VI

Des barrières à ne pas briser


« We had a plan to build a wall
A great divide that would never fall
To separate us
From all the pain

And keep our skeletons locked away
And brick by brick
We built it so thick
That it blacked out the sky and all the sunlight »

-Fly on the Wall, by Thousand Foot Krutch


Se réveiller au milieu de la nuit n'était pas une nouveauté. Pour aucun d'entre eux, vraiment.

Jay attendit que ses sens se stabilisent, que sa respiration se calme, puis il observa autour de lui, laissant les dernières images de son cauchemar lui échapper. Mal dormait dans son lit, immobile. Carlos était recroquevillé au sol et marmonnait des choses incompréhensibles dans son sommeil. Le lit d'Evie était vide.

Sans un bruit, Jay sauta sur ses pieds. Les rideaux étaient ouverts, et même si les nuits d'Auradon étaient plus profondes que celles de l'Île (la barrière émettait une forte luminosité jaunâtre), cette nuit de lune presque pleine lui permettait de voir assez clairement autour de lui. Il était quatre heures du matin, et Evie n'était pas dans la chambre, alors il se dirigea vers la salle de bains et ouvrit doucement la porte. Ce n'était pas comme s'ils accordaient beaucoup d'importance à l'intimité, n'ayant pas vraiment eu ce luxe au repaire et s'étant tous vus à différents niveaux de nudité au cours de toutes ces années à cohabiter à temps partiel et à soigner les blessures des autres.

Mais Evie n'était pas dans la salle de bains non plus.

La fenêtre près de son lit était ouverte. Il haussa un sourcil, alla enfiler un pantalon par dessus son caleçon puis un pull de jogging et retourna vers la fenêtre pour se faufiler par l'ouverture. Puis il se figea, un pied sur le rebord, un pied sur la plante grimpante courant le long du mur en pierre. Il émit un petit sifflement, haut et curieux, et sourit quand un sifflement bas et court lui répondit.

Le toit.

Il la rejoignit rapidement et alla s'asseoir près d'elle sur les tuiles avec un petit soupir. Remarqua qu'ils pouvaient voir les lumières de plusieurs villes au loin. Et l'Île, si petite et insignifiante, tout là-bas sur l'océan. C'était vers ce point qu'était attiré le regard d'Evie, mais il préféra tourner les yeux vers toutes ces étoiles et vers la lune et soupira doucement.

« C'est vraiment chouette, » murmura-t-il avant de s'allonger sur le dos. « Qu'est-ce que tu fais là, princesse ? »

« Je me suis réveillée. »

Il hocha la tête. Lorsqu'elle passait une mauvaise nuit, Evie était silencieuse. Elle pouvait avoir le pire des cauchemars, elle pouvait s'en réveiller brusquement, jamais elle n'émettait un son. Le silence était comme son mode par défaut quand elle ne jouait plus avec les apparences, quand ses instincts prenaient le dessus, quand elle cherchait à maîtriser ses pensées, à reprendre le contrôle. À se protéger. Il supposait que le silence l'avait maintenue en vie par le passé. Mais avec le temps ils avaient tous appris à la surveiller lorsque le silence s'installait trop longtemps, parce qu'il était parfois le signe qu'elle se perdait, et ce n'était jamais bon.

« Moi aussi, » lui dit-il, les yeux dansant d'une étoile à l'autre. Il y en avait tellement ! Toutes ces magnifiques petites choses brillantes que même le meilleur des voleurs ne pourrait jamais dérober. « Si tu pouvais aller visiter n'importe quel pays ou royaume, tu irais où ? »

La question sortie de nulle part la surprit, et elle baissa le regard vers lui. Il sourit, satisfait, savait qu'avec Carlos et Evie, il fallait toujours taper très loin de ce qui les faisait rentrer dans leur coquille, comme si plus les mots prononcés étaient décalés et saugrenus, plus leurs esprits brillants déraillaient momentanément avant de se remettre en route. C'était généralement bénéfique, aucun d'eux n'était capable de résister à la curiosité et ils se laissaient entraîner même s'ils n'en avaient pas vraiment envie.

« Quoi ? » demanda-t-elle, les sourcils légèrement froncés. « Pourquoi tu me demandes ça ? »

« Ça me botterait de voir Agrabah, » partagea-t-il simplement, sincère. « Le désert, et la capitale. Tout ce sable, ça doit être fou, nan ? La chaleur me tuerait sans doute, mais ça me plairait de voir le pays. Il y a cette Terre des lions aussi, avec des animaux qui parlent, ça doit être dingue cet endroit, mais apparemment c'est encore plus loin qu'Agrabah. Et toi, il doit bien y avoir un endroit dans ce monde que tu aimerais voir ? »

Elle cligna des yeux lentement puis son regard se détourna de lui, mais au lieu de retourner vers l'Île, il se dirigea vers les forêts autour de l'école et elle posa son menton sur ses genoux remontés contre sa poitrine.

« Je voulais voir la forêt, » avoua-t-elle, et il sourit un peu, parce que bien sûr qu'elle voulait voir une vraie forêt, peut-être depuis qu'elle était toute petite, elle qui avait grandi au milieu d'un bois mort, qui avait dû passer des heures à se promener entre des troncs pourris et des arbres tenant à peine debout.

« Demain, » dit-il, parce que bordel c'était quelque chose qu'ils pouvaient faire et il se rendait brusquement compte que ça faisait une semaine pile, une seule petite semaine que ça c'était produit, et il ne savait pas si c'était pour ça qu'elle était là mais s'il pouvait faire ça pour elle, alors il n'hésiterait pas un instant. « Demain, après la classe de Marraine, on ira là-bas. C'est pas loin, les étudiants sont autorisés à aller s'y promener. »

Elle tourna la tête vers lui, et il n'y avait pas de surprise sur son visage, juste une douceur prudente dans ses traits, c'était cette expression attentive qu'elle avait parfois quand elle les regardait, Mal, Carlos et lui. Evie avait cette incroyable capacité à déceler les émotions qu'ils essayaient tant d'enterrer ou de dissimuler. Et pourtant il restait très rare de voir ses propres sentiments faire briller ses yeux noisette, d'être témoin d'un réel sourire de sa part ou de larmes sur ses joues.

