IV
Tu te plantes et la partie est finie
« You'll never know what hit you
Won't see me closing in
I'm gonna make you suffer
This Hell you put me in
I'm underneath your skin
The Devil within »
-The Devil Within, by Digital Daggers
Carlos n'était pas vraiment certain de savoir ce qu'ils attendaient d'eux en cours. Ils n'avaient pas à rendre leurs devoirs, et les professeurs ne les interrogeaient pas – probablement pour éviter de les mettre dans l'embarras. Passer d'une absence totale de scolarité à une école d'élite était légèrement exagéré comme grand écart.
Non pas que Carlos ne pourrait pas remplir les questionnaires et réaliser les problèmes, en tout cas dans les matières scientifiques. Tous les cours qu'ils suivaient étaient du niveau initiation, et cela faisait bien longtemps qu'il maîtrisait ce genre de choses. Evie aussi, d'ailleurs. Tous les deux avaient toujours eu la même passion pour les livres académiques, tous les deux avaient passé des heures à faire les exercices des manuels trouvés sur l'Île, même si pour des raisons différentes. Les matières littéraires ou générales le mettaient plus au défi car plus abstraites, mais elles restaient tout à fait abordables. Carlos n'excellerait pas, mais il ne serait pas l'un des derniers non plus.
Alors il complétait ses fiches d'exercices tranquillement, puis rêvassait en regardant par la fenêtre. Ils étaient en arithmétique, Evie et lui, et à ses côtés il pouvait voir la jeune fille alterner entre noter les idées qui lui traversaient l'esprit sur un bout de papier caché sous son livre (probablement rien qu'Auradon approuverait) et dessiner des tenues dans les marges de sa feuille qu'elle n'avait pas commencé à remplir et ne ferait probablement pas – elle l'aurait terminée en quelques minutes de toute façon.
Carlos comprenait qu'Evie avait toujours vécu ainsi, en se cachant derrière des illusions, comprenait que les leçons de sa mère sur ce qui était acceptable ou non la hantaient encore, et comprenait bien pourquoi il était tout à leur avantage que personne ne sache qu'elle était une sorcière ni à quel point elle était brillante. Mais même si la voir jouer la fille naïve, fragile et inculte restait amusant, il aurait aimé qu'elle puisse enfin être elle-même sans avoir à être froide et cruelle ou soumise et idiote.
Ça lui manquait de passer du temps en toute liberté avec Mal, Jay et Evie, leur repaire lui manquait, et c'était ironique parce qu'il y avait toujours eu un tas de faux semblants entre eux, mais ils étaient de leur fait, dictés par l'Île et leur expérience. Ici, à Auradon, ils ne savaient pas trop comment survivre.
Peut-être parce qu'ils n'avaient pas besoin de survivre.
Carlos ne pouvait pas dire qu'il aimait Auradon, hormis le centre de soins et l'école il n'en avait pas vu grand chose, mais bien sûr qu'il préférait le continent à l'Île. Il aimait dormir dans un lit moelleux, aimait ne pas avoir froid, aimait pouvoir manger autant qu'il voulait toutes sortes d'aliments délicieux. Il aimait n'avoir qu'un seul couteau sur lui, et il aimait ne pas avoir à voler ou intimider ou se battre.
Et surtout, il aimait savoir que Jay, Mal et Evie étaient là, avec lui, et avaient tout ça eux aussi.
Si seulement il pouvait être certain que les Auradoniens n'avaient pas d'arrière-pensée, si seulement il pouvait savoir précisément combien de temps ils comptaient les garder sur le continent, si seulement il pouvait savoir quels dangers ils risquaient sur ces terres. Ne pas connaître les intentions que pouvaient cacher les sourires, identifier les règles derrière leur gentillesse, c'était une source de stress constante. Sur l'Île, Carlos avait toujours su quand se méfier, quand s'enfuir, quand attaquer, quand il pouvait avoir le dessus, comment disparaître et comment dominer.
Il était devenu quelqu'un sur l'Île, un lieutenant reconnu et craint, une cible bien sûr, mais certainement pas un faible.
À Auradon, il était juste l'un des quatre gamins bizarres débarqués d'une prison légendaire, isolé et paumé.
Perdu dans ses pensées, les yeux tournés vers les forêts au loin, la fatigue des dernières nuits tardives le rattrapant, Carlos avait complètement perdu prise avec son environnement... et il le sentit trop tard.
Il y avait quelqu'un derrière lui.
La peur serra sa poitrine et l'adrénaline redémarra tous ses instincts – violemment. Il y avait quelqu'un derrière lui, juste derrière lui, assez près pour l'attraper, assez près pour le blesser, assez près pour l'égorger et il fallait qu'il se défende, qu'il se sauve, qu'il réagisse parce que sinon sinon sinon –
O
Evie essayait de se convaincre qu'elle n'était pas fatiguée ni perdue suite à la nuit qu'elle avait passée.
La reine d'Auradon était un mystère. Ne pas parvenir à lire ses intentions l'agaçait au plus haut point – Evie détestait les mystères. Elle aimait comprendre, savoir et résoudre. Rester dans le noir était dangereux, deviner était dangereux, les mystères tuaient.
Aussi elle était en colère contre elle-même, furieuse de ne pas parvenir à cerner cette femme qui détenait tellement de pouvoir sur eux, et surtout furieuse d'avoir envie d'en savoir plus sur elle. Elle se demandait ce que d'autres conversations avec Belle pourraient révéler, elle avait l'air intéressante, avait des idées étranges sur la littérature, n'avait rien à voir avec les têtes couronnées que lui avait si souvent décrites sa mère. Et pour le moment elle ne semblait pas représenter une menace, en tout cas elle n'avait pas répondu aux provocations et aux tests d'Evie.
Comment pouvaient-ils ignorer la mort du sans-nombril de la Reine de cœur ? Les remarques, les questions,... Evie n'était pas dupe, elle en était certaine maintenant, les Auradoniens avaient besoin d'eux, en tout cas ils voulaient les informations qu'ils détenaient. C'était peut-être pour ça qu'ils étaient libres, qu'ils ne leur faisaient rien malgré les actes de Jay, malgré leur insolence.
Dans quel but ? Et serait-ce un avantage ou un danger pour eux ?
Avec un petit soupir (discret – les princesses ne soupirent pas, Evelyn), elle essaya de se concentrer à nouveau sur la tenue qu'elle s'amusait à dessiner, songeant qu'Audrey serait certainement sublime dans une robe vert d'eau avec quelques broderies argent, écoutant d'une oreille distraite le professeur (un grand homme chauve nommé Randall) décortiquer la dernière équation. Elle avait tellement de travail pour mettre en place leur plan qu'elle n'avait même pas le temps de profiter de la machine à coudre et de tout ce matériel dans sa chambre. Ils auraient tous eu besoin de vêtements plus appropriés à Auradon, et elle avait déjà beaucoup d'idées, mais les journées n'étaient simplement pas assez longues.
Elle garda un œil sur Randall lorsqu'il passa près de sa table, à sa gauche, pour ensuite s'arrêter derrière elle auprès d'un étudiant. Le gamin avait demandé de l'aide pour avancer dans son exercice et l'enseignant commença à lui réexpliquer les étapes une à une, patiemment.
S'il voulait bien accélérer, Evie n'était absolument pas à l'aise avec cette présence dans son dos. Elle dut contrôler sa respiration un instant, savait qu'il était dos à elle, qu'il n'était pas armé, qu'il n'avait apparemment aucune intention ni aucune raison de l'attaquer. Elle essaya de se concentrer sur son dessin de nouveau (les professeurs les ignoraient généralement), et sentit Randall passer derrière elle pour répondre à la question de l'étudiante derrière Carlos.
