Le passé

IV

Des enfants qui n'en sont plus vraiment.


« There's a part of me I can't get back
A little girl grew up too fast
All it took was once, I'll never be the same »

-Warrior, by Demi Lovato


Été, huitième année.

Sa vie était faite de leçons. Parce que Mal n'était pas encore digne de porter son nom entier, parce qu'elle n'était pas encore à la hauteur. Alors elle continuait à apprendre, et à s'élever, à dominer.

Les pieds sur la table, son couteau favori à la main, Mal écoutait d'une oreille distraite le lieutenant de sa mère, Ronan, parler d'un soucis à la frontière de leur territoire avec le chef des gobelins, Mordock. C'était toujours distrayant de voir ce grand soldat aux longs cheveux noirs, au visage barré de cicatrices et à l'air patibulaire essayer d'avoir une conversation avec ce petit être trapu, vert et sauvage qui, bien qu'il comprenait parfaitement leur langue, s'entêtait à ne parler que la sienne et à ne prendre ses ordres que de Maléfique.

Mal fit tourner son couteau entre ses doigts, un rictus dansant sur ses lèvres. Ça finissait plus souvent en bagarre qu'en entente, et sa mère se retrouvait à devoir les menacer tous les deux de morts toutes aussi originales et sordides les unes que les autres pour qu'ils parviennent à travailler ensemble.

Ses réflexions furent un instant coupées par une douleur diffuse dans son estomac. Il était difficile de se ravitailler cette semaine car Maléfique avait vexé Ursula, encore, en oubliant trop vite que seuls leurs marchés tendus leur permettaient d'obtenir une part de ce que les cargos contenaient. Parce que malgré toute son influence et la crainte qu'elle inspirait, le contrôle de la baie lui échappait toujours.

Un petit rire s'échappa des lèvres de la petite fille lorsque Mordock grogna une insulte colorée à l'encontre de son homologue humain. Ronan jeta un œil vers elle, comprit que le gobelin venait de dépasser les bornes et s'apprêta à sortir son épée, faisant fi du croassement d'avertissement de Diablo. Mal adorerait voir le piaf terminer dans le ventre de quelqu'un comme tant d'autres familiers aux cours des premières années de la prison, mais tous savaient ce que signifierait s'en prendre au corbeau de malheur de Maléfique. Cette saloperie d'oiseau, fourbe, vile et traître, avait pour elle ne savait quelle raison les faveurs de sa mère et Mal le haïssait.

Darock lui avait dit une fois que Diablo avait essayé de lui arracher les yeux quand elle était bébé, et Mal le croyait sans aucun doute.

Ce n'était pas qu'elle portait les gobelins en haute estime, mais ils étaient les esclaves de sa mère et n'avaient aucune raison de lui mentir. En dehors de Maléfique, Mal était la seule à les comprendre et la seule qu'ils respectaient. Avec leur face d'animaux horribles, leur peau luisante et verdâtre, leurs grands yeux jaunes sans lumière, leurs crocs tranchants, leurs oreilles pointues, ils étaient des petites créatures laides, puissantes, brutales et infernales. Ils inspiraient le dégoût et la peur.

De parfaits acolytes.

« Maléfique serait furieuse si elle savait que vous vous apprêtez à vous battre, » lança platement Mal sans lever les yeux de ses jeux avec son couteau.

Ronan se redressa mais garda sa main sur le pommeau de son épée alors que Mordock reniflait bruyamment avec contrariété.

« Je dois y aller de toute façon. J'en ai fini ici, j'ai livré le prisonnier. Dites à votre mère que j'aurai récupéré le colis avant la nuit. »

Mal laissa échapper un petit son et ne leva pas le regard pour le voir quitter la pièce. Du coin de l'oeil, elle aperçut Diablo s'envoler à sa suite, sans doute pour vérifier que le soldat accomplirait sa nouvelle mission. Quel sale lèche-bottes.

Son sursaut fut involontaire et elle fronça les sourcils, furieuse, puis repéra le petit sac en toile qui venait d'atterrir près de ses pieds sur la table. Elle fusilla Mordock du regard mais il ne bougea pas de son poste, près de la porte, sa grande hache dans sa main, ses yeux luisant sous sa capuche l'observant sans peur.

