Le passé

I

Les héritiers


« Fight for yourself
You must fight for yourself
No one is safe here
Who can you trust? »

-Darkside, by Oshins


Printemps, septième année.

Ce que sa mère appelait un château était une vieille bâtisse isolée, sombre et étroite surplombant l'Est de la cité, entourée de rochers sinistres et d'une forêt morte. Presque une simple tour, vraiment, percée de fenêtres, certaines cassées depuis longtemps. Il y avait deux petits étages desservis par un escalier de pierre en colimaçon. Et un sous-sol funeste.

Les pièces meublées de façon spartiate faisaient circuler le moindre son, chaque pas et chaque mot résonnaient à travers toute la bâtisse. C'était aussi le cas pour les deux étages là où les chambres se trouvaient, une par niveau.

Et c'était surtout le cas pour le sous-sol.

En général, Evelyn appréciait le sous-sol, car c'était là-bas qu'était installé le labo, là-bas que sa mère lui apprenait à faire toutes les potions, les crèmes et les élixirs contenus dans sa mémoire. Là-bas aussi qu'Evelyn avait trouvé les livres les plus intéressants.

Mais parfois la cellule située sous l'escalier à côté du labo était habitée.

Pourquoi les prisonniers faisaient-ils autant de bruit ?

Ça commençait souvent par des supplications. Des prières. Des pleurs aussi. Des gémissements. Quand sa mère décidait de laisser son prisonnier mourir de faim, ça pouvait durer des jours. Et quand elle décidait de tester ses concoctions, les râles se transformaient en hurlements qui pouvaient résonner et rebondir contre les pierres pendant des heures et des heures.

Avec les années, Evelyn pouvait deviner quand la mort arrivait en fonction du ton ou de l'intensité des cris, ou en fonction de l'espacement des gémissements. Elle la souhaitait toujours rapide pour que les bruits s'arrêtent, mais malheureusement le silence n'existait pas dans le château.

Parce que si ce n'était pas les victimes de sa mère, c'était les...

« Regarde l'état de tes cheveux, Evelyn ! »

« Retire ce blush et recommence, Evelyn ! »

« Tu crois que c'est une façon régale de se tenir, Evelyn ? »

« Arrête de lire, Evelyn ! »

« Tiens-toi droite, Evelyn ! »

« Souris, Evelyn ! »

C'était la voix de sa mère, toujours, toujours, même quand elle n'était pas là parce que les miroirs, eux, ne partaient jamais.

Il n'y avait pas de magie sur l'Île... Presque pas.

Pas assez pour lancer des sortilèges, se transformer en dragon, faire voler des objets.

Mais la magie dans leur sang suffisait pour concocter des potions. Evelyn ne savait pas laquelle sa mère avait utilisé pour que les miroirs de sa chambre ne cessent jamais de faire écho aux leçons qu'elle lui donnait sans cesse, aux remarques, aux reproches, aux critiques. Toujours, toujours, sans répit.

« Les princesses n'ont pas besoin d'en savoir plus que leurs maris, Evelyn ! »

« Seule la magie noire est un savoir utile, Evelyn ! »

« Ferme ce livre, Evelyn ! »

« Sois belle et silencieuse, Evelyn ! »

Avec un petit gémissement frustré, Evelyn descendit de son lit bancal, le livre qu'elle lisait jusque-là dans sa main maintenant tremblante. Ce sentiment atroce d'impuissance l'étouffait presque et elle ne pouvait pas réfléchir.

Autour d'elle, des dizaines de miroirs lui renvoyaient son reflet. Tous vieux, certains à peine réfléchissants, d'autres fendus ou à moitié cassés, mais tous accusateurs. Hormis une petite armoire à la peinture écaillée, le lit inconfortable et la coiffeuse cassée, il n'y avait que ça dans sa chambre, des miroirs. Et ils ne se taisaient que lorsqu'elle atteignait les exigences de Grimhilde.

Autant dire jamais.

« Silence ! »

Sa voix chevrotait et bien sûr qu'ils ne lui obéirent pas.

