Le passé

II

Il était une fois une petite princesse...


« I'm in the end, just what you made me
I look the same
But I'm not fine
The master of my own disguise »

-Monster, by Beth Crowley


Été, neuvième année.

« J'ai terminé, Mère, » indiqua Evie doucement en relevant la tête du petit chaudron devant lequel elle travaillait depuis des heures.

Sa mère se leva de sa chaise, posa sur le côté la broderie qu'elle avait été en train de terminer et s'approcha d'elle. Evie lutta pour ne pas avoir un mouvement de recul, anticipant une éventuelle gifle qui pourrait la faire tomber du tabouret sur lequel elle se tenait debout, mais la Reine se contenta de lui offrir un sourire magnifique et froid.

« Bien, » commenta-t-elle, sa voix posée et glaciale, comme toujours. « Qu'attends-tu, dans ce cas ? »

Le souffle d'Evie se coinça quelque part dans sa gorge, la peur lui serra le ventre.

« Combien de fois devrai-je me répéter, Evelyn ? » En quelques pas sa mère fit le tour de la table et se plaça juste à côté d'elle. Même juchée sur son marche-pied, Evie restait plus petite que Grimhilde, grande et mince et belle et mortelle, alors qu'elle n'était que chétive et faible et terne. « Tu sais comment ça marche, n'est-ce pas ? »

« Oui, Mère. »

Evie baissa les yeux sur sa potion. Bleue, presque noire, fluide, l'odeur âcre,... Tout semblait normal.

« Je ne risquerai pas de me mettre le Docteur Facilier à dos. L'erreur n'est pas permise. »

« Oui, Mère. »

Les deux mains croisées devant elle, la tête et les yeux légèrement baissés en signe de soumission, le ton doux et posé, c'était ainsi que la Reine lui avait appris à se comporter face à elle.

« Tu sais que c'est pour toi qu'on fait tout ça. C'est pour que tu réussisses. Ne veux-tu pas être ma digne héritière ? N'est-ce pas ce que tu voulais, apprendre ? »

« C'est ce que je voulais. »

« Et je sacrifie du temps pour toi. »

« Merci, Mère. »

Avalant difficilement sa salive, Evie attrapa la louche et versa quelques gouttes dans un petit verre. Ce n'était pas sa première concoction, et ce n'était pas la première qu'elle buvait. Oh, aucune potion ne pouvait tuer son créateur, mais tous les autres effets s'appliquaient, qu'ils soient psychologiques ou physiques. Et Evie devait apprendre à maîtriser chacune de ces charmantes substances en les connaissant intimement, en prenant le dessus sur le mal qu'elle causait, de préférence discrètement et en silence. Et si les lésions ou dégâts étaient trop graves, il y avait toujours d'autres sympathiques préparations à avaler pour réparer.

Comme la plupart des potions concoctées sur l'Île, ce poison-ci, le Baiser des ronces, avait été modifié pour palier au manque de certains ingrédients. Mais chacune des adaptations se révélaient plus vicieuses que les combinaisons originales. Evie y veillait, elle avait été bien entraînée.

Dans ce cas précis, entre la terreur et la souffrance, la mort arriverait après trois heures de supplice comme une délivrance. Et si Evie avait toujours su qu'elle devrait tester sa création, elle avait aussi toujours eu conscience que ne pas exceller aurait des conséquences encore moins agréables.

Devoir boire une potion de sa mère, une potion qu'elle n'avait pas créée elle-même avec une magie qui n'était pas la sienne ? Evie ferait presque n'importe quoi pour éviter de devoir réitérer l'expérience.

Et puis l'idée de décevoir sa mère une nouvelle fois lui serrait le ventre.

« N'oublie pas tes leçons, Evelyn. Une princesse doit savoir rester digne et une sorcière doit savoir tromper quiconque. Je ne veux rien entendre. »

En portant le verre à ses lèvres pour ingérer une dose létale de ce qu'elle avait passé douze jours à inventer, Evie songea qu'une mort brusque et indolore sonnait comme un rêve qu'elle faisait de plus en plus souvent.