(Comme elle, les gobelins n'avaient peur que d'une seule chose.)

Elle soupira, retira ses pieds de la table pour se redresser et posa son couteau. Le sac contenait un vieux bout de pain et une boite d'haricots bien cabossée.

Son dernier semblant de repas remontait à presque deux jours, et elle savait que les gobelins mangeaient encore moins qu'elle puisqu'ils étaient censés les nourrir d'abord, Maléfique et elle (et cette horreur à plumes). Alors d'où sortait cette nourriture ? Et s'ils l'avaient cachée, pourquoi Mordock la lui donnait ? Comme par hasard quand Diablo venait de quitter le château ?

Avec un soupir agacé, Mal attrapa le sac et ouvrit la conserve avec son couteau. C'était le rôle des gobelins de la servir, après tout, donc c'était normal qu'ils fassent tout pour qu'elle mange régulièrement.

Au bout de quelques minutes, elle laissa tomber le dernier bout de pain sec dans ce qui restait de haricots puis se redressa, essuyant son couteau avant de le ranger à sa ceinture. Elle se leva, prit la conserve et la lança à Mordock en passant devant lui. Il pouvait aussi s'occuper de ses ordures tant qu'il y était. Et s'il mangeait ce qu'elle avait laissé avant de jeter la boîte dehors, ça ne la concernait pas.

[Elle te demande en bas], annonça Ferrouk en arrivant en haut des escaliers, et Mal hocha la tête avant de les suivre, Mordock et lui.

Enfin, elle aurait quelque chose à faire. La journée avait été longue.

Ce fut donc avec une nouvelle énergie que Mal descendit vers le donjon pour y rejoindre sa mère, deux gobelins et le prisonnier, un homme blond, malingre, d'une cinquantaine d'années. Elle ne savait pas trop ce qu'il avait fait, mais Ronan et deux de ses hommes l'avaient traîné dans le château une heure plus tôt.

A présent il était enchaîné au mur, l'air pâle et misérable, quelques hématomes apparaissant sur sa peau - courtoisie des gobelins bien sûr. Sa mère ne s'abaissait pas à des coups physiques.

« Je te présente Arleston, » commença Maléfique tranquillement avec un geste de la main vers son prisonnier, un sourire froid aux lèvres. Il faisait sombre dans le donjon, et ses yeux semblaient briller en permanence d'un vert acide sinistre. « Autrefois grand chasseur au service du roi de Camelot, devenu mercenaire dans l'armée de Grimhilde, il s'est retrouvé sur notre chère île. Hier, il a eu la merveilleuse idée d'essayer de s'interposer lors du saccage de sa misérable boutique. »

« Cette boutique maintient les miens en vie, » grogna-t-il avec fatigue.

Il avait peur, c'était certain, mais Mal fut intriguée par le fait qu'il avait également le courage de redresser la tête pour regarder sa mère.

« Alors tu aurais dû songer à payer tes dettes, » s'amusa Maléfique un instant. « Mais je suis lasse de cette conversation. Tu n'es là que pour une raison. Mal. »

L'invitation était claire, alors Mal s'approcha de sa mère pour arriver à sa hauteur, le visage neutre, la tête droite. Elle rencontra le regard d'Arleston et il osa l'observer avec curiosité et une autre émotion étrange, que Mal n'avait presque jamais vue et ne comprenait pas.

« Tu as mérité d'apprendre une nouvelle leçon aujourd'hui. »

Le cœur de Mal manqua un battement alors qu'elle détachait son regard de l'étrange prisonnier et tournait son attention vers sa mère. Enfin ! Quelque chose de nouveau, qui lui permettrait de prouver sa valeur, de faire un pas de plus vers la reconnaissance.