Lorsqu'elle se rendit compte de la tension dans le corps du garçon, il était déjà trop tard. Il avait déjà sauté sur ses pieds, fait le tour de leur bureau, les yeux écarquillés, la peau pâle, la respiration trop rapide. Son regard ne cessait de bouger sans rien accrocher, et elle jura intérieurement.
« Carlos ? » interpella avec surprise Randall en se tournant vers lui.
Les onze élèves présents (la plupart plus jeunes qu'eux) observaient la scène, curieux et stupéfaits, ce qui n'était pas nouveau, surtout depuis que la météo clémente d'Auradon les avait tous poussés à adopter des manches courtes ou mi-longues en milieu de journée lorsqu'il faisait trop chaud pour supporter leurs vestes en cuir. Les cicatrices intriguaient.
Evie essaya de trouver une solution en se levant doucement. Par pur miracle, Carlos n'avait pas sorti le couteau caché dans sa basket, ce qui aurait été autrement plus problématique que la simple panique incontrôlable dont il faisait soudain preuve.
« Carlos, est-ce que tout va bien ? »
Il fallut un véritable effort pour restreindre son roulement d'yeux et s'empêcher de fusiller l'homme du regard, mais le temps qu'Evie ouvre la bouche pour rattacher Carlos à la réalité, Randall avait continué, sa voix plus stricte (peut-être en raison de sa surprise, peut-être parce qu'il était vraiment agacé par cette interruption).
« Asseyez-vous, Carlos. »
Mauvaise pioche.
Carlos sembla se recroqueviller sur lui-même, un gémissement monta de sa gorge et une expression de terreur enfantine s'afficha sur son visage. Une seconde plus tard, il quittait la salle de classe en courant.
Dans le lourd silence, Evie se demanda une seconde si elle pourrait prétendre qu'il avait eu une envie très pressante. Elle n'avait plus vu Carlos paniquer ainsi depuis des années et les seules fois où il avait été submergé par ses instincts de fuite avaient été des moments de danger réel.
Evie afficha un sourire poli, se tourna vers le professeur et passa une mèche de ses cheveux derrière son oreille avec une fausse timidité.
« Il a un peu de mal à s'adapter, » confia-t-elle avec candeur. « Est-ce que je peux aller le retrouver ? »
Randall, encore stupéfait, hocha la tête.
« Bien sûr, allez-y. »
Elle s'empressa de ramasser ses affaires et celles de Carlos, prit les deux sacs et quitta le cours rapidement. Il n'y avait pas grand monde dans les couloirs, et elle se demanda bien comment elle parviendrait à retrouver le garçon si rapide, surtout qu'il avait sans aucun doute déjà repéré des tas de cachettes dans l'établissement. Alors qu'elle passait son sac en bandoulière et celui de Carlos sur son épaule, elle remarqua une fille figée au bout du couloir. Brune, les yeux clairs, un petit nœud retenant une partie de ses cheveux en arrière, un look qui méritait clairement une révision, elle lui était inconnue et avait l'air éberlué des gens qui auraient aimé être partout ailleurs sauf où ils se tenaient.
Evie croisa son regard, et la fille pointa un doigt tremblant vers la porte près d'elle.
Les toilettes des filles.
Avec un hochement de tête, Evie passa devant l'Auradonienne, poussa la porte et laissa tomber les sacs au sol avant de verrouiller derrière elle.
« Hey, Carlos, » souffla-t-elle pour annoncer sa présence.
Puis elle poussa la porte de la première cabine, de la deuxième, avant de trouver le garçon accroupi sur les toilettes de la troisième. Il tremblait un peu, les yeux brillants.
Elle s'appuya contre le chambranle et attendit.
Il respirait déjà mieux, plus profondément, ses yeux sur le sol face à lui. Il lui fallut quelques minutes, mais il finit par briser le silence.
« J'ai merdé, » murmura-t-il. « Maintenant ils vont tous penser que je suis débile. »
« Ce n'est pas important. »
« Bien sûr que si, on doit garder les apparences intactes, et j'étais trop perdu dans mes pensées à rêvasser en plein territoire ennemi comme un con pour faire attention à ce qu'il se passait autour de moi. Je l'ai senti derrière moi et l'espace d'un instant c'était comme si j'étais là-bas de nouveau. »
« Tu as juste sursauté et tu t'es figé quelques secondes. Il n'y a aucun mal à se protéger. »
« Deux fois en deux jours, Evie ! C'est n'importe quoi ! »
« On est tous déstabilisés. Ça va passer. »
« Dans la classe, quand j'ai réalisé ce que j'avais fait, j'ai pas su comment réagir après. »
« Qu'est-ce qu'il s'est passé ensuite ? »
Il se recroquevilla un peu plus, posa son menton contre ses genoux, sa main droite frottant son avant-bras gauche machinalement. Elle crut qu'il ne lui répondrait pas, et c'était tout aussi bien, mais son murmure lui parvint de nouveau, ses yeux dans le vague hantés par ses vieux démons.
« Elle me forçait toujours à m'asseoir... avant de... » Il n'avait pas besoin de préciser, la façon dont il frottait les petites cicatrices rondes sur sa peau suffisait. « C'était il y a longtemps... Mais c'était comme si j'étais un gamin de nouveau, et la panique... » Il secoua la tête, se leva et elle le laissa passer devant elle, savait que la colère était leur première réaction à tous quand ils se sentaient vulnérables. « J'ai merdé. Je suis qu'un crétin, je savais que c'était pas réel et je contrôlais plus rien ! »
« Carlos, » coupa-t-elle fermement en se tournant vers lui. « Ne te justifie pas. »
« Mal va péter un câble. »
« Non. Et même si elle s'énerve, je m'en occuperais. Je suis là pour ça. »
« Sur l'Île un instant de faiblesse pareil aurait pu me coûter la vie ! »
« Non. Parce que j'aurais été là. On travaille ensemble, tu te rappelles ? Combien de fois on serait morts sans les autres ? Ou faut-il vraiment que je te rappelle ce qui est arrivé il y a une semaine ? Est-ce que tu crois vraiment que moi je vais te juger pour avoir perdu pied avec la réalité ? »
Il se figea, fronça les sourcils, une ombre voilant ses yeux un instant alors qu'il la regardait.
« Merde, » finit-il par soupirer. « Merde. »
Ils étaient à Auradon, et même dans leur repaire sur l'Île elle se le serait permis, alors elle s'approcha de lui et lui prit la main avant de lui sourire.
« On va y arriver. C'est juste cet endroit qui nous endort un peu trop. »
« En parlant de ça, » enchaîna-t-il, de nouveau au contrôle de ses émotions malgré son léger tremblement, ses yeux dans les siens, « depuis quand tu n'as pas dormi plus de trois ou quatre heures ? »
Elle leva les yeux au ciel avec un petit rire et s'éloigna de lui.
« Si tu insinues que j'ai une sale tête... »
« Je te connais, Evie. »
« On dirait Mal. Je dormirai plus cette nuit. Allez, viens, on doit rejoindre les autres pour le déjeuner. »
« De la nourriture ! » s'enthousiasma-t-il ironiquement avant de ramasser son sac. « Je me demande s'il y aura encore quelque chose de nouveau. »
« Je suis certaine que ce sera le cas. »
O
Ben était ravi de voir que ses quatre invités n'étaient pas encore dans la cafétéria.
Sa discussion avec ses parents ce matin l'avait laissé tendu et soucieux. Ils avaient eu le projet de s'impliquer dans la venue des jeunes de l'Île, mais il avait eu la nette impression que leur intérêt avait soudain pris une toute autre tournure. Il n'arrivait pas à s'enlever de la tête ce que sa mère lui avait confié quant au bébé tué, et il n'était pas certain d'avoir déjà vu ses parents aussi... soucieux ? Sombres ? Tristes ? Fermés ? Coupables ?