Mais pour que ce soit rapide et sans douleur, il faudrait qu'Evie ait fait une erreur lors de sa préparation.

Pour qu'elle meure en ingérant son propre poison, il faudrait qu'Evie ait fait une erreur lors de sa préparation.

Et Evie ne faisait jamais d'erreur.

Elle ne serait plus là depuis longtemps dans le cas contraire.

O

Été, dixième année.

Après dix années passées à raser les murs du château et essayer de se faire oublier, Evie savait se fondre dans les ombres, se déplacer sans un bruit, avec furtivité. Elle avait développé un don pour observer autour d'elle et sentir quand les regards se tournaient vers elle, pour pressentir quelles étaient les intentions de ces personnes.

Il y avait des moments pour être vue, admirée, crainte même, et des moments pour disparaître. Ce n'était pas ce qui manquait, les ombres, sur l'Île. Outre le fait qu'elle était toujours surmontée par de lourds nuages gris, au fil du temps les étages s'étaient empilés pour accommoder les familles et les besoins des habitants. Les bâtiments de tôle et de bois, souvent branlants, dominaient la fillette, et dans certaines rues il était impossible de voir le ciel, le haut des immeubles tordus se touchant presque. La plupart des ruelles de l'Île étaient étroites et sinueuses, encombrées de bidons percés, de piles de bois pourris et de déchets en tout genre, et elles laissaient bien des cachettes potentielles.

Evie plongea la main dans sa poche. Sa mère lui avait appris à ne jamais être prise au dépourvu. À dix ans, elle savait qu'il fallait toujours avoir une arme sur soi. Elle faisait toujours en sorte d'en avoir au moins deux. Cela faisait peu de temps qu'elle s'éloignait seule de la demeure dans laquelle avait été bannie la Méchante Reine, en dehors de la cité. Enfin, demeure... Comme tout le reste sur ce caillou qui servait d'Île, c'était une ruine, à peine plus qu'une tour exiguë. Pleine de toiles d'araignées et de poussière, de fantômes et de courants d'air. Sombre et angoissante. Si sa mère était obsédée par leur beauté, elle n'était que peu intéressée par celle de leur intérieur.

Tiens-toi droite, Evelyn, souris, Evelyn, sois toujours gracieuse, Evelyn, ne parle pas, Evelyn, sois parfaite, Evelyn.

Evie avait passé toute sa jeune vie à être entraînée, dressée pour plaire, pour être une princesse parfaite, une dame. Sa mère lui avait appris à patienter, à observer, à trouver les faiblesses, toujours.

(A mentir, trahir et tricher.)

Sois belle, et ils t'aimeront. Sois belle, et ils te choisiront. Sois belle, et tu survivras.

Selon sa mère, Evie n'était pas encore assez parfaite. Un jour, peut-être que sa mère la trouverait prête et arrêterait de la forcer à s'observer dans les dizaines de miroirs accrochés dans sa chambre des heures durant, debout et sans bouger (surtout ne pas bouger).

Un jour, peut-être.

Regarde-toi. Lève le menton, Evelyn ! Tu crois qu'un prince s'intéressera à toi si tu ne te tiens pas droite ? Cesse de lire, Evelyn !

Pendant presque une décennie, elle n'avait quasiment jamais pu quitter le château et ses alentours, hormis quelques fois l'année précédente lors de courtes sorties avec sa mère pour conclure des affaires sur le territoire des Facilier et celui d'Hadès, les quartiers les plus proches de chez elles. Depuis que Maléfique avait banni la Méchante Reine dans ce faux château isolé avant l'arrivée d'Evie, Grimhilde craignait de remettre un pied au centre de la cité. Elle devait donc se contenter de passer discrètement des marchés et faire des échanges de proximité pour obtenir de la nourriture et des ressources, pour tisser ses jeux d'influence et de pouvoir à ses risques et périls.