« Arleston a bien assez profité de notre hospitalité. »

« La mort ne me fait plus peur depuis longtemps, Maléfique, » fit remarquer le prisonnier avec un petit rire amer. Mal n'avait quasiment jamais vu personne oser répondre, mais le désespoir rendait bien souvent les faibles déments. « Après des années sur cette île, elle sera une délivrance. »

Il reçut plusieurs coups de la part de Mordock pour son insolence. Dans le même mouvement, le gobelin sortit sa dague et s'apprêta à terminer sa tâche quand un petit claquement de langue de Maléfique l'arrêta. Quelque chose se figea dans la pièce alors qu'elle tendait la main vers son esclave, et Mal fut presque certaine que lorsque Mordock donna sa dague à sa maîtresse, il le fit avec réluctance. Mais c'était impossible, les gobelins vivaient pour la servir.

Puis sa mère lui tendit la dague, son regard sur elle intense. Mal aurait pu jurer que la magie dans son sang refroidit à cette seconde.

« Prouve ta valeur, » lui ordonna-t-elle.

La main de Mal ne trembla pas lorsqu'elle se referma autour de la poignée de l'arme.

« Attendez, qu'est-ce que vous faites ? »

La tension chez Arleston changea, et lorsque Mal se tourna vers lui, la dague à la main, elle put voir le frisson d'horreur qui le parcourut.

Sa peur se muait enfin en terreur, et Mal songea qu'il était temps qu'il revienne à la réalité.

Dos à sa mère, elle prit une lente inspiration et espéra que personne ne pouvait voir à quel point sa respiration tremblait pour elle. Elle était entraînée, elle connaissait cette arme, savait se battre, avait déjà blessé, savait où frapper, où couper, où poignarder pour tuer.

Elle savait. Elle était entraînée.

Elle était l'héritière de Maléfique.

Ferrouk donna un coup à l'arrière des jambes d'Arleston qui tomba à genoux dans la poussière devant elle, les chaînes autour de ses poignets cliquetant un instant. Le prisonnier posa des yeux écarquillés sur Mal avant de tourner son attention derrière elle.

« Vous n'êtes pas capable de le faire vous-même ?! » cria-t-il.

« Mal. »

La menace dans sa voix était limpide.

Mal avait l'impression que son sang se glaçait encore et c'était étrange parce qu'il devrait être chaud au contraire, aussi chaud que celui des dragons. Elle était un dragon, et les dragons n'avaient pas de faiblesse, pas de peur.

Son ventre se serrait – mais elle venait de manger.

« Maléfique, c'est qu'une gosse ! » invectiva Arleston en s'agitant malgré ses liens de fer.

Pourquoi luttait-il maintenant alors qu'il avait été si prêt à mourir une minute plus tôt, cet idiot ?

Elle pouvait sentir les regards de Ferrouk, de Darock et de Mordock sur elle, mais surtout celui de sa mère dans son dos.

« Vas-tu y passer toute la journée ? » pressa-t-elle entre ses dents, et Mal leva la dague avec ses deux mains, posa la lame contre la poitrine d'Arleston qui l'observait, les yeux larmoyants, pleins de tristesse et de prières pour sa vie alors que la fin approchait.

Mal savait que l'arme qu'elle tenait était parfaitement entretenue, qu'un geste de sa part l'enfoncerait à travers les vêtements et la chair, jusqu'au cœur qui s'arrêterait immédiatement de battre. C'était simple.

« Vous avez des gobelins ! »

Le bourdonnement dans ses oreilles s'intensifiait et elle ne l'entendait quasiment plus, tout ce qu'elle sentait c'était la pression de son sang, de son héritage, l'ordre de sa mère qui résonnait dans son esprit, rebondissait en elle jusqu'à trouver refuge dans ses os.

« Pitié. Ayez pitié ! »

« Tue-le, Mal. »

Et le dragon en elle s'éveilla à cet ordre, avide, gourmand, tue-le brûle-le détruis-le et la respiration de Mal se coinça dans sa poitrine alors que la magie ancestrale dans ses veines bouillonnait soudain et qu'elle regardait cet homme pathétique, les larmes dans ses yeux, la prière sur ses lèvres, faible, faible, faible.

Un geste, un râle transformé en gargouillis, le sang le long de la dague, jusqu'à ses doigts.

La satisfaction de Maléfique qui posa une main sur son épaule, ses lèvres étirées dans un sourire cruel et satisfait.

