V

Le jeu est toujours truqué


« My past has tasted bitter for years now
So I weild an iron fist
Grace is just weakness
Or so I've been told »

-I'll be good, by Jame Young


Sam retint un soupir qui aurait été tout sauf professionnel.

Carlos avait l'air nerveux, mais moins terrifié que lors de leurs premiers échanges, et pourtant il était clairement à deux doigts de quitter le bureau.

Elle décida donc de ne surtout pas aborder les sujets qui lui brûlaient les lèvres, comme les cicatrices ou sa possible attaque de panique en cours d'arithmétique. La confiance n'était pas encore installée entre eux.

« Est-ce que tu es certain qu'il n'y a rien dont tu souhaites parler aujourd'hui ? Aucune question ? Sur les cours, ou le quotidien à Auradon par exemple ? »

Il haussa les épaules, resta accroupi sur le sofa, proche de la porte, et continua à observer autour de lui.

« Cela fait plusieurs jours que tu vis dans l'école. Est-ce que tu as fait de nouvelles rencontres ? »

« On a vu la fille de Marraine aujourd'hui. »

« Oh ? »

Enfin ! Cela faisait dix minutes, et bien que poser une ou deux questions en début d'entretien était toujours une bonne façon de démarrer, elle ne voulait surtout pas qu'il assimile leur temps ensemble à des interrogatoires. Ce n'était vraiment pas le but.

« Jane, » précisa-t-il. « Vous saviez que c'est une sans-nombril elle aussi ? »

« Oui, » acquiesça-t-elle, retenant son amusement face au qualificatif. « À l'époque, la presse en a parlé. Mais je ne l'ai jamais rencontrée. »

« Elle est comme nous. »

« Que veux-tu dire par là ? »

« Ils l'ont créée. »

« Elle est née de la même façon que vous, oui. »

« Elle n'est pas née, » contredit-il immédiatement. « Elle a été créée. »

C'était inattendu, mais il y avait clairement beaucoup à analyser là-dessous.

« La magie vous a fait apparaître, » confirma-t-elle prudemment, et le garçon souffla, irrité.

« Ils se sont réunis et ont parlementé jusqu'à convaincre assez de gens, ils ont donné un bébé à Marraine pour la faire taire, et après ils nous ont créés et nous ont balancés là-bas. »

Elle ne savait pas si ce qu'il disait était vrai quant à Marraine, mais les émotions qu'il dégageait, la colère grondante dans sa voix, la rancœur, tout ça était foncièrement honnête et brut. Elle hocha la tête pour montrer qu'elle l'écoutait.

« On n'avait rien demandé. »

« Non, c'est vrai, » acquiesça-t-elle doucement.

« Pourquoi avoir fait ça ? Ça n'a aucun sens. Ils ont enfermé tous les criminels sur une île stérile et ils les affament, les laissent s'entretuer,... La chose logique aurait été de les rendre tous aussi stériles que la terre et d'attendre qu'ils meurent, non ? »

« J'ignore pourquoi ces choix ont été faits, Carlos. Je n'ai pas ces réponses. »

« Je réfléchis à voix haute. »

« Je pense qu'il serait bon que tu poses ces questions aux personnes qui en détiennent les réponses. À Marraine, par exemple. »

« Elle a été achetée. »

« Alors au prince. Il pourrait transmettre tes questions au roi. »

« Non. »

« As-tu peur de sa réaction ? »

Carlos se balança légèrement sur ses pieds, les sourcils froncés.

« Ce que vous avez dit, sur le fait que ce que je dis ici reste entre nous deux... »

« C'est la vérité. La seule chose qui me pousserait à briser le secret professionnel serait de percevoir que tu es en danger ou que quelqu'un d'autre l'est. En dehors de ça, nous sommes ici pour toi. Pour que tu aies un endroit sûr où parler. Pour que je puisse te guider si tu en as besoin. »

« Votre roi nous envoie les restes que ne veut pas son peuple, leurs affaires usées, leurs déchets, leurs restes de nourriture, des légumes à moitié moisis, des ingrédients périmés, des boîtes de conserve souvent passées, et il y en a pas assez pour tous. Et vous voudriez que j'aille lui demander pourquoi il fait ça ? C'est évident, non ? Par vengeance. Il n'est pas différent de ceux qui sont sur l'Île. C'est juste un vainqueur, alors il est dans le camp des héros. »

Il lui fallut tout son entraînement pour ne pas réagir à ces informations, et elle pouvait comprendre comment l'adolescent réfléchissait avec ces indications.

Mais ce n'était clairement pas ce qu'elle avait lu dans les rapports qui lui avaient été confiés, et elle était certaine que ce n'était pas la nourriture qui était sur les cargos. La réaction de Marraine et des royaux avait été parlante. Sam ne savait pas pourquoi il y avait deux versions, ce n'était vraiment pas sa place de s'en enquérir, mais les malentendus risquaient de grandement freiner l'intégration des enfants à Auradon, et donc également leur guérison.

« Est-ce que c'est la seule raison de ta réluctance ? »

« Ce n'est pas suffisant pour vous ? »

« Tu as dit que se nourrir sur l'Île était difficile. »

« On a de bons systèmes digestifs, ça c'est sûr. Et depuis que je suis avec Mal et les autres, ça va en général. On mangeait pas beaucoup, mais être un lieutenant garantit un minimum. On a le réseau et les moyens de trouver de la nourriture, de la prendre aux autres s'il y a urgence. C'est la loi du plus fort. Mais on doit aussi s'assurer que les membres de la bande ont de quoi survivre, alors parfois faut faire des choix, ne rien manger un jour ou deux pour garder le pouvoir. »

« Tu as toujours été avec Mal ? »

« Non. Elle est venue me trouver quand on avait onze ans. M'a demandé de devenir son lieutenant. J'ai pas hésité. Elle avait une réputation, et être dans une bande c'est inespéré, surtout à cet âge. Mais Mal bâtissait déjà la sienne. »

« Et avant Mal ? »

« J'étais seul. »

« Avec Cruella ? »

Il haussa les épaules et resta silencieux.

« Et Evie et Jay ? »

« Jay était déjà avec Mal. J'avais rencontré Evie brièvement quand on était plus petits, mais elle a rejoint la bande quand on avait douze ans. »

« Et dans la bande, est-ce qu'il y a d'autres personnes dont tu te sens proches ? »

Il fronça les sourcils.

« Je comprends pas. »

« Est-ce qu'il y a d'autres jeunes avec lesquels tu apprécies passer du temps, comme avec Mal, Jay et Evie ? »

« C'est différent. Je dois veiller à ce que les autres fassent bien leur travail, à ce qu'ils ne causent pas de problème et n'en aient pas. Je ne les connais pas très bien, je sais seulement ce qu'ils peuvent apporter selon les circonstances. »

« Est-ce que tu aurais envie de plus les connaître ? Tu as passé des années à côtoyer certains membres, je suppose. »

« Non. Y en a dont j'apprécie les talents, mais je n'aurais pas envie de passer du temps avec eux juste pour passer du temps. On n'a d'ailleurs pas vraiment le luxe d'avoir du temps à perdre. C'est pas comme ici. Là-bas y avait toujours quelque chose à faire ou à préparer, les seuls moments de répit, c'était la nuit, et encore, seulement parfois. »

« Mais c'est différent avec Mal, Evie et Jay. Avec eux, tu passes du temps. »

« Parce qu'on doit travailler ensemble pour garder le territoire. »

Il sauta au sol alors, se redressa, alla vers un placard, parcourut de la main les objets s'y trouvant. Il se tenait de sorte à ce qu'elle reste dans son champ de vision, mais le simple fait qu'il explore un peu et lui parle ainsi montrait qu'il commençait à moins se méfier d'elle, ou du moins à ne plus chercher de piège. Elle ne représentait pas une menace immédiate pour lui.

Et le fait qu'il ressente ainsi le besoin de bouger, de s'éloigner montrait qu'elle venait de toucher quelque chose du doigt. C'était très parlant qu'il s'agisse des trois autres plutôt que du roi ou de la situation sur l'Île. Mais ça voulait aussi dire qu'il risquait de se refermer, alors elle opta pour un nouvel angle.

« Alors Mal est la capitaine, c'est ça ? »

« Oui. »

« Elle te donne des ordres. »

« Oui. On monte les plans ensemble, mais elle choisit les opérations et elle a le dernier mot sur tout. »

Elle avait tellement de questions sur cette histoire de bande et d'opérations et sur l'Île, mais elle n'était pas là pour ça.

« Qu'est-ce que tu ressens par rapport à ça ? »

« À quoi ? »

« Eh bien, elle décide de tout, non ? »

« C'est sa bande, » répondit Carlos en fronçant les sourcils. « Et elle sait ce qu'elle fait. Et si jamais un jour elle déconne, c'est notre rôle de l'arrêter. »

« Est-ce que ça lui arrive souvent ? »

« Jamais, » défendit-il, et il y avait une sorte d'indignation mêlée d'avertissement dans son ton. « Mal est respectée. Et pas juste parce que c'est l'héritière de Maléfique. Mais parce qu'elle est compétente. »

« Tu l'estimes beaucoup. »

Une seconde de pause.