Du moins jusqu'à quelques mois plus tôt.

Jusqu'à ce que ces mêmes risques et périls lui paraissent acceptables s'il s'agissait d'Evie, et qu'elle décide d'étendre sa sphère de clients et partenaires potentiels à l'ensemble des territoires en envoyant son héritière comme émissaire.

Alors oui, Evie avait appris à se fondre dans les ombres, disparaître jusqu'à être arrivée là où personne ne l'attendait. Elle savait comment obtenir ce que sa mère voulait, savait jouer avec les mots, avec les intentions cachées dans ses phrases, savait apparaître petite et jeune et innocente et effrayée, savait aussi devenir un fantôme au masque froid et impassible et regarder les gens tomber autour d'elle parce que...

Une princesse doit savoir se plier à tous les désirs, Evelyn, mais une sorcière sait comment faire plier tous ses ennemis.

La journée n'avait pas été mauvaise pour Evie. Elle alla livrer les trois potions et la crème qu'on leur avait commandé, et en tira des fruits talés mais pas encore totalement moisis, du pain rassi, du tissu, de la crème pour le corps et un petit couteau. Ça, et quelques perles de verre coloré. Il n'y avait pas de pierres précieuses, d'or ou d'argent sur l'Île, seulement des métaux quelconques et ces perles que les artisans tiraient des cristaux colorés que l'océan rejetait parfois sur les rochers. L'avantage d'avoir un talent particulier dans cet endroit était que sa mère et elle ne mouraient pas totalement de faim malgré les charmantes intentions de Maléfique, et Evie arrivait à se procurer certains items très rares sans avoir à se mêler aux occasionnels combats à chaque arrivée d'un cargo de la côte, en plein territoire pirate, ou à déambuler dans le marché.

Sa mère serait satisfaite.

Et il était primordial de garder sa mère satisfaite. Parce que sinon...

Une bataille éclata un peu plus loin, deux hommes se frappaient pour une raison ou une autre et l'un sortit un couteau. Evie profita de la distraction pour se glisser dans une ruelle vide. Une gamine se baladant seule pouvait attirer les regards, et peu de gens de ce côté de la cité la connaissait, la reconnaissait, et l'inconnu se remarquait sur l'Île. Entre ça et les cheveux bleu nuit, il ne faudrait pas longtemps avant que les rumeurs enflent, que les gens comprennent. Elle aurait plus de mal à disparaître alors.

Des cris lui arrivèrent de la rue devant elle, et un garçon plus grand qu'elle déboula en courant, un petit sourire aux lèvres, vif et agile, il sauta au-dessus des débris, fit une acrobatie pour retomber sur ses pieds. Derrière lui hurlait un grand homme, l'air sauvage, barbu... L'un des hommes d'Hadès. Evie le reconnaissait, il avait essayé de l'attraper une fois alors qu'elle rentrait après une livraison près de la maison Mim. Elle lui avait échappé, mais le regard qu'il avait posé sur elle hantait encore la jeune fille la nuit.

« Reviens-là, petit voleur ! Je vais te balancer du haut d'une falaise ! »

Avec un petit rire, le garçon aux yeux aussi noirs que ses cheveux continua son chemin, seulement pour se voir barrer la route par un vendeur ambulant qui remontait la ruelle. Alors que le marchand faisait demi-tour rapidement en voyant la scène, le jeune voleur tenta de freiner sa course pour ne pas rentrer dans la charrette que le type traînait, malheureusement sans grand succès alors que ses pieds glissaient sur la couche de poussière couvrant le sol de l'Île. Son poursuivant eut un rictus à l'idée d'arriver à lui mettre la main dessus, et alors qu'il arrivait devant elle, Evie attrapa une planche de bois, fit un pas en avant et un grand geste fut suffisant pour assommer l'imbécile pris dans son élan.