Ça n'augurait rien de bon, non pas que Ben songeait que l'avenir proche était radieux. Entre tout ce qu'il avait appris en quatre jours, les remarques de ses pairs quant aux cicatrices et ce que venait de lui rapporter Ally sur ce qu'il s'était passé avec Carlos en cours, ce n'était pas comme s'il pouvait prétendre qu'il n'avait pas mis un coup de pied dans la fourmilière en faisant venir les quatre adolescents.
Pas de regret de ce côté-là. Apparemment, il avait seize ans et demi de retard, et il n'avait pas besoin de savoir lire derrière l'air distant de son père pour savoir que cette pensée avait traversé son esprit à lui aussi.
Mal était tourné vers Carlos et lui parlait doucement, le garçon fronçait les sourcils mais avait l'air bien. Ben choisit de ne pas évoquer l'incident ayant eu lieu plus tôt, sachant qu'il n'était pas le plus qualifié pour cela, et prit bien soin d'alourdir ses pas au cas où ils ne l'avaient pas entendu arriver (il avait appris de ses erreurs).
« Bonjour, » salua-t-il avec un petit sourire.
Tous se tournèrent vers lui et le saluèrent avec divers degrés de politesse et de sincérité.
« On pensait faire un pique-nique ce midi, vu que le temps est encore agréable. Vous vous joignez à nous ? » Il y eut quelques secondes de silence, mais Ben commençait à comprendre comment ils fonctionnaient. Lorsqu'ils n'étaient pas sûrs de quelque chose, il y avait toujours un petit blanc comme ça où aucun ne bougeait, comme s'ils attendaient de voir si l'un d'entre eux saurait agir ou répondre, puis en général la tension arrivait et Mal prenait le contrôle. Ben devança leur réaction cette fois-ci. « On va manger dehors, sur une couverture, » éclaircit-il, parce qu'apparemment les pique-niques ne faisaient pas partie de leur quotidien.
Et il aurait dû y penser puisqu'il n'y avait jamais de beau temps sur l'Île, ni vraiment de nourriture.
Imbécile.
Mal haussa les épaules et acquiesça, même si Carlos ne semblait pas vraiment emballé à l'idée de les rejoindre et si Jay observait Ben comme s'il avait dit la chose la plus ridicule de la décennie (un peu comme tout le monde l'avait regardé le jour de ses seize ans).
Ils allèrent rapidement remplir leurs plateaux puis Ben les guida à l'extérieur. Il vit le quatuor plisser les yeux face à la luminosité, et Mal murmura un juron en marquant une pause dans ses pas pour prendre le temps de s'y habituer.
« C'est dommage que les plages soient interdites, » dit Ben pour faire la conversation en marchant. « L'océan n'est qu'à quinze minutes de route, on aurait pu y aller pour manger de temps en temps. »
Beaucoup d'étudiants s'étaient éparpillés un peu partout dans le parc, et ses amis s'étaient établis sous un gros chêne pour se protéger du soleil. Alors qu'ils s'installaient, Ben désigna la fille chétive et blonde près de lui âgée de quinze ans et la brune à la peau sombre près de Lonnie, âgée de dix-sept ans.
« Vous connaissez déjà Aziz, Audrey, Lonnie et Doug, et voici Ally du Pays des Merveilles et Sofia Brann. »
Seuls des amis de confiance étaient présents, Ben y veillait chaque fois qu'il voulait passer du temps avec ses invités. Il n'avait pas envie de les mettre mal à l'aise et savait que la situation pouvait basculer très aisément, Mal et les autres clairement plus habitués aux confrontations qu'aux instants de complicité, ils semblaient toujours prompts à répondre aux provocations – ou à provoquer.
« Pour qu'on soit clairs, les insectes ici ne sont pas venimeux ? » interrogea Jay en observant l'herbe suspicieusement autour de leur large couverture.
Ben haussa un sourcil.
« Non. Sauf s'il y a des guêpes mais pas en cette saison. Et leur piqûre est douloureuse mais si on n'est pas allergique on ne risque pas grand chose. »
« Les insectes sont minuscules ici de toute façon, » remarqua Carlos en se tournant vers Jay. « Et tu n'as jamais été piqué par quoi que ce soit. »
« Excuse-moi, j'ai failli me faire dévorer par des scarabées la semaine passée. »
« Ils étaient deux et tu les as largement évités. »
« Au dernier moment ! »
« Les scarabées sont venimeux sur l'Île ? » demanda Lonnie, éberluée.
« Tout est venimeux sur l'Île, et les seuls insectes et arachnides qu'on a encore sont la plupart du temps mortels. Des gens meurent tous les ans à cause d'eux. Et ils sont énormes. »
« Tu exagères un peu, Jay, » s'amusa Evie en ouvrant son jus de raisin.
« Bien sûr que tu trouves que j'exagère, princesse. Ils ne t'auraient jamais attaquée, toi. Et ton opinion ne compte pas sur ce sujet. Mal ? »
« Ton opinion ne compte pas, » confirma Mal avec un rictus, ignorant l'indignation d'Evie. « Et si j'avais su que Jay détestait les bestioles à ce point j'aurais peut-être laissé Estia vivre avec nous quelques jours de plus. »
L'amusement semblait se battre avec l'horreur chez les garçons.
« Ce truc n'était pas une bestiole, c'était un monstre ! Elle nous aurait dévorés dans notre sommeil. »
« Elle était enfermée pendant notre sommeil, » corrigea platement Evie, « et elle ne vous aurait pas mordus. »
« On peut arrêter de parler de ça ? Vous me coupez l'appétit, » pria Carlos la bouche pleine.
Evie près de lui le poussa légèrement d'une main contre son épaule.
« Tu dis ça mais je suis certain que tu as adoré Fergus. »
« C'est qui Fergus ? » demanda Mal. « Elles étaient deux ?! »
« Oh crois-moi, Fergus aurait fait passer Estia pour une petite chose. »
« Maintenant c'est toi qui exagères. C'est parce que tu te souviens de lui avec des yeux d'enfant. Fergus était d'une taille tout à fait normale pour un jeune mâle de son espèce. Estia est devenue beaucoup plus grande que lui une fois adulte. »
« Ne me dis pas que tu l'avais ramenée au repaire une nouvelle fois ! »
« Non, Mal, ton inhospitalité a été limpide la première fois. Mais je la croisais parfois dans les bois. »
Ben n'était pas vraiment certain de savoir ce qu'étaient Estia et Fergus, mais l'expression qu'affichait Mal alors qu'Evie l'ignorait le fit sourire.
« Mon inhospitalité ? Tu savais qu'une seule morsure nous tuerait, et tu la laissais se promener ! »
« Seulement quand vous n'étiez pas là. Vous êtes si dramatiques avec ça. »
Le rire de Jay était chaud et profond et illuminait ses yeux. Ben le nota, parce que c'était la première fois qu'il voyait l'un d'entre eux rire.
« Elle est bonne celle-là ! Je ne sais pas pourquoi ils t'attaquaient jamais, mais nous ils nous auraient tués sans hésiter. J'approuve les minuscules et inoffensives bestioles d'Auradon. »
« Les animaux sont si dangereux que ça ? » demanda Doug, les yeux écarquillés.
« Les animaux ? Nan, il ne reste plus que ces putain d'insectes, » corrigea Jay. « Il paraît qu'il y avait des animaux au début. Mais toute la végétation est morte, et les gens devaient manger, alors... »
Ben essaya de ne pas grimacer, mais il y avait une raison pour laquelle tous les habitants des royaumes étaient végétariens. Lorsqu'une partie des animaux parlait et avait une conscience, il devenait inconcevable de les chasser pour les manger.