« Très bien, Mal. Très bien. »

Mordock récupéra son arme, l'arracha de la poitrine du cadavre et Mal se sentit fatiguée tout à coup, fatiguée et glacée, comme si sa magie si présente la seconde d'avant l'avait abandonnée d'un seul coup, ses poings poisseux et collants baissés le long de son corps.

Elle posa un dernier regard sur l'homme, sur ses yeux éteints qui ne demandaient plus rien, et se détourna de lui pour suivre sa mère.

Ce n'est que bien des années plus tard qu'elle comprendrait qu'il n'avait jamais prié pour sa propre vie, mais pour la sienne.

O

Hiver, début de la quatorzième année.

L'espérance de vie pour la plupart des gens sur l'Île n'était pas très élevée.

Peut-être était-ce ce qu'avaient voulu les royaumes en la créant. Laisser les criminels des temps passés mourir au milieu de la crasse, des ordures et de la poussière. Dans ce cas, pourquoi les laisser faire des enfants et pourquoi en envoyer à ceux qui n'en désiraient pas ?

Carlos était brillant. Carlos aimait lire, aimait apprendre et avait un talent indéniable pour faire de quelques pièces rouillées des merveilles.

Carlos était également pâle, maigre et terrifié par sa folle de mère. Il ne lui parlait jamais, se contentait de l'éviter et d'accomplir au mieux ses corvées. Ça ne suffisait que rarement.

Carlos savait encaisser les coups. Les bleus, les ecchymoses n'avaient plus de secrets pour lui. Carlos avait toujours dormi par terre dans un placard lorsqu'il était chez Cruella, mais il se considérait chanceux, après tout il aurait pu être dehors la nuit et ça, ce serait bien pire. Surtout les hivers comme celui-ci, venteux et glacial. Le froid était l'une des causes de décès les plus courantes sur l'Île en cette saison, avec la maladie.

Carlos était resté invisible les onze premières années de sa vie. Il avait réussi à voler pour se maintenir en vie, avait réussi à ne pas crever sous les coups de sa mère, avait réussi à échanger ses talents de bricoleur contre des vêtements, de la nourriture et des outils.

Puis un jour de cette onzième année, Mal avait il ne savait comment déniché sa planque, son endroit, là où il aimait lire et créer ses nouvelles machines. Il avait été certain qu'elle lui prendrait tout, le tabasserait et, si sa réputation disait vrai, le balancerait à l'eau. Aucun gamin ne savait nager sur l'Île, hormis ceux des pirates qui contrôlaient la baie, le seul endroit où des falaises ne dessinaient pas les contours de leur monde, le seul endroit où il était possible de remonter sur la terre depuis l'océan, le seul endroit où les cargos automatiques d'Auradon arrivait. Le territoire de Crochet et d'Ursula.

Mais une fois face à lui, Mal l'avait considéré d'un air mesquin, avait observé autour d'elle, avait joué avec une dague nonchalamment. Lui avait demandé s'il saurait réparer un générateur. Il avait répondu oui. Elle l'avait embarqué.

Depuis il restait dans son ombre et elle utilisait ses capacités. Un arrangement qui leur allait. S'il faisait parti de l'entourage de l'héritière de Maléfique, il devenait quasiment intouchable. À part bien sûr pour leurs ennemis, mais c'était toujours ça de pris.

C'était pour ça qu'il se retrouvait sur le marché avec Jay, trois ans plus tard, alors qu'une nouvelle année avait débuté et que l'hiver glaçait leurs os. Pendant que son acolyte vidait les poches des passants, lui cherchait la moindre pièce détachée ou un morceau de métal pouvant lui être utiles pour ses projets. Il se faisait tard, il devrait bientôt rentrer pour s'occuper de la maison et il n'avait pas vraiment envie de s'attirer les foudres de Cruella ce soir.

Pendant que Jay draguait la fille de Médusa au comptoir, Carlos glissa dans sa poche un morceau de piste électronique, un tournevis et un stylo. La rue s'était vidée alors que la nuit hivernale s'épaississait et il devenait dangereux de continuer leur petit marché, surtout que leur réputation n'était plus à faire. Il suffisait de voler la mauvaise personne au mauvais moment pour finir avec un bras en moins.