« C'est ma capitaine. Je suis vivant grâce à elle. »

« Alors ce que tu ressens, c'est plutôt de la gratitude. »

Il sembla frustré.

« Nous sommes alliés. »

« Est-ce que tu ressens de la gratitude envers Evie et Jay ? »

« Oui. »

« Pour les mêmes raisons ? »

« Oui. »

« Parce que tu es vivant grâce à eux trois. »

« Parce qu'ils sont vivants. »

Elle ne s'attendait pas à autant tout de suite, et elle retint de justesse sa réaction. Carlos eut l'air effrayé un instant, comme s'il venait de révéler son pire secret, puis afficha un air de colère qu'elle fit semblant de ne pas voir.

« Tu as dit que tu n'avais pas d'amis, la dernière fois. Que l'amitié n'existe pas sur l'Île. »

« Oui. »

« Pas du tout ? »

Il ouvrit la bouche pour répondre, puis la referma, le regard dédaigneux. Elle venait de toucher quelque chose là aussi.

« Qu'est-ce que l'amitié pour toi, Carlos ? »

« Quelque chose pour les faibles. »

« Pourquoi ? »

« Parce que les méchants n'ont pas d'amis. Les méchants peuvent sacrifier tout le monde, et ceux qui ont des amis en sont incapables, parce qu'ils sont faibles. »

« Est-ce que tu es un méchant, dans ce cas ? »

« Je suis mauvais, oui. On l'est tous. On ne serait pas au contrôle d'un territoire si c'était pas le cas, on serait pas respectés si c'était pas le cas. »

« Tu as hésité quand je t'ai demandé si l'amitié existait sur l'Île. Est-ce que tu penses que certains ont des amis ? »

« Je crois. Comme chez les pirates ou les Facilier. Ou même dans notre bande. »

« Tu penses qu'avoir un ami est quelque chose pour les faibles. Mais tu ne m'as pas dit ce qu'était l'amitié. »

« C'est... un sentiment ? Quelque chose de positif. De bon. C'est... quand quelqu'un est attaché à quelqu'un d'autre. Qu'ils s'entendent bien. Qu'ils aiment passer du temps ensemble. Qu'ils se protègent. »

Elle hocha la tête.

« Pourquoi penses-tu que c'est positif ou bon ? Est-ce que deux méchants ne peuvent pas apprécier passer du temps ensemble ? Rigoler de leur passé ? S'entendre et se protéger ? »

Il eut l'air perdu, debout, figé dos à la commode. Il prit quelques secondes pour réfléchir.

« Non. Les méchants ont des alliés. On peut trahir ses alliés, même si ça a des conséquences. On ne peut pas trahir ses amis. »

Oh, c'était si innocent...

Comme les mots d'un jeune enfant dans la bouche d'un adulte trop mûr.

Comme si pour lui, ceux qui avaient des amis étaient forcément bons, et que les gentils étaient incapables de trahir, incapables de faire du mal. Ce qui contredisait complètement le début de leur entretien, mais il n'en avait pas conscience, ou ne pouvait pas confronter les deux idées sans risquer de fendre son bouclier.

La structure sur laquelle avaient été basées ses convictions était binaire, viscéralement ancrée dans son besoin de survivre, d'être fort et intégré à un système qui semblait très rudimentaire. Une hiérarchie, des règles qui avaient apparemment des conséquences si elles étaient enfreintes, et une consigne de vie.

Ne pas être bon.

Parce qu'être bon signifiait être faible (être une cible peut-être), qu'il avait dû être témoin de violences faites à d'autres montrant ce genre de sentiments, ou alors il avait lui-même souffert après avoir eu un comportement perçu comme étant contraire à l'Île. Sans doute aussi avait-il dû entendre ce genre de discours toute son enfance.

Casser cette structure ou la mettre à mal briserait aussi les défenses inconscientes qu'il avait mises en place dans son esprit pour se protéger, pour se cacher du reste du monde.

Des défenses parfois aussi simples qu'un vocabulaire perçu comme sécuritaire.

« Evie, Jay et Mal sont des alliés. Et le reste de la bande ? »

« Ils peuvent l'être. Mais c'est plus comme une armée. Des acolytes. »

« Ce qui veut dire qu'ils peuvent être sacrifiés ? »

« On a un devoir de protection. Mais s'ils sont tués pour réussir la mission, ça fait partie des risques. »

Ouah, tués ?

Carlos n'avait pas changé d'émotion, pas bougé, il était sincère, ça n'avait même pas été quelque chose sur laquelle il avait hésité.

Qu'est-ce qu'il se passait sur cette île ?

« En quoi Jay, Evie et Mal sont-ils de bons alliés pour toi ? »

« On est complémentaires. »

« Dans vos compétences ? »

« Dans tout, dans nos caractères aussi. On a traversé beaucoup de choses ensemble. On est complémentaires, et on est pareils. »

« Pareils ? »

Il ne parlait pas seulement de leur origine, et il refusa de répondre en se rendant compte de ce qu'il avait dit.

« Est-ce que tu veux me parler d'eux ? »

Un haussement d'épaules fut sa seule réponse.

Elle commençait à le perdre, il se refermait.

« Avant qu'on arrête pour aujourd'hui, j'aimerais que tu me dises quelque chose, que tu partages un souvenir avec moi si tu le veux bien. »

Il avait l'air méfiant, mais il hocha la tête.

« La dernière fois que tu t'es senti heureux, qu'est-ce que tu faisais ? »

Il y eut quelques secondes d'inertie, et il détourna le regard. Il réfléchissait. Puis il baissa la tête.

« Je ne sais pas. »

« Tu ne te souviens pas ? »

« Non. Je ne suis pas sûr de savoir ce que c'est, heureux. Joyeux, oui. Mais comment on sait qu'on est heureux ? »

Oh.

« Quand on se sent bien. En sécurité. C'est une sorte de joie qui est plus douce, plus durable aussi. Est-ce que tu as déjà ressenti ça ? »

Il laissa quelques secondes s'écouler encore, ses yeux sur le sol.

« Jamais. »

« Et joyeux ? »

« La semaine passée. Juste avant de venir à Auradon. »

« Parce que tu allais venir ici ? »

« Non. C'était le matin. Et quand je me suis réveillé, Jay dormait encore. Il ronflait. Il ronfle que quand il n'a pas fait de cauchemar. Mal dessinait, assise sur un matelas. Et Evie lisait à côté d'elle en fredonnant. Elle respirait bien. J'ai ressenti de la joie à ce moment-là. »

Il avança vers la porte, attrapa son sac, et sans un regard ou un au revoir, il quitta le bureau.

Sam se permit de souffler doucement, s'affala dans son fauteuil, et se demanda si les prochains entretiens seraient aussi denses.

Elle ne savait pas ce qui avait poussé Carlos à lui parler, peut-être le fait qu'elle n'avait rien dit sur l'incident du matin, ni fait de remarque sur ses cicatrices en évidence.

En tout cas elle avait de quoi réfléchir jusqu'au prochain entretien, en commençant par les derniers mots de Carlos.

Les enfants vivaient-ils ensemble ? Elle nota qu'il avait mentionné que Jay avait des cauchemars occasionnellement, que Mal dessinait, et sa remarque sur Evie... Elle respirait bien ? Avait-elle été blessée ? En danger ?

Elle avait besoin d'un café.

O

Le noir. Le froid. La poussière.

Combien de temps ? Un jour ? Deux ? Beaucoup plus ?

Elle ne sait pas. Elle perd trop vite la notion du temps dans le cachot. Elle essaye de se concentrer, de créer les rues de l'île dans son esprit, les visages des gens, leurs voix, de se rappeler des dernières choses qu'elle a lues ou dessinées ou vues, tout pour ne pas penser au noir, pas penser à la faim, à la soif, au fait qu'elle est enfermée, encore, qu'elle ne peut pas sortir, elle est vulnérable, elle voit rien, elle est faible, elle a des crampes au ventre, elle ne peut pas sortir.

(Faites-moi sortir, faites-moi sortir, j'ai faim, j'ai soif, je veux pas mourir comme ça, pitié, faites-moi sortir, je recommencerai pas, je suis désolée, je recommencerai plus –)

Ne pas y penser, surtout ne pas y penser.

Elle dort aussi. Beaucoup. Essaye d'économiser le peu d'eau qu'elle a.

Et puis vient le moment où elle entend les pas empotés des gobelins. La clé dans la porte. La délivrance, après un jour, trois, huit, des mois ?

Elle se lève sur des jambes tremblantes, la tête trop légère. Ils ne disent jamais rien dans ces moment-là. Ils ralentissent leurs pas pour qu'elle puisse les suivre. Il y en a toujours un derrière elle quand elle monte les escaliers. Ses yeux brûlent, elle est éblouie par la faible lumière.

Puis Maléfique. Se tenir droite, rencontrer son regard avec défiance. Toujours. Se montrer forte, pas affectée, tout va bien.

