait des objets.
- Voilà. Il ne me reste qu'à trouver une robe, une baguette et un hibou, et j'ai la panoplie complète du petit sorcier. J'ai aussi découvert une règle générale, c'est que quelle que soit la population, sorcière ou moldue, la proportion de demeurés est une constante.
Je levai les yeux vers le professeur, qui était toujours plongé dans sa conversation. Et qui n'avait rien entendu, évidemment.
- Professeur Lettriminel ?
Il parut se réveiller et se rappela ma présence.
- Ah, oui, Malany.
Il se tourna vers son interlocuteur qui, à ma plus grande surprise, était mort de rire.
- C'est quoi ça, professeur Lettriminel ?
- C'est une longue histoire, dit-il d'un air abattu, je te raconterai la prochaine fois. Si tu veux un indice, le recrutement de nés-moldus est de plus en plus folklorique.
- Pire que l'an dernier ? Ah, non, ne fais pas cette tête, c'est mignon Lettriminel. Bon, je vais aller rejoindre les deux monstres que j'ai laissés filer acheter leurs livres de première année. Je te laisse finir les fournitures avec... Mélanie ?
- Malany, je répondis à son regard interrogateur.
Un regard magnifique, à la réflexion. Je ne l'avais pas remarqué avant à cause des lunettes qu'il portait. Il me fixait en souriant de ses yeux clairs transperçants, et j'eus l'impression qu'il lisait à l'intérieur de ma tête. Par dessus tout, j'eus le vague sentiment de l'avoir déjà vu quelque part. Mais où, j'étais incapable de le dire. Le professeur ne me laissa pas le loisir de m'interroger plus longtemps, et nous nous dirigeâmes vers le magasin de robes.
La vitrine indiquait : Chez Mme Guipure, Neuf & Occasion. Je restai scotchée devant les affiches de mode de la devanture. Des affiches qui bougeaient. Les mannequins prenaient différentes poses successives pour inviter les clients potentiels à entrer. Le professeur Lettriminel souleva ma ressemblance avec le démon-carpe des Carpates, et je ne relevai pas. J'étais trop fascinée pour m'en offusquer, d'autant plus que je n'avais pas la moindre idée de ce qu'était un démon-carpe des Carpates. Le jeune homme en robe de l'affiche m'envoya un sourire qui se voulait ravageur et me fit un signe de la main. C'était ridicule. En temps normal, je le lui aurais fait remarquer habilement. Mais je n'étais pas à un endroit normal dans un temps normal. Je me rappelai juste à temps que j'étais sur le point de parler à une affiche, et ma pensée ne dépassa pas mes lèvres. J'étais perturbée. Je me tournai vers le professeur à l'appel de mon nom.
- Voilà ! Malany, je te présente Mr. Fox, qui s'occupe de l'orphelinat Sir JM. Barrie qui est rattaché à Ste Mangouste. Tu le reverras sûrement, il donne des conférences sur l'éducation de la magie et l'enfance à Poudlard.
L'homme qui était avec lui acquiesça. Je reconnus le grand sorcier roux que j'avais aperçu de l'autre côté de la rue en cherchant le Chaudron Baveur, un peu plus tôt dans l'après-midi, accompagné de sa femme et de ses trois filles.
- Mr. Fox doit s'entretenir avec moi un moment, ça ne te gêne pas si je ne t'accompagne pas choisir ton uniforme ?
Décidément, mon Lettriminel était un sacré V.I.P. Je jetai un dernier coup d'œil au mannequin de l'affiche, qui passa une main sur son torse en se tortillant quand j'entrai dans le magasin. L'intérieur ressemblait à n'importe quel magasin de vêtements de galerie marchande, avec ses penderies, cintres, étagères, étals, au détail près que les vêtements étaient en mouvement permanent. Les vendeuses s'activaient dans tous les sens en agitant leurs baguettes, suivies par des pulls, robes et manteaux en file indienne qui flottaient dans leur sillage. Un groupe de filles s'était agglutiné devant les chapeaux de la nouvelle collection d'automne et poussait des petits cris hystériques. Les habits des étals se pliaient et se dépliaient au bon vouloir des clients. J'évitai de justesse une botte volante qui ne m'avait visiblement pas calculée.