« Mais du coup, qu'est-il arrivé à Scar et aux autres ? »
« À qui ? »
« Euh, Scar. Et Shenzi, Ed, les autres hyènes. Scar, le frère de feu le roi Mufasa et l'oncle de l'actuel roi Simba ? La Terre des Lions ? »
« Des lions ? Les gros chats ? » répéta Mal. « Jamais entendu parler de Scar et de tous ceux là. Ni de hyènes. »
« Je crois que Cruella les a évoqués une fois... Elle était mécontente de pas avoir eu leurs peaux. »
« Oh, alors ils ont dû être tués et probablement mangés, » balaya Mal tranquillement. « On devait pas encore être là ou trop petits. C'est comme ça qu'a fini Iago, non ? »
« Non, je crois qu'il a juste trop énervé Jafar un jour, » remarqua Jay en ouvrant un paquet de chips. « Paraît que c'est aussi pour ça que personne n'a revu Peine et Panique depuis des années. »
« Il y a sept ans, » acquiesça Evie. « Hadès n'était pas de très bonne humeur, mais je doute qu'ils aient fini dans une assiette plutôt que sous terre. » Au regard surpris de Mal, elle haussa les épaules. « Hadie aimait raconter cette histoire. »
« Y avait pas une histoire avec un tigre ? Et un serpent ? Je crois que Clay et Gaston aimaient parler de ça à la taverne de Médusa... » Jay eut l'air pensif quelques secondes. « Si, ça me revient, je suis sûr que c'était un tigre et un serpent qu'ils se vantaient d'avoir chassé et tué il y a des années. »
« Okay... J'ai plus faim, » conclut Lonnie en reposant son yaourt.
« Si ça peut te consoler, Diablo est toujours là, lui, » informa Mal amèrement. « C'est le dernier qui reste d'ailleurs. »
« Donc il n'y a aucun animal sur l'Île ? »
« A part ce corbeau de malheur. »
Ally fronça les sourcils.
« Alors vous n'avez jamais vu d'animal ? »
« On a vu des oiseaux depuis qu'on est ici, » corrigea Carlos. « Et on a vu des photos. »
Ce n'était clairement pas un problème à leurs yeux, et Ben comprenait pleinement qu'à côté du manque de nourriture, ne jamais avoir vu de cheval, de chat ou de souris ne semblait pas important. Sans parler du fait qu'apparemment, certains habitants de l'Île n'avaient pas de problème pour tuer (et manger ?) leurs compatriotes non humains juste parce qu'ils étaient de mauvaise humeur. Ou pour tuer des bébés innocents.
Et ça devait être tellement commun qu'ils en parlaient comme si c'était leur quotidien, mais Ben ne savait pas si ses amis avaient relevé ce détail. Eux n'avaient pas toutes les informations dont il disposait.
C'était aussi étrange de voir leur ignorance de la Terre des Lions. Tous les enfants des royaumes connaissaient au moins de nom tous les pays voisins et avaient entendu les histoires les plus célèbres de leurs héros. Ben se demandait si Mal, Evie, Jay et Carlos connaissaient l'histoire de ses parents, s'ils connaissaient l'histoire de leurs parents ou s'ils n'avaient qu'une version tronquée et approximative.
Et c'était tellement bizarre de les entendre parler des plus cruels des êtres ayant foulé cette terre ainsi, tout simplement, en dehors de reportages ou de cours d'histoire ou de souvenirs héroïques racontés lors de dîners tardifs. De songer qu'ils les connaissaient, les avaient peut-être croisés toute leur vie... Il y avait quelque chose d'aussi horrifiant que fascinant dans tout ça.
Surtout horrifiant, en fait.
« Tu sais que tu es très impolie, là, hein ? »
Ben fronça les sourcils, se tourna vers Lonnie qui regardait Audrey à côté de lui. La jeune femme près de lui était plongée dans un lourd volume provenant de la bibliothèque et n'avait pas levé la tête une fois.
« Audrey ? Audrey ! »
« Oui ? »
Lonnie leva les yeux au ciel.
« Tu lis à table maintenant ? Ce n'est pas contre ton éducation toute entière ? »
Ben perdit un peu de son sourire mais se retint de répliquer. Audrey savait parfaitement se défendre seule.
« Je ne vois pas de table, » répondit agréablement sa petite-amie. « Cela dit je suis désolée. J'ai pris du retard dans mes lectures et nous avons un examen cet après-midi en cours avancé de Sciences Politiques. Je vous prie d'excuser mon impolitesse. »
Sofia haussa les épaules.
« Ça ne me dérange pas. Comme si tu n'étais pas capable de suivre la conversation en même temps. Lonnie aime juste malmener son monde. Ignore-la. »
« Hey ! »
Ce n'était pas tout à fait vrai. Lonnie ne semblait faire ce genre de remarques qu'à Audrey. Ben ne savait pas si c'était parce qu'elle ne l'appréciait pas ou si elle cherchait juste à pousser Audrey à sortir un peu de toutes ses obligations. Dans un sens comme dans l'autre, il aurait aimé qu'elle la laisse tranquille. Audrey ne pouvait pas faire autrement que de répondre avec un sourire et même si elle savait parfaitement asseoir son autorité et obtenir ce qu'elle souhaitait ainsi, Ben savait qu'au fond elle souffrait de ne pouvoir crier haut et fort ses réelles opinions, et de devoir constamment détourner les provocations de Lonnie ne l'aidait pas.
Un jour.
Tous les deux devaient patienter encore, mais un jour, Audrey et lui pourraient expliquer à leurs amis pourquoi ils s'étaient toujours comportés ainsi. Lui placide et elle distante.
Un jour, peut-être qu'ils pourraient être eux-mêmes, plus sincères.
« Sciences Po avancé ? » s'étonna Doug. « C'est un cours difficile. Comment ça se fait que tu l'aies intégré ? Ce n'est pas destiné aux futurs décideurs ? »
« Elle voulait sans doute passer plus de temps avec Ben, » balaya Sofia avec un sourire, mais ses yeux rencontrèrent ceux d'Audrey et Ben se promit de lui réserver une place de choix à leur mariage et à tout autre événement auquel elle voudrait participer. « Je me demande comment tu as trouvé le temps d'intégrer ces cours, avec ton emploi du temps. Entre tous ceux que ta grand-mère veut que tu suives, tes activités extrascolaires et les cours que tu as pris pour suivre Ben... Je suis fatiguée rien que d'y penser ! »
Bien sûr que ce n'était pas pour suivre Ben. C'était en partie de la curiosité, en partie une nécessité pour leur avenir. Et dans certains cours, Audrey réussissait mieux que lui. Ils se complétaient. Malheureusement la jeune fille devait aussi faire avec les exigences dues à son statut et devait continuer les cours orientés sur la bienséance, l'Histoire et les arts. Marraine et Philippe avaient consenti au double cursus, contrairement à Leah, qui ne manquait pas depuis deux ans d'essayer de la dissuader de s'intéresser à toutes ces affaires d'hommes (ce à quoi Philippe et Aurore répondaient que certains pays étaient dirigés uniquement par des femmes, mais ça tombait toujours dans l'oreille d'une sourde).