Le rictus sur le visage de la fée, son expression condescendante. Elle lâche sa dague et son sabre à ses pieds.

(Non, non, s'il te plaît, non, je vais pas y arriver, je tiens à peine debout, pitié, pitié –)

Tout va bien, elle est forte, elle n'a pas peur, les dragons n'ont pas peur, les dragons ne sont pas faibles.

Un garde, sans visage et sans nom – c'est mieux sans visage et sans nom, ne pas penser, ne pas réfléchir.

Ses mouvements à elle trop lents, presque maladroits, les mains qui tremblent de faiblesse, et ses muscles...

L'épée de l'autre qui mort sa peau, qui la déchire, un coup dans ses côtes, la douleur qui la réveille.

Ses instincts qui prennent le dessus.

(Pas comme ça, pas comme ça, elle ne va pas mourir comme ça, putain, pas comme ça –)

Sa magie qui s'éveille, réflexes plus aiguisés, elle est petite, agile, elle le prend par surprise, il s'écroule en manquant l'entraîner et son sabre glisse hors du corps et luit rouge.

Maléfique se lève, hoche la tête, quitte le hall.

Elle attend pour être certaine qu'elle ne reviendra pas, la vue trouble, le soulagement la fait presque vomir mais il n'y a plus rien depuis longtemps dans son estomac et elle est libre.

Elle tombe lourdement à genoux, les armes quittent ses doigts, il y a une bouteille d'eau devant elle, du pain sec, une boite de conserve, des fruits presque murs,... Les gobelins ont dû avoir une belle prise ces derniers jours.

Ils ne disent toujours rien mais ils restent là, la surveillent, la pincent et la bousculent quand les vertiges manquent se transformer en inconscience.

Une fois qu'elle a mangé, elle va se laver, se change et s'équipe, encore faible, encore pathétique.

Mais elle a survécu, et elle doit récupérer, il faut qu'elle aille au repaire, elle pourra dormir là-bas, reprendre des forces, elle pourra avancer là-bas.

Je donnerai plus la prochaine fois, je donnerai deux rations, je –

Mal la pousse dehors en ignorant sa complainte, plante sa dague dans sa main, la femme hurle, pleure, se recroqueville. Alors elle se détourne d'elle, renverse la table, laisse les gobelins récupérer tout ce qui peut servir, tout ce qui a de la valeur dans leur société, et détruire le reste. Il va être difficile pour les gens vivant ici de s'en sortir après ça, de rassembler de nouveau tout le nécessaire. C'est ce qui l'en coûte de ne pas obéir à Maléfique.

Elle observe, avise des livres dans un coin, des livres avec peu de texte, avec plein d'images, il y a un drôle d'objet à côté, une créature bizarre, dans une matière étrange et molle, elle s'en approche, sent le regard de la femme qui pleure au sol et les observe à travers la porte ouverte, sa main blessée pressée contre sa poitrine,...

Il y a une faiblesse ici, dans ces livres, dans la créature molle. C'est un animal, un chat, il est bleu, le tissu est doux, il est un peu sale et usé, une de ses oreilles est toute abîmée (mâchée ?), et lorsqu'elle le prend, les yeux de la femme brillent.

Faiblesse.

La main de la femme ne fonctionnera plus jamais correctement, Mal sait où elle a planté sa dague, sa main ne marchera plus jamais correctement et cette femme est une couturière. Elle était seule quand ils sont arrivés, les autres habitants absents, alors c'est elle qui a payé le prix de leur désobéissance – mais il y a bien trois brosses à dents et deux lits dans la petite pièce du fond, deux lits, un grand et un petit, et sur le petit il y a un autre livre avec beaucoup d'images, et il y a des dessins accrochés au mur (seulement trois couleurs, jaune, bleu et vert), et dans ces dessins, il y a un chat bleu.

Faiblesse.

Mal sort de la petite maison avec les gobelins, met un violent coup de pied dans l'abdomen de la femme frêle toujours au sol, lâche le chat bleu et les dessins qui tombent par terre devant elle et craque une allumette. Elle carbonise la créature douce et molle et ses représentations enfantines, et les larmes dans les yeux de la femme n'ont rien à voir avec la douleur. Mal lui tourne le dos et s'en va et les gens détournent les yeux sur son passage, les gens évitent de croiser son chemin, les gens baissent la tête.

Elle prétend que les sanglots de la femme ne résonnent pas dans son esprit.

Le pouvoir est tout ce qui compte.

Il y a du sang sur ses mains, un corps enchaîné au mur, une profonde fatigue jusque dans ses os, elle tremble –

Les dragons ne tremblent pas.

Les dragons sont puissants.

Il y a du sang sur les mains de Jay.

Il y a un froncement entre ses sourcils et un tressautement dans sa mâchoire.

Il y a un garçon qui gémit faiblement et pleure recroquevillé au sol en disant qu'il ne recommencera plus jamais, qu'il ne trahira pas la bande, qu'il ne voulait pas, il le jure, il a compris...

Jay hoche la tête, l'enjambe et rejoint Mal pour quitter la rue. Mal se détourne du gamin tuméfié pour le suivre, satisfaite.

Le pouvoir s'obtient par le contrôle.

Il y a du sang sur les mains de Carlos.

Il y a un rictus cruel au coin de sa bouche et une lueur désespérée dans ses yeux.

Il y a un homme inconscient au sol, et la pluie coule rouge le long du béton poussiéreux et craquelé.

Ce nordiste ne tabassera plus un de leurs gamins s'il ne veut pas qu'il lui arrive pire.

Mal fait signe à Carlos de la suivre.

Le pouvoir s'obtient par la force.

Il y a du sang sur les mains d'Evie.

Il y a un petit sourire charmant sur ses lèvres et des étoiles éteintes dans son regard.

Il y a une fille qui ne bouge plus au sol, les yeux grands ouverts et vides, un couteau planté dans sa main, un couteau planté dans sa cuisse, un couteau planté dans son cœur.

Briser les règles a des conséquences.

Mal sait que le message passera largement.

Le pouvoir s'obtient par la peur.

Il y a du sang sur ses mains.

Celui de Jay.

Celui de Carlos.

Celui d'Evie.

Il y a du sang sur leurs mains à tous.

Le pouvoir s'obtient en l'arrachant.

S'ils ont du pouvoir, ils s'en sortiront. Ils survivront.

Ils se vengeront.

Tout le pouvoir sera à eux alors.

Mal prétend que les mots n'ont pas un goût amer.

Avec tout ce pouvoir, que feront-ils ?

« Pitié. Ayez pitié ! »

« Tue-le, Mal ! »

Il y a du sang sur ses mains.

Il y a un cadavre enchaîné au mur et du sang sur ses mains.

« Très bien, Mal. Très bien. »

Il y avait une prière sur les lèvres du cadavre qui n'a pas été entendue, et elle a du sang sur les mains.

Elle n'est pas sûre que c'est ce qu'elle voulait.

Mais les dragons n'ont aucune faiblesse.

« Comment oses-tu, Mal ? Je t'avais prévenue, me semble-t-il ! Tu crois encore que tu peux t'opposer à moi ? Tu es pathétique. »

(Non, non, pitié, je ferai ce que tu veux, pitié, pas ça –)

« Qu'as-tu à dire ? »

Elle ne dit rien, surtout rien, pas de faiblesse, elle garde le silence, reste défiante.

(Pas ça, tout ce que tu veux mais pas ça, pitié, je t'en prie, je ferai ce que tu veux –)

La douleur est atroce, elle tombe à genoux au bout de deux secondes (faible), elle hurle au bout de cinq, mais ça ne s'arrête pas, ça ne s'arrête pas, ça ne s'arrête pas –

Elle n'a aucun pouvoir.

O

Mal n'avait pas l'intention de jouer les gentilles ce jour-là face à la psychologue.

Elle s'était réveillée en sursaut un peu plus tôt, le cœur battant, le regard sombre d'Evie sur elle. Son mal de tête restait présent et diffus, même après la douche chaude qu'elle avait prise.

Ce n'était pas une belle journée sous le soleil d'Auradon.

« Nous ne sommes pas obligées de parler si tu n'en as pas envie, Mal. Tu sais que tu peux partir. »

Elle supposait que son entrée sans bonjour, ses bras croisés, ses pieds sur la table basse et son expression fermée devaient avoir légèrement indiqué à Prim son humeur.

Mais hors de question qu'elle se défile. Ce serait montrer une faiblesse.

« On peut parler, » contredit-elle en haussant les épaules.

« Est-ce qu'il y a un sujet que tu souhaites aborder ? »

« Pas spécialement. Enfin, on pourrait parler du fait qu'apparemment même la Bonne fée d'Auradon est corruptible, ce qui je l'avoue m'amuse un peu. Le seul problème c'est que bizarrement elle ne bascule dans ses travers mauvais que lorsque les conséquences retombent sur les méchants. »

« Toi et les autres ? »

« C'est plutôt ironique d'ailleurs. Je pensais que seule Maléfique était une fée noire. Peut-être que les autres savent mieux se déguiser. »

« Je ne peux pas dire que je suis au courant de ce que tu évoques, Mal. Mais je peux te dire la même chose qu'à Carlos. Peut-être que tu devrais parler de tout ça avec Marraine. »

« Oh, on en a parlé. »

« Vraiment ? »

Mal garda le silence. Prim hocha la tête, et elle sut qu'elle changeait de sujet.