Elle se fondit dans les ombres pour éviter qu'on la repère, mais lorsqu'elle leva la tête, elle rencontra le regard curieux du voleur, juste avant qu'il ne disparaisse au bout de la rue, ses cheveux sombres flottant derrière lui... Le cœur d'Evie fit un bond lorsqu'elle remarqua qu'une mèche rouge vif tranchait avec le noir sur le côté droit de son visage.

Se pourrait-il que ce garçon soit... ?

Peut-être que le jeune chapardeur s'était posé la même question qu'elle. En tout cas il devait s'interroger sur ses intentions, l'aide n'existait pas hors alliance, mais ce n'était pas pour lui qu'elle l'avait fait.

Il y avait des règles, même sur l'Île. Peu, mais tous les connaissaient. Elles maintenaient un semblant d'ordre, assuraient leur maigre survie à tous. Parmi elles, il y en avait une ténue, murmurée qui dictait que même sur leur caillou désolé, il y avait certaines choses qu'il était interdit de faire à un enfant.

Pas vu, pas pris, certes, mais si découvert...

Ce genre de perversité menait toujours aux morts les plus horrifiantes.

C'était assez hypocrite et ironique, parce qu'en dehors de ça, les adultes pouvaient faire tout ce qu'ils voulaient de leur progéniture.

Lorsqu'elle traversa l'hyper-centre de la cité, Evie accéléra le pas et doubla de vigilance. Maléfique possédait l'ouest et quasiment tout le centre, avait depuis longtemps soumis les autres à sa loi, même si certains contrôlaient encore des quartiers. Ses hommes étaient craints, et la simple mention de son nom faisait frissonner tout le monde. Ce n'était pas pour rien.

La place du marché était étrangement silencieuse cet après-midi-là. Il y avait dans l'air la tension d'une confrontation juste passée, et Evie essaya de ne pas lever la tête quand elle le remarqua. Un garçon un peu plus âgé qu'elle se balançait doucement, pendu à une poutre au milieu de la rue. Ses grands yeux vides semblaient dirigés vers le halo jaunâtre de la barrière au-dessus d'eux. Sa nudité mettait en avant le symbole gravé au fer rouge sur son torse. L'imbécile avait dû essayer de voler ou de défier Maléfique.

Sur l'Île, tout le monde ou presque volait.

Pas vu, pas pris.

Mais si attrapé...

Evie longea rapidement les bâtisses derrière les marchands, les crétins couraient les rues et le désespoir faisait faire des choses folles parfois, règles ou pas, peur ou pas. Elle serait presque chez elle lorsqu'elle aurait traversé les halls puis les ruelles sombres et brumeuses constituant le territoire contrôlé par Facilier à l'est.

L'idée qu'un jour Maléfique la trouve sur son terrain lui traversa une énième fois l'esprit. Les petits jeux de sa mère ne devaient guère passer inaperçus, pas quand ils tissaient dans leur sillage toute une toile de crainte et de révérence, pas quand ils laissaient des cadavres et des mutilés ici et là. Mais les capacités pour les potions, les onguents et les crèmes se faisaient rares, et surtout nécessaires. Peut-être que si Evie n'était pas encore dans un donjon ou au bout d'une corde, c'était parce que toutes ces années avaient passé, parce que les besoins des grands noms de l'Île supplantaient les désirs de vengeance.

Quand une femme au dos voûté arriva du bout de la ruelle, Evie se figea, sa respiration douce et profonde, silencieuse, et se plaqua contre le mur derrière un tas de cartons. Moins elle était vue, plus il faudrait du temps aux habitants pour apprendre à la repérer.

Deux gamins, maigres et fragiles, tenaient les mains de la femme qui passa devant elle sans la remarquer.

