III
Des mesures avaient été prises
« All my friends are heathens, take it slow
Wait for them to ask you who you know
Please don't make any sudden moves
You don't know the half of the abuse »
-Heathens, by Twenty One Pilots
La gêne ne faisait pas partie des choses que ressentait Audrey.
Il y avait tellement d'émotions qu'elle devait contrôler et enterrer constamment qu'elle ne voyait pas l'intérêt d'en ajouter une qui n'avait que peu d'importance au fond.
Donc quand ses camarades et Ben avaient parlé des mots de Jay tout le week-end, pleins de curiosité et de honte et de tristesse, Audrey était restée composée et avait écouté, en silence, sans intervenir, sans trahir les pensées qui passaient dans son esprit, comme on le lui avait si bien appris.
Coincée quelque part entre la noblesse passionnée de son père, roi modèle et admiré, la fraîcheur et la grâce de sa mère, reine à la fois appréciée et dénigrée, et les attentes exigeantes et sans fin de sa grand-mère, amère et digne, Audrey parvenait à être leur héritière à tous en gardant le contrôle sur chacun de ses agissements.
Née dans le palais de ses parents avec le printemps, Audrey avait passé son enfance dans une immense propriété élégante et dans le parc qu'affectionnait tant Aurore et que la reine parcourait toujours pieds nus malgré les critiques de ses homologues. Aurore qui s'habillait le plus simplement possible dès que les visiteurs quittaient le palais, qui avait tellement, tellement de mal à se taire, à rester à sa place, malgré toutes les leçons tardives de Leah, malgré toutes ses attentes.
Alors Leah, qui n'avait jamais pu faire le deuil des seize années perdues avec sa fille, qui n'avait jamais su vraiment cacher sa déception face à la liberté d'esprit qu'affichait Aurore, Leah avait pris Audrey sous son aile dès sa naissance. Elle avait tenu à ce que son éducation soit conforme à la tradition. Préceptrices, cours de danse, d'étiquette, de cuisine, de couture, bals après soirées mondaines après visites diplomatiques après thés de l'après-midi après présentations officielles, Audrey avait rempli son rôle à la perfection.
Et Audrey était devenue la princesse parfaite qu'elle avait tant désirée, et Leah avait ainsi cessé d'exiger des choses d'Aurore qu'elle ne pourrait jamais lui donner.
De six ans son aîné, le prince Aurel avait été éduqué tel l'héritier qu'il était. Depuis la fin de ses études, il se tenait au côté de Philippe pour apprendre à diriger Auroria.
Mais avant d'être le premier dans la ligne de succession et son futur monarque, Aurel était surtout un frère quasi inconnu avec lequel Audrey n'avait que peu passé de temps. Tandis qu'elle avait été accaparée par Leah, lui restait dans l'ombre de leur père et de leur grand-père.
Le roi Philippe plaçait son peuple avant toute chose et adorait ses terres bien plus qu'il n'appréciait les jeux politiques. Il se retenait d'aller chercher sa si célèbre épée chaque fois que des nobles murmuraient après le passage de la femme qu'il aimait tant. Ses yeux s'illuminaient toujours quand il les posait sur Audrey, et il n'avait jamais eu que des compliments pour elle, des mots doux.
Philippe avait été un fervent défenseur de la création de l'Île, comme le roi Stefan et le roi Hubert. Maléfique, bien qu'affaiblie, avait réussi à survivre à une épée enchantée en plein cœur, alors bien sûr qu'il avait fallu créer cette prison et bien sûr qu'il avait fallu éloigner ce monstre de leur famille. Bien qu'elles n'avaient pas eu droit de vote, Leah et Aurore les avaient soutenus.
Difficile de ne pas comprendre ces décisions lorsqu'Audrey voyait encore danser toute la tristesse dans le regard de Leah, lorsqu'elle savait que Stefan n'aurait à jamais qu'un seul regret quant à son règne, sous la forme d'une invitation pour un baptême. Ce qui était stupide, parce que Maléfique aurait sans doute maudit sa mère même d'une place officielle autour de la table, sa haine envers la couronne ne datant pas de cet événement mais plutôt du fait que le père de Stefan avait refusé de lui céder son royaume.
Et il y avait Blanche-Neige, Cendrillon, Raiponce,... Que dire de leurs enfances, à elles ? Un destin pire que celui d'Aurore, toutes réduites à l'état de prisonnière ou d'esclave pendant des années par des femmes emplies de haine, toutes avec des ombres dans les yeux et un tas de maladresses sociales qui les poursuivaient dans une société qui ne les pardonnait pas.
Dans une société qui ne leur laissait pas oublier, malgré les décennies, malgré les faits accomplis.
De l'opinion d'Audrey seule Raiponce s'en tirait bien mais Corona, petit royaume florissant, petit royaume progressiste, Corona avait un voleur pour prince consort et une reine qui voyait le monde avec tout l'émerveillement d'un enfant sans que les habitants et la cour du pays ne sourcillent. Alors Raiponce avait ce que peu d'entre elles possédaient au grand jour. Raiponce régnait.
Comme Elsa et Anna d'Arendelle, si éloignées pendant si longtemps de toutes ces dynamiques mortifères, et qui n'avaient que faire de l'opinion d'Auradon ou des autres royaumes sur leur manière de voir les choses, qui avaient maintenu leur pays hors de l'alliance en suivant la décision que leur défunt père avait prise à l'époque.
Les voix de ces femmes comptaient, et malgré les regards dédaigneux de leurs pairs elles inspiraient respect et admiration, et si elles n'obtenaient pas l'attention qui leur était due alors elles s'imposaient avec un ton ferme, un sourire poli et un regard plein de fierté.
Pourtant Leah lui avait appris qu'une bonne princesse facilitait la vie de son mari, une bonne princesse le complimentait, une bonne princesse gérait l'intendance du palais, organisait les plus somptueuses réceptions, n'avait aucun défaut et ne mettait jamais les hommes dans l'embarras. Une bonne princesse avait un esprit vif mais savait se taire, une bonne princesse pouvait tirer les ficelles mais n'en tirait jamais aucune gloire ni reconnaissance. Une bonne princesse était douce, et belle, et agréable.
Alors Audrey était devenue la princesse parfaite pour sa grand-mère, polie, calculatrice et adorée.
Audrey était devenue la princesse parfaite pour son père, éternelle enfant aux rires pétillants, espiègle et courageuse.
Audrey était devenue la princesse parfaite pour sa mère, respectueuse des autres et de la nature, intelligente et libre.
Audrey aurait dû devenir la princesse parfaite pour le prince Ben.
Leurs royaumes étaient voisins, leurs parents étaient amis, ils étaient nés la même année. Toute leur vie ils s'étaient croisés à un nombre incalculable d'occasions. Chacune représentait un espoir pour leurs royaumes, beaucoup de ces instants avaient été l'objet de reportages télévisuels, d'articles de blog, de murmures dans les cafés.
Leur amitié avait été une évidence.
Le prince adoré et la princesse adorée étaient tombés amoureux, et ça aussi ça avait été une évidence.
Leur amour avait été déclaré, comme dans tous les contes de fées, devant les caméras et sous les applaudissements.
Public conquis, familles conquises, mission accomplie.
Mais leur amour, loin des caméras et loin des attentes de leurs parents, avait fleuri pour des raisons bien différentes desquelles ils auraient dû s'aimer.
Un secret parmi tant d'autres.
Parce que ce n'était pas le prince ni la princesse, ça ne l'avait jamais été. C'était Ben et la pression de son père et ses doutes et sa timidité et son amour pour tout et pour rien et ses rêves de changements, de bouleversements et d'égalité, c'était Audrey et son amertume et sa solitude et son sens de l'humour et son envie de hurler, de crier et de tout casser et ses rêves de balayer les ombres pour ne voir que le soleil dans les yeux des gens autour d'elle.
C'était Ben et Audrey, et personne ne le saurait jamais.
Pas tant qu'ils n'auraient pas accompli leurs rêves, en tout cas. Et un rêve après l'autre, ils allaient pirater leur propre destinée, ils allaient balayer chacune de ces attentes poussiéreuses, ils allaient briser leurs chaînes et comptaient bien casser celles de beaucoup d'autres au passage.
Le premier rêve, celui de Ben. L'Île, les enfants sur l'Île, les mystères autour de l'Île, et les regrets que l'Île faisait naître dans le cœur de beaucoup.
Audrey ne pouvait pas dire qu'ils se facilitaient la vie en commençant par celui-là.
Mal, Evie, Carlos et Jay s'étaient faits très discrets pour le reste du week-end. En cours, ils restaient silencieux et n'attiraient pas l'attention. Ils passaient le moins de temps possible dans les couloirs, et n'étaient jamais dans la cafétéria pour le dîner. Quelques étudiants les avaient apostrophés, apparemment pas toujours avec sympathie, et ils n'hésitaient pas à répliquer mais ne dépassaient jamais les limites. Ils semblaient déterminés à rester aussi invisibles que possible, et ça allait tellement à l'encontre de leur personnalité que ça ne pouvait être qu'inquiétant.
Ce mardi après-midi, Audrey avait dû aider plusieurs jeunes étudiants avec leurs devoirs, puis avait réglé un conflit entre deux amis, avait répondu à des courriers pour la presse, préparé son exposé d'Histoire de l'art et était allée remplir des papiers pour l'administration. Elle avait enfin un peu de temps pour elle alors que l'heure du dîner approchait.
Elle pourrait peut-être rejoindre Sofia et Ally pour avoir une discussion complètement folle et superficielle sur les derniers potins et enfin oublier un peu la pression, mais ce plan tomba à l'eau bien vite.
« C'était dingue, mec ! » criait Artie de Camelot en entrant dans le hall par l'une des portes qui menaient dans le parc.
Il était accompagné d'autres membres de l'équipe de Tournoi, à savoir Herkie de l'Olympe et Scott Pilgrim, ainsi que quelques autres étudiants qui entouraient tous un Chad de Charmington un peu pâle, un rictus aux lèvres.
Le couloir était presque vide, aussi ils la remarquèrent très vite, et Audrey savait très bien ce que voulait signifier la façon dont tous se figèrent face à elle.
Elle plissa les yeux.
« Qu'est-ce que vous avez fait ? »
Il y eut une seconde où ils contemplèrent sans doute l'idée de se taire, mais Chad haussa les épaules, un air arrogant au visage.
« Juste un désaccord avec la fille de Maléfique. »
« Un désaccord ? »
« Cette folle nous a provoqués ! » informa Scott. « Nous ne faisions que traverser les jardins pour rentrer ! »
Oh, elle n'aimait pas beaucoup leur expression satisfaite... Elle ne doutait pas que Mal savait très bien insulter et provoquer et se défendre au besoin, mais elle savait aussi que ces trois-là avaient tendance à avoir une mauvaise influence les uns sur les autres.
« Chad ? » demanda-t-elle, le ton plus ferme.
« Ça va, j'ai rien fait à part me défendre, » rassura-t-il. « Elle sera juste un peu mouillée. »
« Mouillée ? »
Il n'y avait pas de fontaine de ce côté des jardins, seulement la piscine près des terrains de sport.
« Il l'a juste poussée à l'eau, rien de grave, » s'amusa Herkie en haussant les épaules.
Mais avant qu'Audrey ne puisse répliquer, Jay sortit de nulle part, silencieux et rapide.
« Tu as quoi ? » gronda-t-il, et la froideur et la rage dans son regard poussa Chad à reculer d'un pas, surpris et effrayé.
« C'est bon, elle va s'en remettre ! »
« On ne peut pas nager, enfoiré ! »
Si Jay n'avait pas déjà tourné les talons pour courir en direction des jardins, il aurait noté le choc sur le visage du prince, la panique dans ses yeux. Lorsqu'Audrey passa les portes pour courir à la suite de Jay, Chad était juste derrière elle.
« Je ne savais pas ! » criait-il.
Lorsqu'ils arrivèrent enfin vers la piscine, ils découvrirent Mal debout, trempée, la respiration courte mais bien vivante, en train d'essorer ses cheveux d'un air nonchalant. Jay s'arrêta près d'elle puis fit volte-face et fut sur Chad en une seconde. Le coup de poing qu'il lui asséna au ventre fit tomber le prince à genoux.
« Hey ! » protesta Audrey mais Jay l'ignora, le regard glacé, et s'apprêta à frapper de nouveau.
« Jay, » appela tranquillement Mal, et ça suffit à arrêter net le garçon qui regagna sa place près d'elle.
La jeune fille s'était redressée, et sa magie faisait briller l'iris de ses yeux verts. La terreur tourbillonna dans le ventre d'Audrey avant qu'elle se reprenne, elle lutta pour garder son expression calme et ignora toutes les protestations des élèves qui venaient de les rejoindre. Herkie aidait Chad à se relever, et Audrey savait que sa pâleur n'était pas seulement due au coup qu'il avait reçu.
« Je veux que tout le monde rentre immédiatement, » ordonna Audrey posément, et si ses camarades essayèrent de résister, un seul regard de sa part les poussa à partir. Une fois certaine que tous s'étaient bien éloignés, elle se tourna vers les quatre restants. « Je peux savoir ce qu'il s'est passé ? »
« Ce cher prince charmant prend très mal les remarques, » commenta Mal, ses yeux revenus à leur couleur naturelle fort heureusement, toute trace de sa magie absente. « Il en vient facilement aux mains, pour un continental. »
« C'était juste une blague, je ne savais pas que tu ne pouvais pas nager, » se justifia une fois encore Chad, un bras autour de son ventre. « Tout le monde sait nager ! On apprend ça quand on est tout petits ! »
« Pas nous, » contredit Jay, et la tension faisait vibrer tout son corps.