« On s'en fiche de leurs cours, » protesta Ally en secouant la tête avant de basculer vers l'arrière et de s'appuyer sur ses mains pour être plus confortable. « Tu vas être roi l'année prochaine. Est-ce que vos parents ont décidé d'une date ? »
« Une date ? » interrogea Aziz en fronçant les sourcils, se redressant comme s'il venait de se réveiller. « Le couronnement a déjà une date. Où tu étais ces six derniers mois ? Je jure qu'à chaque fois que j'allume ma télé, un journaliste parle de ça. Il faut vraiment qu'Auradon fasse quelque chose pour la qualité de ses programmes. Hey ! Vous avez déjà goûté ça ? » Il tendit son paquet de bonbons au miel ouvert vers Mal qui l'examina avant de secouer la tête. « Prends-en un, » invita-t-il. « Ça vient d'Agrabah, c'est bien meilleur que ce qu'ils ont ici. »
La jeune fille prit un bonbon tout comme Jay et Carlos. Evie refusa poliment, ce qui n'était guère étonnant, Ben avait remarqué qu'ils étaient toujours partants pour goûter de nouveaux aliments mais Evie n'acceptait jamais. Pourtant elle mangeait bien, et de tout, terminait toujours ce qu'il y avait sur son plateau à l'image de ses amis. Mais elle n'acceptait jamais de prendre ce qu'ils lui proposaient.
« Je ne parlais pas du couronnement, » corrigea Ally en levant les yeux au ciel. « Je parlais du mariage. »
« Ah. Ça. »
« Ils ne sont même pas fiancés, » remarqua Doug platement.
« Ça doit être programmé avant le couronnement, non ? Ou après ? Six mois serait un délai correct. »
Ben était habitué à ce que tout le monde parle de son avenir comme s'il ne lui appartenait pas. Il était habitué à ce que tout le monde programme sa vie et en débatte, à ce que tous songent qu'il n'avait pas son mot à dire (il l'avait parfois, et il l'aurait pour ça et il ne serait pas le seul).
Sofia fronça les sourcils et tourna son regard vers Audrey. Ben savait qu'au fil de leur temps passé à Auradon Prep les deux filles étaient devenues amies, mais il savait aussi qu'il y aurait encore pendant longtemps des non-dits entre elles. Pourtant l'inquiétude passagère qu'il put voir dans les yeux noirs de la jeune fille le fit sourire. Yep, Sofia Brann aurait définitivement droit à quelques coups de pouce du roi d'Auradon, et tant pis si c'était du favoritisme.
« Ne vous gênez surtout pas pour appeler Philippe et Adam et le leur demander, » s'amusa Aziz en s'installant en tailleur. « Allô ? Oui, excusez-moi, je me demandais quand le mariage arrangé allait avoir lieu, parce que vu que vous en discutez depuis que vos enfants sont bébés vous devez déjà avoir des dates en tête, non ? »
« Ce qui est certain, c'est que ton invitation se perdra, » remarqua Audrey avec un doux sourire.
Il mima une réaction d'indignation.
« Tu n'oserais pas ! »
« Elle osera, » promit Ben en se penchant légèrement pour que son épaule touche celle d'Audrey. Elle répondit à son léger contact sans le regarder. « C'est si vite arrivé, ce genre d'erreurs. »
« Surtout dans ma famille. Demande à Mal. »
Il retint de justesse son rire, surpris mais ravi, parce que ce genre d'humour déplacé n'était d'ordinaire réservé qu'à lui et à lui seul. Elle devait vraiment être fatiguée pour que la remarque lui échappe, et il la sentit se tendre une seconde avant de conserver les apparences tandis qu'Aziz sifflait d'appréciation.
Mal avait l'air aussi surpris et amusé que lui, heureusement, et il put la voir étudier Audrey du regard avec une étrange expression, avant qu'elle ne se tourne vers lui, le contemplant presque pensivement. Elle n'était pas la seule à avoir observé attentivement la scène, les trois autres étaient devenus silencieux ces dernières minutes.
Ben sourit à Mal, gardant ses interrogations pour lui.
« Je veillerai à ce que ton invitation ne se perde pas, » assura-t-il avec un sourire lumineux. « Je suis sûre que tu seras de meilleure compagnie que lui. »
« Et je suis sûre que je m'endormirai au bout de quelques minutes. » Elle fronça le nez. « Des courbettes, et ces paillettes, et les discours,... Quelle perte de temps. »
« Il n'y a pas de mariage sur l'Île ? » demanda Aziz curieusement.
Mal répondit par la négative tandis que Carlos disait le contraire. Ils échangèrent un regard surpris.
« Il n'y a pas de mariage ! » protesta-t-elle.
« Bien sûr que si. Il n'y a pas de fête et tout ça, mais il y a des unions, » corrigea-t-il. « Même si c'est fait en secret. »
« Il n'y a jamais eu de preuve. »
« Il n'y en a pas besoin, tout le monde le sait. »
Jay lança une boulette de papier en plein front de Carlos qui le fusilla du regard. L'autre garçon l'ignora.
« On s'en fout, c'est pas comme si un mariage prononcé par Frollo avait une quelconque valeur. Le mec a réussi je ne sais comment à convaincre au moins trois femmes différentes de se rouler par terre avec lui, et même moi je sais que c'est contre ce qu'ordonne son livre sacré. »
« Jay. »
« Désolé, princesse, » sourit-il sous le regard glacé d'Evie (et pour une fille aussi délicate elle pouvait vraiment devenir impressionnante – même si l'expression disparut le temps d'un clignement d'yeux). « Je ne voulais surtout pas choquer les petits Auradoniens. »
« Je ne suis pas Auradonien, » contredit Aziz. « Tu peux y aller. »
« Il y a beaucoup d'enfants sur l'Île ? » demanda Sofia.
« Pas mal, ouais. Enfin, ceux qui survivent les premières années. Entre les hivers et la nourriture... La sélection naturelle, tout ça. Et après, faut vite apprendre à se défendre. Intégrer une bande, c'est la meilleure façon d'y arriver. Encore faut-il avoir quelque chose à apporter. »
« Une bande ? » répéta Doug.
« Un groupe d'alliés ? » précisa Jay comme s'il était stupide. « Plus de chances de survie si on met nos compétences en commun. Moins de chances de te faire voler ou agresser si tu ne te balades pas seul dans les rues. Sans compter le bouclier que te donne la protection de ton capitaine... Surtout si le capitaine, c'est Mal. Petite parenthèse pour noter que nous sommes plus progressistes que vous autres arriérés, deux de nos cinq chefs de territoire sont des femmes, comme cinq des six capitaines. Et vous ne voulez pas vous mettre ces femmes à dos. »
« Alors il y a six bandes comme vous quatre ? »
« Nous quatre ? » répéta Mal en haussant un sourcil, l'air à la fois insultée et condescendante. « J'ai trente-sept personnes sous mes ordres aux dernières nouvelles. Le territoire de Maléfique est le plus grand, tu crois vraiment qu'on peut le contrôler à quatre ? Non, on est quarante-et-un, et Evie, Jay et Carlos sont mes lieutenants, les autres nous doivent obéissance. »
« Vous doivent obéissance ? » répéta Ben.
« C'est comme ça que ça marche. Je donne les ordres, ils obéissent. Les seuls qui ont le droit de discuter sont mes lieutenants, les seuls qui ont le droit de décider en mon absence sont mes lieutenants, mon autorité leur est transférée si je les envoie en mission ou si je ne suis pas là, mais mes mots font loi. En retour ils ont protection et ressources. Ce sont les règles. »
« Et si un membre du groupe n'obéit pas ? »
Carlos émit un petit son amusé qui sonnait avec cruauté alors que le rictus de Mal se fit plus froid.
« Ils obéissent. »
« Alors personne ne trahit jamais ? » insista Aziz, faussement léger. « Pas de coup en douce sur l'île des méchants ? »
« On a des règles simples. Les briser a des conséquences. »
La façon dont elle prononçait ce mot...
« Alors comment tu choisis tes lieutenants ? » détourna Ben rapidement.