« On va rentrer maintenant, et lire un peu. »

« Tu vas nous lire une histoire, maman ? »

« Bien sûr, mon cœur. »

Le regard chocolat de la princesse les suivit jusqu'au coin de la ruelle alors qu'une émotion glacée serpentait au creux d'elle, filait dans ses veines, coupait presque son souffle. Elle reprit sa route, songeant avec dégoût que de toute façon, ces deux petits crétins ne passeraient pas l'hiver vu leur état.

Evie, elle, survivrait.

O

Hiver, fin de la quinzième année.

« Evie, regarde-moi ! »

Elle n'avait pas envie de la regarder. Parfois, elle ne voulait que personne ne la regarde.

Tu devrais passer plus de temps à t'occuper de toi plutôt que de courir les rues avec cette bande de rats, Evelyn. Regarde-moi ce corps, qui voudrait de ça ! Reste-là, ne bouge pas, regarde dans ces miroirs, regarde ! J'avais tellement d'espoirs pour toi !

Ce jour-là, il n'y avait que Mal et elle dans leur repaire. Il faisait froid, au loin Auradon était recouvert de blanc. La Reine lui avait dit qu'elle et les autres bébés envoyés par les fées étaient apparus un matin d'hiver, mais personne ne savait la date exacte car personne n'avait plus de calendrier depuis longtemps. Elle se demanda s'ils avaient déjà seize ans ou non, l'hiver commençait tout juste.

« Evie... »

« J'ai du travail pour finir la veste de Java. »

Mal ne la laissa pas la contourner, elle lui barra le chemin, haussa un sourcil autoritaire.

« Regarde-moi. »

C'était un ordre, et Evie ne sut résister. Elle leva les yeux, fut captivée par le regard vert qu'elle rencontra. Son ventre se serra un peu, car Mal avait de plus en plus tendance à laisser glisser son masque quand elles étaient seules, et Evie saurait reconnaître l'inquiétude dans l'expression de n'importe qui, car l'inquiétude était une faiblesse, et les faiblesses des armes.

« M, je vais bien. Je suis un peu fatiguée, c'est tout. »

« Elle ne t'a pas fait avaler une autre de ces potions, hein ? »

Evie leva les yeux au ciel même si son cœur manqua un battement parce que si elle n'obéissait pas aux ordres, si elle ne réalisait pas ce poison...

Je t'avais demandé quelque chose de précis, Evelyn. Que t'avais-je dit ? Mange, et je ne veux pas entendre un son, pas un seul son, est-ce clair ?

« Ne la laisse pas entrer dans ta tête, E. Elle est à moitié folle, ils sont tous devenus à moitié fous sur ce putain de caillou. Ne la laisse pas entrer dans ta tête. »

Sa gorge se serra, parce qu'elle savait que Mal avait raison, elle le savait, elle avait grandi bon sang, elle n'était plus aussi vulnérable face à Grimhilde et pourtant chacun de ses mots restait gravé dans sa mémoire – mais ce n'était pas vraiment les mots, non, c'était ce dans quoi ils trempaient. Le dédain, la condescendance, la haine.

Il n'y avait plus de leçons depuis longtemps, elle ne cherchait plus à enrober les choses par des c'est pour ton bien, Evelyn ou des c'est pour que tu survives que je fais ça, Evelyn.

Il n'y avait plus que des ordres.

Et des conséquences.

« Evie... » Mal fit un pas vers elle, se plaça juste devant elle. « Un jour, elles ne seront plus là. »

Evie n'en était pas certaine. Si certains semblaient bien vieillir, ce n'était pas le cas de Grimhilde et de Maléfique, sans doute à cause de cette magie qui persistait dans leur sang. Elle songeait que Mal espérait, qu'elle voulait croire qu'un jour elle serait assez forte et influente pour pouvoir renverser Maléfique, prendre le pouvoir, changer les choses pour eux. Mais Evie savait qu'une autre partie d'elle doutait parce qu'elle le voyait dans ses yeux, ce désespoir, cette impuissance.