Audrey sentait qu'il était prêt à sauter sur le prince à la première occasion, son regard et sa manière de se tenir, hautaine et menaçante, montrait qu'il avait l'habitude d'intimider, de se battre peut-être. Il était effrayant malgré sa minceur.
Chad écarquilla les yeux.
« Mais vous vivez sur une île ! »
« Entourée d'une barrière, sombre connard ! Tu crois que vos parents ont mis des piscines à tous les coins de rue ?! »
« Je ne savais pas ! »
« Ça semble être votre excuse pour beaucoup de choses. »
D'accord, il y avait tellement à analyser derrière ces mots, mais Audrey en avait assez. Elle leva une main et fut surprise quand Jay lui laissa la parole, jusqu'à ce qu'elle voie le regard que lui lançait Mal pour qu'il se taise.
« Ce genre de comportements est puéril. Peu importe l'animosité que vous éprouvez les uns pour les autres, cette école est assez grande pour que vous vous évitiez. Chad, je n'ai même pas de mots pour qualifier ton comportement ce soir et une fois que tu auras été à l'infirmerie je veux te voir. Jay, ce genre de violence est intolérable, et nous allons aller voir la directrice immédiatement pour en parler, et il va aussi falloir qu'on parle de ton vocabulaire. Mal, je ne sais pas ce que tu as dit ou fait pour que ça dégénère à ce point, mais j'ai l'impression que tu aurais aussi besoin d'un rappel à l'ordre. » La fille la fusilla du regard et Audrey dut lutter pour contrôler sa crainte. « Cela dit, est-ce que tu as besoin d'un passage à l'infirmerie ? »
« Non, » répondit platement Mal, réfrénant sans aucun doute son envie de lui dire sa façon de penser. « Pas la peine d'en faire toute une histoire. C'est pas la première fois que quelqu'un essaye de me noyer, je sais sortir de l'eau. »
« Je n'ai pas... » s'étrangla Chad, mais il semblait incapable de maintenir le regard de ses camarades ou même de terminer sa phrase.
Et Audrey n'avait pas envie de songer à l'horreur de ce que Mal venait si aisément de lâcher.
O
Il avait beau savoir qu'il était à Auradon, Jay ne pouvait empêcher la nervosité de danser dans ses veines. L'adrénaline éveillait son instinct de survie, et tout en lui disait de frapper ou de fuir. Ses poings serrés, il luttait pour ravaler sa rage, et elle n'était pas toute tournée vers les stupides princes, non.
Elle était tournée vers lui-même en premier lieu, parce qu'il était parti devant, avait laissé Mal quand elle lui avait donné son accord.
Sa rage était aussi tournée vers Mal, parce que Mal aurait aisément tous pu les mettre à terre même sans sa magie et qu'elle avait choisi de les provoquer, de ne pas se défendre physiquement, peut-être – sans doute pour les tester.
Et maintenant ils se retrouvaient dans cette situation, assis dans le bureau de la directrice, Marraine face à eux, Prim debout derrière elle, Audrey debout derrière eux.
C'était ridicule.
Il croisa les bras pour éviter de s'agiter, ne pouvait empêcher son genou de tressauter avec toute cette énergie qui menaçait de s'échapper de lui, de préférence de façon violente. Sur l'Île, il avait passé son temps à observer, guetter, courir, voler, bousculer, parfois se battre, à survivre, et même si les préparatifs pour leur mission avaient commencé, quelque chose en lui ne tenait plus en place. Il était déstabilisé après seulement quelques jours à Auradon, et ne savait pas comment remplir son rôle dans ce nouvel environnement.
Et ceux qui ne remplissaient par leur rôle devenaient inutiles.
« Je suis désolé, » répéta encore une fois Chad, toute l'arrogance et le dédain qu'il leur avait témoignés depuis leur arrivée effacés par les remords – apparemment sincères ! « Je ne savais pas qu'elle ne pouvait pas nager. »
« Et qu'est-ce qui a mené à cette situation en premier lieu ? » interrogea Marraine, sa voix posée, mais le mécontentement et l'autorité dans son expression presque palpable.
Elle se montrait étonnement imposante quand elle ne souriait plus avec son enthousiasme étrange.
« Il avait des choses à dire sur ma mère, et j'avais des choses à dire sur la sienne, » expliqua tranquillement Mal avec un rictus. « Une fois à court de mots, il m'a poussée. Il faudrait peut-être ajouter un cours d'éloquence dans votre école guindée. »
La fée fronça les sourcils.
« Chad, je téléphonerai à tes parents pour leur parler de ton attitude. Tu peux nous laisser maintenant. Audrey, je te remercie. »
Les deux jeunes sortirent avec des salutations et Jay retint son soupir. Bien sûr que les enfoirés n'auraient rien, mais que Mal et lui allaient payer.
Il fronça les sourcils en remarquant le regard de Marraine et de Prim glisser sur Mal une fois encore. Du coin de l'oeil, il observa sa capitaine. Elle était presque sèche, avait retiré sa veste trempée pour la poser sur l'accoudoir de son fauteuil (Evie n'allait pas apprécier l'état du vêtement), ses jambes étendues devant elle, les bras croisés...
Ses bras. Il y avait quelques cicatrices sur ses bras, certaines quasiment invisibles, d'autres évidentes. Une petite marque laissée par une brûlure, des coupures depuis longtemps guéries, parfois dues à des chutes, d'autres fois, comme les deux plus grandes, dues à des couteaux.
C'était ces cicatrices qui attiraient l'oeil des deux femmes. Les gamins d'Auradon n'en avaient quasiment aucune, même sur l'Île leur petit groupe dénotait parfois par rapport à d'autres jeunes de leur âge. Mais Jay avait une cicatrice évidente qui barrait son sourcil droit et une petite sous sa lèvre inférieure, Mal en avait une très discrète près de son oreille gauche, une autre près de son cuir chevelu sur son front, une sur sa tempe, Carlos en avait du même genre sur le visage... Certainement les avaient-elles déjà remarquées celles-ci, non ?
« Jay, » interpella Marraine finalement, « il me semble bien vous avoir expliqué que la violence n'est pas autorisée à Auradon. »
« Et la tentative de meurtre, c'est autorisé ? »
« Chad pensait uniquement faire une mauvaise plaisanterie. »
« Comment ça s'appelle alors ? Un meurtre involontaire ? » répliqua-t-il, agacé.
« Je comprends que – »
« Ça m'étonnerait. »
« Alors explique-nous, » invita Prim d'une voix calme.
« Vous avez vos règles, nous avons les nôtres. »
« Tu sais que tu dois obéir à celles de l'école, » rappela Marraine. « Je sais que tu devais être inquiet mais – »
« J'étais pas inquiet, » contredit-il froidement, essayant de ne pas bondir sur ses pieds. Témoigner de l'inquiétude serait une faiblesse et ce genre de faiblesses face à leurs parents avait toujours eu des conséquences. « Mal est ma capitaine. Je suis son lieutenant. Je défends. »
« Parce que Mal ne peut pas se défendre seule ? »
Jay garda la bouche fermée. Il ignorait pourquoi Mal avait préféré le silence jusqu'à maintenant, se demandait ce qu'elle cherchait, mais il ne pouvait pas répondre à ça sans risquer de faire une gaffe, et tourner la tête vers elle pour avoir une direction à suivre serait un mouvement beaucoup trop parlant.
Heureusement les regards de la fée et de Prim s'étaient dirigés vers la jeune fille, qui haussa les épaules.
« Vous avez pris mes armes, » rappela-t-elle calmement. « Et ils étaient je sais pas combien, tous plus forts que moi. »
« Se servir d'armes, est-ce régulier et normal sur l'Île ? » demanda la blonde, son ton posé.
Jay savait que Mal cherchait à établir quelque chose, savait que c'était sa manière à elle de gérer cet endroit inconnu, ces gens, de canaliser sa colère et sa frustration.
« Si on veut survivre, il vaut mieux avoir quelques atouts. »
Ce regard, sur ses cicatrices. Il y avait quelque chose d'étrange dans l'atmosphère, dans les yeux de Marraine qui gardait le silence alors que Prim continuait.
« Dans ce cas, je trouverais étonnant que tu ne saches pas te défendre sans tes armes. »
« M'encourageriez-vous à mettre la raclée à un prince la prochaine fois qu'un de ces idiots me bouscule ? »
« Ce n'est aucunement ce que j'ai dit, et tu le sais bien. Pourquoi ne t'es-tu pas défendue si c'est ainsi que vous procédez sur l'Île ? »
« Nous ne sommes plus sur l'Île. »
« Oui, mais tu avais une raison pour agir ainsi face à Chad et aux autres. Espérais-tu apprendre quelque chose ? »
Un amusement cynique habilla le visage de Mal, qui restait détendue, presque satisfaite.
« Peut-être que j'ai appris plus que ce que j'espérais, » confia-t-elle, les yeux pétillants.
« Et qu'as-tu appris ? »
« Ce qu'on savait déjà de cet endroit. Beaucoup de jolis mots et de faux bons sentiments. Mais quand on gratte un peu la surface, quand on pousse quelques boutons... Eh bien il ne reste que l'arrogance, le dédain, la haine et la violence. » Mal posa son index contre son menton, son air pensif ouvertement moqueur. « C'est amusant, ça me rappelle un autre endroit... »
« Chad s'est laissé emporté, poussé par l'effet de groupe. Et il est effectivement arrogant, malheureusement c'est un trait de caractère qui se retrouve parfois chez les enfants privilégiés. En revanche il ne s'est jamais montré violent par le passé, et il ne te hait pas. Sa méfiance est le fruit des histoires et des peurs intégrées depuis sa naissance. »
« Je doute qu'il ait eu peur une seule fois dans toute sa vie. »
« Il doit avoir peur du noir, » marmonna Jay, et Mal émit un petit son amusé.
« Il t'a poussée dans la piscine, à court de répliques, mais c'est quelque chose que les jeunes font souvent pour s'amuser entre eux. Et tu sais nager, » remarqua Prim.
« Ça fait que deux fois qu'on me balance à l'eau. La troisième fois je pourrai dire que je sais nager, c'est avec l'expérience qu'on apprend, tout ça tout ça. Est-ce qu'on peut en venir à la punition ? »
« Pardon ? »
Tous se tournèrent vers Marraine, qui avait l'air de sortir de ses pensées brusquement. Sa peau était pâle et son regard étrangement sombre.
« J'ai tapé ce crétin, » rappela Jay, ennuyé qu'elle les laisse dans le doute aussi longtemps. « Vous allez me mettre dans un cachot ? Me livrer aux gardes ? Vous allez me renvoyer sur l'Île ? »
L'idée lui broyait le ventre, mais il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. S'il devait y retourner, lui rendraient-ils ses armes ?
« Si c'est le cas, je repars avec lui. »
« Non ! » s'étrangla presque Jay en se redressant un peu plus, une terreur froide lui enserrant l'estomac. Il pourrait survivre, il saurait se débrouiller, mais si Mal remettait un pied là-bas et que Maléfique mettait la main sur elle... « C'est moi qui ai frappé le prince ! »
« C'est moi qui l'ai provoqué. »
« J'ai – »
« Personne ne retourne sur l'Île ! »
Ils se turent, suspicieux.
« Alors quoi ? »
« Vous pouvez retourner dans vos chambres. »
Même Prim semblait surprise.
« Sérieux ? » demanda-t-il, méfiant. « Quand est-ce qu'on sera punis, alors ? »
« Une dispute entre deux élèves ne justifie pas qu'on envoie un enfant en prison, et nous n'avons plus de cachot depuis longtemps. Je vous ai parlé de ce que vous encourriez si vous alliez à l'encontre du règlement de l'école. »
« Oui, et vous avez parlé d'exclusion, » rappela Mal.
« De l'école, pas du royaume. Nous n'allons pas vous renvoyer là-bas au moindre faux pas. Mais je ne veux plus entendre parler de bagarre, est-ce que c'est compris ? » Il y avait quelque chose d'intense chez elle, des ombres dans son regard, et alors qu'elle essayait de leur sourire, un tremblement léger et incompréhensible entra dans sa voix sans briser son étrange gravité. « La violence n'est pas autorisée dans cette école, elle n'est un vecteur acceptable pour rien. Ni la colère, ni la frustration, ni la vengeance, rien ne l'excusera. Je vous ai déjà dit que si vous aviez un problème ou un différend, avec un élève ou un adulte, la seule chose à faire est de s'éloigner de la situation et au besoin d'aller en parler à Audrey, à Sam ou à moi-même. Et quand je dis que la violence n'est pas tolérée ici, je veux dire peu importe les circonstances, sous quelque forme que ce soit, et venant de qui que ce soit, enfant comme adulte. Ai-je été claire cette fois-ci ? »
Mal à l'aise, Jay détourna les yeux, essaya de ne pas réagir face à ce discours complètement ubuesque pour lui. Il pouvait sentir l'assurance de Mal s'effriter également, elle aussi restait silencieuse, et son immobilisme prouvait sa tension. C'était vrai qu'ils n'avaient pas vraiment cru le discours de Marraine la première fois, en tout cas en partie. Les adultes ne disaient jamais tout, et les adultes détenant l'autorité – détenant le pouvoir, s'en servait pour les contrôler. Et leurs parents les contrôlaient par la peur et par la violence.