« J'ai cru comprendre que tu avais un rôle important sur l'Île. »

Mal ne put empêcher le petit rictus de s'afficher sur son visage.

« Je suis la capitaine la plus puissante de l'Île. »

« Et Evie, Carlos et Jay sont tes lieutenants. »

« Exact. Je les ai choisis parce qu'ils sont compétents dans ce qu'ils font. »

« Tous les capitaines ont des lieutenants ? »

« Ils en ont un. »

« Et tu en as trois. »

« J'ai plus de gens. Plus de territoire. D'autres choses à faire. »

« D'autres choses ? »

« Les capitaines ne sont pas chefs de territoire. Ils doivent obéir aux chefs – ce sont les adultes. »

« Donc les capitaines ont tous ton âge ? »

« Certains sont un peu plus vieux, il y a des gens qui ont eu des enfants dès la deuxième année d'emprisonnement sur l'Île. Donc les enfants les plus vieux ont dix-neuf ans, et les adultes les plus jeunes doivent avoir dans les... quarante, quarante-cinq ans ? Mais oui, les capitaines sont de la nouvelle génération, la plupart des membres des bandes aussi même si on a de rares adultes dans nos rangs. Ils peuvent être utiles parfois. »

« Et les capitaines sont sous les ordres de leur chef de territoire. »

« Je dois répondre aux ordres de Maléfique. Parfois je dois travailler pour elle. Je contrôle les frontières et fais respecter l'ordre sur le territoire. Mais Maléfique veille à ce que tous paient leurs taxes et respectent ses règles. Et si un autre chef cause des problèmes, elle a quelques hommes pour s'en occuper. Parfois ça suffit pas. Dernièrement elle s'est retrouvée à court de main d'œuvre. Pas moi. Par contre si un problème vient d'un autre capitaine, là c'est à moi d'agir. »

« Tu as l'air de faire ça depuis longtemps. »

« Travailler ? »

« Par exemple. »

« Sur l'Île, on doit être utile. Sinon on est un poids mort. Et on se débarrasse des poids morts. »

« C'est ce qui se serait passé si Maléfique avait pensé que tu ne lui étais pas utile ? »

« Je suis son héritière, je remplis mon rôle. J'ai été entraînée pour ça. Je travaille avec les gobelins et les autres depuis que j'ai sept ans. J'ai commencé à former ma propre bande quand j'en avais dix. »

« Est-ce que tu peux me dire pourquoi ? »

« Pour le pouvoir. Répondre aux ordres de Maléfique est une chose. Devoir supporter les imbéciles qui travaillaient pour elle en est une autre. »

« Les gobelins ? »

« Les gobelins ne discutent pas et ne se prennent pas pour ce qu'ils ne sont pas. Non, je parlais des sous-fifres de Maléfique. Dans ma bande, je donne les ordres. Je décide. »

« Mais dans la limite des ordres de Maléfique. »

« C'est le jeu, » sourit Mal. « Mais c'est l'Île. On triche tous et on ment tous. Le jeu est toujours truqué, le tout c'est de le truquer à son tour et de ne pas être pris. »

« Est-ce que ça arrive ? »

Mal se tendit, la pression derrière sa tempe monta, mais elle garda son sourire et son air arrogant et ignora les souvenirs.

« Comme je l'ai dit, c'est le jeu. »

« Et lorsque tu es prise, que se passe-t-il ? »

le cachot et le noir et la faim et la faiblesse et les combats à mort

la douleur horrible, terrible, un supplice

« Privée de dessert au chocolat, » répondit-t-elle en secouant ses pieds sur la table basse, enterrant encore une fois les souvenirs. Prim ne la prit pas une seconde au sérieux et Mal sourit innocemment. « J'ai fait un peu de lecture. C'est apparemment une punition valable sur le continent. C'est vrai que c'est très méchant. »

Alors Prim se redressa un peu, l'expression neutre et ouverte qu'elle gardait toujours devint un peu plus sérieuse.

« Je pense qu'on devrait prendre un instant pour revoir certaines choses. Je t'ai déjà dit que tu peux partir quand tu en as envie. Mais peut-être n'ai-je pas été très claire sur le but de nos entretiens. »

« On a fait de la lecture sur ça aussi. Sur votre métier. Vous devez déterminer si on est un danger pour les gens de cette école, si on va faire du mal aux gentils héritiers. »

Une lueur s'alluma dans les yeux de Prim qui attrapa son portable. Mal fronça les sourcils.

« Je pense que tu as manqué une partie des détails. Je fais une recherche sur internet pour trouver la définition de psychologue, mon métier. Voilà. Le psychologue est un professionnel de santé dont le rôle est d'offrir à la personne un espace de parole et d'écoute neutre et confidentiel afin de lui permettre non seulement de repérer ses difficultés mais aussi de lui apporter les solutions adaptées dans le but de le conduire vers un mieux-être psychique, émotionnel et relationnel. » Prim reposa son téléphone et releva le regard vers Mal. « Un psy peut aussi faire des évaluations psychologiques, mais ce n'est pas mon seul rôle. »

Mal ne répondit pas. Ce n'était pas parce qu'elle trouvait Sam Prim intelligente et piquante qu'elle allait lui déballer toute sa vie, et elle n'aimait guère les mots utilisés dans la définition.

Elle n'était pas faible, elle n'avait pas besoin d'aide pour gérer quoi que ce soit, elle n'avait pas besoin d'une étrangère dont elle ne savait rien pour se sentir mieux.

Elle allait bien.

Son regard se durcit et elle n'essaya pas de mimer une expression agréable. Prim n'en parut pas troublée, au contraire.

« Tu es capitaine. En tant que telle, tu dois veiller sur les membres de ta bande. »

Mal hocha la tête.

« C'est la règle. »

« Sur tes lieutenants aussi. Alors je peux comprendre ta méfiance, et ton besoin de tester, d'analyser et d'approuver. Tu as des responsabilités vis-à-vis d'eux. Donc j'aimerais qu'on instaure quelque chose pour nos entretiens, si tu veux bien. Pas de mensonge. Si tu souhaites ne pas répondre ou ne pas parler de quelque chose, tu en as tout à fait le droit. Tu peux rester silencieuse, ou dire que tu ne veux pas répondre. Tu peux aussi poser des questions, et j'aurai le droit de ne pas répondre, mais je ne mentirai pas. »

Ça ressemblait à un échange. C'était familier.

« Bien, » dit-elle, parce que c'était ainsi qu'on concluait un accord.

« Pour commencer, je peux te dire ce que Sa Majesté m'a demandé de déterminer lors de nos entretiens. »

Ça devenait intéressant. Mal l'observa, ne sentait pas de duplicité dans ses intentions, alors elle acquiesça.

« Je dois effectivement déterminer si vous pourriez être dangereux pour les autres. Mais il m'a aussi ordonné de déterminer si vous alliez bien. Et dans le cas contraire, je dois faire mon travail. Si je le peux, si vous me le permettez, j'essayerais de vous aider. Voilà pourquoi je suis là. Pourquoi j'ai été recrutée par Ses Majestés. Ensuite, j'aimerais qu'on reparle d'une partie de la définition de tout à l'heure. Les séances sont confidentielles. C'est ainsi que tous les psychologues travaillent. Est-ce que tu connais le mot déontologie ? »

« Non. »

« Il désigne l'ensemble des devoirs et des obligations imposé aux membres d'un ordre ou d'une association professionnelle. Je dois donc les respecter. Je dois entre autres préserver la vie privée et l'intimité des personnes avec lesquelles je travaille en garantissant le respect du secret professionnel. Et comme je te l'ai dit, nul n'est tenu de révéler quoi que ce soit sur lui-même, donc tu peux refuser de parler de quelque chose si tu le souhaites. Ce n'est pas moi qui décide de ce qu'il se passe ici. Nous ne sommes pas là pour moi. Et mes droits et mes devoirs sont déterminés par mon métier, pas par moi-même, ni par le roi. »

« Ce sont des règles. »

« Exactement. »

« Comme les nôtres. »

« Vous les avez plusieurs fois mentionnées. »

« On ne brise pas les règles. Ou il y a des conséquences. »

« Si je venais à briser celles de ma profession, je pourrais perdre mon droit d'exercer et encourir des poursuites judiciaires. »

Mal l'observa pensivement. Elle était en terrain connu soudainement, elle comprenait les échanges, et elle comprenait les règles.

Alors elle fit un signe de la tête. Un accord pour reprendre. Prim le comprit immédiatement.