La première fois qu'il avait vu Evie, Jay l'avait pensée fragile et naïve, étrange et peut-être un peu toquée.

Il savait aujourd'hui qu'elle était l'une des personnes les plus fortes qu'il rencontrerait jamais.

« Du coup, tu dois dire autre chose, » exigea-t-il en haussant un sourcil. « Un autre endroit. »

Elle réfléchit une seconde.

« Arendelle. »

« La neige, » comprit-il.

Un petit sourire illumina son visage et Jay l'imita, il était certain que même Hadès ne pourrait résister à la lumière qui émanait d'Evie quand elle souriait comme ça, sincèrement et innocemment, quand toute son expression changeait et que son regard pétillait, à la fois enfant adorable et femme magnifique. Chaque fois était comme un cadeau, et Jay pouvait compter ces présents sur les doigts d'une main.

« La neige, » confirma-t-elle. « Beaucoup trop de questions sans réponse. »

« Il y a des tas de livres sur le climat ici, j'en suis sûr. »

« Je sais ce qu'est la neige, » balaya-t-elle en levant les yeux au ciel, se tournant vers lui et s'installant en tailleur. « Je veux savoir ce que les livres ne détaillent pas. À quel point elle est froide. Si elle est vraiment aussi blanche. Si elle mouille les vêtements aussi vite que la pluie, ou le temps qu'elle met à fondre sur la peau. Je veux savoir quelle sensation ça fait de la presser dans mes mains. Construire quelque chose avec. Marcher dessus. Est-ce qu'elle fait du bruit quand on l'aplatit ? Quand elle tombe ? Est-ce qu'elle a plein de façons différentes de tomber, comme la pluie ? Est-ce que – »

« D'accord, d'accord, » rit-il, le cœur soudain léger. « Tu as beaucoup de questions, j'ai compris. Arendelle, alors. Mais tu sais qu'ils ont de la neige ici aussi, l'hiver. »

« On ne sera plus là, cet hiver, » rappela-t-elle doucement.

« Mmh. »

Merde, il aimerait aussi voir la neige, aimerait aussi avoir toutes les réponses à ces questions. Ça avait l'air marrant, la neige. Il voulait voir Carlos et Evie l'étudier de toutes les façons possibles, leurs grands yeux étincelants, tandis que Mal et lui s'appliqueraient à les ennuyer, peut-être en leur envoyant des boules de neige dessus. Ça ne devait pas blesser si les gamins des royaumes avaient le droit de le faire, comme dans les livres. Ils pourraient se déclarer la guerre et se battre et ce serait juste pour rire.

Juste pour rire.

Une bataille pour de faux.

Il n'y avait jamais eu de pour de faux dans leurs combats, et il fronça les sourcils.

Si seulement il pouvait prendre Mal, Carlos et Evie et les emmener loin d'ici, dans un endroit où ils pourraient être libres et heureux et tout oublier... Il y aurait une petite maison chaleureuse et simple, avec un atelier pour Carlos et Evie, et une pièce où Mal pourrait dessiner et peindre et taguer, des placards et des frigos bien remplis, des jeux vidéos, des lits et des fauteuils douillets et chauds, la forêt tout autour, colorée et riche et habitée par des tas d'animaux et d'insectes, et un lac aussi où ils pourraient apprendre à nager, et des ballons pour jouer, et la neige en hiver, le soleil brillant en été, des tas de livres de toutes les sortes, et personne pour leur reprendre quoi que ce soit, personne pour les menacer, personne pour les blesser.

Il donnerait tout pour qu'ils aient ça, sans plus aucune obligation, sans règle, sans conséquence.

Pour Mal, Carlos et Evie ? Jay donnerait sa vie et son âme, et probablement celles de tas d'autres si c'était le prix à payer pour les savoir en sécurité et en paix.

« On est à Auradon, » murmura-t-il, ses yeux sur les étoiles de nouveau.

« Oui, » confirma Evie sur le même ton.

« Alors je vais parler un instant l'auradonien. »

Il pouvait sentir le regard curieux d'Evie sur lui, prudent et patient. Il laissa quelques secondes s'écouler, lutta pour ne pas porter sa main à sa cicatrice sur son flan droit, sentait encore cette douleur fantôme qui le prenait parfois.

« Je t'ai jamais remerciée de m'avoir sauvé la vie l'année dernière. Merci, Evie. »

Il n'osa pas tourner la tête vers elle, n'osa pas prendre en compte à quel point ça lui faisait du bien de prononcer ces mots, ces mots stupides et interdits. Les remerciements étaient pour les faibles. Eux prenaient, eux exigeaient, et eux se conformaient aux règles, c'était leur devoir, point final.

C'était pour ça qu'ils se protégeaient, pour ça qu'ils se soignaient, pour ça qu'ils veillaient les uns sur les autres.

(Les murmures rassurants, les encouragements, les caresses dans les cheveux ou sur un front fiévreux, les regards plein d'émotions, les serments silencieux, les sacrifices, tout ça n'existait que dans des coffres-forts verrouillés dans leurs pensées, à l'abri, parce que tout ça était dangereux et interdit.)

(Pas interdit à Auradon. Pas dangereux à Auradon.)

« C'est ce qu'on fait, » répondit finalement Evie, la voix douce et fragile et si, si assurée pourtant. « C'est ce qu'on fera toujours. »

« Parce qu'on est une équipe. »

Un petit rire amusé lui répondit.

« C'est parler comme un Auradonien, ça ? » défia-t-elle, sa voix plus grave et ses yeux brillants, mais elle ne le laissa pas relever le challenge. « Merci d'être venu me chercher, » enchaîna-t-elle ensuite, toute trace d'humour disparue brusquement, son ton plus doux, presque un murmure.

« On ne serait jamais partis sans toi, » affirma-t-il. « C'est ce qu'on fait. »

Il se demanda si quelque part en elle, elle avait vraiment songé qu'ils la laisseraient. Ou peut-être avait-elle été certaine qu'ils arriveraient trop tard. Lui ne l'avait jamais ne serait-ce que pensé, ça avait juste été inconcevable, après tout ce qu'ils avaient vécu, après tout ce qu'ils avaient fait pour en arriver là...

Et il préférait ne pas songer à ce qu'aurait fait Mal s'ils avaient perdu Evie ainsi. Brûlé l'île toute entière, peut-être.