Ce n'était pas que Jay parvenait à imaginer Marraine faire du mal à un étudiant, mais il supposait que les gardes devaient être là pour autre chose que le décorum.
« Mal ? » insista Marraine.
« Je suppose, » murmura celle-ci.
« S'il-te-plaît, veille à passer le message à Evie et à Carlos. Vous pouvez partir. »
Jay échangea un regard avec Mal et se leva, puis haussa les épaules et s'en alla, sa capitaine sur les talons. Il attendit d'être assez éloigné pour parler.
« Qu'est-ce que t'en penses ? C'était bizarre, non ? »
« Je t'avais dit de ne pas frapper un Auradonien ! »
« C'était justifié, c'est la règle ! »
« Pas ici ! »
« Techniquement plein de gamins dans cette école ne sont pas Auradoniens, l'autre crétin est de Charmington. »
« Te fous pas de moi ! »
« Ça va ! Et pour Marraine ? »
« J'en sais rien. Attendons d'en parler aux autres. »
O
« Vous voilà enfin ! »
L'excitation de Carlos était presque du niveau de celle qu'il avait montrée quand sa petite machine censée faire marcher leur télévision avait percé leur toit pour ouvrir pendant quelques secondes à peine un petit trou dans la barrière de l'Île.
« Qu'est-ce qu'il se passe ? » demanda Jay en fermant la porte de la chambre. « Ne me dis pas que vous avez déjà trouvé une solution pour faire marcher ton invention ? »
« Hein ? Oh, non ! Enfin, on a eu quelques idées en fait, et je pense que ça va marcher, parce qu'on peut combiner technologie et magie ici et j'ai fait un premier plan et Evie a eu une idée brillante – mais c'est pas ça dont je voulais parler ! Evie peut utiliser sa magie ! Elle peut faire le truc du miroir. »
« Quoi ? »
La jeune fille en question se tourna vers eux. Elle avait l'air fatiguée mais il y avait un petit sourire sur ses lèvres.
« Le miroir, » dit-elle. « Je peux me servir de ma magie sur lui. »
Jay laissa échapper un petit rire amusé alors qu'il secouait la tête.
« Chaque fois qu'on vous laisse du temps tous les deux, vous arrivez à vous surpasser et faire des trucs de dingues. »
Mal sentit cette même affection pour Carlos et Evie qui débordait de ces mots malgré lui envahir sa poitrine et elle ne put s'empêcher de sourire.
« Qu'est-ce que tu veux dire, E ? Un truc comme Grimhilde faisait dans les histoires ? » demanda-t-elle curieusement. « Mais ça marche pas qu'avec son miroir magique ? »
« Celui-là avait un esprit enfermé à l'intérieur, c'est différent, il était spécial. Je ne peux pas faire ça. »
« Tu peux faire quoi ? »
« Si je dirige ma magie dans le miroir, elle est canalisée. Je ne peux pas lui demander de répondre et il ne parle pas, » prévint Evie, et Mal était sans doute la seule qui pouvait voir et comprendre son soulagement. « Mais je peux m'en servir pour voir ailleurs. »
Jay fronça les sourcils.
« Comment ça ? »
« Dans d'autres miroirs. »
« Sans rire ? Comme une fenêtre ? »
« Apparemment, mais Carlos ne voyait pas ce que je voyais, ma magie est invisible pour les autres. S'il y a un miroir dans une pièce, et que je connais cette pièce, je peux activer le miroir de mon côté et le connecter à l'autre. Je suppose que les miroirs sont des objets anciens et symboliques que la magie latente qui court partout sur ces terres lie entre eux. »
« Et il y a des tas de miroirs dans ce bâtiment, » compris le voleur avec un rictus. « On pourra surveiller les couloirs quand on aura besoin de sortir, ou quand on est au repaire. Moins de chance d'être pris ! »
« Dommage qu'il y en ait aucun dans le bureau de Marraine. »
« C'était là-bas que vous étiez ? » demanda Carlos.
« Pourquoi as-tu les cheveux humides, Mal ? Et c'est quoi cette odeur chimique ? Et qu'est-ce qui est arrivé à ta veste ?! »
O
Ce serait tellement facile. Mal avait vu à quel point les provoquer était aisé, à quel point ils se laissaient entraîner par l'effet de groupe. À quel point ils étaient faibles, leur mesquinerie bien réelle mais enchaînée par leurs convenances.
Pourtant elle avait été surprise par les regrets du prince tête-à-claques. Surprise par sa honte, sa peur, sa culpabilité. Mais ils étaient sans doute des sentiments tournés vers lui-même, en raison des conséquences qu'il risquait, pas vers son acte, et encore moins vers la fille de Maléfique.
Ce serait facile, parce que ça ne faisait que quatre jours qu'ils étaient dans l'école, et ils avaient déjà un repaire qui se remplissait très vite. Nourriture, eau, réchaud à gaz, casseroles, kit du parfait chimiste, ingrédients, pièces électroniques, ordinateur, outils et tous les manuels dont ils pouvaient avoir besoin – le tout volé bien entendu. Mais dans cette école où les placards débordaient de matériel, personne ne remarquerait rien avant qu'il ne soit trop tard.
Elle avait interdit à Evie de travailler sur des potions avant la nuit, ses efforts pour comprendre et maîtriser sa magie l'ayant déjà bien fatiguée, l'utiliser encore, même si faire des potions en demandait une infime partie, était hors de question avant plusieurs heures. Sa réserve de pouvoir grandirait à mesure que les jours passeraient, il était inutile de se fatiguer plus que de raison. Ils avaient encore le temps.
La jeune fille travaillait donc sur des recettes, assise sur son lit, plusieurs bouquins de magie, de chimie, de biologie et d'herbologie ouverts autour d'elle, un calepin sur les genoux alors qu'elle prenait des notes pensivement.
Quant à Mal, elle se concentrait, les yeux à demi-clos, essayait de comprendre à quel point sa magie faisait partie d'elle, à quel point le dragon lui obéissait. Le courant de pouvoir sous sa peau avait enfin cessé d'être désagréable mais il restait un avertissement, car c'était lui que Maléfique pouvait contrôler, c'était avec lui qu'elle la torturait, et c'était lui que Mal devait apprendre à dominer.
Mais chaque fois qu'elle essayait d'éveiller cet héritage, il ne lui susurrait que des envies de destruction et elle refusait de l'écouter.
Peut-être devrait-elle commencer par plus petit...
Elle se leva, s'étira. La plupart des étudiants devaient être en train de dîner, une fois encore ils avaient opté pour ne descendre qu'une fois le service terminé. Grignoter des friandises et des fruits dans leur chambre leur suffisait amplement après les deux premiers repas de la journée, et aller fouiller et se servir dans les cuisines vides d'employé restait grisant. Carlos et Evie iraient plus tard pour eux quatre, un peu avant le couvre-feu, ils mangeraient tous ensemble dans la chambre puis ils attendraient que la voie soit libre et monteraient dans leur repaire pour travailler quelques heures.
Mal observa autour d'elle, la tapisserie, les drapés de leurs lits à baldaquin, et fronça le nez. Les sorts dans le livre que gardait Maléfique restaient gravés dans sa mémoire, elle en comprenait la construction, n'était pas certaine de savoir en quoi des mots pouvait l'aider à manier sa magie, mais elle supposait qu'elle pouvait essayer.
Pas avec Evie sur le lit par contre.
« Hey, viens par là. »
La jeune fille haussa un sourcil, n'appréciant pas être dérangée dans son travail, mais obéit néanmoins.
« D'accord ? »
« Je vais tenter un truc. »
« Un truc ? Oh ! Attends, alors. Pas question que ça brûle. » Elle retourna rapidement vers son lit et récupéra ses notes. « Vas-y, » invita-t-elle.
Se sentant un peu ridicule, Mal souffla doucement puis essaya de se concentrer sur sa magie.
« Que disparaissent ces couleurs qui m'importent peu, remplacées par la classe du violet et la majesté du bleu. »
Quelque chose frétilla sous la peau de Mal, elle sentit la chaleur au creux d'elle et soudain les couleurs de la chambre changèrent. En une seconde le rose, le beige et les fleurs disparurent pour être remplacés par leurs couleurs préférées et Mal ne put s'empêcher de sourire.
« C'était si facile... » murmura-t-elle avec stupéfaction, parce qu'elle n'avait rien eu à faire, en fait, juste quelques mots, une intention, un souhait, et sa magie avait fait le reste, avait modifié la réalité pour elle.
« La classe du violet et la majesté du bleu ? » se moqua Evie. « Sérieusement ? »
« La ferme. »
« Tu es plus douée pour les arts plastiques que pour la poésie. »
« Et pour la magie, n'oublie pas – ah ! »
brûle tue brûle tout détruis-les détruis-les Mal obéis souviens-toi obéis brise la barrière obéis –
« Mal ? Mal ! »
Quand elle revint à elle, un bourdonnement dans les oreilles, elle était à genoux, Evie devant elle, et elle avait tellement mal à la tête qu'elle voyait à peine.
« Mal ? »
« Ouais, » souffla-t-elle. « Ma magie... Ça va. »
Evie l'aida à se relever et l'accompagna jusqu'au lit.
« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? »
« Le dragon. Utiliser la magie l'a provoqué, je crois ? »
« Comment ça, le dragon ? Ta magie, tu veux dire ? »
« Ma nature. Mon sang. Ma magie. Tout est lié, je sais pas comment. Il a un instinct qui lui est propre. Il obéit à Maléfique. Il est lié à elle. »
En fait, Mal avait l'impression depuis qu'elle était à Auradon qu'il était Maléfique.
« Je vais demander à Carlos de faire des recherches là-dessus. Il dit qu'il y a eu des tas d'essais et d'études rédigés sur les Méchants et la magie après les dernières guerres. Peut-être qu'il trouvera quelque chose sur leur internet ou des références de livres qu'on pourrait trouver dans la bibliothèque. »
« Oui. »
Mal s'allongea, et malgré ses maux de tête et les nausées, un petit rictus naquit sur ses lèvres à la vue des nouvelles couleurs autour d'elle.
Alors qu'elle regagnait son côté de la chambre, Evie riait doucement.
« Je peux presque sentir ta satisfaction, » remarqua-t-elle.
« On est magiques, E. »
« Je peux ouvrir des fenêtres, tu changes les couleurs des meubles, et ces petits tours de passe-passe nous épuisent. C'est un peu limite pour un tel niveau d'arrogance. »
« Mais imagine ce qu'on pourra faire dans deux ou trois semaines... »
Un autre petit rire mélodieux lui répondit, et soudain Mal se fichait de ce qu'elles pourraient faire dans deux ou trois semaines, tant qu'elle pouvait entendre ce son de temps à autres.
O
Belle n'avait pas su que penser de la proclamation de son fils unique lors de son seizième anniversaire.
Elle avait compris qu'il préparait quelque chose d'autrement plus ambitieux que ce que son époux et leurs amis avaient pensé, parce que Ben lui ressemblait. Doux, introverti, mais têtu et courageux. Et ses absences répétées les mois précédents le jour fatidique, l'étincelle dans son regard noisette, la nervosité qu'il avait presque réussi à cacher juste avant d'avancer vers les caméras...
Ce n'était pas une décision prise à la légère. Ben ne prenait jamais quoi que ce soit ayant un lien avec son futur statut à la légère. Son dossier, ses arguments, son discours, tout avait été soigneusement préparé (et Belle avait pu reconnaître dans certaines tournures le travail d'Audrey, mais elle n'en dirait jamais rien).
Si Adam avait été mécontent d'avoir été gardé dans le noir, s'il avait été contre cette idée, furieux par l'éventualité, il avait aussi été agréablement étonné, fier de l'audace et de la détermination de son héritier. Comme Belle, il avait su, au moment où Ben avait réussi à se faire entendre face au Conseil, que leur fils devenait adulte.
Il devenait roi.
Elle l'avait soutenu, bien sûr. N'avait pas été contre l'idée de faire venir parmi eux quelques enfants provenant de l'Île de l'Oubli, pas une seule seconde. Elle n'avait jamais partagé la crainte de son époux, ni ses réticences justifiées mais dictées par son rôle et ses responsabilités vis-à-vis de son peuple plutôt que par son cœur. Mais même si elle espérait beaucoup de cette première initiative, elle ne pouvait pas imaginer ce qu'elle apporterait. Personne ne le pouvait.
Ils ne savaient rien de ce qu'il se passait sur l'Île depuis trop longtemps, et cette première expérience façonnerait toute la politique à venir, tout le règne de Ben, peut-être.
C'était un pari fou, une étape inévitable dans l'histoire de leur monde, et Belle ressentait un mélange d'appréhension, de joie et de curiosité chaque fois qu'elle pensait à ce que cet avenir pourrait leur apporter.
Une certaine rédemption, peut-être.
Adam et Belle auraient aimé avoir été présents à l'arrivée des jeunes pour les accueillir officiellement, malheureusement ils avaient été en-dehors du royaume ces deux dernières semaines. Sur le chemin du retour, quelques heures plus tôt, un appel de Marraine leur avait fait savoir qu'il était impératif qu'ils se rendent au plus vite à Auradon Prep, car elle avait des informations primordiales à leur transmettre concernant les quatre adolescents de l'Île.