« Les princesses ne parlent pas sans y avoir été invitées, Evelyn ! »

« L'insolence est intolérable ! Sois docile, Evelyn ! »

« Taisez-vous... »

Elle voulait juste lire, juste lire et oublier, juste lire et s'évader. Elle ne sortait quasiment jamais du château, seule la petite fenêtre de sa chambre lui offrait une vue de la cité qui lui restait presque inconnue. Les livres étaient tout ce qu'elle avait, peu importait le sujet, elle les dévorait, les étudiait, les apprenait par cœur quand ils l'intéressaient. Il y avait tous ceux que lui imposait sa mère sur la politesse et les manières et le protocole, mais surtout des manuels de mathématiques, de physique, de chimie, les leçons d'alchimie et de magie que sa mère lui écrivait, des encyclopédies aussi. Elle ne comprenait pas tout, loin de là, mais c'était tout ce qu'elle avait et un jour à force de lire les mots, les concepts et les idées prendraient sens.

« Tiens-toi droite, Evelyn ! »

« Ce comportement est une honte, Evelyn ! »

« Tu ne vaudras jamais rien si tu n'obéis pas, Evelyn ! »

Le livre serré contre son ventre, Evelyn fit un pas en arrière quand des cris de douleur provenant du sous-sol rebondirent soudain sur les murs de pierre, couvrant à peine le rire diabolique de sa mère. Un sanglot monta de sa poitrine, elle essaya de le retenir mais il était trop tard.

« Les larmes sont une faiblesse, Evelyn ! Elle ne doivent servir qu'à séduire et attirer, Evelyn ! »

« Taisez-vous ! »

« Ne réponds pas ! Tu sais ce qui arrive quand tu réponds, Evelyn ! »

« Va effacer ces larmes dégoûtantes et arrange ton maquillage, Evelyn ! Ce visage est inregardable ! »

Avec un autre sanglot, la petite fille courut jusqu'à la coiffeuse, tira la chaise et se glissa sous le meuble étroit. Elle posa le livre ouvert devant elle, remonta les genoux contre sa poitrine et plaqua ses mains contre ses oreilles en essayant d'ignorer ses pleurs, d'ignorer les hurlements du prisonnier et les remontrances des miroirs, d'ignorer tout ce qui l'entourait pour se concentrer sur les mots devant elle.

Malgré tous ses efforts, les sons lui parvenaient toujours, ou peut-être que les échos provenaient de son propre esprit, elle ne savait plus. Elle ne savait plus et elle n'arrivait plus à se concentrer ni à respirer et pourquoi fallait-il toujours qu'il y ait autant de bruit ?

Elle n'y arrivait plus !

« Cours, cours, petit enfant... » murmura-t-elle, la mélodie lente remontant d'au creux d'elle sans qu'elle ne s'en rende compte.

Elle l'avait entendue la dernière fois qu'elle était allée en bordure de la ville avec sa mère. De sa position dans les bois, en-dehors de la cité, elle n'avait pas pu voir les petits qui la chantaient, mais leurs voix étaient parvenues jusqu'à elle. Les mots semblaient s'être gravés dans sa mémoire aussitôt, c'était la première chanson qu'elle entendait, la seule qu'elle connaissait.

« Cours plus vite que le vent, » continua-t-elle à travers ses larmes. « Cache-toi, petit enfant, cache-toi et sois méchant... »

Elle devait se concentrer pour chanter, se concentrer sur les mots et la mélodie, même s'ils passaient ses lèvres dans un murmure ils semblaient chasser les autres sons que ses mains sur ses oreilles ne suffisaient pas à bannir.

« Si Jafar t'attrape, il te découpera, si Ursula t'attrape, elle t'étouffera... »

Ses larmes cessèrent petit à petit, elle prit une lente inspiration et continua de chanter doucement alors que les battements de son cœur ralentissaient et que sa poitrine se desserrait.

« Si Facilier t'attrape, sûr qu'il te vendra... »

Les cris semblaient se tarir, elle essaya de se concentrer sur son livre de nouveau. Il traitait de biologie, elle n'en avait encore jamais lu sur un tel sujet, il y avait des schémas et tout un tas d'informations dont elle n'avait jamais entendu parler, elle l'avait trouvé sur les étagères de sa mère en bas, dans le laboratoire.

Elle n'était pas censée se servir, n'était même pas censée descendre sans sa mère.