Ils se mirent en route et Carlos leva les yeux au ciel en notant le rictus satisfait de Jay. Ces derniers temps il avait encore grandi et découvrait que ses charmes envoûtaient les filles.

« T'as fini de rêvasser ? » lui lança-t-il avant de souffler dans ses mains pour les réchauffer.

Les mitaines en cuir que leur faisait Evie aidaient bien, mais pas assez contre ce froid humide et pénétrant.

« Fais pas chier, crétin. Mes talents te servent bien. »

Ils continuèrent un peu en silence, empruntant les ruelles étroites encombrées de bidons percés et de restes de bois pourri. En cette saison les gens disparaissaient pour se mettre à l'abri du froid dès que la nuit arrivait, aussi ils ne croisèrent plus personne. Mais des éclats de voix leur provenaient sans cesse de tous les bâtiments, les sons portaient, l'Île ne dormait jamais vraiment.

Un grognement puis un bruit sec fit sursauter Carlos. Il ne pouvait s'en empêcher parfois. En l'occurence le bruit venait d'un cul-de-sac sombre près d'eux, il put voir la silhouette d'un grand homme trapu qui coinçait celle d'une femme menue contre un mur. La main du type se trouvait dans le pantalon de sa compagne, son froc à lui déjà sur ses chevilles. Encore un couple qui avait oublié que même sur l'Île il y avait des moyens d'être discrets.

Il se détournait quand la femme envoya l'homme à terre avec quelques coups bien placés.

« Lâche-moi ! »

Le sang de Carlos ne fit qu'un tour.

C'était la voix d'Evie.

Jay près de lui se figea une petite seconde avant de se précipiter sur l'ordure pour lui asséner plusieurs coups de pieds.

Carlos courut vers la jeune fille et fut soulagé de constater qu'elle était encore habillée, mais ses vêtements étaient inhabituellement en désordre et il y avait du sang sur son cou. La plaie ne semblait pas trop grave, alors il essaya de capter son regard en évitant de réfléchir au fait qu'un homme avait coincé Evie contre un mur en plaquant un poignard contre sa gorge.

« Ça va ? » demanda-t-il en tendant une main vers elle.

Dans la vie de Carlos, les contacts n'étaient que violence ou manipulation.

Pourtant Evie le touchait parfois, à l'épaule, au bras, dans le dos. Quand ils se félicitaient d'un plan, quand elle savait que Carlos avait eu une dure soirée avec sa mère, quand ils plaisantaient. La première fois qu'elle l'avait fait, il avait failli tomber de sa chaise tellement il avait été surpris.

Carlos posa sa main sur le bras de la jeune fille, prudemment, pour ne pas l'effrayer. Elle était pâle mais un petit sourire narquois étirait ses lèvres.

« Evie ? »

« Cet imbécile ne savait pas à qui il avait à faire. »

Carlos l'observa une seconde, elle paraissait calme, presque composée alors qu'elle se dégageait de sa main. Il savait que ce n'était qu'illusion. Se souvenait de leur première rencontre, de cette petite fille étrange pas encore capable de tout à fait se cacher derrière des masques. Les années avaient affûté leurs talents.

Ils s'avancèrent et Jay arrêta ses coups. L'homme cinquantenaire, grand et imposant, gémissait au sol. Pour un garçon de pas tout à fait quatorze ans mal nourri, Jay était fort, l'un des plus forts de l'Île, et il savait frapper là où ça faisait mal. Sans doute parce qu'il connaissait la douleur.

« Princesse ? »

Il y avait de la rage dans le regard de Jay, la même qui se battait avec l'effroi dans le cœur de Carlos. L'identité de leurs parents leur assurait un certain bouclier contre les agressions, il y avait des règles, même sur l'Île. On ne s'attaquait pas gratuitement à un héritier, pas en-dehors des guerres, des combats ou des rétributions, sauf si on était complètement fou, ou intoxiqué, ou puissant.