Adam avait donc demandé à leur chauffeur de faire demi-tour, et c'était ainsi qu'ils se retrouvaient en ce mardi soir à marcher dans les couloirs presque déserts de l'école privée de leur royaume, sans avoir été annoncés et de préférence sans que personne n'en fasse une histoire. Il leur arrivait de rendre visite aux étudiants et surtout à leur fils, ce n'était donc pas si exceptionnel de les voir dans les murs, mais ils ne tenaient pas à être vus ce soir.
Heureusement il était déjà plus de vingt-et-une heures et la plupart des pensionnaires étaient soit dans la bibliothèque à travailler, soit dans leurs chambres. Et puisque le bureau de Marraine se trouvait dans l'aile administrative du rez-de-chaussée, ils ne risquaient guère de croiser quiconque.
Ce fut pourquoi ils furent si surpris de manquer rentrer dans un garçon au détour d'un couloir. L'adolescent en question, qui avait été en plein milieu d'une phrase, tête tournée vers la personne derrière lui, sursauta, se figea et perdit immédiatement toute trace du sourire qu'il avait eu.
Ses yeux s'écarquillèrent lorsqu'ils se posèrent sur Belle, et il fit carrément deux pas en arrière lorsqu'il avisa Adam derrière elle. Il pâlit, baissa la tête et un étrange petit gémissement qu'il sembla chercher à étouffer lui échappa.
Son regard cherchait furtivement une issue, il avait l'air paniqué.
Mais pas parce qu'il avait failli entrer en collision avec la reine et le roi d'Auradon – ni Belle ni Adam ne portait leur couronne, bijoux ou tenue d'apparat, habillés dans un costume sombre pour l'un et une robe violet pâle pour l'autre, des vêtements élégants mais confortables pour voyager.
Non, ce garçon avait l'air effrayé par leur simple présence, deux adultes inconnus sortis du nulle part qui l'avaient pris par surprise, dont un d'un mètre quatre-vingt-dix, les épaules et la mâchoire carrées, la stature toujours impressionnante même quand Adam essayait de tout faire pour apparaître inoffensif.
Et ce garçon qui ne semblait pas les reconnaître, avec ses cheveux si étranges, sa tenue inhabituelle pour ces lieux (un pantacourt noir, déchiré sur un genou, des grosses baskets noires et blanches, un T-shirt rouge et blanc trop large), sa minceur accentuant sa silhouette toute en muscles et en tension,... Et qu'étaient ces cicatrices pâles et discrètes, certaines petites et rondes, sur ses bras ?
Belle n'eut pas le temps de dire ou faire quoi que ce soit avant qu'une voix féminine à la fois amusée et ennuyée ne lui parvienne quelques secondes avant que sa propriétaire fasse son apparition à la suite du garçon de l'Île.
« Je t'ai dit de tourner à droite, pas d'aller tout droit, qu'est-ce que tu... »
Lorsqu'elle les vit sa voix s'éteignit, et en quelques secondes ses yeux se posèrent sur le garçon puis sur eux, accrochèrent les armoiries sur la veste d'Adam, sur sa chevalière, le bracelet avec la pierre de naissance de Ben que Belle portait toujours – ce même genre de pierre qui était sertie dans l'anneau qui ne quittait pas le majeur de Ben depuis son quinzième anniversaire. Son regard brilla, elle pâlit, puis tout fut balayé en un clignement d'yeux et une expression neutre mais avenante ainsi qu'un petit sourire poli prirent le dessus.
Elle passa devant le garçon, lui attrapa le poignet pour le guider légèrement derrière elle, et s'inclina devant eux avant de se redresser.
« Vos Majestés, » salua-t-elle, sa voix douce et claire et innocente bien loin du ton espiègle et incisif qu'ils avaient pu entendre plus tôt.
Elle ne rencontra pas leur regard alors qu'un tout petit son étranglé s'échappait du garçon qui regardait ses pieds. Ses jointures blanchirent lorsqu'elle serra davantage sa prise sur le poignet de son compatriote, peut-être pour l'enjoindre à se reprendre, peut-être pour l'empêcher de partir en courant, peut-être pour le rassurer.
Mais malgré sa politesse et son expression ouverte, la jeune fille avait l'air tendue elle aussi, quelque chose dans ses appuis la trahissait, et ses yeux, bien que levés vers le visage de Belle (elle ne semblait pas vouloir ou pouvoir reposer le regard sur Adam) ne croisaient toujours pas les siens.
Ce n'était pas de la timidité, ni tout à fait de la soumission et certainement pas du respect.
« Bonsoir, » prononça Belle en retour, luttant pour ne pas les scruter (la fille n'avait pas de cicatrice, mais elle était trop maigre et trop pâle), gardant sa voix basse et douce alors que son cœur battait inexplicablement la chamade.
Adam lui fit écho sans bouger derrière elle, sa voix profonde et posée. Il avait dû sentir l'effet involontaire qu'il avait sur les deux jeunes.
La fille portait une tenue mêlant cuir et coton, legging et jupe, avec des bottes à talons lacées, le tout dans des tons noirs et bleus, quelques touches de bordeaux les réhaussant. Les manches étaient courtes comme celles de l'adolescent. Belle se souvint que les températures sur l'Île ne dépassaient jamais les vingt-deux degrés au plus chaud de l'année, leur doux automne qu'ils trouvaient déjà frais devait être comme l'été pour eux. La tenue créative, comme un mélange d'Auradon et de l'Île, d'élégance et de praticité fonctionnait étonnamment bien.
Le maquillage léger et parfait de l'adolescente ainsi que sa coiffure de laquelle aucun cheveu ne s'échappait malgré l'heure tardive semblaient presque de trop tant elle était jolie.
Belle dut lutter contre ses émotions pour se souvenir des quelques lignes que leur avaient envoyées leur fils et Marraine sur les quatre jeunes arrivés presque une semaine plus tôt, mais elle se rappela leurs noms, se souvint que les deux filles ne répondaient bien qu'à leurs diminutifs. Et il n'y avait heureusement aucune chance de se tromper sur leurs identités au vu de leurs couleurs de cheveux.
« Enchantée de faire ta connaissance, Evie, » offrit-elle avant de tourner son attention vers le garçon derrière elle, « et je suis désolée de t'avoir presque foncé dedans, Carlos. Je ne faisais pas attention. »
Aucune émotion particulière ne passa sur le visage avenant d'Evie, mais Carlos sembla tellement surpris qu'il releva presque la tête. Ils ne répondirent pas et ne bougèrent pas non plus malgré le fait que Belle pouvait presque sentir leur envie de fuir, comme s'ils avaient été pris en faute et attendaient une remontrance.
Mais Carlos portait dans sa main libre un panier contenant des fruits et un paquet de biscuits au chocolat, Evie tenait contre elle deux volumes provenant de la bibliothèque. Il n'était pas encore vingt-deux heures et rien ne leur interdisait d'aller visiter les cuisines ou de se trouver dans ce couloir qui leur permettrait de remonter dans leurs chambres.
« Nous sommes désolés de n'avoir pu être présents à votre arrivée. Malheureusement nous avons dû nous absenter d'Auradon quelques jours, nous venons seulement de rentrer. »
« Madame la Directrice et Ses Altesses Benjamin et Audrey nous ont bien accueillis, » assura Evie d'une voix douce, presque mélodique. Il y avait un peu de joie dans son ton, un soupçon de respect et un fond de gratitude aussi. Un savant équilibre. « Nous apprécions cette opportunité de venir étudier ici. »
Elle relâcha doucement le poignet de Carlos pour mieux soutenir les livres qui reposaient au creux de son bras, et le garçon se redressa un peu. Sa respiration semblait s'être apaisée mais il ne releva pas la tête, se contenta d'acquiescer aux mots de sa camarade.
« J'aime encore beaucoup passer du temps dans la bibliothèque, » partagea Belle avec un sourire. Elle se souvenait que Ben avait mentionné que l'endroit avait semblé subjuguer leurs invités. « Il y en a peu dans le monde d'aussi complètes. Malheureusement je n'ai pas le droit de ramener des volumes chez moi, je dois trouver des excuses pour pouvoir passer quelques heures ici de temps en temps pour bouquiner. »
Carlos osa lever la tête alors. Il avait les yeux chocolat et des tâches de rousseur, et se montrait aussi grand qu'Evie lorsqu'il se tenait droit. L'expression confuse sur son visage le fit sembler terriblement jeune un instant, et c'était sans doute sa surprise qui lui fit oublier une seconde sa nervosité.
« Mais Auradon est votre royaume, » murmura-t-il avant de froncer les sourcils et de détourner le regard.
« Notre travail est de régner. Le roi doit veiller à protéger ses sujets, à maintenir la paix, mais le royaume appartient à chacun de ses habitants, et les lois et les règles valent pour tous. La bibliothèque de l'école a été constituée grâce à des dons et des prêts provenant de tous les royaumes alliés à Auradon. Ses volumes sont destinés à tous les étudiants et visiteurs, ils n'appartiennent à personne et ils appartiennent à tout le monde. Ils doivent rester disponibles pour tous ceux qui en auraient besoin un jour. Il serait égoïste de ma part de m'en accaparer quelques-uns. »
Il sembla dubitatif mais ne dit rien. Belle comprit alors qu'ils évitaient de parler sans y avoir été clairement invités, et qu'ils ne s'en iraient pas sans autorisation non plus. Elle aurait aimé croire que c'était en raison d'une bonne éducation, et Evie semblait parfaitement au fait des bonnes manières, mais la tension que l'une cachait bien et l'autre semblait incapable de réfréner la laissait interrogative.
« Je suis désolée, » leur dit-elle alors avec un petit sourire, « nous vous retenons. Vous devez avoir envie de rejoindre vos amis. Nous vous souhaitons une belle soirée, et j'espère que nous aurons l'occasion de nous revoir bientôt. »
« Merci, Votre Majesté. Nous vous souhaitons une belle soirée également. »
Evie s'inclina une nouvelle fois, ni trop ni pas assez, et Carlos l'imita maladroitement. Adam hocha la tête en partant avec Belle, et elle vit que les adolescents ne bougèrent pas tant qu'ils ne furent pas hors de leur vue.
Alors elle se tourna vers son époux, laissant son sourire disparaître et toutes ses autres émotions refaire surface. Elle savait qu'Adam s'attendait à des jeunes voyous furieux et arrogants, peut-être haineux, mais les deux enfants qu'ils venaient de rencontrer étaient des énigmes.
« Nous les rendions nerveux, » souffla-t-elle pour se convaincre qu'elle exagérait ce qu'elle avait perçu, qu'elle avait rêvé les marques sur la peau de Carlos.
« Ils n'étaient pas nerveux. Ils étaient effrayés, » corrigea Adam sombrement. Il ne tergiversait que rarement, Belle avait souvent aimé ça chez lui, même si à d'autres occasions ce trait de caractère avait des conséquences fâcheuses. « Nous en saurons plus quand nous aurons vu Marraine. »
« Oui. »
Ils ne mirent pas longtemps à arriver dans le bureau de la directrice. Le médecin de confiance auquel ils avaient fait appel pour suivre les quatre jeunes de l'Île, Marcus Harris, ainsi que la psychologue, Sam Prim, avaient l'air soucieux alors qu'ils parlaient à voix basse. Marraine était près d'eux, silencieuse. Tous trois se levèrent et s'inclinèrent légèrement pour les saluer avant de s'installer à nouveau sur les banquettes. Belle les rejoignit mais Adam préféra rester debout, ce qui était peu étonnant, tendu comme il l'était.
« Quelles sont les nouvelles ? » demanda-t-il immédiatement.
Depuis l'annonce de son fils l'année précédente, il ne parvenait plus à vraiment trouver le sommeil, Belle le savait. Ben s'était battu bec et ongles pour faire accepter sa proclamation qui avait fini par aboutir, et Adam craignait les retombées. Pour les royaumes, pour Auradon et pour son fils.
« Le scan-mage a été installé dans le couloir du second étage en fin d'après-midi sous la demande de Marraine. »
« Pourquoi avoir pris cette décision s'ils avaient stipulé ne pas vouloir être examinés ? » interrogea Belle. « Ne voulions-nous pas baser nos premiers contacts avec eux sur la confiance ? »
« Il y a des signes inquiétants dans leur comportement, » partagea le docteur Prim avec hésitation, impressionnée par leur présence. « Un incident cet après-midi a appuyé nos premières conclusions. »
« Quel incident ? » demanda Adam en se tournant vers Marraine, qui lui relata rapidement les faits.
Elle avait l'air presque absente, Belle ne se souvenait pas avoir déjà vu cette expression chez elle. Peut-être lorsqu'elle s'était opposée à la proposition des autres fées de créer et envoyer les six bébés sur l'Île, mais plus depuis. La voir ainsi sans son sourire et avec cette inquiétude dans ses yeux augmenta encore l'appréhension de Belle.
« J'ai donc demandé à Marcus d'installer en secret l'appareil technomagique. Je pense qu'il est important que nous ayons des réponses, ou en tout cas quelques certitudes. »
Harris hocha la tête.
« Les jeunes n'ont rien remarqué, mais nous avons réussi à avoir des images claires. Comme vous le savez cette technomagie permet de radiographier les os et de mettre en valeur toute blessure présente ou passée, interne comme externe, et toute marque sur l'épiderme, même la plus discrète. »
Les deux médecins échangèrent un regard et Adam serra la mâchoire. Son tempérament s'était largement arrangé avec l'âge, mais sa patience manquait toujours.
« Qu'ont donné les images ? » demanda-t-il.