« Si la Reine t'attrape, elle t'empoisonnera... »

Mais Grimhilde lui avait appris à mentir et à dissimuler, et Evelyn n'était rien de moins qu'une excellente élève.

O

Printemps, huitième année.

Il avait perdu la notion du temps. Il n'aurait pas dû.

Mais durant sa dernière sortie, il était tombé sur un vieux livre, un livre sur l'électronique, et depuis il n'arrivait pas à s'en défaire. Alors il n'avait pas vu le temps passer, et il n'avait pas fini ses corvées, et maintenant elle était rentrée et il était trop tard.

« CARLOS ! »

Il tremblait, la tête rentrée dans les épaules, s'agitait, attrapa l'éponge, passa un coup sur un comptoir qui ne serait jamais propre, attrapa le balais.

« Je peux savoir ce que tu as fichu ?! »

« J-je... » gémit-il.

Il se tourna vers elle lentement et la vit debout dans l'entrée de la cuisine, un poing sur sa hanche, une cigarette allumée entre les doigts de son autre main, un long manteau de fourrure sur les épaules.

(Fausse, fausse fourrure, il n'y avait pas d'animal sur l'île.)

Elle s'avançait vers lui lentement, soudain calme comme si quelqu'un avait appuyé sur un interrupteur, et il savait que ce n'était jamais bon signe.

« Mon linge ? » demanda-t-elle, sa voix presque un murmure, chaque syllabe allongée.

Il se figea de terreur, incapable de bouger, incapable de réfléchir.

« Je... je... »

« Tu ne sais même plus parler ? »

Sa gorge sèche se serra encore plus mais parler ne servait jamais à rien de toute façon, faire ou non les corvées ne servait jamais à rien.

Les yeux de Cruella s'allumèrent brusquement d'une rage folle, elle tendit le bras, attrapa la main de Carlos et il gémit en lâchant le balais qu'il tenait.

« Je n'avais rien demandé et il a fallu qu'ils m'envoient un incapable. J'aurais pu avoir un magnifique petit dalmatien ! Un beau chiot à la fourrure douce et chaude, oui... mais je me retrouve avec toi... Assieds-toi ! Assieds-toi sur cette chaise tout de suite ! »

La brûlure de la cigarette au-dessus de son coude lui fit fermer les yeux, un couinement de douleur s'échappa de sa gorge avec un sanglot.

« Arrête ! A-arrête... »

Il lutta pour ne pas se débattre, savait que ce serait pire s'il le faisait, elle prendrait le balais, une assiette, une chaise, n'importe quel objet qui lui passerait sous la main et s'acharnerait.

« Tais-toi ! »

Elle recommença, juste au-dessus de la première brûlure, et il ne put retenir son mouvement de recul, essaya de se dégager avec un petit cri.

Alors elle le poussa en arrière et il fut incapable de ne pas tomber sur le sol froid avec la chaise, essaya de protéger son bras et sanglota.

« Tes actions ont des conséquences ! Des conséquences ! » Sa voix partit dans les aigus et il se recroquevilla sur lui-même, se demanda où étaient Horace et Jasper, les hommes de main de sa mère. Une interruption aurait été la bienvenue. « Tout est de ta faute, idiot ! Au moins celui de Jafar lui sert à quelque chose ! Tu es inutile. »

Il eut juste le temps de protéger sa tête pour éviter qu'un pot en fer ne l'assomme et retint un nouveau sanglot lorsqu'il la vit ramasser le balais.

« Tous les chiens doivent être dressés, Carlos. Mais combien de fois faudra-t-il que je perde mon temps avec toi avant que tu retiennes un ordre ? »

Plus tard, quand il se traîna jusqu'à son placard, éreinté, endolori, des larmes plein les joues et des bleus plein le corps, Carlos se dit qu'il aurait préféré lui aussi qu'Auradon envoie un dalmatien à sa place.

Ainsi il n'aurait jamais existé.

O

Été, treizième année.

Le talent de Jay pour le vol avait vite fait le tour de la petite île. Il ne faisait que s'affiner avec le temps. Sa renommée rendait sa tâche difficile, mais il aimait les challenges.