Puis j'avisai un troupeau de jeunes au fond du magasin et supposai qu'il s'agissait du rayon uniformes. En m'approchant je remarquai qu'ils faisaient tous la queue pour se faire ajuster chacun la robe neuve qu'ils avaient acheté. Je me plaçai à leur suite. Il ne me fallut que quelques secondes pour comprendre que j'avais oublié d'acheter la robe d'abord, et que se faire ajuster du vide était aussi vain que de danser la polka en chantant biélorusse alors qu'on est perdu dans le désert saharien.
C'est cet instant que choisit la petite fille rousse pour traverser la horde de la file d'attente pour pouvoir rejoindre le couloir qui menait à l'arrière boutique des robes d'occasion.
Elle n'avait commis aucun faux pas. Elle n'avait fixé personne. Elle n'avait pas bousculé les gens et s'était excusée en passant au milieu de la petite foule. Elle n'avait adressé la parole à personne en particulier.
Elle avait juste été là.
Un des garçons qu'elle avait frôlé, le plus grand de la queue, l'agrippa par la manche. Elle se retourna pour lui faire face. Elle affichait un air anxieux et gêné, et regardait le sol. D'abord je crus qu'elle lui avait volé quelque chose, et qu'il s'en était aperçu. Mais il la fixa longuement d'un air triste, et je compris qu'il la connaissait et qu'il s'apprêtait à s'excuser de quelque chose, ou bien lui avouer un truc.
Je compris mal.
- Meuf. Regarde-moi.
Elle posa ses yeux sur lui, sans grande conviction.
- Lâche-moi. S'il te plaît, Eli.
- D'abord un truc simple, meuf. Je vais te le dire franchement. Parce que personne d'autre ne le fera, ce sont tous des hypocrites. On dirait qu'on vient de te sortir de l'essoreuse à salade. Surtout ne t'achète pas de robe d'occasion, déjà que t'es coiffée comme un balai à chiottes, tu vas empirer ton cas. Conseil d'ami, acheva-t-il tout souriant.
Ses joues prirent la couleur de ses cheveux flamboyants ébouriffés et elle se figea. J'eus envie de les claquer tous les deux. Le premier pour sa débilité et la seconde pour son manque de répondant. Sans vraiment comprendre pourquoi je faisais ça, je m'avançai vers le couloir de l'arrière-boutique en lançant d'un air nonchalant :
- Parfait ! Des robes d'occasion ! Ça fait une heure que je les cherche. Comme ça, avec l'argent qui me reste je vais pouvoir faire une razzia du chariot de confiseries du train. Tu viens ? finis-je avec un signe de tête appuyé en direction de la petite rousse.
Trop contente de la diversion, elle accourut vers moi, tandis que les autres pesaient le pour et le contre de l'argument que je venais de leur sortir, leur dignité luttant durement contre leur gourmandise de pré-ados. Voyant que le dénommé Eli ne trouvait rien à redire à propos de ma coupe de cheveux, nous nous sommes enfoncées dans le couloir.
En marchant, je lançai un regard vers ma voisine. Elle avait l'air soulagé. Je me demandai si c'était la première fois que ce genre d'insulte lui était adressée. Sûrement pas. Le garçon, Eli, n'avait pas tout à fait tort. Ses cheveux secs comme de la paille étaient coupés au-dessus épaules, mais la légère ondulation de ses mèches en faisaient le carré le plus approximatif que j'aie jamais vu sans pour autant lui donner une once de volume. Quelques cheveux rebelles avaient l'air de vouloir suivre une direction originale. Et un ouragan avait éclaboussé son visage de milliers de taches de rousseur.
- T'es pas obligée d'acheter tes affaires d'occasion à cause de moi... commença-t-elle.
Elle avait une petite voix de souris. Ça ne devait pas arranger les choses, pour se défendre.
- En fait, j'ai vraiment envie de me les acheter d'occasion, mentis-je. T'en fais pas pour moi.
