Le passé
III
Dans des bulles et des boîtes
« Is our secret safe tonight
And are we out of sight
Or will our world come tumbling down? »
-Resistance, by Muse
Automne, onzième année.
« Jay, à gauche, Fabian et Remus, à droite. »
McLeach et Mor'du hochèrent la tête, Jay vit les deux garçons (tous deux plus âgés qu'eux) se faufiler dans la ruelle étroite. Alors il suivit Mal à gauche et grimpa aussi agilement qu'elle sur les toits. La nuit tombait, il faisait déjà bien sombre sur l'île, et le cœur de Jay battait la chamade, comme à chaque fois que le danger approchait.
Il en avait l'habitude, il adorait ça.
Suivre les ordres de Mal était rapidement devenu une seconde nature. La jeune fille débordait d'autorité et n'appréciait pas qu'on discute ses directives, alors quand ils arrivèrent au bord du toit et qu'elle leva une main il se figea et se tapit dans l'ombre, à moitié couché sur la tôle rouillée. Ils pouvaient apercevoir en contrebas un groupe de jeunes pirates transporter une caisse. Dans quelques minutes ils passeraient juste sous leur position.
Mal scruta le haut de la ruelle, elle attendait le signal du reste de son équipe, deux garçons et une fille qui devaient se poster plus loin. Remus et Fabian étaient déjà en position, sur le toit d'en face, un peu plus haut dans la rue. Ils devraient faire vite, en silence. Si l'alerte était donnée les renforts arriveraient rapidement pour les jeunes pirates.
« Ils sont en position, » murmura Mal.
Jay plissa les yeux mais ne vit rien, les ombres trop épaisses engloutissaient la ruelle. Il ne douta pas de ses dires, savait ses sens plus développés que les siens.
« Maintenant. »
Tout en levant un bras pour signaler aux deux garçons que c'était le moment, il s'accroupit et se dirigea sans un bruit vers la gouttière dont il se servit pour descendre dans la rue. La bruine glacée rendait tout glissant, mais il était né sous ces nuages et ne ralentit pas. Le temps qu'il arrive, leurs complices fermaient le cercle autour des cinq autres adolescents.
« Vous allez quelque part ? » demanda Mal, son sabre en main et un rictus sinistre sur le visage.
« Vous êtes sur notre territoire ! »
« Donnez-moi cette caisse. »
« Tu rêves ! »
Les iris de Mal s'illuminèrent un instant d'une lueur vert électrique et les garçons brandirent leurs épées, effrayés mais décidés à se défendre.
« Comme vous voulez. »
Les combats semblaient toujours avoir leur propre bulle temporelle pour Jay. La concentration et l'adrénaline engloutissaient ses sens, ses mouvements, ses automatismes. Les pirates étaient toujours difficiles à battre, bien entraînés, et ceux-ci étaient aussi plus grands et plus vieux (pas de beaucoup, les enfants les plus âgés de l'île ayant quatorze ans, mais ça suffisait à creuser l'écart).
Depuis son plus jeune âge il savait que sa mort serait violente, probablement bien avant qu'il n'atteigne l'âge adulte. Son père, ou un crétin qui voudrait récupérer ce qu'il avait volé, ou une faute d'inattention lors d'un combat, ou une chute d'un toit, ses os fracassés sur le bitume craquelé et sale.
Mais ce soir Jay se tirait de son duel avec seulement une fine coupure au bras et quelques bleus. Il réussit à désarmer son adversaire, à le faire tomber grâce à un coup d'épaule mais fut incapable de suivre le mouvement avec un coup de poing pour l'assommer. L'autre garçon avait sorti un couteau de sa ceinture, Jay au-dessus de lui ne se retrouva plus qu'avec une solution, son sabre. Pendant cette fraction de seconde, il se rendit compte que s'il terminait son geste il transpercerait la poitrine de son adversaire, se demanda s'il pouvait plutôt viser son bras, si le couteau l'atteindrait s'il choisissait cette option, si la blessure en vaudrait la peine.