Il l'aurait aidée.

Il suivrait Mal jusqu'aux tréfonds de l'enfer de toute façon.

(Métaphoriquement il l'avait déjà fait plus d'une fois.)

Evie le regardait toujours, il pouvait le sentir, alors il tourna la tête vers elle. Elle ne souriait pas, comme souvent lorsqu'il n'y avait qu'eux.

« Est-ce que tu as déjà pensé à ce qu'on serait devenus si on ne s'était pas rencontrés ? » murmura-t-elle, et il y avait un écho étrange dans sa voix, tremblant et dangereux.

Jay se redressa pour s'asseoir.

« Ouais. Tous morts, probablement. »

Evie pencha la tête sur le côté, légèrement, et un frisson glacé parcourut la colonne vertébrale de Jay.

« Probablement, » acquiesça-t-elle, et cette émotion qu'elle essayait de maîtriser, ces fantômes qui hantaient son regard et qu'elle leur cachait presque tout le temps, Jay en reconnut les contours soudainement. « Ou on serait peut-être devenus autre chose. Quelque chose de pire. Pire qu'eux, peut-être. »

C'était de la peur.

C'était aussi tout un tas d'autres choses avec lesquelles Jay se débattait parfois, en silence, avant de tout enterrer aussi vite. Mais jamais il n'avait vu autant d'ombres dans ses propres yeux lorsqu'il s'était regardé avec dégoût et colère dans le miroir.

Sur l'Île, il aurait balayé sa remarque, parce qu'il y avait au moins une centaine de faiblesses dans ces mots, dans ce qu'ils provoquaient.

En auradonien, il aurait pu lui dire qu'elle n'était semblable ni à la Reine ni à aucun des autres. Que ses actes ne faisaient pas d'elle un monstre. Que lui ne la voyait pas ainsi. Qu'il comprenait les circonstances de ses crimes, et qu'il l'admirait pour cette lumière qu'elle portait en elle malgré tout, tout ce qu'elle avait vécu et tout ce qu'elle avait fait. Il aurait pu lui dire qu'elle était l'une des trois personnes les plus extraordinaires que cette planète avait jamais portées.

En auradonien, il aurait pu lui dire à quel point elle comptait pour lui, peu importe le sang sur ses mains et les fantômes dans son sillage. Il aurait pu lui rappeler qu'ils avaient été là pour la ramener à la lumière chaque fois qu'elle en avait eu besoin, que sa simple présence le rendait meilleur, rendait Carlos heureux, faisait sourire Mal.

C'était ce qu'ils faisaient, les uns pour les autres.

Ils maintenaient la lumière, la portaient un instant au besoin, la faisaient briller plus fort.

Mais il ne pouvait pas lui dire tout ça, ne savait pas comment l'exprimer, et sa gorge était nouée et il n'avait pas envie de verser une seule larme parce qu'Evie ne méritait que des sourires.

Alors il tendit les bras et n'hésita pas un instant lorsqu'il l'attira à lui et la serra contre sa poitrine, une main dans son dos, une autre contre sa nuque. Sur l'Île, il n'aurait jamais pu le faire, sur l'Île, ils n'auraient jamais eu cette conversation, sur l'Île, il ne se serait jamais rendu compte qu'une étreinte pouvait exprimer si parfaitement tout ce qu'il ne pourrait peut-être jamais dire. Et il n'aurait jamais remarqué à quel point elle tremblait.

Elle posa sa tête juste sous son menton et le laissa faire, une main contre son abdomen, son autre bras autour de sa taille, et il se contenta de respirer doucement et profondément quand il sentit ses expirations trop courtes contre sa peau, ses inspirations laborieuses et fragiles.

Après quelques minutes elle sembla réussir à l'imiter, commença à moins trembler à mesure qu'elle reprenait le contrôle sur sa respiration, mais elle ne se redressa pas, ne bougea pas.

Alors il garda ses bras autour d'elle un moment encore, sous les étoiles silencieuses de ce ciel cruellement beau.

O

Comme tous les matins, ils furent dans les premiers étudiants à prendre leur petit-déjeuner. Malheureusement il semblait que pour une fois, Ben et Lonnie les avaient devancés.

Génial.

Mal planta un sourire sympathique sur son visage et alla s'asseoir près d'eux, puisque le prince leur faisait signe de les rejoindre. Ce garçon, franchement...

« Bonjour ! » les accueillit-il, et Mal hocha la tête avant de boire sa première tasse de café.

Les Auradoniens avaient beaucoup de défauts, mais question nourriture et boisson, elle n'avait rien à redire.

Elle était au milieu de sa seconde tasse quand elle remarqua que Ben avait l'air fatigué, que Lonnie restait étrangement silencieuse. Alors elle posa son coude sur la table et se gratta légèrement la joue avec son index.

Attention.

Ses trois lieutenants ne manquèrent pas son signal mais continuèrent à manger tranquillement.

Puis Ben se tourna vers Jay finalement.

« J'ai eu ton message hier soir. Tu es sûr que tu ne veux pas réessayer au prochain entraînement ? Tu es excellent. »

« Non, j'ai trop d'autres choses sur lesquelles me concentrer, » répondit tranquillement Jay avec un petit sourire en coin. « C'est cool. »

« Comme tu veux. Mais on pourra faire quelques parties après les cours des fois, si ça vous tente. Evie, tu peux me passer le thermos d'eau chaude, s'il te plaît ? »

Mal se pencha devant Evie à sa gauche pour attraper le thermos tout au bout de la table, la jeune fille se reculant un peu vers son dossier pour qu'elle y ait plus facilement accès. Puis elle le passa à Ben devant elle qui le prit et la remercia, les sourcils légèrement froncés, le regard pensif.

Mal se tendit, mais elle n'aurait pu faire autrement, n'avait même pas réfléchi. Plusieurs fois déjà au cours des repas elle ou les garçons avaient automatiquement agi à la place de leur alliée face à une demande de ce type. Sur l'Île, Evie ne pouvait donner ou passer le moindre aliment à qui ce que ce soit sans que ce soit lu comme une menace. Elle ne le faisait donc jamais sauf dans ces circonstances précises.