Il devait servir son père, remplir les étagères de la boutique, c'était sa fonction. Pas de butin, pas d'abris, et s'il y avait bien une chose que tous sur l'Île savaient, c'était qu'il ne fallait jamais, jamais être dehors après le coucher du soleil. Entre les températures qui chutaient drastiquement et les mécréants qui profitaient de la nuit pour fomenter et mettre à exécution leurs plans tordus, il valait mieux être sûr de soi pour vouloir passer toute une nuit sous les nuages.

Le tempérament de Jafar n'était pas non plus à prouver, et Jay avait plus d'une cicatrice sur le corps qui l'attestaient. Car même le meilleur des voleurs avait des mauvaises journées. La plupart des habitants craignaient Jafar pour son influence, ses marchés douteux, ses coups fourrés, Jay le craignait pour sa haute stature, pour son regard froid, pour sa canne.

Chaque fois qu'il arrivait avec de nouvelles prises, il espérait. Espérait voir dans ces yeux noirs une étincelle de fierté, espérait entendre un compliment à son encontre, juste une fois. Ça n'était jamais arrivé malgré ses prouesses. Et puis un soir quelques mois plus tôt justement, un soir où il n'avait rien pu ramener car il avait été occupé avec Mal et les autres, Jafar avait levé une nouvelle fois sa vieille canne.

Tu n'es qu'un avorton ! Je te loge, j'ai sacrifié de précieuses ressources pour qu'on t'apprenne à voler, et tu oses revenir les mains vides ! Ton existence même est une insulte !

Ce soir-là, Jay avait eu le ventre semi plein car Mal, Carlos, Evie et lui avaient chapardé et échangé leurs trouvailles contre de la soupe, du pain sec, une conserve de légumes et de l'eau presque claire. Ce soir-là, Jay avait eu la tête pleine de leurs rires exaltés alors qu'ils avaient couru ensemble à travers les mines d'Hadès après leur vol réussi. Ce soir-là, Jay s'était senti presque bien.

Ce soir-là, Jay, alors qu'il s'était trouvé en face de son père armé de sa canne, s'était rendu compte qu'il avait grandi. Tellement qu'il faisait désormais presque la taille de Jafar, que ses muscles gagnés à force de combats de rue surpassaient ceux de son paternel vieillissant.

Ce soir-là, lorsque Jafar avait levé son bras, Jay avait esquivé, bloqué son coup et repoussé violemment son père qui avait reculé de deux pas. Puis il l'avait contourné et, la terreur au ventre, était allé rejoindre le coin de la boutique où il dormait sur un tapis, prenant garde à ne pas lui tourner le dos. Au moment de s'allonger, pour la première fois de sa vie, Jay avait vu dans le regard de Jafar quelque chose de nouveau. Un doute, peut-être.

Depuis, Jafar ne l'avait plus frappé avec sa foutue canne, mais il se montrait plus gourmand, voulait toujours plus de prises.

D'un autre côté, depuis que Jay faisait partie de la bande de Mal, il avait moins de soucis pour trouver de nouvelles cibles. Les guerres de territoire lui offraient plein d'opportunités, et c'était plus facile de trouver de la nourriture à plusieurs, il mangeait donc un peu mieux.

Comment il s'était retrouvé embrigadé restait un mystère. Ça s'était fait rapidement. Il avait entendu parler de Mal, bien sûr. Comment faire autrement, avec le pouvoir de sa mère, avec la réputation que se forgeait doucement son héritière. Il l'avait vue, ici et là dans le centre de la cité, avec les hommes et les gobelins de Maléfique, à collecter les taxes, à semer la peur et le chaos sur son territoire, à défendre ses frontières. On la disait excellente combattante, bonne voleuse et tacticienne plutôt brillante. Un tempérament explosif, une grande gueule et les talents qui allaient avec. Quelqu'un à ne pas se mettre à dos, visiblement, alors Jay était resté loin d'elle et de ses gens.

Pour survivre, il fallait savoir qui éviter.

Il avait déjà vu trop de corps être balancés à l'océan.

Jusqu'au jour où son chemin avait croisé celui de Mal dans la baie des pirates. Tous les deux avec des hommes à leur trousse, lui pour un vol, elle... Il n'avait jamais vraiment su pourquoi. Ils s'en étaient tirés grâce à une alliance passagère. Puis cette alliance avait été recréée pour un autre coup et il s'était retrouvé lieutenant de Mal, déterminée à se détacher de sa mère et à faire ses preuves.