La décision fut prise à sa place quand une courte dague vint se planter dans la gorge de l'adolescent pirate. Surpris, Jay tourna sur ses talons en levant son sabre et rencontra le regard furieux de Mal.
« Qu'est-ce que tu fous, Jay ? » gronda-t-elle en allant rapidement récupérer sa lame avant de filer à travers les rues à la suite du reste du groupe.
Ils étaient tous là, Remus Mor'du à moitié tiré par deux autres, du sang s'écoulant de son épaule, et il y avait un sac plein de leur butin dans les mains de Fabian McLeach. Un coup d'œil en arrière lui apprit que les pirates battaient en retraite avec leurs blessés, laissant un corps derrière eux.
Eux avaient survécu. Ils verraient un autre jour se lever sur leur magnifique coin du monde.
Une fois arrivés sur leur territoire, sûrs de ne pas avoir été poursuivis, Mal récupéra le sac et fit signe aux autres de disparaître. Jay n'eut pas besoin qu'elle lui en donne l'ordre pour qu'il sache qu'il devait la suivre jusqu'à un cul-de-sac loin d'éventuels regards.
Lorsqu'elle se retourna vers lui, la glace dans son regard faisait écho à celle dans son ton.
« C'était quoi, ça ? »
« Quoi ? »
« Tu as hésité ! »
« Non, j'avais le temps – »
« Conneries, t'avais pas le temps, il t'aurait tué ! Tu as hésité ! »
Il avait hésité.
Il avait hésité, mais hésiter était une faiblesse alors il se tut.
« Sérieux ? » souffla-t-elle avec dédain et il passa son poids sur son autre jambe, feignit la nonchalance. « Putain, t'es sérieux ? T'aurais pu te faire tuer, ce n'est pas le moment de développer des sentiments ou une conscience ou – »
« J'ai l'air d'avoir des sentiments ? » rétorqua Jay avec dégoût en fronçant le nez, franchement vexé.
« T'as jamais tué personne ? »
Sa voix restait froide mais il y avait une lueur presque curieuse dans ses yeux verts, une expression étrange sur son visage.
Non, Jay n'avait jamais tué personne. Enfin, il avait blessé d'autres personnes pendant les combats, mais il doutait avoir provoqué la mort.
En général, les échauffourées entre jeunes terminaient avec des plaies et des bleus, exceptionnellement avec un membre en moins, mais si aucune explosion n'était à déplorer les victimes se faisaient très rares. Jay avait onze ans et il ne connaissait personne de leur âge qui avait déjà tué, alors il ne voyait pas pourquoi sa capitaine avait l'air aussi surprise.
Ils se battaient et ils complotaient et ils volaient.
Jay était un voleur.
Mal était une voleuse.
Elle n'attendit pas sa réponse et se détourna de lui.
« C'est toi ou eux, Jay, » lui lança-t-elle durement. « N'hésite pas la prochaine fois. »
Il y avait une menace dans sa voix, et elle disparut dans les ombres de la ruelle.
(Mal était une voleuse. Mais pas que.)
Le pas un peu plus lourd, Jay se dirigea avec fatigue vers la boutique de Jafar en espérant qu'il serait déjà endormi. Ses dernières plaies sur ses omoplates cicatrisaient à peine et le combat n'avait pas aidé. Il n'était pas trop inquiet cette fois, il lui avait ramené de belles prises plus tôt dans la journée.
Certains avaient des vies plus simples que d'autres, comme ceux qui n'avaient pas de noms, pas d'héritage, pas d'attentes irréalisables sous forme de lampe magique qui pesaient sur leurs épaules.
Les choses seraient plus faciles s'il pouvait se contenter de voler pour lui et pour Mal, s'il n'avait pas cette obligation de rentrer régulièrement auprès de Jafar, s'il ne devait pas constamment surveiller ses faits et gestes pour être certain de satisfaire les attentes de son illustre paternel. Le seul bon côté, c'était le bouclier relatif que son ombre lui apportait, qui lui permettait d'échapper au regard de certains des pires monstres de leur prison. Et c'était bien la seule chose que l'ancien vizir lui donnait, hormis les cicatrices.