Les Auradoniens n'avaient pas les mêmes codes qu'eux, ou même la connaissance des dangers qu'ils pouvaient représenter, mais même sans ça, si Evie passait un aliment à un gamin et que celui-ci tombait malade pour une raison ou une autre, qui pouvait dire quelles conclusions ils en tireraient ? Même s'ils ignoraient que les poisons et potions avaient cours sur l'Île, Evie restait pour eux la fille de la Reine-sorcière empoisonneuse.

Elle ne tendait jamais de nourriture même à Mal ou aux garçons, et elle n'en prenait pas venant d'eux non plus. Mal savait qu'elle avait conscience qu'ils ne l'empoisonneraient pas, et qu'il n'y avait quasiment aucune chance pour que les sucreries que les Auradoniens leur proposaient parfois soient droguées, mais ses instincts n'étaient pas rationnels. C'était de la survie, c'était une terreur ancrée en elle depuis la petite enfance, c'était des souvenirs qui menaçaient de la submerger chaque fois que quelqu'un essayait de lui faire accepter un aliment ou une boisson.

C'était comme ça.

Les Auradoniens devaient la prendre pour une petite chose délicate, ils ne s'interrogeraient sans doute pas devant cette bizarrerie.

« Qu'est-ce que vous faites après vos cours aujourd'hui ? » demanda Ben finalement. « Je finis à quinze heures et pour une fois j'ai un peu de temps libre. J'aurais aimé pouvoir répondre à vos questions si vous en avez, et vous faire visiter un peu plus l'école. »

« Ah, désolé, mais on n'est pas dispo, » contredit Jay sans même consulter Mal.

« Ah oui ? » demanda-t-elle, dissimulant sa colère derrière la curiosité, haussant un sourcil pour lui demander à quoi il jouait.

Il se contenta de faire un clin d'œil à Evie avec un petit sourire.

« Nous avons un rencard. »

Alors Evie émit un petit gloussement léger et répondit au flirt en penchant légèrement la tête sur le côté, un faux embarras rendant sa voix claire un peu plus aiguë.

« C'est vrai, » répondit-elle, l'air surprise. « Tu n'as pas oublié. »

« Jamais, » promit Jay, sa voix un peu plus grave que d'habitude, les yeux pétillants. Il sourit plus grand, charmeur. « Mon cœur chante à l'idée de passer du temps avec toi. »

Mal leva les yeux au ciel et échangea un regard amusé avec Carlos, qui terminait tranquillement son repas en observant la scène du coin de l'œil.

« Oh, vraiment ? » répliqua Evie, son petit sourire adorable. Elle joua avec une de ses mèches de cheveux, tandis que Jay attrapait son plateau pour transférer sa vaisselle vide sur le sien et les superposer. « J'ignore ce qu'on t'a dit de moi, mais je n'aime pas beaucoup les hommes trop sûrs d'eux, Jay de l'Île. »

Il se leva, fit le tour de la table, son sac sur l'épaule et leurs plateaux dans une main, et s'arrêta tout près d'elle.

« Je ne suis sûr que d'une chose, princesse, » commença-t-il d'une voix rauque et basse, presque un murmure à son oreille alors qu'il tendait élégamment la main vers elle pour l'aider à se lever, « c'est que chacun de tes regards fait trembler quelque chose à l'intérieur de moi, et chacun de tes sourires me rend plus fort. »

Evie garda sa main dans la sienne une fois debout contre lui, ses yeux dans les siens.

« C'est une chance, » souffla-t-elle, ses doigts libres caressant la peau de Jay juste au-dessus du col de son débardeur, « ainsi en plus de mon plateau tu vas pouvoir porter mon sac jusqu'à notre salle de classe. »

Avec un sourire brillant et un clin d'œil, elle s'écarta de lui et partit en direction de la sortie de la cafétéria. Ne cherchant aucunement à étouffer son petit rire ravi et amusé, Mal se pencha pour attraper le sac d'Evie qu'elle tendit à Jay. Le garçon le prit en levant les yeux au ciel, un sourire au coin des lèvres.

« Carlos ? » interrogea Mal en se levant à son tour.

« Evie 39, Jay 36, » répondit-il en l'imitant. « Elle prend de l'avance. En même temps, tu n'y es pas allé un peu fort cette fois ? »

« J'ai tenté le style Auradon, » se justifia le voleur. « Mais on a bien quelque chose à faire cet après-midi. On en parle tout à l'heure. À plus, Ben, Lonnie ! »

Il se dépêcha d'aller poser les plateaux pour rejoindre Evie dans le couloir, et Mal haussa les épaules face à l'amusement de Ben.

« Apparemment on est pris. On pourra peut-être se voir plus tard. »

Le prince hocha la tête avec un sourire, heureux à cette idée.

« J'aimerais beaucoup. »

O

Il y avait ce que ses parents et Marraine lui avaient confié, ce que les quatre insulaires leur avaient dit, ce dont il avait été témoin, ce qu'il avait vu sur le terrain de Tournoi (son poignet restait sensible, le bleu toujours là), ce que Lonnie et Ally lui avaient décrit...

Tout dessinait quelque chose d'horrible, quelque chose qui n'aurait jamais dû exister en dehors de la fiction, de la télé ou d'un roman. Quelque chose que Ben luttait pour comprendre.

Il avait passé ses soirées avec Audrey, à essayer d'étudier tout en échangeant leurs inquiétudes, avait demandé à son père de revoir les listings des chargements pour l'Île, d'envoyer un conseiller de confiance vérifier. Le prochain cargo partait le jour-même, ils avaient doublé le volume de nourriture, les fournitures médicales aussi, avaient décidé de compléter le chargement de textile avec des vêtements chauds, des couvertures et des coussins neufs, les seconde-main ne suffisant pas pour atteindre leur objectif. Ben et Audrey avaient demandé à ce que partent des cartons de paquets de biscuits et de briques de jus de fruits en plus du reste. Belle avait insisté pour que plus de matières premières et d'outils fassent aussi partie du voyage, pour effectuer les réparations et révisions nécessaires avant l'hiver.

C'était peut-être dérisoire, mais dans l'immédiat c'était tout ce qu'ils pouvaient faire. Tant que Mal et les autres ne parlaient pas davantage, ils restaient incapables de comprendre pourquoi la malnutrition semblait une normalité sur l'Île. La variété des produits envoyés était effectivement pauvre, comme était réel le fait que tout le matériel était d'occasion – ça faisait partie de la peine purgée par les méchants. Mais il aurait dû y avoir assez pour tous, ils auraient dû avoir de quoi survivre, de quoi vivre. La nourriture partait fraîche, les conserves et produits secs pouvaient être stockés des mois sans s'abîmer.