« Elles font état de blessures plus ou moins anciennes et de diverses natures, » informa Harris en disposant les clichés sur la table. Adam et Belle ne prirent pas la peine d'y prêter attention, ne sachant les lire convenablement. « Jay a plusieurs petites cicatrices sur le cuir chevelu, ainsi qu'aux genoux et aux coudes. Il a aussi quelques cicatrices dues à des entailles sur les jambes, les bras et les flans, et une plus inquiétante au ventre, due à un coup de couteau ou de dague. La blessure a dû être profonde, j'ignore comment il a pu survivre à ça sans assistance médicale moderne. Sa peau présente deux hématomes couramment en voie de guérison. Et... il a des cicatrices dans le dos, fines, longues de plusieurs centimètres, toutes de la même nature. Certaines datent de la petite enfance, les plus récentes du début de l'adolescence. Il a les mêmes cicatrices sur l'extérieur des avant-bras. Ce sont des marques défensives. »
Alors qu'Adam essayait de contrôler les émotions qui grondaient en lui, Belle s'était doucement levée, pâle et tremblante. Ce n'était pas comme si elle n'avait pas vu Carlos, pas vu les cicatrices sur sa peau. Mais elles pouvaient être le résultat d'accidents, en tout cas elle aurait aimé que ce soit le cas parce que sinon...
« Qu'êtes-vous en train de dire ? » demanda-t-elle lentement, la voix blanche.
« Si certaines de ces marques ont peut-être été causées par des chutes ou des maladresses, d'autres sont clairement dues à des combats ou des agressions. Et celles sur son dos et sur ses - »
« C'est impossible, » contredit-elle froidement, sa gorge serrée.
Le médecin, mal à l'aise, fronça les sourcils.
« Sauf votre respect, les radios sont parlantes, Votre Majesté. »
« Non, c'est impossible. »
« Marraine, » commença lentement Adam, inspirant et expirant doucement, essayant de contrôler la même colère et la même horreur qui se battaient en Belle à cet instant. « J'aimerais une explication. »
La fée ne lui avait jamais paru aussi pâle, aussi humaine. Elle secoua la tête.
« Votre Majesté, ça ne devrait pas être possible. Nous avions pris des mesures, vous le savez. »
« Quelles mesures ? » interrogea le docteur Prim en les observant tour à tour.
« Lorsque des enfants ont commencé à naître, » commença lentement Marraine, la voix tremblante, « nous nous sommes inquiétés bien sûr. Alors nous avons utilisé la magie féerique pour tisser dans la barrière un sort de protection. »
« Pour protéger les enfants ? »
« Ce sortilège devait empêcher quiconque de faire du mal à un enfant sur l'Île, » souffla Belle. « La magie d'autant de fées ne peut pas avoir échoué. »
« Je suis désolé, » reprit Harris, la voix grave, « et j'ignore comment, par qui et pourquoi, mais Jay a souffert d'abus physiques dans son enfance. Cela semble s'être arrêté il y a quelques années, mais les bleus et hématomes guéris ne peuvent être détectés par les sortilèges du scan-mage, donc j'ignore si la violence a seulement changé de forme ou si elle a bien disparu. Jay a également eu le bras cassé il y a cinq ans, l'épaule droite démise une fois ainsi que deux doigts cassés plus récemment. »
Lorsque Belle prit une inspiration étranglée, Adam posa la main sur son épaule et elle savait qu'elle n'était pas la seule à tirer du réconfort dans ce contact.
« Continuez, » invita-t-il, parce qu'ils devaient savoir, n'est-ce pas ?
Ils devaient savoir.
« Les bras de Carlos présentent des petites cicatrices rondes. »
Ils les avaient vues. Elles étaient petites, certaines discrètes, et Belle n'avait pas besoin de précision, Belle n'en avait pas besoin parce qu'elle savait.
« Oh dieux. » Elle leur tourna le dos et fit quelques pas pour essayer de se reprendre. « Cruella fume. »
« Il n'y a pas de cigarettes sur les cargos. »
« Ça ne veut pas dire qu'ils n'ont pas trouvé le moyen de faire des substituts. Ils ont bien réussi à forger des armes. »
Harris s'éclaircit la gorge doucement puis acquiesça.
« Le scan date ces marques de huit ans pour les plus anciennes à six ans pour les plus récentes. Il est possible qu'elle n'y ait eu accès qu'un temps. Il a aussi des cicatrices dues à des petites coupures un peu partout sur le corps, qui peuvent être dues à des chutes, des coups ou des batailles, c'est difficile à dire. Ces dernières années, deux entailles ont laissé des marques plus importantes que les autres, une à la jambe et une au bras. Son poignet droit à été cassé à deux reprises et reste sans doute fragile, et il a eu deux côtes cassées lorsqu'il avait dix ans, une autre lorsqu'il avait quatorze ans. Il a une grande cicatrice due à une brûlure sur le mollet droit qui date de l'année passée. »
« Et les filles ? » demanda Adam alors que Marraine semblait sur le point de disparaître et que Belle ne parvenait pas à trouver la force de se tourner vers eux.
« Mal présente beaucoup de petites cicatrices aussi, du même genre que celles des garçons, sur tout le corps. Elle a également plus de marques laissées par des entailles à l'arme blanche, certaines ont été profondes, parmi celles-ci trois datent d'avant même ses dix ans. Elle a aussi une cicatrice à l'épaule droite qui ne peut venir que d'une lance, et elle a survécu à deux coups de couteau, un à l'épaule gauche et un dans le dos. Elle a souffert d'une fracture du tibia il y a deux ans et son épaule gauche a été démise à deux reprises, une fois quand elle avait sept ans, l'autre fois à douze ans. »
« Le même genre de bilan qu'on pourrait obtenir pour un soldat vétéran, » remarqua doucement Prim.
« Elle a seize ans et demi ! » protesta Marraine avec horreur. « Ils ont tous seize ans et demi... Je ne comprends pas... Le sort aurait dû... »
« Nous verrons les technicités plus tard, » coupa Adam durement. « Evie ? »
« Evie, » souffla Harris en prenant une radio de l'état externe du corps pour la leur montrer.
Belle se rapprocha d'Adam pour mieux observer le cliché.
« Il n'y a rien... » souffla-t-elle.
« Rien du tout. »
« Un défaut du scan ? »
« Non, c'est impossible. Et pourtant cette image ne montre aucune marque sur sa peau, absolument aucune, pas le moindre petit défaut. »
« Comment ? » interrogea Prim en se penchant pour examiner la radio. « Tout le monde a au moins une cicatrice, et cette technomagie relève les plus infimes marques, même celles invisibles à l'œil nu... »
« Exactement. Je n'ai jamais vu ça. Puisque l'environnement dans lequel ils ont évolué toute leur vie est clairement hostile et qu'ils ont visiblement passé beaucoup de temps tous les quatre, ce résultat est une anomalie. Je ne peux pas l'expliquer. Mais si sa peau est parfaite, le scan interne montre autre chose. Une épaule démise, trois doigts cassés, dont un à deux reprises, et plusieurs côtes fêlées ces dernières années. »
« Si Evie a elle aussi été victime de la violence de l'Île, elle devrait avoir des marques externes... Ou au moins une petite cicatrice due à une chute dans son enfance, ou... »
« Comme je l'ai dit, je n'ai franchement pas le moindre début d'explication, Sam. C'est un mystère médical. »
Adam échangea un regard avec Belle, mais elle ne pouvait même pas commencer à trier ce qu'elle ressentait.
« Si le sort ne protège pas ou plus les enfants, est-ce que tous vivent ainsi sur l'Île ? » demanda doucement Marraine, plus pâle que Belle ne l'avait jamais vue.
« Ils sont les enfants de quatre des pires êtres encore en vie. Il est possible qu'ils aient eu une vie particulièrement difficile, même pour l'Île. Cela expliquerait pourquoi ils sont si liés, malgré ce qu'ils veulent faire croire, » remarqua prudemment la psychologue. « Si Jafar et Cruella sont violents, il y a aussi beaucoup de blessures qui pourraient être expliquées autrement, notamment par des combats, des mauvaises chutes, des accidents. Ils travaillent peut-être pour leurs parents. »
« Il y a une autre anomalie, » reprit doucement Harris. « Toutes les blessures qu'ils ont reçues ces dernières années ont mieux cicatrisé et guéri que les plus anciennes. Les marques sont fines et propres, certaines sans doute invisibles à l'œil nu, et les fractures se sont bien ressoudées, proprement, presque aussi bien que s'ils avaient reçu des soins d'un royaume. »
« Nous envoyons des fournitures médicales et des médicaments, peut-être y ont-il eu accès, ou ils ont trouvé un autre moyen de se soigner, » avança Belle avec inquiétude.
« En tout cas, en prenant en compte les carences nutritionnelles dont ils doivent souffrir, le manque de soleil et l'absence de véritables soins, ces anciennes fractures doivent encore être douloureuses parfois. C'est un miracle qu'ils aient grandi aussi bien et ne souffrent apparemment pas de graves séquelles. »
« Docteur Prim, je compte sur vous. Je veux savoir si ces jeunes sont dangereux pour les autres étudiants, je veux savoir qui ils sont et je veux savoir comment ils vont exactement. »
« Oui, Votre Majesté, » acquiesça Prim en hochant respectueusement la tête.
« Adam, » reprocha Belle en fronçant les sourcils, « ce ne sont que des enfants. »
« Je n'en suis pas certain. Qui sait ce qu'ils ont en tête, Belle. Nous devons rester prudents, nous ne savons rien, nous n'avons plus le contrôle depuis trop longtemps. Nous ne pouvons pas prendre de risque. Cela dit, docteur Prim, il va de soi que peu importe vos conclusions vous ferez votre travail et les aiderez. Marraine, je veux savoir comment il est possible que ce sortilège ait échoué. »
La fée accepta et Adam n'insista pas davantage. C'était inutile, Belle voyait les ombres danser dans son regard. Elle se sentait responsable du sort de ces quatre adolescents, qui auraient dû représenter des chances de rédemption, qui auraient dû être protégés, qui auraient dû aller bien.
« Qu'allons-nous dire à Ben ? » demanda doucement Belle.
« Rien de tout ça. Je veux que ces conclusions restent strictement confidentielles tant que nous n'en saurons pas plus. »
Belle inspira doucement et acquiesça, mais elle savait qu'ils ne pourraient pas protéger leur fils très longtemps de ces horribles vérités.
Adam avait été un fervent défenseur de la création de l'Île prison, Belle, en silence, avait détesté l'idée – même si savoir Gaston définitivement loin d'elle et de toute autre personne innocente n'avait pas été désagréable.
Adam et Belle avaient été opposés à l'idée des six bébés miracles.
Adam avait été le premier à s'opposer à la proclamation de Ben, au contraire de Belle.
Tout un tas de choix, et les choix avaient toujours des conséquences.
O
« Qu'est-ce que tu crois qu'ils faisaient là ? » demanda Mal sans lever la tête vers elle.
Evie haussa les épaules, concentrée sur sa tâche, à savoir transvaser la potion qu'elle venait de terminer dans des petits tubes en verre qu'elle fermait soigneusement.
« Je ne sais pas. Probablement parler de nous avec la directrice. »
Mal fronça les sourcils, fit de nouveau apparaître une petite flamme verte au creux de sa paume, puis ferma le poing pour la tuer. Plus les heures passaient, plus leur magie et leur contrôle se renforçaient, et c'était si instinctif, si inhérent à leur être qu'Evie commençait à comprendre pourquoi les prisonniers de l'Île possédant des pouvoirs haïssaient tant les continentaux et la barrière. Être nés ainsi, avoir toujours vécu avec ce courant au fond d'eux pour en être soudain privés ? Ça devait être comme perdre un morceau essentiel de soi-même. Peut-être était-ce pour cela que certains avaient sombré dans la folie.
Terminant son travail, Evie se détourna complètement de la table où elle avait installé tout un circuit de chimiste, avec tubes à essai, ballons, robinets, becs Bunsen et Erlenmeyers, bien plus pratique que les chaudrons et lui permettant bien plus de subtilités dans ses mélanges – même si elle avait toujours besoin d'une casserole et d'un feu pour certaines étapes.
Son regard se balada sur la large pièce du grenier qu'ils utilisaient comme repaire. Un petit velux discret leur permettait d'avoir une aération sans attirer l'attention, il y avait plusieurs tables pour qu'ils puissent étaler leur matériel et travailler, et ils avaient amené coussins et couvertures pour pouvoir s'y reposer. Carlos s'était d'ailleurs endormi une heure plus tôt, un vieux livre sous son ventre. Jay était dans leur chambre, pour les couvrir au cas où quelqu'un les chercherait au beau milieu de la nuit.
« Tu as trouvé des choses intéressantes ? » demanda Evie en s'avançant vers Mal, assise en tailleur au sol.
La jeune fille en question leva la tête du grimoire qu'elle parcourait, emprunté (sans l'enregistrer) à la bibliothèque, laquelle comportait tout un rayon sur la magie et les peuples féeriques. Même si Auradon n'approuvait pas la sorcellerie, ça ne voulait pas dire qu'ils avaient effacé cette partie de leur l'histoire de leurs archives et rayonnages, ou qu'ils ne l'étudiaient pas.