Et il y avait des choses qu'on ne faisait pas à un enfant.

Il y avait des règles sur l'Île, songea Carlos désespérément, mais cette île était pleine de monstres qui oubliaient trop souvent les règles, et d'enfants qui n'en étaient plus vraiment.

« Evie ? »

Pour toute réponse face à leur inquiétude, la jeune fille passa ses cheveux derrière son épaule et plongea sa main dans sa poche pour en sortir une petite fiole. Un liquide limpide la remplissait.

« Tu permets ? » demanda-t-elle élégamment.

Sans comprendre, Jay haussa les épaules et retira son pied de la gorge de l'homme à peine conscient dont le visage en sang enflait à vue d'œil. Carlos regarda Evie s'approcher pour verser la moitié du contenu de sa fiole sur l'entrejambe nu du type, vit le liquide immédiatement attaquer la chair. Ignorant les hurlements de douleur qui résonnèrent dans la ruelle, Evie versa calmement le reste de la concoction sur le visage de l'enfoiré qui se tortillait dans tous les sens, essayant vainement d'échapper à son sort.

A la fois fasciné et horrifié, Carlos observa la peau fondre et vit Jay faire un pas en arrière.

« Putain, c'est quoi ça ? » souffla le voleur.

« Une potion que j'ai modifiée. »

« Merde. »

Ils se détournèrent de l'homme maintenant inconscient et commencèrent à s'éloigner. Dans cet état, l'agress – la victime d'Evie ne passerait pas la nuit.

Alors qu'ils quittaient la ruelle, Carlos vit Jay jeter plusieurs coups d'œil à leur alliée entre eux. Le voleur hésita encore un moment avant de parler.

« T'as pas besoin de soin ? » lui demanda-t-il prudemment. « Parce que je peux t'accompagner au repaire et rester avec toi. »

« Tout va bien. »

Sa voix resta claire, si ce n'était un peu enrouée. Son visage était neutre. Mais ses yeux étaient sombres et ses mains tremblaient. Carlos doutait que tout allait bien, mais montrer une telle faiblesse en pleine rue, aussi déserte et isolée soit-elle, restait impensable. Ils étaient arrivés à temps, elle avait su se défendre, c'était tout ce qui comptait finalement.

Ils étaient arrivés à temps.

(N'est-ce pas ?)

Carlos ne parvenait pas à calmer les battements de son cœur. Ses doutes.

L'amitié n'existait pas. Pas sur l'Île. Seulement des alliances, plus ou moins courtes, plus ou moins ténues. La leur durait et n'avait jamais failli. La leur les avait maintenus en vie plusieurs fois déjà. La leur les avait sauvés.

La leur permettait à Carlos de supporter les coups de sa mère, de manger un peu plus, d'avoir plus de livres dans lesquels se plonger et d'avoir de vraies discussions chaque semaine. Jay lui avait appris à voler en échange d'une radio. Evie lui confectionnait des crèmes qui guérissaient rapidement ses bleus en échange d'étoffes. Mal lui avait appris à manier un sabre en échange d'un mécanisme pour protéger leur repaire.

Il leur était arrivé de rire ensemble, de leurs réussites, de leurs ennemis. Et parfois pour rien.

Carlos n'avait jamais ri avant de les rencontrer.

Carlos n'avait jamais été inquiet pour une autre personne avant de les rencontrer.

Ces émotions constituaient une faiblesse, et Carlos avait toujours été un pauvre crétin.

Cette faiblesse-là, qui le faisait chérir le temps qu'il passait avec ses alliés, qui allumait une étincelle dans son cœur quand Evie travaillait avec lui sur un projet et semblait passionnée, qui nourrissait cette envie de charrier Jay pour lui changer les idées lorsqu'il avait faim, qui le poussait à faire l'idiot pour essayer de distraire Mal quand elle était trop sombre, cette faiblesse-là était la bienvenue.

Mais Carlos ne lui donnerait pas de nom. Jamais.

Ça ne l'empêcha pas de grimper sur les toits à la suite de Jay, sans un mot ou un son, pour veiller de loin à ce qu'Evie quitte la cité sans autre problème.

O