Ben n'était pas certain de comprendre pourquoi le Conseil de l'Alliance avait décidé de rester dans le noir sur ce qu'il se passait sur l'Île depuis des années. Pourquoi ils n'avaient pas tout fait pour reprendre le contrôle, pour avoir une vision sur les événements. Peut-être avait-ce été plus simple pour eux tous. Peut-être qu'une fois qu'ils avaient compris à quel point leur projet leur avait échappé, à quel point ça avait échoué, ils avaient préféré tout ignorer. Enterré leur culpabilité sous la rancœur, sous le soulagement de savoir tous ces monstres loin de leur société.

Les réponses arriveraient sous peu, c'était évident à présent, beaucoup de bulles allaient éclater. Il savait que plus les jours passaient et plus les gens s'intéressaient aux quatre invités venant de l'Île, à mesure que les étudiants d'Auradon Prep en parlaient à leurs proches. L'école avait une stricte politique en ce qui concernait les fuites à la presse, en raison du statut particulier d'une grosse partie des étudiants, il n'y avait donc eu aucune photo des insulaires de diffusée, uniquement leurs prénoms. Mais plus le temps passait, plus les voix s'élevaient, notamment parmi les royaux et les nobles.

Ils étaient curieux, ils étaient inquiets, ils voulaient des réponses.

Qui étaient ces jeunes ? Des rebelles ? Des méchants en devenir ? Des gamins comme les autres ? S'intégraient-ils ? Étaient-ils dangereux ?

Ben savait que certains avaient déjà appelé ses parents pour en savoir plus. Blanche-Neige et Florian, Aladdin et Jasmine, Aurore et Philippe, Anita et Roger, Ariel et Eric, Alice. Eux qui avaient été les voix les plus bruyantes pour s'opposer à la création des six bébés, eux qui avaient toujours été certains que leurs ennemis seraient incapables de changer, incapables d'aimer. Eux qui avaient peut-être eu raison, et qui à présent s'inquiétaient des conséquences qu'avoir ignoré leur opinion avait pu engendrer.

C'était ce que Ben avait cherché avec cette proclamation, c'était ce genre de doutes qu'Audrey et lui avaient souvent sentis chez leurs aînés qui les avaient tant portés lors de toutes ces heures de préparation.

Leurs parents et les autres royaux étaient restés figés depuis trop longtemps, coincés dans leurs incertitudes, dans leur crainte, dans leur indécision. Il leur avait fallu un grand coup de pied au derrière pour les sortir de leur immobilisme, et Ben le leur avait donné.

Et il y avait toutes ces informations qui dessinaient les contours flous de mots que Ben ne parvenait pas encore à prononcer mais qu'il pouvait maintenant penser sans grimacer (abus, traumatisme, maltraitance), et il y avait ces instants courts, surprenants, lorsque Mal, Jay, Evie et Carlos semblaient oublier de maintenir leurs défenses, ces moments éphémères où ils leur ressemblaient presque, où ils parlaient, le ton léger, des sourires parfois sur leurs lèvres (des vrais !) alors qu'ils plaisantaient et se taquinaient, comme lors du pique-nique ou de ce faux flirt entre Evie et Jay lors du petit-déjeuner (et pendant quelques secondes étranges Ben et Lonnie avaient été persuadés qu'ils étaient sincères). Mais ces instants étaient rares et exclusifs, ils ne prenaient forme qu'entre eux quatre, comme s'ils oubliaient ou ignoraient la présence d'autres autour d'eux, et se stoppaient rapidement quand leur bulle explosait.

Pendant ces instants ils paraissaient jeunes, presque heureux, presque bien. Ils étaient touchants dans ces moments, leur complicité brouillait les barrières.

Mais le reste du temps, il y avait quelque chose de sombre et d'imprévisible en eux qui poussait Ben et les autres à garder leur distance.

« Hey, Carlos. »

Le garçon, appuyé dos au mur, un pied contre le bois ancien, n'était pas difficile à repérer dans le large couloir. Entre les vêtements, les cheveux et sa position impolie, il sortait clairement du lot. Il hocha la tête à l'approche de Ben, son sac sur une épaule, et tira sur une des mitaines en cuir qu'il avait mises. Ben avait d'ailleurs remarqué que tous en portaient régulièrement.

« Tu as quoi comme cours maintenant ? »

« Initiation à la chimie, avec Evie. »

« Où est-ce qu'elle est ? »

« Elle arrive. Elle avait deux heures de Civilisations anciennes avec Jay. »

Alors même qu'il disait cela, un bruit leur fit tourner la tête. À quelques mètres d'eux, Chad rattrapait de justesse Evie qu'il venait de bousculer en évitant un groupe d'étudiants. Il se figea un instant, pâlit un peu et la lâcha rapidement, les joues rosies de gêne. Ben savait que l'incident avec Mal l'avait chamboulé et qu'il évitait les insulaires depuis.

Tendu, Ben tourna la tête vers Carlos pour jauger s'il devait intervenir et l'empêcher d'attaquer Chad, mais le jeune homme n'avait pas bougé et observait la scène, entre ennui et curiosité. Et si le deuxième sentiment semblait sincère, le premier était un écran de fumée. Ben pouvait sentir la tension dans son corps, pouvait voir son regard se balader à intervalles réguliers autour de lui.

Une fois que Chad se fut baissé pour ramasser et rendre ses affaires à Evie, il s'éloigna, s'excusant pour la dixième fois, et la jeune fille les rejoignit tranquillement avec un petit sourire.

« Tout va bien, Evie ? »

« Oui, merci, Ben. »

Contrairement aux trois autres, souvent fermés, ironiques ou sarcastiques, Evie était polie, discutait s'il engageait la conversation, et se montrait toujours charmante.

Ben était peut-être optimiste, mais il n'était pas dupe.

Mal et Jay agressaient, Carlos éludait, Evie souriait. Mais les sentiments derrière chacune de ces attitudes étaient les mêmes.