« Tu sais que tu es une des personnes les plus intelligentes de cette décharge, pas vrai ? » lui murmura Mal avec un petit sourire. « Bon, okay, ils sont presque tous plus cons qu'un asticot, mais ça ne fait pas de toi quelqu'un de moins brillant. Tu es la seule qui le comprend quand Carlos part dans ses délires technologiques. Tout le monde crève de jalousie devant tes créations, et sans tes potions, on serait pas tous encore là. Et il n'y a pas plus belle fille que toi, ni ici ni dans les royaumes, et je n'ai pas besoin d'un stupide miroir magique pour le savoir. »

D'accord... Elle devait avoir l'air vraiment bouleversée pour que Mal lui dise tout ça, peut-être qu'elle baissait beaucoup trop sa garde elle aussi, mais ça n'empêcha pas le petit sourire d'étirer ses lèvres ni les émotions de la submerger – et elle en avait si peu l'habitude qu'elle ne contrôla pas son instinct. Elle ne put se stopper et prit l'autre fille dans ses bras, puis la serra contre elle. Elle savait qu'elle ne devrait pas, pour tout un tas de raisons, mais elle le fit quand même de manière tout à fait égoïste.

Mal émit un petit son de surprise du fond de sa gorge et se tendit, mais Evie ne la lâcha pas. C'était agréable, c'était nouveau, c'était chaud et il y avait des étincelles au creux d'elle, là où d'habitude il n'y avait que le vide. Il fallut quelques secondes mais finalement Mal passa ses bras autour d'elle elle aussi, avec hésitation, puis elle se détendit et posa son front contre son épaule.

Evie lui avait pris la main une fois, parce qu'elle avait senti que Mal n'allait pas bien, et elle n'oublierait jamais la surprise sur son visage, l'émerveillement face à ce geste tout simple, et la façon dont, quelques secondes plus tard, elle avait semblé s'apaiser, dont ses yeux s'étaient éclaircis. Alors quand elles étaient seules ou avec les garçons, il arrivait qu'Evie la touche, juste pour avoir un contact avec elle. Elle le faisait souvent avec Carlos et Jay à présent, pour une raison ou une autre, mais Mal était tellement attachée à l'apparence, à son armure d'impassibilité, qu'elle répondait froidement au moindre de leur contact qui pouvait être interprété comme compatissant. Néanmoins ces derniers temps Evie pouvait poser une main sur son bras ou son épaule et Mal l'acceptait, et ce geste devenait naturel.

Puisqu'elle ne pouvait faire autrement que de la relâcher après quelques-unes des minutes les plus agréables de son existence, Evie se força à baisser les bras et faire un petit pas en arrière. Elle eut envie de bondir de joie quand elle sentit la réticence de Mal à cesser l'étreinte, même si elle avait l'air confuse.

« Tu... Pourquoi... ? »

Mal n'était jamais à court de mot, elle ne l'avait non plus jamais vue rougir avant cet instant, et Evie la trouva si adorable, si belle qu'elle en eut le souffle coupé un instant.

« J'en avais envie. »

« Mais... »

« Mal, respire, » invita Evie, non sans amusement. « Personne n'a rien vu, et c'est juste nous. »

« Oui. Mais... préviens, la prochaine fois ? »

Cette fois-ci, Evie ne retint pas son immense sourire, toute pensée négative qui l'avait perturbée plus tôt étouffée.

La prochaine fois.

« Si tu veux. »

Avec un petit hochement de tête, visiblement toujours bouleversée, Mal s'éloigna pour retourner à sa fresque murale.

Le cœur d'Evie aurait pu exploser de bonheur et d'affection et elle essaya de garder cette flamme au creux d'elle le plus longtemps possible.

Mais comme toujours lorsqu'il s'agissait d'émotions autres que la peur ou la colère, ça ne dura pas. Le silence se réinstalla en elle après quelques minutes et elle lutta contre un frisson, tenta de retenir les dernières étincelles et l'écho de leur chaleur.

Tenta de se convaincre qu'un jour, les étincelles resteraient.

O