Les talents de la jeune fille servaient à Jay. Ses capacités de voleur étaient utiles à Mal. Il n'en fallait pas plus, sur l'Île.

Puis Carlos et son talent pour l'ingénierie et l'électronique les avait rejoints. Et enfin, Evie, ses poisons et ses crèmes, et son sourire cachant si joliment ses réelles intentions.

Ils avaient tous le même âge. Ils étaient tous arrivés sur ce caillou de la même façon. Et chacun à leur manière, ils étaient tous esclaves des attentes irréalisables de leurs parents.

Inutile. Déchet. Vaurien.

Jay n'avait jamais demandé à exister.

Mais il saurait survivre.

O

Été, quatorzième année.

La peur était la seule chose valable sur l'Île. Mal aimait l'inspirer, comme sa mère l'inspirait à tous, même à tous ces débiles des royaumes.

Les criminels de seconde zone ne la regardaient jamais directement, seuls les Méchants les plus puissants et parfois leur descendance osaient s'adresser à elle. Elle avait l'habitude d'inspirer la crainte, l'ombre de sa mère la suivait partout où elle allait. En dehors de ses ennemis, en dehors des guerres de frontières ou des affrontements qui leur en donnaient le droit, personne n'oserait poser un doigt sur elle.

Elle appartenait à Maléfique, et personne n'était assez fou pour toucher ce qui était à Maléfique – ou presque, mais ils en payaient toujours le prix.

Ses premières années de vie avaient été passées parmi les gobelins. Dès ses quatre ans, sa mère avait pris en charge son éducation. Écriture, calcul, lecture en tous genres, pour conquérir des royaumes, il fallait les connaître, il fallait savoir. Les leaders étaient des gens brillants, personne ne craignait les idiots.

Les hommes et les gobelins de sa mère lui avaient appris à manier couteau, sabre et poings. À voler. À survivre.

Dès ses sept ans, elle avait dû travailler pour obtenir de quoi se nourrir. Était partie avec monstres et soldats récolter les taxes (matière première, nourriture, armes, items en tous genres), effrayer et bousculer les petites gens, détruire des maisons au besoin. Si la journée était bonne, Mal avait droit à un repas. Si la journée était mauvaise, un petit cachot humide et froid duquel elle ressortait toujours dangereusement affaiblie.

Personne n'aimait les faibles. Les faibles crevaient de faim, les faibles se faisaient tabasser dans la rue, les faibles se faisaient arracher tout ce qu'ils avaient, les faibles se faisaient pendre au bout d'une corde. Les faibles ne dirigeaient pas, les faibles n'avaient aucun pouvoir. Et le pouvoir était tout ce qui comptait.

Alors Mal était devenue forte. Elle avait survécu et avait observé et avait appris.

Elle avait quatorze ans et les gens s'écartaient sur son chemin et celui de sa bande. Pas les laquais de sa mère, non, les siens. Une vingtaine d'adolescents qui lui obéissaient en échange d'un peu de protection et d'une part des butins. Et elle s'était trouvée trois excellents lieutenants, forts comme elle, intelligents comme elle.

Pas comme les crétins pathétiques tels Uma, Harry et les autres pirates, les filles Facilier ou cet enfoiré d'Anthony, pas comme tous ces gamins inutiles qui traînaient sur l'île et qui savaient ni se défendre ni attaquer, et surtout pas endurer.

Non, ses lieutenants étaient des survivants, c'était ça qui faisait leur force. Ils fonctionnaient parfaitement ensemble. Connaissaient leurs points forts, anticipaient leurs mouvements et leurs décisions en cas de combat, se faisaient assez confiance pour se tourner le dos si les ennuis arrivaient. Elle pouvait dire sans même les regarder quand Jay allait perdre patience et s'apprêtait à jouer des poings, quand Carlos avait repéré une pièce détachée utile dans les environs, quand Evie souhaitait prendre le contrôle d'une négociation parce qu'elle avait compris la faiblesse de leur opposant.

Tous étaient utiles.