« Carlos me disait que tu avais cours de Civilisations anciennes. Monsieur Thatch, non ? Ça t'a plu ? »

« C'était intéressant, » partagea-t-elle avec un nouveau sourire, mais Ben se montrait la plupart du temps incapable de savoir si ces expressions étaient sincères ou non. « Ça change d'être au même niveau que les autres étudiants de la classe. Personne ne semblait avoir entendu parler des peuples que le professeur a évoqués. Je crois que même Jay l'a écouté. »

Avec un petit rire, essayant d'imaginer le garçon si actif et vibrant d'énergie coincé dans une salle de classe, Ben hocha la tête.

« Ils ont essayé de vous mettre dans des classes générales, pour voir si elles vous plairaient et si vous arriveriez à vous adapter au rythme. Au deuxième semestre, vous pourrez tous choisir quelles matières vous souhaitez continuer et lesquelles vous voudrez ajouter, pour compléter vos journées. »

« On pourra choisir ? » demanda Carlos. « Vraiment ? »

« Bien sûr. Quand vous serez là depuis quelques semaines et que vous connaîtrez mieux la vie dans les royaumes, ce serait bien que vous ayez une idée du domaine dans lequel vous aimeriez travailler. Ça vous aidera à choisir vos cours et vos activités. »

Pendant une seconde, ils semblèrent complètement déstabilisés. Mais la petite musique indiqua la reprise des cours et ils durent se séparer. Ben leur souhaita une belle fin de matinée et s'éloigna rapidement vers sa salle de classe.

Il comprit en s'installant près d'Aziz et Sofia que ce n'était pas seulement la possibilité d'avoir le droit de choisir qui avait fait réagir Carlos et Evie ainsi (même si c'était déjà bouleversant en soi de les voir se figer à cette simple idée), mais aussi et surtout le fait que Ben avait évoqué leur futur sur le continent.

Leur vie après l'école, leur vie d'adultes, leur vie de citoyens.

Peut-être qu'il aurait dû être beaucoup plus clair dès le départ sur les intentions derrière sa proclamation.

O

Albert Curry n'avait mis le pied à Auradon Prep que pour rendre service, rien d'autre.

Homme de sciences, il avait longtemps travaillé comme chercheur pour l'industrie pharmaceutique d'Auradon. Il avait également beaucoup apprécié enseigner dans l'université de la capitale. Puis la retraite était venue, ses trois garçons s'étaient envolés pour vivre leur vie, et l'ennui s'était installé.

Non pas que passer du temps avec son épouse ne le rendait pas heureux, mais un savant appréciait rarement laisser ses connaissances se perdre.

Et un matin ensoleillé le téléphone avait retenti. Son amie Marraine lui avait demandé s'il serait disposé à venir un semestre dans son école élitiste enseigner la chimie à des adolescents débutants. Une requête étrange, pourquoi le faire venir lui, pointure de sa profession, pour quatre heures de cours par semaine alors qu'Auradon Prep avait à demeure un enseignant pour cette matière ? Simple, ce bon vieux Monsieur Deley, dans sa plus pure tradition médiocre et amère, avait refusé d'accueillir dans sa classe les enfants de Méchants que le prince avait invités et qui allaient arriver sous peu. Cela n'étonnait guère Albert. Cet idiot refusait déjà d'enseigner les bases de la chimie en songeant que cette tâche n'était pas à sa hauteur, alors les enseigner à ceux qu'il percevait sans doute comme des mécréants ?

Albert, lui, avait sauté sur l'occasion. L'école n'était qu'à une demi-heure de chez lui, et même si la classe n'accueillait qu'une dizaine de gamins de quatorze ou quinze ans ainsi que les deux insulaires, il prenait plaisir à replonger dans le bain de l'enseignement. Le cours n'avait pas d'autre but que d'assouvir la curiosité des adolescents et de leur offrir des bases et des clés pour leur culture. Quelques généralités qu'Albert s'appliquait à rendre les plus intéressantes et ludiques possibles, quelques formules, quelques expériences, quelques exemples de travaux ayant marqué l'histoire des royaumes. S'ils étaient intéressés, ils pourraient suivre un cours plus avancé le semestre suivant.

Evie et Carlos étaient arrivés quelques semaines après la rentrée, et Marraine avait bien prévenu tous les professeurs ayant les jeunes dans leurs cours qu'ils n'avaient jamais été à l'école et allaient sans doute avoir besoin d'explications pour certaines choses qui pouvaient leur sembler à tous évidentes. Le but de ces premières semaines étant de voir comment ils se comporteraient et comment ils s'intégreraient, il ne leur était pas demandé de rendre des devoirs et elle leur avait également déconseillé de les interroger.

Tenu au secret comme tous, Albert avait été très curieux lorsqu'il les avait vus entrer dans la salle lundi. Ils s'étaient installés ensemble, sur un côté de la classe, dans le fond vers la porte arrière. Et il ne les avait pas entendus de toute l'heure. Rien d'étonnant, apparemment sauf exception les quatre jeunes se faisaient oublier pendant les heures de cours. Albert avait gardé un œil sur eux néanmoins. Carlos avait feuilleté le manuel avec un intérêt nonchalant, l'avait écouté un moment, avait même rempli sa feuille d'exercices en même temps que ses camarades. Il s'était ensuite avachi sur sa chaise, jouant avec un stylo, alors qu'Albert s'était lancé dans une tangente soudaine, rocambolesque et passionnée sur la façon dont une alchimiste avait failli transformer une forêt sacrée toute entière en cendres un siècle plus tôt. Et sans souhaiter se vanter outre mesure, Albert était un conteur émérite. Il le savait, chaque fois ses interlocuteurs buvaient ses paroles et s'amusaient de ses histoires. Et même si l'expression de Carlos avait été aussi blasée que sa posture affalée se révélait impolie, Albert avait su qu'il avait toute son attention.

Il avait passé sa carrière à parler devant des amphithéâtres plein d'étudiants et des salles pleines de financiers. Il savait quand il avait capté son auditoire et quand il ne servait plus à rien d'insister.

Evie, c'était autre chose. Elle s'était contentée de retourner sa feuille d'exercices vide pour dessiner au dos des vêtements de toutes sortes qu'elle avait ensuite mis en couleurs avec application mais un air absent. Elle n'avait pas une fois ouvert le manuel, ni levé les yeux vers Albert, mais sa manière de se tenir avait été parfaite contrairement à celle de son compatriote. Et si elle avait écouté sa petite histoire, elle ne s'était certes pas arrêtée pour autant dans ses activités frivoles.