Jay savait ce qu'était ce sentiment pernicieux et bouillant qui lui tordait l'estomac parfois, qui lui faisait fermer les poings quand il apercevait une mère avec sa fille dans les bras, un père avec la main de son fils dans la sienne.
L'amour et la famille n'existaient pas. Pas vraiment. Pas tout à fait.
(Pas pour les vrais Méchants.)
Mais parmi les autres ? Les anciens acolytes, les servants, les vilains de seconde zone, les soldats, les minions les plus affables ? Ses pathétiques âmes qui se cachaient dans les sombres appartements de la cité ? Certains semblaient avoir oublié que les attachements étaient des faiblesses.
Jay se faisait toujours un plaisir de le leur rappeler en volant tout ce qu'ils possédaient.
Les faibles étaient là pour ça, après tout, pour les servir, pour trembler devant eux, pour être à leur merci.
Jay était un voleur. Un voyou. Il pouvait dérober le pain des mains d'un petit enfant affamé et le foulard du cou d'un vieux frigorifié et sans défense.
Sans aucune hésitation, sans regret, avec une allégresse pétillante même.
Jay était un voleur, le meilleur, redoutable et sans pitié.
Mais Jay avait toujours évité de songer qu'il pouvait tuer.
N'hésite pas la prochaine fois.
Jay était fier d'être un voleur.
Pas certain qu'un jour il serait fier d'être devenu un tueur.
O
Printemps, seizième année.
Il y avait peu de choses qui poussaient Mal à baisser sa garde, à se détendre. Ces derniers temps, ça arrivait dangereusement souvent.
Et la plupart du temps, Evie se trouvait là.
Comme ce soir-là, où elles étaient seules dans le repaire. Un fait rare, les garçons passaient presque toutes leurs nuits dans les lieux. Les seules fois où ils découchaient étaient quand Jay se trouvait en bonne compagnie et Carlos perdait la notion du temps, enfermé dans une de leurs cachettes avec un de ses projets.
Du coin de l'oeil, Mal avait observé la jeune fille réparer les vêtements qu'ils avaient déchirés dernièrement, avant de se plonger dans un livre que Carlos avait réussi à récupérer la semaine précédente. Elle n'avait aucune idée du sujet, mais il devait être à la fois intéressant et difficile pour provoquer cette petite moue adorable sur le visage d'Evie alors qu'elle se concentrait sur sa lecture.
Mal était assise en tailleur sur l'un des matelas, son carnet de croquis sur les genoux, tandis qu'Evie était restée sur le canapé, les jambes pliées sous elle, le livre dans les mains. Elle aussi avait l'air bien ce soir, et c'était sûrement ce qui participait au sentiment d'apaisement qui dansait dans la poitrine de Mal.
Des éclats de voix leur provenaient des rues alentours, les gens toujours bruyants même enfermés dans leurs appartements et maisons. Mais c'était ce qui se rapprochait le plus du silence sur l'Île, ce silence qu'Evie appréciait tant.
Evie, pas Mal.
Avec un petit soupir, elle posa le carnet et le crayon à côté d'elle et se leva pour aller s'asseoir en tailleur sur le canapé troué, face à Evie. Elle bougea un peu pour trouver une position qui lui épargnerait l'inconfort des ressorts cassés, puis elle attendit. Il ne fallut pas très longtemps avant qu'un sourire se dessine sur les lèvres de la lectrice.
« Mal. »
« Evie. »
« Arrête ça. »
« Arrêter quoi ? »
Elle tendit la main pour baisser le livre et Evie lui lança un regard interrogateur, un sourcil levé.