« La réputation. »
« Juste ça ? »
« C'est peut-être juste ça ici, mais les méchants n'ont pas pour habitude de chanter les louanges des autres. Si tu entends que quelqu'un est un peu négociateur, c'est qu'il est excellent. Si tu entends que quelqu'un est un voleur potable, c'est que c'est le meilleur. Si ces remarques sont faites en chuchotant la nuit, par crainte d'être entendu, alors c'est que le sujet inspire la peur et a du pouvoir. Et le pouvoir c'est tout ce qui compte sur l'Île. Jay était déjà détesté et connu quand on avait dix ans et qu'on s'est rencontrés. Carlos ne sortait jamais de son quartier et pourtant j'en ai entendu parler, alors je suis allée le chercher quand on avait onze ans. On a eu besoin d'Evie quand on en avait douze et des rumeurs sur elle couraient déjà dans toute la cité. Si tu choisis mal tes alliés alors tu échoues, et ce n'est pas Auradon qui te refait passer ton test pour te consoler. Tu te plantes et la partie est finie. On ne se plante pas. C'est pour ça que j'ai la plus grande bande de l'Île, c'est pour ça qu'aucun autre capitaine n'a osé nous défier depuis longtemps, c'est pour ça que même les adultes n'osent plus nous confronter en dehors des ordres des chefs de territoire. »
« Parce que vous avez du pouvoir ? »
« Parce qu'on l'a arraché. »
Ben ne savait pas ce qu'elle voulait vraiment dire par partie finie, ou pouvoir, ou arraché. Il avait une idée, qui ne pouvait qu'être corroborée par les cicatrices et les émotions sombres dans leurs regards à cet instant, mais il n'avait guère envie de sauter aux conclusions.
Avait-elle commencé sa bande à dix ans ? Et que faisaient-ils pour contrôler le territoire ? Maléfique ne s'en chargeait-elle pas ? Il avait du mal à l'imaginer laisser un groupe de petits gamins courir dans ses rues en se mêlant de ses affaires.
Mais ils n'avaient pas d'école... Les rues étaient-elles leur école ? Ou leur bande ? Est-ce que c'était leur façon d'apprendre à marcher dans les traces de leurs parents ?
« Alors vous apportez tous quelque chose au groupe, » remarqua Aziz. « Quelque chose d'important. »
« Bien sûr, » sourit Jay en grand. « Qui pourrait résister à mon humour ? C'est bon pour l'ambiance. »
« Je gagne toutes les courses, c'est bon pour le prestige, » offrit Carlos nonchalamment en haussant une épaule.
Evie leva le regard vers Aziz et lui sourit timidement.
« Je me charge de nos vêtements, pour le standing. »
« Je suis juste là pour donner des ordres et être agréable, » compléta Mal, et son expression joviale aurait pu être candide.
S'il n'y avait pas ce quelque chose de glacé et de vindicatif dans son regard, s'il n'y avait pas une arrogance presque cruelle dans leur façon de se tenir, s'ils n'avaient pas l'air soudain si âgés et matures et dangereux.
Ben se sentit foncièrement mal à l'aise, peut-être vulnérable, et il sentit Audrey se tendre près de lui.
Heureusement la sonnerie marqua la fin de l'heure du déjeuner et ils rassemblèrent leurs affaires pour se lever.
Mais alors que Ben se dirigeait avec Audrey vers leur cours, il ne parvenait pas à s'empêcher de se demander ce que des enfants, même pas encore adolescents, pouvaient bien avoir comme talents pour impressionner des criminels notoires et leur conférer une réputation telle que Mal l'entendait.
O
Il y avait quelque chose de très étrange chez Marraine en ce début d'après-midi.
Ouaip, définitivement, encore plus étrange que la veille dans son bureau, encore plus étrange que lorsqu'elle les avait accueillis cette première nuit.
Ils étaient tous les quatre assis dans sa salle de classe pour leur session quotidienne de « j'apprends à être gentil et digne d'Auradon » mais la fée ne les avait pas salués de manière aussi joviale et bruyante que d'ordinaire. Son sourire avait été contrit, ses yeux ne cessaient de les fuir alors qu'elle arrangeait des papiers sur son bureau, et le silence s'éternisait dangereusement.
Mal tourna la tête vers Evie à sa droite, mais la jeune fille contemplait la fée avec un air concentré qui lui prouvait qu'elle cherchait elle aussi à comprendre ce changement d'attitude. Les deux garçons à sa gauche rencontrèrent son regard, interrogateurs.
Qu'est-ce qu'ils avaient encore fait pour contrarier Marraine ?
Mais elle n'avait pas l'air agacée. Mal l'avait vu la veille, la fée contrôlait ses émotions négatives, elle restait calme et posée, elle perdait son sourire et l'aura qu'elle dégageait changeait.
C'était autre chose.
« Il y a un problème ? » demanda Mal finalement, sa voix prudente pour éviter tout désagrément supplémentaire.
Avec un sursaut, Marraine figea ses gestes et leur jeta un coup d'œil.
« Non ! Non, bien sûr que non. »
« Bien sûr, » railla Mal.
La fée s'éclaircit la gorge, se redressa et sembla se reprendre.
« Je suis un peu distraite. Tout va bien ! » chanta-t-elle presque avec un sourire et elle trompait peut-être efficacement les continentaux mais certainement pas eux.
Elle sembla ensuite amorcer un mouvement pour faire le tour du bureau mais changea d'idée à la dernière seconde et s'assit sur sa chaise, laissant le meuble entre eux. Mal plissa les yeux, ce genre d'hésitations ne lui échappait jamais.
Avait-elle peur d'eux ?
Ça lui semblait plus qu'inconcevable, elle les voyait sans doute comme des enfants qui avaient un centième, un millième de son âge ? Qui étaient tout jeunes et inoffensifs.
« Mal, as-tu eu le temps de discuter avec Evie et Carlos de notre mise au point d'hier ? »
« Sur le fait qu'il nous est interdit d'en venir aux mains à Auradon pour n'importe quelle raison même si les héritiers dans cette école sont des crétins ? Ouais, ils sont au courant. »
L'air sérieux et soucieux sur le visage de Marraine fit perdre à Mal un peu de sa défiance et elle fronça les sourcils en écoutant sa réponse.
« Il me semble avoir plutôt dit que personne n'a le droit d'être violent dans ce royaume. »
Il y avait une insistance dans sa voix, comme une prière et... oh.
C'était pour ça qu'elle avait tant de mal à rencontrer leurs regards, pour ça qu'elle insistait si maladroitement sur cet aspect légal d'Auradon, pour ça qu'elle avait placé le bureau entre eux. Pas parce qu'elle avait peur d'eux, mais parce qu'elle ne voulait pas qu'eux se sentent nerveux.
Ce qui était ridicule, parce que Mal ne songeait pas une seconde que Marraine pourrait prendre un objet sur son bureau pour les tabasser avec, et franchement sans sa baguette magique ils auraient eu tôt fait de se débarrasser d'elle. Le danger que représentait la fée était tout autre, il était dans son autorité, dans les ordres qu'elle pouvait donner, et aucun bureau ne les protégerait de ça.
Mal tourna la tête vers Evie, vit que la jeune fille avait changé de position, plus détendue, presque amusée, son sourire plus fin. Les garçons avaient compris, eux aussi.
Il était temps de mettre les choses au point, ça devenait ridicule.
« Vous nous avez donné des téléphones. Ces machins vont sur votre internet, » rappela-t-elle platement. « Et peu importe ce que vous croyez, on n'est pas des imbéciles et on sait faire une recherche. On sait que vous avez de drôles de lois, beaucoup de lois contre la violence. Ça ne veut pas dire qu'on va brusquement chanter les louanges de ce pays hypocrite qui a enfermé sur une île avec un minimum de ressources des dizaines de criminels tarés en espérant apparemment qu'il en sorte des chansons et des arcs-en-ciel. Peut-on passer à la leçon ? »
Super, maintenant Marraine avait l'air indécise, comme si elle se demandait si elle devait reprendre Mal, défendre ses compatriotes et leurs décisions ou ignorer totalement ses propos. Elle fut sauvée par un petit son à la porte, et leva la tête pour inviter la personne à entrer.