S'il avait été question de deux autres élèves, Albert aurait fait une remarque joueuse mais ferme sur la politesse et l'attention requise en classe, pour pousser Carlos à se redresser et Evie à suivre le cours. Il avait préféré s'abstenir pour ce premier contact.

Lorsqu'il était passé près de leur table, il avait jeté un œil à la feuille de Carlos. Ses réponses étaient toutes exactes. Marraine lui avait fait passer les tests que les enfants avaient remplis en arrivant, des tests basiques de connaissance. Mal et Jay n'avaient clairement pas montré d'intérêt pour la chimie, ce qui expliquait leur absence de son cours. Evie avait eu des résultats piles dans la moyenne, elle avait donc quelques notions mais rien d'aussi complet qu'une élève de son âge devrait connaître. Carlos, lui, s'était un peu mieux débrouillé, et avait montré dans sa façon de formuler ses réponses un intellect logique et consciencieux qui se vérifiait dans ses tests de physique et de mathématiques.

Comment un gamin qui n'était jamais allé à l'école pouvait se montrer aussi cultivé et malin n'était pas tout à fait un mystère. Il savait lire, et des tas de livres partaient sans cesse pour l'Île-prison, de l'imagier cartonné pour bébé aux essais les plus novateurs en sciences humaines. Et les adultes enseignaient sans doute à leurs enfants ce qu'ils devaient savoir. Carlos aurait plutôt sa place en classe intermédiaire de chimie et de maths que dans un cours d'initiation, et il devrait surtout être en spécialité physique et technologie.

Albert Curry était un chercheur. Il aimait les formules compliquées à résoudre, il aimait les questions sans réponse pour peu qu'un travail long et assidu puisse éclaircir les choses. Et deux jours plus tôt son collègue mathématicien, Monsieur Randall, était venu le trouver avant l'heure du déjeuner, un papier à la main et un air intrigué au visage.

« Albert, vous auriez une minute ? »

« Bien sûr. Dites-moi. »

« Pourriez-vous jeter un œil à ça et me dire si vous y comprenez quelque chose ? »

« Voyons... Oh. Qu'est-ce que... ? Hum... »

« Qu'est-ce que c'est ? »

« Eh bien, pour autant que je puisse en juger, ce sont des bribes de formules chimiques... »

« Des bribes ? »

« Des morceaux sans lien les uns avec les autres, en tout cas en apparence. Comme quelqu'un qui écrirait les bribes de pensées qui lui traverseraient l'esprit. C'est étonnant... Ce bout-là est complexe, il s'appuie sur une formule de Rewton, mais l'élément de base est différent... Et ça, c'est plutôt ingénieux, ça marcherait jamais sans contre mesure cela dit... »

« Et les symboles, là, imbriqués au milieu des éléments reconnaissables, que sont-ils ? »

« Aucune idée. Et je serais bien incapable d'expliquer ce que je suis en train de lire, sans le reste des recherches et formules... Ça m'étonne de voir que Monsieur Deley enseigne ces notions... Cette portion-là repose sur des concepts qu'on n'étudie qu'en dernier cycle d'université. »

« Je doute fort que Monsieur Deley ait quelque chose à voir là-dedans. Ce papier a glissé sous le bureau de Carlos et d'Evie quand ils ont dû quitter ma classe précipitamment. »

« Oh ? En avez-vous informé Marraine ? »

« Pas encore. »

« Je le ferais moi-même jeudi, si vous le voulez bien. J'ai un autre cours avec Carlos et Evie, et j'aimerais vérifier quelque chose. »

Albert avait donc un mystère à résoudre, un mystère plutôt excitant. Car aucun des deux jeunes n'avait montré une telle aptitude lors des tests, et il avait vu l'écriture de Carlos. Elle était propre mais tracée de lettres détachées, alors que celle sur le papier présenté par Randall était petite et cursive, toute en élégance.

Mais comment Evie serait-elle capable d'écrire cela ? Elle avait pu s'amuser à les recopier d'un livre de la bibliothèque, certains des volumes s'adressant aux chercheurs de passage à Auradon. Mais pourquoi ? Et ça n'expliquait absolument pas l'imbrication de ces symboles ne correspondant à rien, sauf pour celui qui les avait écrits. Les chercheurs développaient parfois leur propre code pour travailler et s'assurer que la concurrence ne mettrait pas la main sur leurs découvertes, et les sorciers avaient leur propres symboles pour désigner des éléments ou des réactions magiques qu'ils imbriquaient dans des recettes et formules scientifiques. Tout cela était impossible. Un gamin de seize ans ne pouvait pas être capable de maîtriser de tels concepts, de développer des théories qui échapperaient à la plupart des professeurs universitaires et des professionnels.

Mystère.

Il débuta son cours comme d'ordinaire, et invita les élèves à suivre leur manuel pour tenter l'expérience. Du coin de l'œil, il vit Carlos allumer le feu et sortir deux tubes à essai, clairement emballé à l'idée de jouer les chimistes. Il régla l'intensité de la flamme, versa les deux produits dans les bonnes quantités dans un des tubes qu'il commença à faire chauffer. À cet instant, il se pencha vers Evie et lui murmura quelque chose qui la fit sourire.

Il était rare de les voir parler, même dans les moments où les élèves y étaient autorisés. Les autres jeunes leur lançaient des regards allant de la curiosité au dédain, mais aucun ne semblait oser leur adresser la parole et les insulaires gardaient leurs distances.

Lorsque tous les gamins eurent l'air d'avoir terminé, vingt minutes plus tard, Albert sourit.

« Normalement, vous devez avoir dans vos tubes une substance rose pâle. Tout le monde y est ? Parfait. Vous avez donc obtenu de l'extrait de Rosae Coronis, un élément qu'on utilise beaucoup en cosmétique. J'aimerais que nous allions plus loin. Si vous voulez bien y verser exactement quatre gouttes de solution de Bleu des Merveilles dès que le mélange arrive à ébullition... »

Carlos fronça immédiatement les sourcils et se rapporta au manuel. Bien sûr il n'y trouva rien, et attrapa la bouteille de Bleu pour lire l'étiquette. Il observa les autres étudiants, interrogateur, jeta un œil prudent à Albert, puis se pencha vers Evie et murmura quelque chose. La jeune femme releva la tête de ses dessins, haussa un sourcil, attira le manuel vers elle pour parcourir la page rapidement puis regarda la bouteille que Carlos tenait. Le garçon sembla lui poser une question, et elle secoua la tête en répondant. Alors il sourit, ouvrit le contenant, prit la pipette et commença à faire tomber des gouttes dans le tube à essai.