« Est-ce que toi et les autres aviez un endroit où vous vous retrouviez parfois, loin de vos parents ? »

« Oui. C'est plus pratique. C'est un repaire. On y complote. Quand il est trop tard ou quand j'ai trop de travail, je dors là-bas. »

« Est-ce que d'autres membres y vont également ? »

« Non. Nous quatre seulement. On a réussi à le tenir secret. Personne ne sait où on se repose, c'est plus sûr. »

« Est-ce que vous l'avez construit ? »

« Avec quoi ? Non, c'est un petit immeuble abandonné. Il est près de s'écrouler, personne s'approche de ce coin du quartier, c'est trop dangereux, tout est rouillé ou cassé. Mais on a rétabli l'eau courante et on a un peu d'électricité. Il n'y a plus de chaudière, mais on s'en passe, on a l'habitude du froid. On utilise qu'une grande pièce, et on a condamné les fenêtres. Il y a une petite salle de bains. On a caché l'entrée principale avec un mécanisme et il y a différents pièges, des alarmes aussi. Différentes sorties et entrées cachées. »

« Ça me semble ingénieux. »

« Carlos sait tout bricoler, c'est lui qui a fait la plupart des améliorations. »

« C'est pour ça que tu l'as recruté ? »

« En partie. On avait onze ans, il commençait à être connu. Alors je suis allée le rencontrer. Il m'a plu. Je l'ai embarqué. Il est resté. »

« Tu as l'air fière quand tu parles du repaire. »

« Je le suis, » affirma Mal, parce qu'elle ne voyait absolument pas pourquoi elle cacherait ça. « On l'a depuis cinq ans et il nous sert beaucoup. Un secret tient rarement aussi longtemps sur l'Île. »

« Je vois. »

Mal l'observa un instant. Il y avait une curiosité dans le regard de la psy mais son expression restait égale, sans doute une obligation de sa profession. Elle ne devait pas juger, pas montrer ce qu'elle pensait.

Prenant une décision, Mal attrapa l'épais carnet dans son sac. Il était sale, corné, tâché, il avait survécu à bien des épreuves, et elle veillait à l'avoir toujours sur elle depuis qu'elle était à Auradon (il contenait beaucoup trop de secrets).

Elle le feuilleta rapidement, prenant soin de cacher les pages à la psy, mais Prim n'essayait pas de regarder. Mal était surprise mais elle retint cette preuve d'honnêteté.

« Ça n'a rien à voir avec Auradon, » prévint-elle.

Elle trouva enfin la bonne page. Il y avait différentes vues du repaire, elle l'avait fait peu de temps après la nouvelle de leur départ pour le continent. Elle voulait être sûre d'avoir ce bout de l'Île avec elle – le seul qui lui manquait.

Lorsqu'elle tourna le carnet vers Prim, les yeux de la femme brillèrent.

« Mal, tu as dessiné ça ? »

Mal fronça les sourcils, s'assura que c'était bien la bonne page.

« Oui, » répondit-elle, sans comprendre.

« C'est impressionnant. Tu es très douée. »

Ses tags étaient connus de tous, ses dessins seulement de ses lieutenants.

Elle ne savait pas ce que cette émotion qui se balada dans son ventre était censée être, mais elle ne l'appréciait pas spécialement. De l'embarras, peut-être ?

« Il n'y a pas de cuisine, » remarqua Prim en se redressant.

Mal posa le carnet sur ses genoux.

« Pour quoi faire ? Seuls les pirates cuisinent, ou presque. Dès qu'on a de la nourriture, on l'avale. Elle moisit trop vite de toute façon, on peut pas la garder plus de deux ou trois jours, même les conserves. »

« Les fresques sur les murs et les placards, c'est ton travail ? »

« Oui. »

« Je suppose que les lettres taguées sur les portes veulent dire que vous avez un placard chacun. Et les autres ? »

« Armes. Premières nécessités et outils. Nourriture. »

Prim hocha la tête.

« Il n'y a que deux matelas. »

« Ils sont durs à trouver, ou à échanger. On peut difficilement les voler, et ils ont tendance à moisir à cause de l'humidité alors ils sont précieux, les gens les gardent. »

« Quand vous dormez tous les quatre en même temps là-bas, vous les partagez ? »

« Non. Ils sont trop petits, et c'est pas sûr. Il vaut mieux être éloignés, pouvoir bouger rapidement. Deux dorment par terre, deux sur les matelas. On a un roulement. »

Il y eut quelques secondes de silence, et Prim l'observa un instant, comme si elle se demandait si elle devait dire ce qu'elle avait à l'esprit. Mal se tendit quand elle ouvrit finalement la bouche.

« Tu as parlé de vol. C'est quelque chose qui est courant sur l'Île. »

« Quand les ressources sont comptées et que l'endroit est habité par des méchants, bien sûr que le vol est un art de vivre. »

« Il serait plus simple de partager. »

Mal haussa un sourcil, amusée.

« On ne partage pas. Il y a des accords en place entre les chefs de territoire, pour faire circuler ce qui arrive sur les cargos que les pirates vident. On peut faire des échanges de ressources dans les échoppes et sur le marché, ou on peut échanger à un habitant un service contre une chose qu'on convoite. Et on vole et on pille. »

« Mais tu gères une bande. D'après ce que j'ai compris, il y a des ressources en jeu. »

« Lorsqu'on récupère quelque chose, je me sers. Ensuite mes lieutenants. Les autres ont le reste. C'est une sorte de partage, » admit Mal. « Mais c'est un accord. C'est une règle. Lorsqu'il n'y a pas de règle, il n'y a pas de partage. »

« Et la ressource la plus précieuse de l'Île, c'est l'eau potable et la nourriture. »

« C'est évident. »

Alors Prim se pencha vers elle et pointa du doigt le dessin.

« Il y a un placard pour la nourriture. Vous ne rangez pas celle qui vous appartient dans vos placards respectifs ? »

Faiblesse.

Pourquoi avait-t-il fallu qu'elle lui montre ce dessin ?

Elle pouvait se taire. Elle en avait le droit.

Auradon.

Ils étaient à Auradon. Il y avait des règles dans ce bureau. Rien ne sortait d'ici (ou en tout cas pas les détails).

C'était pas important de toute façon.

C'était pas important.

Tant que Maléfique et les autres ne l'apprenaient pas, il n'y aurait pas de conséquence.

Pas de conséquence ici, à Auradon, pas pour ça.

« Non, » répondit finalement Mal, et elle grimaça presque lorsqu'elle entendit sa petite voix étranglée.

« Vous partagez votre nourriture et votre eau, Evie, Jay, Carlos et toi. Vous partagez aussi les matelas. Vous partagez le repaire, votre refuge. »

Refuge sonnait faux.

Un repaire était un lieu pour les méchants, pour monter des plans machiavéliques et mesquins et horribles.

Un refuge était pour se cacher comme des lâches.

Elle avait envie de nier, de se mettre en colère, d'intimider, mais elle se contint, ne leva pas les yeux, se tut.

Elle en avait le droit.

Prim accepta son silence et parla de nouveau, sa voix égale et douce.

« Vous vous connaissez depuis longtemps. Et vous travaillez ensemble. Un capitaine doit pouvoir faire confiance à ses lieutenants. »

« Nous sommes liés par nos serments. Par les règles. »

« Uniquement par eux ? Tu as dit que tu avais du pouvoir, en tant que capitaine. Ça te donne des responsabilités, et j'imagine du travail. Mais tu dois aussi obéir à Maléfique. Le chef de territoire prime sur le capitaine, c'est la règle, n'est-ce pas ? »

« C'est la règle. »

« Une règle de Maléfique pourrait en toute logique t'empêcher d'agir comme tu l'entends. Elle pourrait te forcer à aller à l'encontre de tes serments ou de tes envies. »

le dos déchiré de Jay, les ecchymoses et le poignet cassé de Carlos, Evie vomissant du sang

Jafar hors limite, Cruella hors limite, Grimhilde hors limite –

« Si tu dois choisir entre protéger un membre de ta bande et suivre un ordre de Maléfique, quel est le choix à faire ? »

Elle n'hésita pas.

« Je dois suivre mon chef de territoire, ou je devrais souffrir les conséquences de ma désobéissance, ma bande aussi potentiellement. »

« Et si tu dois choisir entre protéger un lieutenant et suivre un ordre de Maléfique ? »

Tu crois encore que tu peux t'opposer à moi ? –

« Je dois me plier aux ordres, » répondit-elle après une seconde de trop, et il y avait quelque chose de différent dans sa voix que Prim ne pouvait manquer. Elle serra les poings pour contrôler sa colère contre elle-même, contre les souvenirs.

« Toujours ? Ou est-ce que tu essayerais de tricher pour eux, de truquer le jeu ? »

Bon sang, elle se sentait malade soudain, alors elle avala sa salive, essaya de respirer calmement, c'était rien, c'était rien, c'était rien, elle était à Auradon...