« Quelques-unes, » admit Mal. « Et je crois que je serai vite capable de créer un sort de duplication. On pourra voler tout ce qu'on voudra sans éveiller les soupçons avant qu'il ne soit trop tard. À commencer par nos armes. Et les potions ? »
« Je n'arrive pas à croire qu'ils ont carrément des ingrédients pouvant être centraux dans la création de potions magiques. À quoi leur servent de la bave de crapaud, des poils de chauve-souris, de la poudre de fées, des dents de gobelins ou du venin de cobra dans cette école, sérieusement ? Juste à faire des expériences stupides pour leurs cours stupides ? Ça n'a jamais été aussi facile, j'ai à peine besoin de trouver des dérivés ou d'adapter mes idées. Ils n'ont pas de grimoires noirs, mais même les écrits des mages blancs que j'ai trouvés à la bibliothèque me suffisent. Je n'ai plus qu'à les détourner à mauvais escient. Je ne comprends vraiment pas comment ils peuvent être imprudents à ce point. »
« Je doute fort que les élèves d'ici soient nombreux à savoir préparer des potions. Aucun ne doit savoir en adapter sans que ça lui explose à la figure et, oh ! aucun ne doit chercher à préparer des potions noires. »
« Détails, détails ! »
Evie attrapa une framboise dans le bol et la mangea en s'asseyant près de Mal. Il était une heure trente du matin, et ils devraient sous peu descendre se coucher pour ne pas risquer d'avoir l'air trop épuisé.
Mal jetait un coup d'œil à Carlos en refermant le grimoire devant elle.
« Les actions de Jay te préoccupent, » remarqua Evie l'air de rien, ses yeux sur son carnet de notes qu'elle venait de sortir.
Comme souvent quand elle réussissait à la lire, Mal lui jeta un regard entre surprise et prudence, puis elle émit un petit soupir, sa voix plus basse.
« Il a agi sans réfléchir. »
« Il a agi par colère. »
« Il savait que je pouvais me défendre. Je crois qu'Auradon nous influence déjà, je crois qu'Auradon est dangereux. »
Mal avait toujours eu un excellent instinct, et Evie leva les yeux vers elle pensivement.
« Dangereux ? »
« Il y a quelque chose de plaisant ici, dans le fait de ne pas avoir à se soucier du stock de nourriture, ou d'une embuscade, d'une tentative de meurtre, de la position des membres de la bande, de notre position à tous les quatre. Le confort aussi. »
Elle devait avoir raison sur la dangerosité du royaume, parce qu'il y avait une vulnérabilité, une hésitation en Mal qu'Evie pouvait voir clairement. Et elle savait que Mal ne parlerait pas ainsi devant les garçons ou quiconque d'autre qu'elle, mais le fait qu'elle se montre aussi ouverte soudainement prouvait qu'elle aussi était déstabilisée par tout ce qu'il se passait ces derniers jours. Tout arrivait tellement vite, tout s'enchaînait beaucoup trop rapidement pour qu'ils parviennent à garder le contrôle. Bon sang, Evie n'avait même pas eu le temps de vraiment intégrer qu'ils étaient à Auradon, et encore moins ce qu'il s'était passé juste avant leur départ.
« Peut-être, » acquiesça-t-elle lentement, « mais Jay sait où est sa place. »
« Sur l'Île. Mais ici ? Où est sa place ici ? Où est la nôtre ? »
« Elle n'est nulle part, Mal. C'est bien pour ça que nous sommes dans ce grenier, non ? »
« Ce n'est pas ce que je veux dire, » protesta Mal en fronçant les sourcils, ennuyée.
Evie se contenta de l'observer un instant, d'étudier ses traits pour mieux appréhender ses émotions, avant de murmurer :
« Je sais. »
Parce que même quand ils auraient décidé de toutes les étapes de leur plan, même quand ils parviendraient à mettre toutes les pièces du puzzle ensemble pour honorer leur parole, qu'adviendrait-il d'eux alors ? S'ils étaient toujours en vie, que deviendrait leur existence ?
« Carlos a eu l'air très impressionné par le roi, » remarqua Mal, changeant de sujet.
« Il a l'air de pouvoir nous briser le cou avec une seule main. »
« Encore faudrait-il qu'il nous attrape. »
« Le problème c'est qu'ici on ne peut pas se défendre. »
« Comment ça ? Il s'est passé quelque chose ? »
Evie hésita, mais Mal avait besoin de toutes les informations pour prendre les bonnes décisions.
« Carlos s'est figé. Je ne l'avais plus vu comme ça depuis longtemps. Sur l'Île, il aurait fait demi-tour et aurait disparu, si menacé il aurait frappé en premier. Sur l'Île on aurait eu le contrôle, mais ici on ne peut pas agir comme ça sans tout risquer. On ne peut pas disparaître et on ne peut pas attaquer. On est à leur merci, Mal. Tant qu'on n'aura pas tout ce qu'il nous faut pour exécuter le plan, tant qu'on sera dans le doute sur leurs intentions, on ne pourra pas être nous-même et agir sans risquer tout perdre. On ne pourra rien faire si ce n'est... subir. »
Elle entendit son ton s'affaiblir sur le dernier mot sans pouvoir rien y faire, parce que... parce que...
Mal capta son regard avant qu'elle ne puisse glisser.
« On est à Auradon, » rappela-t-elle, sa voix ferme, son regard sur elle attentif. « Auradon. Je ne sais pas ce qu'il y a derrière cette invitation, je ne sais pas ce qu'ils vont faire ou quel sera notre avenir, mais on est à Auradon. Des groupes d'assassins ne peuvent pas nous tomber dessus à tout moment, on n'a pas de pouvoir ici donc pas d'ennemi, pas comme sur l'Île. Nos parents ne sont plus là. Et ça m'étonnerait que le roi ait pour habitude de frapper un invité dans l'école au milieu d'un couloir. Carlos a dû se figer par indécision. »
« Il était au bord d'une crise de panique, plutôt, » corrigea Evie en se souvenant du garçon recroquevillé sur lui-même, pâle et la respiration rapide. Ça ne lui ressemblait pas, il n'avait plus ce genre de réactions depuis longtemps, et certainement pas si Cruella n'était pas impliquée. « Il ne savait même pas que c'était le roi et la reine. Je pense qu'il était juste surpris et quand il ne les a pas reconnus, quand il a vu la taille du roi, il a paniqué en ne sachant pas comment réagir. »
« Et la reine, comment elle était ? »
Il était toujours étrange pour Evie d'entendre ce titre sans qu'il s'agisse de Grimhilde, et elle lutta une seconde contre un frisson.
« Elle me rappelle plus Ben, » confia-t-elle. « Mais je ne peux pas t'en dire beaucoup plus. L'échange a été court. Comme a dit Carlos, elle a été polie. J'ai eu l'impression qu'elle essayait de nous mettre à l'aise. »
« Un peu comme Marraine et son discours dans son bureau. »
« Qu'est-ce que tu ne dis pas ? »
Mal soupira.
« Il y avait quelque chose de bizarre. Et son message... »
« La violence, c'est mal ? » simplifia Evie, incapable de s'en empêcher.
Elle ne le regretta pas quand elle vit l'amusement danser dans les yeux de Mal.
« Elle a insisté sur le fait que la violence n'était pas tolérée, qu'elle vienne des enfants ou des adultes. Ça n'avait aucun sens dans le contexte. »
« Franchement j'ai toujours du mal à trouver du sens à ce discours. »
« Tu as vu en cours, les professeurs ne montrent jamais aucun signe d'énervement et même quand les élèves n'écoutent pas ou ne savent pas répondre, ils ne haussent presque pas le ton pour les reprendre. »
« Cette école accueille les héritiers des familles royales et des nobles, ils n'auraient pas le droit. Les élèves sont supérieurs aux professeurs sur l'échelle sociale. »
« Tu as entendu Carlos, dans les royaumes il y a des lois strictes contre... »
La voix de Mal s'étrangla, ses yeux brillèrent d'horreur une seconde face à sa propre réaction. Parce qu'ils n'avaient jamais mis de mots sur ça. Ça avait été leur vie, c'était leur normalité et presque de notoriété publique sur l'Île, et ce n'était en rien contre les règles.
Des enfants avaient été mis à la porte de leur maison pour crever de froid et de faim, beaucoup se prenaient des claques et des coups de pied à l'occasion, certains devaient travailler et rapporter de quoi nourrir les leurs,... Mais qu'étaient deux ou trois tapes sur la tête ? Qu'étaient quelques cris ? Qu'était un peu de travail pour participer à la survie d'un groupe ?
Java, Harry et ses sœurs, Anthony, Brent, Fanny, Gil, Freddie, Celia, Remus, Uma,... Aucun n'avait une vie auradonienne, et certains avaient une vie plutôt misérable, mais après des années à les croiser, Evie savait qu'aucun n'avait non plus eu une vie semblable à ce qu'avait été la leur (certains en étaient même très loin). Et ceux qui s'en étaient approché n'avaient pas survécu aussi longtemps qu'eux.
À Auradon même les gifles étaient illégales, et d'après les articles de loi qu'avait trouvés Carlos, une claque mise à un enfant pouvait envoyer l'auteur de l'acte en prison. Ils avaient même des mots pour ce genre de choses, des sentences allant jusqu'à l'enfermement à vie.
« Peut-être qu'ils essayent de protéger leurs héritiers, » concéda Evie, même si l'idée que tous se pliaient à la loi lui paraissait absurde, « mais nous ne sommes pas des citoyens de leurs royaumes, nous ne sommes même pas vraiment les bienvenus. Nous ne sommes pas des leurs. Et puis les lois ne peuvent être appliquées que s'ils ont des preuves. »
« Pas vu, pas pris. »
« Il y a des choses qui ne changent pas. »
« Marraine a vu mes bras. Elle sait que nos armes n'étaient pas seulement pour faire joli. »
« Et le roi et la reine ont vu les cicatrices de Carlos. »
« Il y a vraiment quelque chose qui ne colle pas dans tout ça. Qu'est-ce qu'ils attendaient, sérieusement ? Ils savent comment est la vie sur l'Île, ils remplissent les cargos de leurs restes et de nourriture avariée, ils savent qui vit là-bas,... Ça n'a pas de sens. Et Prim... » Un air dédaigneux se dessina sur le visage de Mal. « C'est quoi déjà, le mot pour son métier ? »
« Psychologue, » rappela Evie avec un petit sourire en se souvenant de l'expression éberluée des trois autres quand elle leur avait appris ce qu'était en réalité le rôle de la femme censée les aider à s'intégrer. « Ils veulent sûrement qu'elle évalue si nous sommes des menaces, si nous avons un plan en tête, si nous sommes des dangers pour les autres. »
« Oui, oui et oui. »
« Ce n'est pas drôle si tu réponds à ses questions directement. »
« Je réponds à ses questions. Je préfère lui dire carrément ce que je pense plutôt qu'elle cherche à fouiller dans ma tête. »
« Elle n'a pas de pouvoir magique, elle ne peut pas lire dans ton esprit. »
« Je suis plutôt certaine qu'elle arrive à lire derrière nos mots. Un peu comme toi, d'ailleurs. »
« Elle ne lira pas derrière les miens. »
Un petit son amusé provint de Mal.
« Ça, je n'en doute pas. Et puis elle a dit que rien ne sortirait de son bureau, non ? C'est le marché. »
« Sauf si elle pense que nous sommes en danger ou dangereux, » rappela Evie prudemment. « On rentre dans les deux catégories. Ne doute pas un instant qu'elle fait des rapports réguliers au roi, même si elle n'entre pas dans les détails. Et nous savons toutes les deux ce qu'il se passerait s'ils apprenaient jusqu'où on peut aller. »
Quelque chose de sombre passa sur le visage de Mal puis s'éclaircit soudain et, à la plus grande surprise d'Evie, elle sourit avec un amusement sincère et enfantin, les yeux pétillants, le nez légèrement froncé.
« Tu crois qu'ils nous mettraient en prison ? »
Face à l'absurdité de leur situation, Evie ne put que rire malgré l'absence d'amusement dans son cœur.
Parce que si elle n'en riait pas, si elle s'arrêtait un instant pour réfléchir, les ombres blotties derrière chacune de ses pensées l'avaleraient.
Et elle n'était pas certaine qu'elle saurait revenir cette fois-ci.
O
Elle n'aurait pas dû être surprise.
Entre la longue journée qu'ils avaient eue et toutes les idées qui flottaient dans sa tête, Evie avait eu peu de chance de trouver le sommeil. Elle avait donc laissé le temps à Mal de s'endormir, puis elle s'était glissée hors de la chambre, toujours habillée.
Elle savait que si elle restait, Mal se réveillerait au moindre mouvement, à la moindre lumière. Auradon était trop inconnu pour que l'autre fille se permette de ne pas être en alerte constante, même dans le sommeil.
L'école immense, pleine d'ombres et de vastes pièces, dormait toute entière. Le silence si complet, si lourd et presque parfait était fascinant, plaisant, presque un cadeau. Elle savait qu'il rendait les trois autres nerveux, mais elle l'adorait déjà. Assise dans un fauteuil de la bibliothèque, un feu de cheminée près d'elle, les genoux remontés vers sa poitrine et un livre de magie théorique en équilibre contre ses cuisses, elle se perdait dans des notions inconnues jusqu'alors, en quête de réponses à ses propres pouvoirs, et à ceux de Mal surtout.
Elle n'avait plus qu'une heure environ avant que l'autre fille ne vienne la chercher, comme lors de la nuit de dimanche. Mal ne dormait jamais d'une traite, elle se réveillait, parfois juste pour vérifier ses environs, parfois en raison d'un cauchemar.