Jay et sa force et son agilité et ses talents pour le vol. Il se montrait également grand séducteur et son bagou leur avait sauvé la mise plus d'une fois.

Le charme, c'était aussi l'atout d'Evie. Evie et ses manières impeccables, sa beauté, ses grands sourires faussement naïfs. Evie et sa langue aussi acérée que ses couteaux. Evie et ses talents en couture, en potions et en décoctions en tout genre.

Carlos, qui pouvait devenir totalement invisible, silencieux, rapide, brillant, qui avait des capacités que personne d'autre n'avait sur l'Île, qui avait mis la main sur un tas de manuels sur l'électronique et la mécanique et qui était capable de tout réparer, de tout construire.

Tous étaient indispensables.

Ils lui permettaient de prendre de la distance avec Maléfique, un peu d'indépendance aussi fausse et éphémère soit-elle. De prendre un peu de pouvoir à elle, rien que pour elle.

Mal avait besoin de ce pouvoir pour respirer.

Il est hors de question que mon héritière se montre faible.

Qui t'a fait un bleu au visage ? N'es-tu même pas capable de te défendre ? Tu crois que je vais accepter que tu sois vue comme une cible possible ?

Fais-moi honneur, Mal. Si tu ne me sers pas, tu n'as aucune raison d'exister.

C'est tout ? Tu as le sang des dragons en toi, et c'est tout ce que tu peux faire ?

Va, et ne me déçois pas !

Maléfique était beaucoup de choses. Puissante. Manipulatrice. Forte. Intelligente. Froide.

Mal la scrutait, attendait, observait, mais elle n'avait encore jamais vu la moindre trace de faiblesse chez sa mère.

Ni la moindre reconnaissance ou fierté à son encontre, mais Mal doutait que ça viendrait un jour.

Les émotions comme l'amour ou l'amitié, l'empathie, la pitié, toutes ses imbécilités dans ces livres qu'ils nous envoient, ce sont des notions dégradantes. Des faiblesses, Mal. Seuls les vermines et les dégénérés ont ces faiblesses. Tu dois savoir les reconnaître, t'en servir, écraser toute personne en faisant montre, c'est compris ?

Mal avait une très bonne mémoire. Elle comprenait tout, toutes ces leçons, les intégrait, les laissait la façonner.

Elle survivait.

Cette toute petite île rocheuse où ils s'entassaient était son royaume. Beaucoup de tout petits ne survivaient pas bien longtemps, et entre le froid, la faim, le désespoir, la maladie et les guerres de territoire pas mal d'adultes étaient morts ces dix-huit dernières années. Auradon avait essayé de réguler les choses plusieurs fois au début, sans succès. Elle supposait qu'ils n'aimaient plus prendre le risque d'ouvrir la barrière pour laisser entrer leurs chevaliers, alors ils les laissaient faire leur vie depuis longtemps.

Deux fois par semaine, les cargos apportaient des restes de nourriture (avariés, talés ou passés), des boites de conserve, des médicaments et produits hygiéniques, des tissus usés et des vêtements élimés, des livres, parfois du bois et des outils rouillés, des vieux appareils, des fournitures abîmées. Les habitants passaient leur temps à chercher, voler, échanger, marchander. Mal avait récupéré au fil des ans tout son matériel d'art ainsi (des bombes à moitié vides, des crayons déjà utilisés, des carnets dont il manquait la moitié des pages – tout ce qui arrivait d'Auradon était au mieux d'occasion).

Apparemment Auradon avait essayé d'instaurer une école au début, ça avait tenu deux ans. Lorsque la plus grosse préoccupation était la survie, apprendre des équations n'avait aucun sens. Quant aux choses utiles, comme forger l'acier, travailler le bois, coudre ou encore préparer des onguents, il était hors de question de les enseigner à de potentiels ennemis. Le savoir était le pouvoir, les compétences autant de ressources précieuses. C'était pourquoi Mal et les autres descendants de grands noms savaient tous lire et écrire et avaient de bonnes notions dans certains domaines. Leurs parents tenaient à ce qu'ils ne les ridiculisent pas et montrent à tous leur statut.