« Très bien, » concéda-t-elle en posant l'ouvrage entre elles. « Quoi ? »
« Pourquoi tu ne lis jamais de fiction ? »
« Quoi ? »
« Des fictions. »
Evie fronça légèrement les sourcils, et Mal la laissa chercher ce qu'elle souhaitait dans son regard. Dans ces moments-là, quand il n'y avait plus qu'elles, elle se trouvait de plus en plus en proie à des émotions étranges et bouillantes et pétillantes qui dansaient et roulaient dans son ventre, dans sa poitrine et dans sa tête et lui donnaient envie d'aller à l'encontre de tous ses instincts. De baisser sa garde, de laisser Evie la voir.
Et ça valait la peine, parce qu'en échange, Evie faisait de même, son regard s'éclaircissait, son maintien changeait, ses expressions s'adoucissaient et de vraies réponses passaient ses lèvres.
« Parce qu'elles sont inutiles, » lui dit-elle doucement alors.
« Est-ce que c'est ce que tu faisais, lire ? »
La question passa ses lèvres dans un souffle, parce que Mal en avait tellement des questions, mais elle ne les posait jamais. Aucun d'eux n'en posait. Ce n'était pas ainsi que ça fonctionnait, il y avait trop d'émotions derrière les questions, trop de vulnérabilité. Et beaucoup trop de risques dans les réponses.
Mais ces derniers temps quand il s'agissait d'Evie, il y avait beaucoup de choses que Mal ne maîtrisait plus. Comme son besoin de comprendre, de savoir, de connaître.
Evie se contentait de la regarder, figée, quelque chose de tremblant dans la respiration. Alors Mal insista, garda sa voix au niveau d'un murmure.
« C'est ce que tu faisais quand tu étais gamine, tout ce temps enfermée chez la Reine ? »
Une ombre passa dans le regard chocolat, et Mal s'en voulut une seconde, une seule seconde, mais il y avait tellement d'apparences qu'elles devaient sans arrêt maintenir que pour une fois dans sa vie elle souhaitait autre chose. Il n'y avait que deux petites lampes allumées dans le repaire, des éclats de voix lointains les seuls signes qu'elles n'étaient pas seules au monde, elles étaient aussi en sécurité qu'elles pouvaient l'être. Dans une bulle rien qu'à elles.
Finalement, son regard toujours accroché au sien, Evie hocha la tête.
« Entre deux leçons, » souffla-t-elle, sa voix aussi basse que la sienne, et quelque chose de si, si vulnérable sur son visage soudain.
Comme elle, elle portait un simple pantalon souple et un pull confortable. Il n'y avait plus de maquillage sur son visage et ses cheveux étaient attachés, et elle avait l'air jeune et fragile et Mal savait que c'était parce qu'elle lui faisait confiance, savait qu'Evie la laissait voir derrière les masques.
C'était à la fois terrifiant et merveilleux.
« C'est parce que tu as passé tout ce temps seule que tu préfères le silence ? »
Il y eut un tremblement dans le corps d'Evie mais elle l'étouffa aussitôt, et Mal se tendit, écouta, mais bien qu'elle changea sa respiration continua. Elle avait conscience qu'il y avait des mines parsemées dans le passé de chacun d'entre eux. Et parfois, si quelqu'un marchait sur l'une des mines d'Evie, il y avait des conséquences. Alors elle avait appris à guetter les signes, essayait lorsqu'elle le pouvait d'anticiper, de détourner. Mais Evie était toujours là avec elle, et son regard était toujours dans le sien, cherchant, surveillant.
« Il n'y a jamais de silence là-bas. »
Mal ne comprenait pas. Même chez Maléfique, au centre de la cité, avec toute une troupe de gobelins vivant dans les donjons, les visites occasionnelles, Diablo et la présence si dramatique et étouffante de sa mère, le silence avait parfois été trop étouffant.
Elle pencha un peu la tête sur le côté, invitant au développement, mais les ombres dans le regard d'Evie grandissaient et Mal pouvait comprendre ça. Alors elle se rapprocha un peu d'elle, poussa le livre qui la gênait, et laissa volontairement ses jambes toucher les genoux de l'autre fille. Elle espérait que ce contact l'aiderait à rester dans l'instant, les aiderait toutes les deux.