Ce n'était qu'un demi mensonge, en réalité. La vérité c'était que je n'avais pas envie de repasser devant le troupeau de tout à l'heure. Alors autant continuer.
Pourquoi est-ce que je m'étais interposée ? J'avais fait ça calmement et la plupart du troupeau ne s'en souviendrait probablement pas, mais Eli, lui, n'avait pas dû apprécier. Un peu plus tôt je m'étais mis à dos un aîné de quatrième ou cinquième année, mais pour ça, encore, je m'en tapais un peu le cornichon vu que je ne le croiserais pas en cours. Par contre, depuis cinq minutes, un élève de ma promo venait de graver ma tête de gland sur sa liste des indésirables. Et ça c'était moins agréable.
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Pourquoi je n'avais pas fermé ma bouche ? C'était la règle d'or de Willie et moi pour l'entrée au collège. Passer inaperçu. Si quelqu'un se fait emmerder, sois content que ce ne soit pas toi et passe ton chemin. Comble du comble, j'avais dégoté la fille la moins bavarde du pays. Non pas que je n'aime pas les monologues (c'est exactement ce que je suis en train de faire), mais un peu de conversation m'aurait aidé à ne pas regretter mon geste charitable. Au bout de cinq minutes à farfouiller dans les vielles robes de la minuscule arrière-boutique dans un silence insupportable, ma langue déliée n'en pouvait plus et je laissai tomber.
- Au fait. Vu que tu ne le demande pas, ta sauveuse s'appelle Malany. Et toi... ?
Pas de réponse. Seulement un ton rouge tomates derrière les taches de rousseur.
- Ta mère t'a probablement du te donner un nom un jour, demandai-je avec mon sourire le plus chaleureux, comment tu t'appelles ?
Je ne pensais pas qu'une phrase si anodine pouvait mettre quelqu'un si mal à l'aise. Moi qui voulais détendre l'atmosphère. Elle devint cramoisie et s'excusa de ne pas avoir demandé mon nom. J'étais sidérée.
- C'était une blague, tu sais. Personne de sain d'esprit ne s'offusquerait pour un oubli de présentation. Bon, alors, comment tu t'appelles ? Sinon je vais devoir t'appeler Mini-rousse, ou Mandarine.
J'attendis qu'elle ait fini de méditer et retournai le panier de robes, toutes trop grandes pour moi.
- Bordel de gnou ! Pas une seule robe à la taille de première année !
- C'est Kathleen.
Absorbée par le monticule d'habits en bazar devant moi, sa petite voix eut du mal à atteindre mes esgourdes. Je relevai la capuche d'une robe qui avait atterri sur ma tête pour distinguer Mini-rousse. Enfin, Kathleen plutôt. Elle me regardait et riait. Un petit rire inaudible, mais elle était bel et bien en train de se payer ma tête. J'avais le don pour avoir l'air stupide matin midi et soir apparemment. D'abord le professeur, puis Mandarine. Je fronçai les sourcils et fis la moue. Son sourire s'évanouit en un battement de cils et elle reprit son expression de renarde battue.
- On peut demander à la vendeuse si elle a notre taille, dit-elle en baissant les yeux.
- Ah, me fais pas cette tête, j'ai l'impression d'être un bourreau ! C'est pas parce que je fais une face pseudo méchante que je vais te balancer des insultes. Aie confiance !
J'entonnai le chant de Kaa en m'approchant sous la robe abîmée, la bouche tordue et l'air affamé, et son sourire revint.
- Attends. Reste comme ça. Ne bouge pas. Je refais un essai.
Je lui jetai le regard le plus méprisant que je possédais en réserve, celui que se prenait Willie en guise d'accueil quand il oubliait de me souhaiter mon anniversaire, c'est-à-dire environ une fois par an. Je pris soin de l'agrémenter d'un rictus de dégoût. Touche de perfection sur le tableau de l'artiste confirmé, mon sourcil droit se haussa gracieusement.
Une demi seconde, sa joie s'envola à nouveau.
Puis revint pour ne plus la quitter.
J'étais soulagée.
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