Mais en réalité c'était eux qui étaient ridicules. Beaucoup agissaient comme si la barrière allait un jour disparaître, comme s'ils allaient récupérer leur gloire d'antan et assouvir leur soif de vengeance. Combien de fois Mal avait-elle entendu Maléfique parler de Stefan, de Leah, d'Aurore, des fées ? C'était pathétique.

Leur seul avenir, c'était cette foutue île. Leur seul pouvoir, celui qu'ils pouvaient exercer sur leurs pairs.

Alors Mal faisait ce qu'elle avait à faire, jonglait entre les ordres de sa mère et son propre gang, écrasait tout le monde sur son passage et se saisissait de tout ce qu'elle pouvait.

Aucune faiblesse. La seule personne qui lui inspirait de la crainte, c'était Maléfique, et Maléfique faisait flipper tout le monde, alors elle ne considérait pas ça comme une faiblesse. La simple présence de sa mère pouvait faire tomber à genoux le plus fort des hommes.

Pas d'émotion, à part la colère et la rage, mises à profit.

Mal s'en sortait très bien.

Vraiment.

Enfin... elle s'en sortait bien avant. Si elle devait l'avouer, elle dirait qu'il y avait eu quelques grains de sable dans sa machine bien rodée ces dernières années.

Un grain de sable comme ce jour-là, où elle avait vu les déchirures en sang sur le dos de Jay lorsqu'ils avaient douze ans. Il n'avait pas eu son rictus amusé, ce jour-là. Mais Jay savait se défendre, et puis c'était la colère qui avait serré le cœur de Mal, non ? Jafar n'avait pas grand pouvoir sur l'Île, mais il en avait sur son héritier et son caractère n'était plus à prouver. Si Mal avait considéré un instant tout un plan pour se débarrasser de l'ex vizir, ce n'était que pour se saisir de sa boutique et de tous ses trésors, pas pour Jay. Mais Maléfique était constamment en affaire avec ce vieux fourbe, et Jay n'avait pas tardé à tenir tête à son paternel, alors Mal avait renoncé.

Un grain de sable comme ces rares fois où elle parvenait à déceler les ombres dans les yeux d'Evie, à voir derrière le sourire pour sentir toutes les cassures chez la jeune fille. Ce jour-là, Evie avait été malade, malade, tellement malade que même Jay avait semblé paniquer. Ce n'était pas la douleur et les vomissements qui pouvaient les assaillir quand la nourriture provenant de la côte était trop avariée, non, c'était autre chose, c'était pire. Apparemment Grimhilde n'empoisonnait pas que sur contrat ou par vengeance, elle le faisait aussi pour punir ou éduquer – le fait que tuer son héritière ne l'avancerait à rien semblait lui échapper. Evie avait survécu pour voir leur treizième année. Et peut-être que Mal avait eu envie d'aller saccager ces ruines qui servaient de château à la vieille rombière, mais elle avait besoin de manger, et la dernière fois que quelqu'un avait essayé de s'en prendre à la sorcière, il y avait eu huit morts non expliquées et personne n'avait compris comment elle avait réussi son coup.

Un grain de sable comme quelques jours plus tôt quand Evie, Jay et elle avaient été au repaire en train de monter leur défense contre les pirates et que Carlos était arrivé, tenant à peine debout, si maigre pour un gamin de quatorze ans. Ils avaient déjà vu les marques sur lui mais jamais à ce point-là. Il n'était plus que contusions et bleus et sang. La folie de Cruella faisait sa protection, personne n'osait l'approcher de peur de finir écorché, mais Carlos n'avait pas pu travailler pendant deux semaines et tout ça pour des fausses peaux mal rangées ? Mal avait eu des projets, cette semaine-là, et elle avait eu besoin de Carlos. C'était pour ça et uniquement pour ça que les manteaux de la tarée s'étaient retrouvés dans son établi en feu. Et si l'un des deux hommes de main de De Vil avait fait partie du barbecue, ça n'avait rien à voir avec le fait qu'il avait une fois par le passé tenté d'arnaquer les siens, ni avec un quelconque avertissement à l'encontre de la dégénérée, mais tout à voir avec le plus pur des hasards, compris ?

Ce n'était pas qu'elle était attachée à eux, mais ils étaient ses lieutenants, ses alliés. Elle était leur capitaine, et il y avait des règles, elle leur devait protection. Et puis elle n'aimait pas qu'on touche à ses choses. Elle avait une réputation, et la réputation faisait partie du pouvoir, c'était vital.