C'était une fille brune aux yeux clairs, de leur âge, qui portait une tenue atroce et semblait presque pétrifiée sur place à la vue des quatre adolescents dans la salle de classe.
« Jane ! Qu'y-a-t-il ? »
« Tu... tu as oublié de signer ça ce matin. »
Elle avança dans la salle, le regard plus fuyant que celui de la fée quand ils étaient entrés plus tôt, et tendit le papier à Marraine qui le signa rapidement avant de poser une main sur son épaule. Mal fronça les sourcils, observa la jeune fille timide, sa proximité avec la fée, et se demanda pourquoi sa magie s'éveillait sous sa peau.
« Les enfants, voici Jane, ma fille. Jane, voici Jay, Carlos, Mal et Evie. »
Il y eut un silence, et Mal sut que ses lieutenants s'interrogeaient comme elle. Maléfique lui avait dit que les enfants chez les fées étaient rares, que seule la magie pouvait leur donner naissance, que c'était un cadeau écœurant que la nature faisait à deux fées qui s'aimaient profondément... Elle ne lui avait certainement pas parlé de l'enfant de Marraine, et les fées mettaient des décennies à atteindre l'âge adulte. Enfin, sauf si elles étaient de sang-mêlé, ce qui n'arrivait jamais sauf...
Le crayon qu'Evie tenait se brisa en deux sous la pression soudaine de son pouce, attirant les regards sur elle, et Mal sut qu'elles étaient arrivées à la même conclusion, et que la sorcière essayait de contenir sa réaction, de garder cette éternelle expression flippante de tranquillité malgré la colère qui bouillait sous la surface et les mots qui devaient lui brûler la gorge.
Ce serait donc à Mal d'ouvrir les hostilités. Alors elle afficha un faux sourire et pencha la tête sur le côté, les bras croisés sur son bureau.
« Vous avez une fille... » répéta-t-elle lentement. « C'est intéressant. »
« Je croyais que les fées n'avaient pas d'enfant naturellement, » enchérit Jay en s'affalant un peu sur sa chaise, un rictus au coin des lèvres. « J'ai toujours voulu que Mal demande à Maléfique si les fées avaient une vie sexuelle, mais elle a jamais osé. Je suppose que si un humain et une fée prenaient du bon temps... »
À la plus grande surprise de Mal, Marraine n'eut pas l'air scandalisée ou gênée un seul instant (au contraire de sa fille, qui écarquilla les yeux et rougit face à l'audace de Jay). La fée semblait même calme, pas résignée mais quelque chose s'en approchant. Elle savait pertinemment où ils voulaient en venir.
« Oui, Jay, les fées peuvent avoir une vie amoureuse comblée. Mais une relation entre une fée et un humain n'engendrerait pas d'enfant. Si Jane est à demi humaine, c'est uniquement parce qu'elle est née comme vous. »
« Et il y en a beaucoup d'autres ? » rétorqua Jay amèrement. « Genre, vous vous êtes dit que tant que vous y étiez vous alliez en faire quelques dizaines ? Ça aurait été dommage de gâcher toute cette magie. »
« Il n'y a que Jane et vous six – cinq, » se corrigea-t-elle immédiatement, sa voix un peu étranglée.
L'information avait vite circulé apparemment et Mal sourit avec un amusement sinistre.
« Jane était le brouillon ? » devina Carlos alors que la jeune fille en question paraissait de plus en plus mal à l'aise. « Ça doit pas arriver tous les jours de créer des êtres vivants à partir du matériel génétique de Méchants dont certains ne sont même pas humains. Ça aurait été idiot de vous lancer à l'aveugle, il fallait d'abord faire un test. » Il tourna le regard vers Jane. « Tu es plus vieille que nous, mais pas de beaucoup, n'est-ce pas ? »
Sous son regard intelligent et froid mais pas hostile, Jane hocha la tête avec hésitation.
« D'un mois, » précisa Marraine d'une voix calme. « Nous voulions nous assurer qu'il n'y aurait pas de mauvaise surprise. »
Mal vit Evie bouger du coin de l'oeil. Elle portait son index et son pouce à son lobe d'oreille droite, le pinça une seconde avant de baisser la main, comme si quelque chose l'avait gênée. C'était un de leurs signes.
Mensonge ou semi vérité.
« Et pourquoi vous ? » creusa alors Mal. « Vous êtes une autorité parmi les fées, toutes les fées et même tous les peuples. Ça aurait été plus sympa de donner un bébé à un couple stérile, ou à des créatures qui ne peuvent en avoir un naturellement,... »
« La décision est venue des autres fées, l'idée n'était pas mienne. »
Brusquement la température de la pièce baissa de plusieurs degrés et Mal sentit un frisson la parcourir, sa magie chauffer en retour et elle se retint de justesse de réagir. Evie modifia sa position, décroisa les jambes et pencha la tête sur le côté, un joli sourire aux lèvres et les yeux aussi froids que son pouvoir.
Si Marraine sentit sa magie portée par sa colère, elle ne le montra pas.
« Jane n'est pas un brouillon, » affirma Evie, sa voix douce et mélodique piquée d'une émotion autrement plus sombre, ses mots précis et déposés dans l'air comme des gouttes de poison dans un verre d'eau. « Vous étiez contre notre création, n'est-ce pas ? Et vous aviez assez d'influence pour contrer leur projet. Alors pour vous convaincre, elles vous ont offert un enfant. Jane est un pot-de-vin. »
« Eh bien, eh bien, » souffla Jay.
« Alors quoi ? » interrogea Mal avec un rictus, sans pouvoir s'empêcher d'être amusée par la situation malgré la rancœur qui grondait dans son ventre. « Vous vous sentiez seule, on vous offre une famille, vous vous dites que finalement les grands méchants ont droit à cet indicible bonheur eux aussi ? »
« Ce fut une décision difficile. Mais à l'époque, les choses étaient très complexes. L'arrivée de Jane dans ma vie a été un cadeau, mais ma décision finale n'a pas reposé sur ça. »
« Attendez, attendez, on reviendra à votre corruption plus tard, » coupa Carlos en se redressant brusquement, une étrange appréhension dans sa voix, le corps tendu. « Vous avez pris du matériel génétique collecté lors de l'emprisonnement de nos parents pour nous créer, et on sait qu'on est tous humains ou à moitié humains. Est-ce que vous avez pris un humain au hasard pour nous créer tous ? Est-ce qu'on est tous demi-frères et sœurs ? »
Si Mal ne comprenait pas pourquoi il semblait craindre cette conclusion (elle aurait songé qu'il aurait été ravi d'apprendre qu'ils étaient une famille par le sang), elle savait bien pourquoi sa propre respiration se bloqua brusquement quelque part en elle et pourquoi elle était prise d'une soudaine nausée.
Heureusement Marraine secoua immédiatement la tête.
« Nous avons utilisé des échantillons provenant d'une clinique de dons. Un donneur différent pour chacun d'entre vous. »
Bon sang, Mal aurait pu s'affaler sur sa table tant elle était soulagée. Elle n'osa pas tourner la tête vers Evie pour voir sa réaction et elle espérait qu'ils ne reparleraient plus jamais de ça.
Jay émit un sifflement bas en passant une main dans ses cheveux.
« Cette discussion est vraiment trop pleine de rebondissements. Personnellement, je suis très, très déçu, Marraine la Bonne Fée, » avoua-t-il avec une petite moue et une main sur le cœur. « Vous êtes très loin de cet exemple parfait de bonté et d'honnêteté que détestent les gens de l'Île. Cela dit, Jane, je te souhaite la bienvenue dans le club très fermé des sans-nombrils. Comment ça se fait que tu n'aies pas notre signe distinctif le plus visible ? » demanda-t-il en pointant du doigt sa mèche rouge.