« On est des méchants, non ? Tricher, c'est ce qu'on fait. On l'a tous fait. »

« Contourner les règles, les défier, pour les trois autres ? »

« Pour survivre. »

« Mais il y a des conséquences. »

« On a survécu. »

Elle voulait ranger son carnet, prendre son sac et filer, mais ce serait comme avouer une faiblesse, ce serait comme perdre, alors elle resta figée, attendit, essaya de faire passer la nausée parce qu'il y avait bien eu des conséquences pour chacun d'entre eux et ils ne l'avaient jamais regretté, elle le savait, ils ne pouvaient le regretter quand c'était pour les autres, quand c'était pour que les autres survivent.

Faiblesse.

« Avant de terminer pour aujourd'hui, » reprit doucement Prim, « j'aimerais que tu partages quelque chose avec moi. » Elle s'arrêta quelques secondes mais Mal ne dit rien et attendit. « Est-ce que tu peux me dire ce que tu faisais la dernière fois que tu t'es sentie en sécurité ? »

C'était une blague ? Ou un test ? Sérieusement ?

Mal leva les yeux au ciel alors, prit son sac, rangea son carnet rapidement et sauta sur ses pieds.

« Si j'ai besoin de vous le dire clairement, c'est que vous n'êtes pas très douée, Doc. »

« Mon métier n'est pas de deviner. »

« Vous savez très bien lire entre les lignes. »

« Tu sais que tu n'es pas obligée de répondre, Mal. »

Elle soupira, se dirigea vers la porte et secoua la tête, parce que c'était comme un défi, non ?

Mal ne reculait jamais.

« La sécurité est une chimère. Bonne soirée. »

O

C'était différent, sans Carlos.

Jay était content d'avoir l'occasion de passer du temps à l'air libre et de se défouler, mais être entouré de tous ces gars qu'il ne connaissait pas commençait à le rendre anxieux. Ce n'était pas son environnement habituel, trop de couleurs, de végétaux, de soleil, d'espace. Il y avait trop de sourires et d'accolades et de contacts amicaux.

Beaucoup trop.

Mais au moins il pouvait courir, il pouvait pousser d'autres gens par terre pour se défouler, il pouvait faire des acrobaties. Il s'amusait presque, en fait.

« Fonce, Herk ! »

Le gars passa près de lui à toute allure, le frôla, et dans la zone de danger les canons se mirent en route et soudain... soudain...

Brent et Fanny et Jackson et Barry et Morning et les autres autour de lui, sabres et couteaux à la main face aux pirates, adultes et jeunes, et lui, criant des ordres, et la fatigue, et la pression, et CJ criant ses ordres aussi, et lui face à deux pirates adultes, trois heures de combat dans les bras et les pieds et des blessés et des corps dans les rues, mais il devait tenir, ils devaient bloquer l'avancée pirate, protéger la frontière, mais il perdait des hommes, il y avait du sang sur le sol et au loin des explosions qui résonnèrent jusqu'à eux et une seconde de surprise, de distraction et la douleur dans son flan et –

« Jay ? Jay ! Jay ! »

Il cligna des yeux, pouvait entendre les pas des autres joueurs qui continuaient leur entraînement plus loin, les cris des filles à l'autre bout du terrain, les ordres du Coach Jenkins, le bruit des cross, la balle qui rebondissait contre le métal de la cage, les sons des canons, tout était trop fort, il était cerné, le danger pouvait venir de partout, il fallait qu'il se défende, il devait se défendre, il avait mal, il allait se vider de son sang...

« Jay, ça va ? »

Une main plaquée contre son flan, il se redressa sur des jambes tremblantes, il devait regagner le repaire, trouver les autres, savoir s'ils étaient vivants eux aussi, s'ils avaient réussi, lui avait pu repousser les pirates finalement, ils battaient en retraite, il avait vu CJ donner l'ordre, ils s'en allaient mais Jay commençait à se sentir faible, il perdait trop de sang, il ne pouvait pas rester à découvert, il devait...

« Jay ? »

Une main sur son épaule, le réflexe immédiat, le cri le surprit et finalement une odeur peu familière le ramena à la réalité, son agresseur sentait la sueur et l'herbe et la terre et Jay le lâcha, poussa Ben au sol et le prince tomba sur ses fesses, son poignet douloureux pressé contre sa poitrine avec surprise.

« Jay ? »

Il fallait qu'il se tire de là et vite.

Alors il fit demi-tour, la respiration trop courte, tous les sons alentour trop agressifs. Il se mit à courir, entra dans le vestiaire, mais il faisait trop chaud, il ne pouvait pas respirer, il fallait qu'il respire, il fallait qu'il sorte de là, alors il poussa la porte du fond, courut à travers le couloir, poussa une autre porte, atterrit dans une pièce étrange, circulaire avec des estrades, il faisait plus frais et il retira son maillot trempé et plaqua une main contre son flan. Ses doigts rencontrèrent la cicatrice, il avait survécu, il avait frôlé la mort mais il avait survécu, il se plia en deux, nauséeux un instant, essaya de mieux respirer, le maillot à ses pieds,...

Il avait survécu. Il avait réussi sa mission, il avait survécu, Mal et Evie et Carlos aussi, tous s'en étaient sortis, leur plan avait fonctionné, il avait survécu, avait réussi par pur miracle à rejoindre le repaire dans la nuit, il pouvait encore se souvenir de la douleur, de la faiblesse, de la terreur, des mains d'Evie sur sa peau, de ses doigts dans ses cheveux, sur son front, de ses murmures le rassurant, l'encourageant, lui ordonnant de tenir, il avait survécu et il était à Auradon, à Auradon, à Auradon...

« Euh... Jay ? »

Il fit un bond, se redressa et tourna sur ses talons pour rencontrer le regard écarquillé de Lonnie. Elle avait dû être là quand il était entré, et elle avait un sabre dans une main, qu'est-ce qu'elle foutait avec une arme ? Ses yeux le fixaient, elle se tenait figée à quelques mètres de lui et l'observait avec inquiétude et stupéfaction.

« Ouais, quoi ? » répliqua-t-il sèchement, sa respiration presque sous contrôle une nouvelle fois.

Elle hésita.

« Tu t'es perdu ? » lui dit-elle finalement.

« Quoi ? J'ai pas le droit d'être là ? »

Il observa autour de lui, n'avait pas encore vu cette pièce (l'école était immense, il y avait plein d'endroits qu'ils n'avaient pas encore explorés). Il remarqua des armoiries au mur, les couleurs de l'établissement partout et des armes sur des présentoirs. Des épées et des sabres, en bois et en métal.

« C'est la salle de duel. L'école a une équipe pour la compétition et il y a un cours aussi. »

« D'accord... » répondit Jay, se demandant ce que valaient les armes présentes ici, si elles pourraient remplacer les leurs. « Pourquoi t'es là toute seule ? »

Elle eut l'air prise au dépourvu et pencha la tête sur le côté.

« Je n'ai pas le droit d'être ici. »

« T'as fait un truc pas net et t'es bannie du cours ou un truc du genre ? »

Ses yeux s'assombrirent et elle souffla avec colère.

« Non, je n'ai pas le droit d'être ici parce que je suis une fille. »

« Hein ? »

« À Auradon, le Duel est comme le Tournoi. Réservé aux hommes. Ils doivent avoir trop peur que nous autres pauvres femmes nous blessions avec les bouts pointus. »

Jay sourit, amusé, il songea à Harriet et à CJ et à leur mère, il pensa à Mal et à Evie et se retint d'exploser de rire.

« Et tu crois que tu es capable de ne pas te piquer le doigt ? »

Elle le fusilla du regard.

« Tu obéis aux ordres d'une fille et tu vas me dire que toi aussi tu es sexiste ? »

« C'est différent sur l'Île, c'est différent pour les méchants. Un gros pourcentage de nos membres les plus prestigieux sont des femmes. De votre côté, les femmes ont tendance à être les personnes à sauver, des petites demoiselles en détresse. »

« Une partie de ces femmes qui ont été sauvées sont des survivantes, » corrigea-t-elle froidement. Et Jay n'avait jamais vu les choses comme ça, et il pensa à Carlos, à Evie, à Mal, et il fronça les sourcils. « Et je suis la fille de Mulan Fa Li. »

« Ouais, Audrey a mentionné que ta mère était une héroïne. »

« Ma mère a sauvé des tas de vies en faisant face à l'armée des Huns. »

« Les Huns sont des costauds bien vicieux. »

« Tu... tu les as croisés ? »

« Ceux qui restaient après que ta mère en a eu fini avec eux, j'imagine. Ils ont fait pas mal de dégâts sur l'Île, même s'ils n'étaient qu'une poignée. Une armée de Huns ? Ça doit être carrément l'enfer. Il a fallu des années pour se débarrasser des derniers. »

« Tu veux dire... ? »

« Il y a quelques mois, ouais. Facilier et ses hommes. Disons qu'ils ont eu une opportunité, et ils l'ont saisie. »

Il alla vers un mur, attrapa deux épées en bois et s'empêcha de lever les yeux au ciel. Ils auraient tous un peu moins de cicatrices s'ils avaient pu s'entraîner avec ça avant de passer aux armes létales.