Jay et Mal avaient toujours eu ça en commun, ces réveils parfois violents au milieu de la nuit, le souffle court, le regard paniqué. Puis une fois rassurés ils se recouchaient, se rendormaient sans un mot. Carlos, lui, se réveillait en silence et parfois en pleurs, de lourds sanglots faisant trembler tout son corps jusqu'à ce qu'il se rendorme. Ça avait été régulier lorsqu'ils avaient été plus jeunes, c'était bien plus rare à présent. Evie, elle, ne trouvait pas le sommeil quand son esprit ne s'apaisait pas. Habituée à peu se reposer, elle savait néanmoins qu'elle devait dormir au moins quelques heures par jour et faisait toujours attention à ne pas se retrouver épuisée, utilisait une potion énergisante au besoin. Mais elle savait qu'elle ne devait pas boire trop souvent cet élixir au risque de devenir son esclave, qu'elle ne pouvait pas se permettre d'avoir des insomnies trop souvent répétées. La fatigue avait des conséquences, des sens moins aiguisés, des réflexes engourdis, un esprit moins vif. La fatigue pouvait tuer.
La fatigue rendait sa lecture plus difficile qu'elle aurait dû l'être. Il aurait été sympathique de la part des continentaux de retranscrire tous ces vieux écrits en langage moderne. Peu habituée à devoir lire cette typographie tout comme ces tournures de phrases et ce vocabulaire désuets, Evie avançait trop lentement à son goût. Pourtant certains chapitres du volume se montraient intéressants. Ils parlaient de la nature des différentes magies, notamment des pouvoirs innés, et leurs effets et conséquences. Ils parlaient des magies élémentaires, inhérentes aux êtres anciens, et de la magie noire et blanche, coulant dans les veines de quelques lignées d'humains. En une heure de temps, Evie en avait déjà plus appris sur elle-même qu'en toute sa vie.
Certains de ses pouvoirs étaient héréditaires. Le pouvoir de faire des potions en les activant inconsciemment avec sa magie noire, la magie des miroirs, et si elle interprétait correctement ce lien avec les arbres qu'elle avait toujours eu et qu'elle sentait d'autant plus à Auradon avec tous ces végétaux, elle devait avoir le pouvoir de les influencer ou de les contrôler.
Mais d'après ce livre, elle développerait également sa propre façon de moduler sa magie. Développerait d'autres aspects de ses pouvoirs façonnés par ses expériences et son caractère, ce qu'elle aurait dû faire tout au long de son enfance.
Malheureusement elle doutait fortement en avoir le temps avant de devoir mettre leur plan à exécution pour accomplir leur mission. Mal avait raison, Auradon était un endroit dangereux pour eux, pour plein de raisons, ils ne pouvaient se permettre de trop attendre.
Elle ne comprenait pas tout ce qui était écrit sur les fées et sur les dragons, et Mal cumulait ces deux natures en plus de son humanité. Le texte ferait sans doute plus sens pour sa capitaine alors elle glissa un bout de papier entre les feuilles en guise de marque-page. Evie sentait qu'elles devaient trouver comment enrayer les effets négatifs de la magie de Mal avant toute autre chose et elle espérait que ce livre les mettrait un peu plus sur la voie.
Et si ce n'était pas ce volume-là, peut-être que ce serait un autre parmi les dizaines et dizaines de bouquins et parchemins contenus dans le rayon dédié à la magie. Et sinon, il y aurait forcément d'autres moyens d'apprendre ce qu'ils voulaient savoir.
Internet, les rumeurs, les potions de vérité.
Ce qui était bien à Auradon, c'était que tout était littéralement ou presque à portée de main, il suffisait d'avoir des ressources et de la patience.
Franchement, l'idée que tous les Méchants de l'Île avaient échoué dans leurs sinistres projets malgré tous ces moyens demeurait aussi pathétique que mystérieuse.
O
À force de tourner dans le lit, Belle avait réveillé Adam. Elle s'était excusée, puis s'était levée pour se changer rapidement, sachant qu'elle ne trouverait pas le sommeil tout de suite.
Il était très tard (ou plutôt très tôt), alors Belle était certaine de ne croiser personne. Du coup elle avait opté pour attacher ses cheveux rapidement, enfiler une tenue confortable, un pantalon blanc et une tunique jaune poussin, et avait quitté les quartiers des invités d'Auradon Prep en silence.
Il avait été trop tard après leur entretien avec Marraine pour partir pour leur château, alors ils avaient opté pour passer la nuit dans l'école. Le chemin jusqu'à la bibliothèque lui était si familier que Belle pourrait probablement s'y rendre les yeux fermés. Elle avait passé beaucoup d'heures en ces lieux en tant qu'invitée, et s'y aventurait toujours lorsqu'elle rendait visite à Ben (l'avantage de n'être qu'à deux heures de route était le fait de pouvoir voir son fils régulièrement).
Elle savait donc que les cheminées seraient toujours allumées, l'une des seules traces de magie dans l'école, et se servit de leur douce lumière pour avancer dans l'endroit. Elle arriva rapidement dans son secteur préféré, celui des fictions, et attrapa un volume presque au hasard avant de se diriger vers le fond de la bibliothèque.
Sa surprise la figea nette, mais ce ne fut rien à côté de celle d'Evie, qui sauta sur ses pieds, rattrapa le livre qui glissa de ses genoux juste avant qu'il ne touche le sol, le réflexe impressionnant, puis se redressa, pâle et les yeux brillants. Belle fut certaine de voir quelque chose de métallique dans sa main libre briller à la lueur des flammes, avant que ça ne disparaisse tout aussi rapidement.
La jeune fille portait toujours sa tenue de la journée, toujours parfaite, et Belle fut un instant amusée de se sentir mal à l'aise dans ses vêtements décontractés, trop habituée à maintenir les apparences et la bienséance depuis son mariage royal.
« Désolée, » s'excusa-t-elle doucement, « je ne m'attendais pas à voir quelqu'un. »
« Je vous prie de m'excuser, Votre Majesté, je m'en vais. »
Sa voix était posée, son regard au sol, et Belle se souvint qu'il y avait un couvre-feu pour les étudiants, et qu'il était passé depuis bien des heures.
« Tu peux rester, je ne suis pas censée être là non plus, » offrit-elle rapidement. « S'il te plaît, reste. »
L'adolescente se rassit sur le fauteuil, son dos droit et ses pieds posés au sol alors qu'elle récupérait le carnet sur lequel elle avait été en train d'écrire ainsi que son crayon, et Belle put voir pendant une seconde son indécision, sa nervosité, et elle jura intérieurement.
Ce n'est pas un ordre, tu peux partir si tu veux, eut-elle envie de lui dire, chagrinée, parce que clairement la jeune fille avait pris ses mots comme tels malgré sa formulation prudente.
Belle ne s'était jamais considérée comme effrayante, en tout cas pas lorsqu'elle ne souhaitait pas intimider, et ces dernières années ça ne lui arrivait que lorsqu'il était question de défendre ou protéger Ben.
Evie refermait et empilait les trois livres à côté d'elle, et Belle remarqua qu'elle les avait disposés de sorte que la tranche lui faisait face. Elle ne pouvait donc pas lire les titres, et ça l'intrigua. Ce n'était pas des fictions, vu leur taille et les couleurs apposées le long des couvertures. Belle connaissait par cœur le classement, et bien qu'elle n'était pas une grande lectrice de documentaires et d'études, elle savait que le rouge était pour le rayon sur la magie, et le bleu des deux autres volumes pour les sciences.
Belle s'assit sur un fauteuil, posa son livre sur ses genoux, incapable de l'ouvrir alors que l'adolescente fermait son carnet et coinçait son crayon dedans. La surprise et la crainte qu'elle avait pu voir avaient de nouveau été effacées de ses traits, et Evie paraissait à présent calme, composée.
« Tu n'arrives pas à dormir non plus ? » demanda Belle doucement.
Evie se tourna vers elle avec un petit sourire sans émotion autre qu'une forme de politesse avenante, mais ses yeux ne se levèrent pas tout à fait jusqu'aux siens.
« Je ne dors pas beaucoup, » offrit-elle simplement, sa voix claire et tranquille.
Belle eut envie de lui dire qu'elle pouvait croiser son regard, que ce n'était pas contre les règles, et quelque chose se coinça quelque part en elle parce que ce n'était pas contre ses règles ou contre celles d'Auradon, mais était-ce contre celles de l'Île ? Des adultes là-bas ? De sa mère ?
Sa mère avait été reine par mariage, Belle était une reine par mariage, Belle avait de l'autorité à Auradon, Belle pouvait renvoyer les jeunes sur l'Île, en tout cas ils devaient le penser, peut-être, et...
Blanche-Neige n'aimait guère évoquer son enfance, et encore moins son ex-belle-mère meurtrière, mais elle se souvenait de ses mots pour la qualifier les rares fois où elle lui en avait parlé. Froide, et belle, et autoritaire, et manipulatrice, et capable d'enrober tout ça dans des illusions de compassion, de douceur, de sympathie. Derrière des sourires magnifiques et des paroles sucrées et empoisonnées.
Blanche elle-même se plaisait à cacher son dédain derrière un masque de politesse lors d'événements royaux, à dissimuler ses critiques par des compliments secrètement ironiques que seuls ses plus proches amis savaient reconnaître. Belle s'était toujours amusée de ses habiletés.
Evie avait clairement reçu des leçons dans cet art, et elle les maîtrisait à la perfection. Si Belle n'avait pas pu voir l'espace de deux ou trois secondes ses véritables émotions les deux fois où elle avait été surprise, elle aurait sans doute été incapable de les identifier.
Mais Belle les avait vues, Belle était une reine rodée aux événements sociaux bourrés de faux-semblants, Belle avait l'habitude de chercher au-delà des sourires charmants, et surtout Belle s'intéressait à ce que ces enfants pouvaient cacher, et avant tout Belle était une mère.
Quelques heures plus tôt, le docteur Harris avait parlé d'une anomalie inexplicable, comme si les résultats du scan-mage eux-mêmes n'avaient été là que pour parfaire l'illusion.
Et les illusions étaient inutiles si elles ne cachaient rien.
« Lire m'aide toujours à m'éclaircir l'esprit, » dit Belle finalement, forçant un sourire sur ses lèvres. « Si je me perds dans les aventures d'un personnage, j'oublie ce que j'ai à l'esprit et je parviens à m'endormir plus facilement. »
« Je n'ai jamais vraiment trouvé d'intérêt aux fictions. »
Le petit son entre surprise et indignation qui échappa à Belle fut tout à fait sincère et involontaire et certainement pas digne d'une reine, mais il n'y eut pas la moindre réaction de la part de l'adolescente.
« Comment c'est possible ? Les fictions sont merveilleuses, ce sont des fenêtres ouvertes sur d'autres mondes, d'autres possibilités, d'autres chemins. Je ne dis pas que tout est bon, loin de là, mais j'ai passé des moments précieux plongée dans des romans, à vivre toutes ces aventures. »
« Pourquoi les lire alors que vous pourriez les vivre ? »
« Je ne pourrais découvrir ce que cachent les étoiles dans la vraie vie, ou partir à la conquête de cités perdues sous la terre, ou rencontrer des créatures depuis longtemps disparues. »
« Si c'est impossible de faire tout ça, il ne sert à rien d'écrire sur le sujet ou de lire ce qui restera irréel. »
« C'est un peu comme des rêves écrits, les histoires aident à nourrir l'imagination. »
« On ne rêve pas sur l'Île, » expliqua Evie, sa nonchalance allant de paire avec son calme. « Je ne sais pas si beaucoup de gens lisent les fictions. Les livres utiles par contre sont des ressources précieuses, il est difficile de mettre la main dessus. Soit parce que les gens les cachent, soit parce qu'ils les brûlent. »
« Pourquoi les brûler s'ils sont précieux ? »
« Une partie des gens sur l'Île ne sait pas lire. Beaucoup d'enfants demeurent analphabètes. Et les hivers sont plus froids chaque année, les chaudières ne peuvent pas toujours être réparées, alors nous avons besoin de combustible. »
Elle aurait pu parler d'une émission de télé ou de la dernière chanson à la mode, son ton mélodieux aurait été le même. Belle se força à ne pas réagir trop ouvertement, ne savait pas pourquoi Evie lui délivrait ces informations, ne savait pas si elle avait conscience d'à quel point ils ignoraient ce qu'il se déroulait sur l'Île depuis seize ans, mais elle avait l'impression étrange de passer une sorte de test.
« Eh bien j'espère que les posters de propagande passent avant les romans de Karl Romary dans les cheminées, parce que c'est l'un de mes auteurs préférés, ces écrits sont vraiment excellents. » Pendant une seconde, courte et surprenante, le regard chocolat d'Evie rencontra le sien, une émotion que Belle ne sut identifier passa sur son visage, et elle se força à ne surtout pas montrer son sentiment de victoire. « J'insiste toujours pour que Romary reste sur la liste des auteurs dont les livres sont envoyés sur l'Île, par contre pour les affiches je n'y suis pour rien. »
« Il y a des listes ? »
Quelque chose d'innocent, de curieux, d'incrédule habilla sa voix et cacha presque l'indignation qui n'apparut aucunement sur son doux visage.
« Oui. Toutes les cargaisons sont programmées et réévaluées constamment. »
Ses doigts se crispèrent discrètement autour du carnet qu'elle tenait. Belle fronça les sourcils, sentit le nouveau changement mais la jeune fille garda le silence.
« Evie ? Qu'est-ce qu'il y a ? »
Pendant une seconde, Belle crut voir une ombre, une colère, une accusation sur son visage, cette perte de contrôle très passagère la surprit tellement que la reine se redressa, fit un mouvement pour se lever, curieuse de savoir ce qu'elle signifiait.