Jane, ne sachant visiblement pas trop quoi faire de ses mots, souleva néanmoins une partie de ses cheveux épais pour montrer quelques mèches bleu ciel près de sa nuque.
« Dommage qu'elles ne soient pas au-dessus, » remarqua doucement Carlos, « elles iraient bien avec tes yeux. »
Apparemment, les garçons avaient décidé qu'élevée à Auradon ou pas, fille de Marraine ou pas, Jane faisait partie des leurs. Mal échangea un regard avec Evie, visiblement de leur avis, et elle soupira doucement.
Elle pouvait la considérer temporairement comme un membre honoraire de la bande, mais elle n'y voyait pas trop d'intérêt. Clairement Jane était aimée et n'aurait pas besoin de sa protection, et elle n'avait pas l'air très intéressante et certainement pas compétente en quoi que ce soit d'utile.
Il était temps de remettre les choses sur les rails, ce n'était pas parce que Jane n'y était pour rien dans tout ce bazar que c'était le cas de sa chère maman. Elle attendit donc que l'adolescente quitte la salle de classe, puis se pencha un peu vers la fée, affichant un petit sourire qu'elle espérait aussi défiant que glacé.
« Donc, cette belle décision si altruiste et désintéressée de nous créer et de nous envoyer sur l'Île pour qu'on joue à la famille parfaite avec vos pires Méchants, qu'en pensez-vous maintenant, avec le recul ? Fière de vous ? »
Marraine pâlit, quelque chose de sombre dansait dans ses yeux, et la colère de Mal grimpa d'un cran.
De quel droit ressentait-elle de la honte, de la tristesse, des regrets ?
De quel droit avait-elle osé se laisser séduire ainsi pour leur donner la vie et ensuite les jeter en pâture à leurs parents ?
– Carlos brisé, la peau bleue et violette, du sang sur le visage –
De quel droit osait-elle se tenir là et leur donner des leçons sur la bonté et la non-violence ?
– Jay étouffant un sanglot en retirant son maillot pour dévoiler la peau déchirée de son dos –
De quel droit s'étonnait-elle de ce qu'avait pu être leur existence et de ce qu'ils étaient devenus ?
– le visage inexpressif et les yeux éteints d'Evie alors que son corps tremblait de douleur –
De quel droit osait-elle prétendre qu'ils étaient à présent en sécurité ?
– le dragon en elle, la magie en elle qui ne faisait qu'augmenter, qui la tentait, la menaçait –
De.
Quel.
Droit ?
« Mal, on s'en va. »
Il y avait une pression derrière ses yeux, sous sa peau, et la main glacée d'Evie qui la tirait. Mal se rendit compte qu'elle était à deux doigts de laisser exploser sa magie alors elle se laissa guider par l'autre fille, lutta pour retenir le dragon en elle, le dragon qui voulait – qui voulait –
– tue-la tue-la brûle-la brûle tout brûle détruit souviens-toi –
Par chance, quand la douleur prit le dessus Evie refermait tout juste la porte de la chambre derrière elles. Mal tomba à genoux, un gémissement résonna dans ses oreilles (le sien) et elle lutta pour respirer, lutta pour ne pas hurler alors qu'elle avait l'impression de brûler à l'intérieur, de sentir son sang bouillonner et c'était terrible, cette pression, c'était horrible, c'était comme être face à Maléfique une nouvelle fois, impuissante –
(Non, non, pitié, par encore, pitié, pas ça, ça fait trop mal, ça brûle, ça brûle, je ferai ce que tu veux, je t'en prie !)
Puis des mains froides, si froides sur sa peau brûlante, sur ses joues, une magie qui l'entourait, qui dansait sur sa peau et la caressait, et la magie de Mal qui allait à sa rencontre, qui se mêlait à l'autre, qui s'adoucissait, qui reculait...
Elle expira lentement, ouvrit les yeux, cligna des paupières pour faire tomber les dernières larmes et rencontrer le regard d'Evie à genoux devant elle.
« Mal ? »
« Ça va... »
Elle tremblait, se sentait nauséeuse et moite, et Evie se rapprocha encore d'elle et elle ne savait pas si elle le faisait consciemment ou si sa magie agissait seule, mais la façon dont elle se liait à la sienne, la façon dont elle la soulageait... C'était comme une étreinte, comme les rares fois où elles avaient ri, comme cette nuit-là et ce baiser qu'elles avaient échangé...
Les doigts d'Evie passaient dans ses cheveux à présent, et Mal n'osait pas bouger de peur de briser l'instant alors que la douleur s'estompait lentement. Elles n'étaient plus sur l'Île, les codes n'étaient plus les mêmes, ils n'avaient pas à apparaître plus froids et distants que tous les autres ici, ils pouvaient se toucher sans révéler à leurs ennemis une terrible faiblesse.
Elles n'étaient pas sur l'Île et elles étaient seules dans leur chambre alors Mal ne fit rien qui puisse arrêter Evie, ferma les yeux et se concentra sur sa respiration, sur sa magie, sur Evie.
Puis Evie retira ses mains et Mal rouvrit brusquement les yeux en se rendant compte qu'elle avait failli couiner de mécontentement.
« J'ai cru que tu allais incendier Marraine, » expliqua doucement Evie en fronçant les sourcils. « Il y avait des flammes vertes autour de tes mains et tes yeux... »
« J'étais énervée. »
« Tout le monde l'a bien remarqué, » répliqua Evie avec un petit son amusé.
« On peut aussi parler du moment où tu as jeté un froid dans la pièce. »
« J'étais énervée. »
« C'était peut-être un petit peu plus subtile que moi. »
« Le moment où j'ai cassé un crayon aussi ? »
« Je t'ai connue plus subtile, » se corrigea Mal en se relevant doucement. « Sérieusement, qu'est-ce que cet endroit est en train de faire de nous ? »
« Ce qui m'inquiète pour le moment c'est ta magie. C'est pas normal que tu doives faire face à cette douleur quand elle remonte ou que tu t'en sers. »
« C'est Maléfique, je sais que c'est elle. Je sens la pression, sous ma peau, c'est... le dragon, enfin ce que je perçois comme le dragon, c'est son héritage. C'est comme... » Ses yeux brillèrent. « Un compte à rebours. »
« Tu crois que ça s'aggrave ? »
« On le saura bien assez vite, » répondit Mal sombrement en se laissant tomber sur son lit. « Mais ça m'étonnerait pas que Maléfique se soit assurée que je ne puisse pas me défiler. »
« Il va falloir adapter le plan, » décida Evie. « Et l'accélérer si on le doit. »
Mal passa un bras sur ses yeux, essaya de combattre la migraine alors qu'elle répondait doucement.
« Et quoi ? Détruire la barrière comme elle le veut ? » Elle sentit Evie s'approcher du lit. « J'ai juste mal à la tête, » marmonna-t-elle avec fatigue. « Ça va passer. »
« Tu devrais dormir une petite heure. Jay doit être parti pour son entraînement et Carlos pour son entretien avec Prim. Je vais continuer nos recherches sur la technomagie. »
« Mmh. »
Mais Mal mit du temps à s'endormir. Ses pensées ne cessaient de tourner et tourner et aucun des plans qu'elle imaginait n'amenait à une issue favorable. Toute son intelligence et sa sournoiserie au service d'un seul but, et zéro résultat. Ils avançaient à moitié dans le noir, mais une seule chose lui apparaissait clairement.
Peu importe ce qu'ils décidaient, ce qu'ils feraient, Maléfique ne les laisserait pas vivre.
Ils arrivaient au bout du chemin.
O