Il en lança une à Lonnie qui l'attrapa avec une aisance prometteuse et haussa un sourcil.

« Montre-moi ce que tu sais faire, » invita-t-il avec un demi-sourire charmeur.

Elle plissa les yeux.

« Tu veux te battre contre moi ? »

« Tu as peur ? »

« C'est qu'ici les garçons n'aiment pas se mesurer aux filles. C'est mal vu. Ce n'est pas galant. »

Il rit un peu et fit tourner l'épée dans sa main.

« Chez moi, ne pas combattre une femme comme si elle était un homme serait la dernière erreur commise par un crétin. Je te préviens, je ne te ferai pas de faveur. »

Une étincelle s'alluma dans ses yeux, un peu de surprise, un peu d'agacement, mais surtout de la détermination. Elle alla poser son sabre en métal plus loin et revint face à lui pour lever l'arme en bois.

« J'accepte ton challenge. »

« Alors allons-y, fille d'Auradon. »

Le regard de Lonnie s'alluma d'indignation et elle attaqua.

Il sourit de plus belle.

O

« Ils sont complètement stupides de ne pas t'accepter dans l'équipe, » souffla-t-il en se laissant tomber sur un banc sur un côté de la salle.

Elle sourit, essoufflée, et se pencha pour attraper une bouteille d'eau. Elle lui en tendit une aussi, qu'il accepta.

« Mais tu m'as battue. C'est toi qu'ils devraient faire entrer dans l'équipe. Même s'il faudrait vraiment que tu lises les règles d'un duel avant toute chose. »

« Des règles ? Dans un duel ? » lui répondit-il comme s'il n'avait rien entendu de plus idiot.

« C'est un sport, alors il y a des règles. Et ta façon de te battre est... peu conventionnelle. »

Il était agile, rapide, fort et aucun de ses gestes n'était superflu. Loin de tout spectacle, de toute poudre aux yeux, chacun de ses mouvements était brutal, vif, destiné à blesser, à vaincre son adversaire. Il usait de diversions, d'acrobaties, de coups bas, de provocations et de feintes dans une combinaison faussement désordonnée.

Lonnie allait avoir plusieurs bleus mais elle ne se plaignait pas. Elle était heureuse d'avoir eu l'occasion de s'entraîner réellement depuis la première fois en bien des semaines, et face à un opposant si différent de ses maîtres d'armes ou de ses amis au pays.

Elle savait que Jay avait certainement retenu ses coups, comme elle il ne l'avait pas frappée aux zones les plus sensibles, et il avait eu deux ouvertures qu'il n'avait pas saisies pour ne pas la blesser.

« Se battre n'est pas un sport sur l'Île, » expliqua-t-il. « Tu utilises tous les moyens à ta disposition pour ne pas perdre. Parce que si tu perds, ton adversaire ne va pas se contenter de te faire un salut respectueux et se tirer. »

Elle fronça les sourcils, essaya de retenir un peu ses questions. Elles lui brûlaient les lèvres depuis que Jay avait surgi dans la salle, paniqué et désorienté. Elle essaya de ne surtout pas regarder ses cicatrices une nouvelle fois, ces nombreuses petites marques sur son torse et ses bras, celle plus inquiétante sur son flan, quant à son dos... Les fines cicatrices semblaient anciennes, et Jay n'était pas bien plus âgé qu'elle, alors...

Elle aurait vraiment aimé qu'il ne reste pas à moitié nu mais il ne semblait pas s'en soucier et elle n'avait pas osé le lui faire remarquer.

« Qui t'a appris à te battre ? » demanda-t-elle plutôt.

Jay sourit.

« Mal. Quand on s'est rencontrés. En échange je l'ai aidée à affûter ses talents de pickpocket. Mais elle n'a jamais réussi à arriver à mon niveau. Et je n'ai jamais réussi à la battre. »

« Mal t'a appris à te servir d'une épée ? »

Ça lui paraissait tellement fou.

« Et d'un sabre, et d'une dague. Et à me battre à mains nues aussi. Je me débrouillais, j'arrivais à me défendre. Mais elle m'a appris à dominer. Fais pas cette tête éberluée. Maléfique est la chef la plus crainte sur l'Île. À ton avis combien de personnes ont essayé d'abattre Mal au cours de sa vie, juste pour agacer Maléfique ? Elle a appris à se défendre avant même de savoir lire. »

De l'abattre ?

Le mot lui serrait le ventre.

L'Île était une prison où les pires méchants étaient censés rester piégés à ne rien faire pour payer pour leurs crimes atroces. Personne n'avait jamais parlé d'une telle violence, d'armes, d'enfants qui apprenaient à sauver leur vie face à des criminels endurcis, de corps couverts de cicatrices, de nourriture en trop petite quantité et d'une qualité médiocre...

Il fallait qu'elle parle à Ben, c'était pas du tout ce que les livres disaient !

Elle vit du coin de l'oeil Jay frotter légèrement la cicatrice rose qu'il avait au flan.

« Je suis désolée si un de mes coups a réveillé une ancienne blessure, » offrit-elle doucement.

Jay se figea.

« Non. C'est pas toi. »

« Ça a l'air d'avoir été grave. »

« J'ai survécu, » dit-il simplement, plus sombre, avant de se lever pour aller ranger son sabre en bois.

« Vous savez tous vous battre, sur l'Île ? »

« Certains n'en ont pas besoin, d'autres sont trop faibles ou trop lâches. Beaucoup préfèrent se cacher ou subir. »

« Mais Mal, toi, et Carlos et Evie... ? »

« On a une bande à diriger. Tu crois qu'ils nous respecteraient si on ne savait pas se défendre ? »

Elle ne voyait pas vraiment Evie ou Carlos se défendre face à quelqu'un comme Jay. Ses doutes devaient être limpides pour lui parce qu'il sourit plus grand, et bon sang il avait vraiment un beau visage.

« Ma façon de me battre est peu conventionnelle, tu as dis, hein ? » Ses yeux pétillèrent. « Sur l'Île, on triche, on trahit, on ment. Tout le temps. Rien n'est jamais droit ou juste. Quand tu seras à la tête de la garde ou de l'armée de ton pays, Li Lonnie, souviens-toi de ça. Ne te fie jamais à rien, et certainement pas aux apparences. Les illusions offrent une excellente défense, mais elles sont aussi des armes terribles. Un méchant ne se bat que pour vaincre, et il usera de tous les moyens à sa disposition pour atteindre ce but. Vaincre ou mourir. Et tu remarqueras que nous sommes tous vivants, tous les quatre. »

Il alla récupérer son maillot et se retourna vers elle, s'inclina de façon joueuse, un petit sourire charmeur aux lèvres.

« Ce fut un plaisir, » lui dit-il. « Le jour où tu décideras de renverser les stupides règles de cette école dorée, envoie-moi une invitation pour que je puisse te voir botter le train de tous ces encouronnés. »

Un clin d'œil et il partit.

Lonnie secoua la tête avec un petit sourire, s'invectivant intérieurement pour avoir senti son cœur faire un bond face au charme du jeune homme.

Puis elle envoya un message à Ben, espérant pouvoir lui parler plus tard.

O

« Jay, je peux savoir où tu étais et ce qu'il s'est passé ? »

La voix glacée de Mal le figea immédiatement. Il ferma la porte de la chambre derrière lui et remarqua l'absence de Carlos.

« Il est avec Evie, ils travaillent, » expliqua immédiatement Mal avec le même ton. « Ben m'a appelée sur mon téléphone. Il m'a dit ce qu'il s'est passé à l'entraînement de leur jeu idiot, et tu étais introuvable. Une explication ? »

Il leva les yeux au ciel en allant vers son lit.

« Il s'est rien passé, Mal, » se justifia-t-il.

« Oh ? » Elle haussa un sourcil, adoptant ce ton trop léger et cette expression trop neutre qui poussaient toujours leurs ennemis à tout avouer. Jay sentit un frisson le parcourir et il lutta pour ne pas détourner le regard. « Tu as fui en courant devant le prince d'Auradon, mais à part ça, tout va mal, c'est ça ? »

« J'ai pas fui en courant ! » gronda-t-il en faisant un pas vers elle, mais bien sûr que ça ne lui fit aucun effet. « C'est juste un jeu stupide, comme tu l'as dit, de toutes façons. J'y retournerai pas. C'était déjà assez dur de pas aplatir ce crétin de fils d'Hercule aujourd'hui. Je vais prendre une douche. »

Mal fut sur son chemin en deux secondes.

« On ne peut pas se permettre d'avoir Ben sur le dos, Jay. On a du travail ce soir, tous les deux, et je dois savoir si tu es opérationnel. »

« Tu me prends pour qui ? » rétorqua-t-il froidement en serrant les poings.

La colère de Mal se retira un peu, et elle émit un soupir qu'il manqua presque.