Le secret aussi.

Et il y avait un secret sur l'Île de l'Oubli. Un secret que seuls certains habitants connaissaient et qui n'avait certainement jamais fait son chemin jusqu'à Auradon.

Toute forme de magie n'avait pas disparu. Ces idiots avaient oublié que le sort tissé dans la barrière destiné à annihiler toute magie ne pouvait être parfait avec autant de praticiens noirs dans un aussi petit espace.

Malgré le peu de magie dans l'air, le sang des sorcières leur permettait de garder certains avantages, et Evie et sa mère n'avaient pas réussi à développer les potions les plus létales et vicieuses de l'Île avec de simples recettes de cuisine.

Mal ne doutait pas que d'autres lignées avaient aussi de petites particularités, comme Ursula et sa fille, les Facilier, Hadès, les Mim peut-être.

Dans les veines de Mal coulait la magie des fées et des dragons, alors ses sens avaient toujours été plus développés, elle pouvait voir la nuit et possédait des réflexes vifs utiles lors des combats. Elle guérissait plus vite, et se montrait plus forte qu'elle n'en avait l'air. Ses yeux s'illuminaient lorsqu'elle sentait la magie monter à la surface, la plupart du temps en raison de sa colère. Un moyen d'intimidation plus qu'appréciable. Dans un monde comme le sien, un tel avantage n'avait pas de prix.

Malheureusement ce qu'elle possédait, Maléfique l'avait aussi. Avec un contrôle et une puissance bien plus grande, car Mal ne connaissait que ce goût amputé et pathétique de la véritable magie qu'elle pourrait posséder si la barrière n'existait pas. Cet instinct en elle, celui du dragon, lui susurrait toujours des choses, des choses sombres, des choses qu'elle ne pouvait que transformer en mots qui inondaient son esprit parfois, sans qu'elle ne puisse le contrôler. Il lui disait de prendre tuer blesser fais-le trouve-le sauve-toi bats-toi frappe arrache brûle brûle brûle et parfois, juste parfois, elle lui cédait.

Elle ne savait pas si elle devait le combattre, ou s'y abandonner.

Elle ne savait pas si cette petite voix à l'intérieur d'elle, le dragon peut-être, la consumerait si la barrière tombait un jour. Elle ne savait pas ce que ça voulait dire sur sa nature, sur elle-même, sur son contrôle.

Mais elle le sentait et l'entendait, tous les jours, et quand la voix se faisait plus forte, quand elle faisait face à sa mère qui la défiait du regard avec cet air narquois, qui la défiait de répondre, de la contredire, l'instinct prenait presque le dessus et lui susurrait de se soumettre obéir s'agenouiller. C'était en général dans ces moments-là que la peur prenait le pas sur sa rage, que Mal se battait pour garder le contrôle sur son propre esprit tout comme sur la situation, dans ces moments-là que sa mère semblait lire en elle comme dans un livre ouvert et semblait s'en amuser, dans ces moments-là que Mal perdait et que sa mère gagnait et que la magie dans son sang réagissait à la magie dans le sang de Maléfique, supérieure, toujours supérieure.

Tu crois vraiment que je n'allais pas comprendre que c'est toi qui t'en es pris à De Vil ? Et je devrais croire que c'est pour... quoi ? Une assertion de pouvoir ? En plein territoire des Facilier ? Ne serait-ce pas plutôt en rapport avec son avorton, celui qui traîne avec ton petit groupe ? Que t'ai-je dit des faiblesses ? Il est hors de question que tu portes mon nom et te montres aussi misérable !

Pas de réponse possible, pas de mensonge possible, et la magie dans son sang et celle de Maléfique dans le sien et un mouvement de main et le feu dans ses veines...

Parfois, juste parfois et pour trois personnes uniquement, (par devoir uniquement), Mal pouvait être faible. Elle pouvait même être prête à en subir les conséquences.

À hurler de douleur, à sangloter malgré elle, mais même dans ces instants jamais jamais elle ne suppliait.

(Jamais à voix haute.)

Avancer, endurer, survivre.

C'était ça, être fort.

O