Mais elle se figea immédiatement quand le regard d'Evie baissa jusqu'au sol en réaction à son début de mouvement, elle vit ses pieds reculer presque imperceptiblement, l'angle de ses jambes pouvant à présent lui permettre de se lever rapidement si besoin. La gorge de Belle se serra avec effroi lorsqu'elle identifia cette réaction et elle retint les mots qui lui échappèrent presque – je ne vais pas te faire de mal !
Il n'y avait plus aucune émotion sur le visage d'Evie, le petit sourire poli et charmant qu'elle avait toujours gardé au coin de ses lèvres s'était éteint, elle se tenait immobile, tendue, et attendait, et c'était peut-être la fatigue mais Belle se retrouva complètement indécise.
Quelques secondes s'écoulèrent, et son regard tomba sur son bracelet, sur la pierre de naissance qu'elle portait toujours depuis qu'Adam la lui avait rapportée d'un de ses voyages quelques mois après l'arrivée de leur fils dans leur vie.
Ben avait bouleversé leur existence, il était l'aventure la plus magnifique qu'ils avaient vécue et vivraient, il les avait changés et les changerait encore, l'amour qu'elle ressentait pour lui la submergeait constamment.
C'était sans doute à tout ça que les fées et tous ceux qui avaient voté en faveur des bébés miracles avaient songé, tout ça qu'ils avaient espéré offrir à leurs ennemis.
Belle avait déjà eu de gros doutes à l'époque, mais à présent ?
Ils n'avaient aucune preuve pour affirmer que Cruella et Jafar avaient blessé leurs enfants, mais même s'ils étaient innocents de ces faits, ils ne les avaient pas protégés non plus. Belle savait qu'elle n'aurait jamais laissé qui que ce soit toucher à un cheveu de Ben, elle aurait veillé sur lui jusqu'à son dernier souffle s'il avait été menacé, que ce soit physiquement ou autrement. Elle ne l'aurait jamais laissé devenir aussi gardé, aussi suspicieux, aussi effrayé.
Il semblait impossible que ces petits aient été aimés comme ils auraient dû l'être.
« Quand Ben avait deux ans, peut-être un peu plus, il a eu une période où il adorait qu'on le poursuive pour l'attraper, » commença-t-elle doucement en jouant distraitement avec son bracelet. « Nous avions beaucoup d'obligations à l'époque, et il était un peu frustré de devoir passer autant de temps avec Missy, sa gouvernante, alors nous avions pris l'habitude de l'amener autant que possible au palais du gouvernement quand nous devions nous y rendre tous les deux. Nous y avons des appartements où il restait avec Missy, et nous pouvions aller le voir régulièrement. Et un après-midi nous étions retenus par une réunion qui n'en finissait pas, et soudain la porte s'est ouverte si brusquement que les deux gardes ont fait un bond et qui est entré en courant ? Benjamin, prince héritier d'Auradon, nu comme un ver. »
Belle ne put empêcher l'amusement qui l'envahit, le sourire sur son visage et dans sa voix, alors qu'elle pouvait encore voir l'air éberlué des gardes, l'indignation sur le visage du Duc de Saurat et entendre l'excitation dans l'exclamation joyeuse de son bébé.
« Il avait échappé à Missy alors qu'elle allait le mettre au bain, et il passait tellement de temps dans l'aile qu'il avait réussi à nous retrouver. Et pendant quelques minutes, les vingt nobles du Haut Conseil d'Auradon, Ses Majestés Tiana et Naveen de Maldonia en visite diplomatique, mon mari et moi-même nous retrouvons à regarder Ben courir autour de la table en hurlant de joie, sa gouvernante sur les talons, les gardes trop incrédules pour faire quoi que ce soit. »
Elle ne savait pas si c'était son histoire, sa voix, son immobilisme, le fait que Belle ne la regardait plus directement, mais Evie semblait s'être reprise, elle n'avait plus l'air aussi tendue, et son expression arborait de nouveau une attention polie.
« Les nobles étaient partagés entre le choc, l'indignation et l'amusement, et j'ai cru que Tiana allait avoir son bébé plus tôt que prévu tant elle riait. Naveen en rit encore aux larmes quand il raconte cette anecdote. Finalement Adam est sorti de sa stupéfaction, s'est levé et a intercepté Ben, qui a éclaté de rire, ravi d'être dans les bras de son père. Mais lorsqu'Adam a essayé de le confier à Missy, qui était absolument mortifiée, Ben s'est agrippé à lui, son visage enfoui dans son cou, immédiatement au bord des larmes. Il ne voulait pas non plus que je le prenne. Nous n'avions pas tout à fait terminé d'aborder l'ordre du jour, Adam ne pouvait pas s'absenter, alors il s'est rassi pour continuer à présider la séance, un prince tout nu et ravi sur les genoux. Ça a été la demi-heure la plus décalée de notre vie politique. Je ne sais toujours pas comment j'ai réussi à n'éclater de rire qu'une fois dans nos appartements, parce que voir Adam essayer d'être ferme et digne alors que Ben était adorable sur ses genoux, à imiter l'expression fermée de son père sans parvenir à retenir son sourire de fierté enfantine... Je suis toujours un peu triste de n'avoir aucune photo de cet instant. Il vaut mieux pour Ben, cette histoire revient régulièrement lors de dîners ou d'événements sociaux. Il y a une chance sur deux pour que quelqu'un l'évoque le jour de son couronnement, je sais qu'il y a un pari en cours parmi nos amis pour savoir qui osera en parler. »
« Allez-vous le stopper ? »
« J'ai parié sur Naveen, » confia Belle en secouant la tête. « Il n'y a aucune chance qu'il n'en parle pas. Ce ne sera pas pour humilier Ben ou lui faire de la peine, juste pour le taquiner parce qu'il l'apprécie. Si je songeais que Ben en serait blessé, je l'en empêcherais, mais il est le premier à en rire, même si ça l'embarrasse un peu. Ben est comme ça, il s'amuse de ce genre de choses, il pardonne et avance et préfère ne garder que le bon côté, et il sait rire de lui-même. Je ne sais pas où il a appris ça, certainement pas de moi ni de son père, mais c'est une de ses plus admirables forces. »
« Le roi n'était-il pas furieux ? »
Il y avait une curiosité et une tension derrière sa question (comment a-t-il été puni ?), et Belle contrôla sa respiration et son ton pour répondre le plus simplement possible.
« Ben avait deux ans, nous lui manquions. Pourquoi Adam aurait-il été furieux à l'idée que son petit garçon l'aimait tellement qu'il voulait passer plus de temps avec lui ? Il a eu toutes les peines du monde à ne pas rire lui aussi. L'expression de certains nobles était simplement hilarante. Heureusement ce fut la seule et unique fois qu'un tel événement s'est produit. Certains des enfants de nos amis sont bien plus espiègles que Ben, Aziz d'Agrabah et Ruby de Corona sont connus pour leurs rébellions. »
« On a rencontré Aziz. »
La voix provenait de derrière Evie, et une jeune fille aux cheveux violet foncé sortit des rayonnages, un rictus aux lèvres, habillée d'un short noir et d'un T-shirt blanc, pieds nus. Elle était maigre elle aussi, un peu plus petite que sa compatriote, les yeux verts, le maintien assuré.
« Mal, » salua Evie sans se retourner, aucune surprise dans le regard.
Au contraire de Belle, elle avait eu conscience de son approche.
La fille de Maléfique avança un peu, ses yeux méfiants sur Belle, et s'arrêta près du fauteuil duquel se levait Evie, ses affaires dans les bras.
« Il est trois heures quarante-cinq, » remarqua Mal platement, son regard se posant sur l'autre adolescente, un sourcil levé.
Evie se contenta d'hocher la tête alors que Belle se levait à son tour. Mal se tourna vers elle, son regard l'étudiant un instant des pieds à la tête avant de se fixer sur ses yeux. Si elle la craignait comme Carlos et Evie, elle le cachait derrière sa défiance et son arrogance, et même ainsi dans la pénombre et dans cette tenue, elle dégageait une aura d'autorité étonnante.
Mal jeta un œil à Evie puis se tourna vers Belle une fois encore. Il n'y avait pas plus d'animosité dans son attitude, donc Belle supposait qu'elle avait dû conclure qu'Evie allait bien et qu'elle n'était pas une menace actuellement.
« Vous êtes la reine ? »
« Mal, » reprocha immédiatement Evie en la fusillant du regard une seconde, sa voix à peine assez élevée pour que Belle l'entende.
« Elle n'a pas l'air d'une reine. »
« Il est trois heures quarante-cinq, » se justifia Belle avec un sourire, « comme tu l'as remarqué. Je ne pensais pas vraiment rencontrer quiconque. »
« Ouais, moi non plus, » accepta Mal en croisant les bras.
La lueur des flammes faisait ressortir ses cicatrices qui devait être autrement discrètes sur sa peau pâle et Belle lutta pour ne pas étudier la jeune fille. Elle se demanda si elle se sentait vulnérable ainsi découverte. Sous son regard assertif et froid, Belle, elle, se sentait étrangement mise à nue.
« Je suis censée m'incliner. »
C'était une affirmation, presque un défi, et Belle haussa les épaules, ce qu'une reine n'était pas censée faire.
« Il est trois heures quarante-cinq, » répéta-t-elle encore. « Et je n'ai jamais été une grande amoureuse de ce genre de convenances. »
« Bien, on ne m'a pas appris à me soumettre aux autres. »
« Maléfique n'a jamais été très encline à respecter les gens. »
« Non, mais elle adore toujours les entendre supplier. »
Cherchait-elle à la provoquer ? Elle avait l'air presque amusée, une lueur mesquine dans les yeux. Le docteur Prim avait mentionné que Mal était leur leader, leur capitaine avait-elle dit. Elle avait de l'autorité sur les autres. Peut-être était-ce pour cela qu'elle se permettait d'être plus libre dans ses paroles.
« Comment trouves-tu l'école ? »
« Eh bien, il y a de l'espace, et plein de nourriture mangeable, alors c'est toujours mieux que l'Île. Pas une grande fan des cours cela dit, je cherche encore à quoi me serviront mes notions de business... Je pourrais peut-être dominer le marché et instaurer un empire commercial en faisant couler les échoppes des autres ? Mais concrètement asseoir ma domination sur eux tous fonctionnera bien mieux si elle est nourrie par la peur, et pas par les chiffres. Après tout, ça roule plutôt pas mal jusqu'à maintenant, Maléfique ne s'en plaint pas trop, et c'est pas comme si on avait une monnaie, sur l'Île. Remarquez, ça me permettrait de prendre la baie aux pirates, on dégagerait Ursula et Crochet, et je garderais peut-être Uma pour nettoyer les ponts. »
Elle jouait définitivement avec elle, mais Belle n'était guère impressionnée, juste curieuse, et inquiète, parce que Mal parlait comme si elle retournerait sur l'Île demain, comme si sa liberté n'était que temporaire. Et ce n'était absolument pas le plan de Ben.
« Uma ? »
« La sans-nombril d'Ursula. »
La sans... Oh.
Les bébés que les fées avaient créés ne devaient pas avoir de nombril puisqu'ils n'avaient pas grandi dans le ventre d'une mère, à l'instar de certaines races magiques.
Uma. La fille d'Ursula donc, qui n'avait pas été là lorsque les chevaliers étaient allés récupérer les enfants. Ils n'avaient jamais eu d'explication quant aux deux absents.
« Uma a refusé l'invitation de Ben. »
« Uma n'ira jamais nulle part sans son équipage, » répliqua Mal avec un air de dédain. « Fierté de pirate. »
« Et le fils de la Reine de cœur, pourquoi a-t-il refusé ? »
La surprise qui habilla une seconde le visage de Mal laissa place à un amusement cynique, tandis qu'Evie près d'elle rencontra brusquement le regard de Belle.
Mal pencha la tête sur le côté, un rictus aux lèvres.
« Alors vous ne savez vraiment pas, hein ? Il aurait eu quelques difficultés à venir, il n'a pas survécu à ses premiers jours dans sa nouvelle famille. »
Evie murmura quelque chose qui sonna clairement comme qu'on lui coupe la tête ! et le sourire de Mal s'affina, ses yeux pétillants.
« Ouais, elle n'a pas supporté les pleurs. »
Belle fut certaine de ne pas arriver à maîtriser l'horreur qui l'envahit alors, parce que l'amusement de Mal se maria avec le dédain et la colère et elle haussa les épaules.
« La Reine de cœur a subi le même sort quelques jours plus tard d'après ce qu'on raconte. Hadès aurait bien aimé garder un héritier sur son territoire donc quand il a su qu'il y en avait eu un, il s'est un peu énervé. On ne savait même pas que c'était un garçon jusqu'à maintenant. Sur ce, on vous souhaite une bonne nuit, Majesté. » Elle commença à s'éloigner, laissant Evie passer devant elle, et se retourna une dernière fois vers Belle avec un sourire presque charmant. « Oh, et surtout, faites de beaux rêves. »
Lorsque le choc s'estompa, que l'horreur se retira un peu, la colère et la détermination envahirent Belle.
Ces gamins ne s'approcheraient plus jamais de l'Île, et dès qu'ils auraient assez d'informations pour y voir plus clair, pour pouvoir ouvrir le portail en toute sécurité, ils sortiraient tous les autres enfants de cet endroit et régleraient enfin le problème de la barrière.
Bientôt.
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