« Cette putain d'école a un mauvais effet sur chacun d'entre nous, » tempéra-t-elle, et il fronça les sourcils. « Mais on doit s'adapter. C'est pas l'Île ici, il n'y a pas d'espions partout, et on peut se parler... un peu plus librement. » Elle détourna le regard une seconde, et il retint sa surprise. « Je me fous que tu luttes contre je ne sais quelle merde de ton passé, putain on en est tous là, mais on peut pas se permettre de ne pas veiller les uns sur les autres. On est une équipe, on reste une équipe, et on a un travail à faire. Alors pour la dernière fois, qu'est-ce qu'il s'est passé et où est-ce que tu étais ? »

Il serra les dents, savait qu'elle avait raison, et inconsciemment sa main vint se plaquer contre son flan de nouveau.

« Sur le terrain, pendant un instant, tout était trop clair, trop brillant, trop fort. Ça m'a rappelé la Bataille. »

« Okay... Et après ? »

« Je me suis retrouvé dans la salle de duel. Dans l'aile des sports. Il y avait Lonnie. Tu sais que se battre à l'épée est un sport ? Avec des règles et tout. Ils ont même des armes d'entraînement en bois. On a fait un duel avec ça. »

« Sérieux ? »

« Elle était dans la salle à s'entraîner alors qu'elle a pas le droit. Ces crétins de sexistes, je te jure. Tant pis pour eux, elle est plus que capable avec une épée en main, avec un peu moins de respect pour son adversaire elle saurait se défendre honorablement même face aux pirates. »

« Intéressant. C'était ça son talent inconvenant alors. »

« Quoi ? »

« Nan, rien. Bon, ça tombe bien, tu vas pouvoir te défouler. Ce soir, toi et moi on va courir. »

« Courir ? »

« Ouais. Tu sais ce musée historique en ville ? On va y aller en reconnaissance. Voir ce dont on pourrait avoir besoin et quel genre de sécurité il y a. »

« Cool, » dit-il, ravi d'avoir une nouvelle chose sur laquelle se concentrer. Depuis qu'il avait volé ce dont ils avaient besoin, il n'avait plus eu grand-chose d'excitant à faire. « Je me douche et tu me dis le plan ? »

« Et on rejoindra les autres pour manger un peu avant de partir. On devrait pas avoir de mal à se faufiler en-dehors de l'école, les gardes surveillent les entrées, pas les sorties, mais ça fait un sacré chemin jusqu'au musée même s'il est en dehors de la ville. »

« Et vos entretiens, à Carlos et à toi, ça a été ? »

« Ouais. On parlera un peu de ça aussi. »

« Carlos et Evie en sont où ? »

« Me demande pas, ils sont dans la phase où ils marmonnent et n'arrêtent pas de gribouiller des trucs et de tester des idées qui ont une chance sur deux d'exploser avant d'être totalement montées. La technomagie n'arrange pas du tout le côté explosif de la chose. Je sais pas s'ils vont arriver à recréer la machine qui avait ouvert ce petit trou dans la barrière mais eux ont l'air confiants. »

« S'il y a deux personnes qui peuvent arriver à faire ce truc de fou et en si peu de temps, c'est eux. Combien de livres de la bibliothèque ils ont déjà lu sur le mariage entre technologie et magie ? »

« Bien trop, » soupira Mal en se laissant tomber sur une chaise.

« Et pour notre autre problème ? »

« Evie et moi avons quelques pistes. Ça va demander la combinaison de pas mal de potions, encore pas mal d'heures de recherche pour Evie, et quelques ingrédients qu'on ne peut pas trouver facilement. En parlant de ça, il y a un coffre à l'administration. »

« Pardon ? »

« Evie y est allée sous un faux prétexte, pour y repérer les miroirs. Il y en a un seul à l'accueil, et il se trouve qu'il y a un coffre où ils mettent tous les objets trouvés ou confisqués aux élèves. »

« Nos armes ? » demanda-t-il avec excitation.

Elle sourit.

« Probablement. Suffit qu'Evie surveille à l'aide des miroirs au bon moment et on aura la combinaison. Je ferai un sort de duplication, on mettra les faux comme leurre, et on aura récupéré tout ça en moins de deux. »

« Reste à trouver la baguette. À moins qu'on en ait pas besoin ? »

« Les deux têtes pensantes sont formelles. Si on veut que la machine de Carlos fonctionne plus de trois secondes et ait plus de puissance, il nous faut une des baguettes qui ont créé la barrière. Ça explique pourquoi Maléfique tient tant que ça à mettre la main dessus. Va prendre une douche, et oublie pas d'envoyer un message à Ben pour lui dire que tout va bien, cet idiot est capable de s'inquiéter pour nous. »

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Après des heures à travailler sur leurs concepts, Carlos et Evie s'étaient plongés dans des recherches nécessaires à la mise en place de leur plan (quel qu'il soit au final). À présent qu'il était près de deux heures du matin, Carlos était allongé sur le lit de Mal, un livre devant lui, alors qu'Evie debout plus loin s'occupait de réajuster certains de leurs vêtements. Ils commençaient déjà tous à prendre du poids, et bien qu'ils complétaient leurs tenues avec les pantalons, hauts et pulls qu'Auradon leur avait fournis (en tout cas ceux qu'Evie considéraient comme acceptables), ils avaient besoin de pouvoir continuer à mettre leurs habits habituels.

Notamment parce qu'ils avaient certains atouts qu'Evie avait pris soin d'ajouter, comme des renforts, des doublures comportant des poches secrètes, ou des lanières en cuir pour y glisser armes et potions.

« Faudrait que je vois avec Mal, » informa Carlos pensivement, « je suis pas sûr de comprendre tout, la théorie des sorts est trop abstraite, mais si ça se trouve, si elle trace des sortilèges en y insufflant sa magie sans les activer, on pourrait trouver un moyen technomagique pour créer un déclencheur et n'importe lequel d'entre nous pourrait être capable d'activer le sort. »

« Mmh, » approuva Evie avant de retirer l'épingle qu'elle avait eu dans la bouche pour la ficher dans un des pantalons de Jay installé sur le mannequin devant elle. « Ce serait peut-être possible, pour un sort simple. Ça pourrait définitivement être un atout. »

Elle tendit la main vers son bureau mais était trop loin pour attraper les ciseaux. Carlos allait se lever pour l'aider quand l'objet décida d'aller de lui-même rejoindre Evie. Le garçon se figea, rencontra le regard stupéfait d'Evie, puis essaya vainement de retenir un sourire excité.

« Télékinésie ! Tu pourrais le refaire ? »

Elle haussa les épaules, lâcha le pantalon et posa les ciseaux sur la table. Elle eut l'air pensive quelques secondes, et l'objet bougea seul un nouvelle fois, puis vola doucement jusqu'à sa main. Alors elle se tourna vers Carlos, fit tourner les ciseaux autour de son index une fois et lui offrit un sourire mi stupéfait, mi sournois.

« Ça devient de plus en plus intéressant... »

« Tu savais que tu pourrais faire ça ? » demanda-t-il avec un petit rire.

« Non, mais je savais que mes pouvoirs se manifesteraient en partie différemment de ceux de... »

« Ouais, » dit-il immédiatement, couvrant sa soudaine hésitation, essayant de chasser les souvenirs avant qu'ils hantent ses yeux. « La télékinésie va vraiment être un atout. »

« Espérons que Jay et Mal aient de bonnes nouvelles à nous annoncer aussi. Ils devraient être là d'une minute à l'autre. »

Il hocha la tête, se replongea dans ses lectures en essayant d'ignorer à quel point il était fatigué. Cette pensée lui fit relever les yeux vers Evie, et il referma les volumes éparpillés sur le lit, alla les glisser sous le canapé (au cas où quelqu'un entrerait), et observa un instant la jeune fille tester ses pouvoirs en faisant flotter dans les airs plusieurs rubans.

« On devrait dormir, » suggéra-t-il.

« Je préfère attendre les autres. »

« Ils sont presque là, ils l'ont dit dans leur message. Je vais me préparer. »

Il passa dans la salle de bains, attrapant les affaires qu'il avait amenées. Jay et lui dormiraient dans la chambre des filles cette nuit-là. Il était plus simple d'atteindre cette fenêtre par l'extérieur et retourner dans l'aile des garçons à cette heure-ci serait prendre un risque inutile. Et Carlos ne pouvait pas dire qu'il n'était pas ravi à l'idée qu'ils soient tous réunis une nouvelle fois. Ce n'était pas qu'il pensait que Mal et Evie étaient en danger la nuit dans leur chambre, c'était juste qu'il était plus à l'aise en étant près d'elles dans ces instants de vulnérabilité, surtout après les deux jours qu'ils venaient de passer.

Jay et Mal entrèrent par la fenêtre quelques minutes après qu'Evie soit sortie de la salle de bains à son tour. Ils partagèrent rapidement toutes les choses prometteuses qu'ils avaient vues, puis se changèrent avant de se coucher, Jay allongé sur le confortable canapé, Carlos sur le non moins confortable tapis moelleux entre les lits des filles.

Il se demanda brièvement ce que dirait Prim s'il lui faisait remarquer que les tapis d'Auradon étaient cent fois plus confortables que les lits de l'Île.

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