Elle n'avait pas songé que sa question serait autant chargée de souvenirs.
« C'est pour ça que tu aimes autant les araignées. Elles ne font jamais de bruit, elles. »
Un petit sourire apparut sur le visage d'Evie.
« C'est aussi parce qu'elles me tenaient compagnie. »
« Grimhilde n'avait pas beaucoup de visite, j'imagine. »
« Seulement lorsqu'elle avait besoin de cobayes. Et ils n'étaient jamais silencieux. »
Et ça...
Ça, Mal connaissait. Il avait été rare que les donjons accueillent d'autres prisonniers qu'elle-même, mais c'était arrivé deux ou trois fois. Dont cette fois-là...
(Arleston.)
« J'étais soulagée quand ils se taisaient enfin, » avoua Evie d'un ton fragile, ses yeux perdus quelque part entre elles. « Mais même après, il n'y avait pas de silence... »
« La reine ? »
« Et les miroirs. Ils n'arrêtent jamais. »
D'accord, Mal ne s'était pas attendue à ça mais elle sut contrôler son expression et sa respiration et quoi ? Les miroirs ? La Méchante Reine n'avait pas qu'un seul miroir parlant ? Il n'y avait pas assez de magie pour des sortilèges. Mais elle ne doutait pas que l'abominable sorcière avait trouvé un autre moyen de leur donner une voix.
« Quand est-ce que Maléfique a utilisé ta magie contre toi la première fois ? »
La question la prit au dépourvu, et bien que ce n'était qu'un chuchotement elle lui fit l'effet d'un coup de tonnerre. Evie l'observait avec une lueur prudente dans le regard, et Mal essaya d'avaler sa salive. Elle n'avait pas envie de répondre, pas envie de se souvenir, mais elle ne voulait pas que leur petite bulle éclate et elle ne voulait pas que les masques reviennent.
« J'avais huit ans je crois ? Peut-être neuf, » murmura-t-elle finalement en fronçant les sourcils. « J'avais... eu un réflexe stupide. Lors d'un entraînement. Kerourk, un gobelin un peu plus débile que les autres, il a trébuché et il allait être touché, alors j'ai détourné la dague que Mordock avait lancée. Elle l'a vu. Elle a tué Kerourk et m'a appris que ce genre de faiblesse n'est pas digne d'un dragon. » Elle soupira, se sortit de force de ce souvenir. « C'était juste un réflexe. »
Il y avait une étincelle dans les yeux d'Evie, quelque chose qui pétilla un instant et qui ne semblait apparaître qu'occasionnellement, qu'en présence de Jay, de Carlos ou de Mal. C'était éphémère, comme beaucoup de choses chez Evie, comme l'amusement, l'affection, la joie, l'exaspération, la jalousie, la tristesse... Les rares fois où elle exprimait ces émotions sans mensonge ne duraient jamais, alors Mal avait appris à les savourer, d'autant plus que chez la princesse, elles étaient toujours intenses, vibrantes, contagieuses.
Il y avait alors une lumière incroyable chez elle, et dans ces moments ce petit quelque chose qui attirait les autres explosait soudain au grand jour, les aveuglait... puis disparaissait presque aussitôt. Mal aimait songer qu'en être témoin était comme regarder le soleil se faire avaler par de lourds nuages. Les rayons disparaissaient, étouffés, cachés, invisibles. La lueur qui restait, terne et fade, se montrait une pâle imitation.
Il avait bien fallu toutes ces années pour que Mal comprenne qu'imiter, c'était ce que faisait Evie chaque jour, que c'était pour ça qu'elle observait tant le monde autour d'elle, passait tellement de temps à interagir avec les autres, à décrypter leurs comportements et leurs réactions. Pour les copier, pour se fondre parmi eux, pour les tromper.
Et parfois, c'était comme si Evie pouvait voir Mal mieux qu'elle-même, et elle se demanda ce qu'elle pouvait bien percevoir.
« Elle a recommencé après l'incendie chez Cruella. Et l'année passée, après Jafar. »
Mal voyait le lien elle aussi, elle le voyait très clairement d'autant plus que les deux autres fois avaient été semblables. Elle se souvenait des mots de Maléfique, invectivant sa faiblesse, essaya de ravaler la rage qui couvrait la peur, elle se demanda si le dégoût et la colère qu'elle ressentait étaient dirigés plutôt vers elle ou vers sa mère.
« Je retiens jamais la leçon, » souffla-t-elle amèrement, les yeux baissés. « Il faut croire que je suis vraiment stupide. »
« Pas stupide, non, » murmura Evie en tendant la main vers son visage, et le cœur de Mal s'arrêta un instant.
Elle releva rapidement le regard mais n'arrêta pas son geste, et Evie garda ses yeux dans les siens alors qu'elle passait une des mèches de Mal derrière son oreille. Ses doigts s'attardèrent un peu dans ses cheveux, puis descendirent sur son cou et se retirèrent.
Le ventre serré, Mal espéra que le changement dans sa respiration n'était pas aussi évident qu'elle le soupçonnait. Bon sang, il fallait vraiment qu'Evie arrête de faire des choses comme ça, qu'elle arrête de la regarder comme ça, et depuis quand était-elle aussi proche d'elle ?
Elle put voir le moment où Evie s'apprêta à s'éloigner, dans tous les sens du terme, et quelque chose paniqua à l'intérieur d'elle. Sa main se referma autour de celle d'Evie entre elles, et sa surprise devait faire miroir à celle qui habilla pendant une courte seconde le visage en face d'elle.
La peau d'Evie était froide comparée à la sienne, comme toujours, et elle ne put s'empêcher de la serrer un peu plus dans l'espoir de la réchauffer. Il y avait une nouvelle émotion dans le regard noisette, quelque chose d'à la fois tendre et dangereux sur son visage, et sa beauté fit dérailler quelques-uns de ses battements de cœur, son souffle se coinça quelque part en elle.
Ce ne fut pas comme si elle ne l'avait pas vu venir, comme si elle n'aurait pas pu l'arrêter. Evie hésita et lui laissa tout le temps de l'éviter mais Mal n'en fit rien, elle se contenta de garder sa main dans la sienne, et de fermer les yeux quand les lèvres d'Evie se posèrent sur les siennes.
Et il y aurait sans doute eu beaucoup à dire sur les frissons qui la parcoururent, sur la façon dont son corps réagit, sur l'explosion d'émotions dans son cœur. Au milieu de toute cette exaltation soudaine, une part d'elle aurait aimé que ce moment ne s'arrête jamais.
Mais comme toute bonne chose dans leur existence, ce baiser ne dura qu'un instant.
Et alors qu'Evie se redressait, que Mal lui lâchait la main, le monde se referma sur elles, la peur revint et Mal prit quelques secondes pour maîtriser sa respiration, pour mettre ce souvenir dans une précieuse petite boite qu'elle rangea quelque part au creux d'elle, dans un endroit secret.
Le regard d'Evie était dans le sien de nouveau, elle avait retrouvé son habituelle neutralité, l'étincelle n'était plus là mais difficile de savoir si c'était parce qu'elle avait disparu ou si elle était simplement cachée par un masque.
Mal résista à l'envie de poser ses doigts sur ses lèvres.
Elle l'avait embrassée... !
Où est-ce qu'Evie trouvait tout ce courage ?
« On ne devra jamais recommencer, » murmura-t-elle fermement, sans bouger, et Evie hocha la tête.
« Je sais. »
L'idée même que quelqu'un sache, que quelqu'un le découvre,... La terreur la prit à la gorge un instant, menaça de l'étouffer.
Elle avait vu ce qu'ils faisaient aux gens comme elles. Elle ne voulait pas finir comme ça et elle ne voulait surtout pas qu'Evie finisse comme ça et la simple pensée que...
Non.
Elles risquaient déjà bien assez sans en rajouter.
Ça ne devait plus jamais arriver.
O