Quelques minutes plus tard, toutes les préparations des élèves se mirent à émettre une forte fumée violette à l'odeur vague de pain grillé. Il y eut des petits cris, des rires, des exclamations, et Albert partagea leur amusement. Il sourit d'autant plus grand quand il vit qu'une seule expérience n'avait pas eu d'effet indésirable.

Carlos avait dû ajouter cinq gouttes de Bleu des Merveilles, et non pas quatre. Le résultat était un liquide presque transparent aux teintes violet brillant, qui ne fumait pas et avait une douce odeur florale. Le jeune insulaire était d'ailleurs en train d'humer prudemment le mélange, notant de son autre main quelque chose sur son cahier. Il leva le regard vers Albert qui se contenta de lui faire un petit sourire alors que le gamin l'observait, les sourcils légèrement froncés, l'air méfiant.

Il s'appliqua ensuite à nettoyer et ranger son poste de travail sans le regarder, mais Albert put voir, alors qu'il aidait d'autres élèves, que Carlos et Evie avaient une discussion discrète. Il fut surpris lorsqu'à la sortie du cours Carlos se dirigea vers lui pour lui poser des questions sur l'expérience. Albert couvrit sa petite mise en scène en blaguant sur son âge qui avançait et ses pertes de mémoire, mais Carlos n'eut pas franchement l'air convaincu.

Une fois que tous les jeunes étudiants eurent quitté la salle, Albert rassembla ses affaires, traversa les couloirs et descendit au rez-de-chaussée dans l'espoir de trouver Marraine pour lui parler de ce papier. Ça l'intéresserait de savoir que pour une raison ou une autre Evie avait volontairement visé la moyenne à son test de chimie et, si ses soupçons s'avéraient fondés, probablement à plusieurs autres. Mais alors qu'il attendait dans le couloir que sa vieille amie termine son appel, il s'aperçut que le papier n'était plus dans le dossier qu'il tenait. Il revérifia, puis passa une main dans les poches de sa veste au cas où, et enfin vida sa sacoche. Mais rien. Il avait disparu.

Puis il revit le regard attentif de Carlos sur lui après l'expérience. Les murmures entre Evie et lui. Et ses questions si surprenantes à la fin du cours, alors qu'il avait tout fait pour rester discret. Où avait été Evie alors ?

Un immense sourire étira ses lèvres.

« Petits malins... »

Oh, comme il regrettait de ne pas avoir pris en photo le papier et les mystérieuses notes qui y avaient été couchées. Plus aucune preuve à présent, si ce n'était la certitude que la réussite de Carlos lors de l'expérience n'avait pas été un hasard comme il l'avait prétendu. Non, Carlos n'avait pas mis une goutte de trop par erreur, comme Albert ne s'était pas trompé lors de sa consigne. Il avait immédiatement trouvé bizarre cet ajout de dernière minute, avait identifié le composant dans le Bleu qui pouvait avoir une mauvaise réaction avec les éléments déjà dans le tube, en avait fait part à Evie qui avait semble-t-il su à la goutte près combien il devait en réalité en ajouter pour obtenir un résultat viable.

Et si Albert appréciait une chose encore davantage que les mystères à résoudre, c'était de rencontrer des cerveaux brillants.

Il fit demi-tour, sifflotant joyeusement, pour se diriger vers la sortie de l'école.

Inutile de déranger Marraine sans preuve, et il avait trois jours avant le cours de lundi pour essayer de trouver comment pousser Evie à se dévoiler.

Albert ne savait rien de l'Île, mais Auradon offrait la possibilité à ses jeunes de développer pleinement leur potentiel, et il était curieux de savoir si son instinct disait vrai.

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« Hey. »

Ben hocha la tête alors qu'Aziz se laissait tomber près de lui. Ils étaient à l'extérieur pour le déjeuner une nouvelle fois. Il avait remarqué que Mal, Carlos, Jay et Evie semblaient plus à l'aise que dans la salle de restauration, et le soleil ne leur faisait sans doute pas de mal. Il y avait moins de regards sur eux aussi, et Audrey et Ben étaient moins souvent dérangés par leurs camarades pour une raison ou une autre.

Ce midi, il n'y avait pour le moment qu'Aziz, le couple et les quatre insulaires, installés à l'écart près d'un arbre de façon désordonnée, pas vraiment les uns face aux autres, pas vraiment en cercle.

Aziz déballa son sandwich avant de se tourner vers Jay près de lui, mais le garçon était concentré sur son jeu sur son téléphone et en partie dos à lui. Alors le jeune homme tendit une main dans le but de toucher son épaule pour attirer son attention, mais son mouvement fut immédiatement stoppé par Mal qui s'était penchée pour attraper fermement son poignet, son mouvement vif et précis.

« Ne le touche pas. »

« Okay... » acquiesça Aziz, les yeux écarquillés. « Désolé ? »

Il secoua sa main aussitôt que Mal le lâcha, un petit froncement de nez le signe que la jeune fille était sans doute beaucoup plus forte qu'elle en avait l'air.

« On t'a jamais dit que t'étais un peu trop protectrice ? »

Carlos ne cacha pas son sourire amusé, mais Jay secoua la tête avec un rictus en se tournant vers Aziz.

« C'est pas moi qu'elle protégeait, crétin. Ne touche pas quelqu'un de l'Île comme ça, sans prévenir, et surtout pas par derrière. Jamais. J'étais trop à fond dans ce jeu, je t'ai pas capté. »

« Jay, ton langage, » répéta pour la énième fois Audrey en haussant un sourcil, comme si ce qui venait de se passer n'était pas un nouveau signe que rien n'allait.

Avec un petit sourire qui rappela quelque peu Aziz, Jay haussa les épaules innocemment.

« On fait pas attention à tout ça, chez nous. »

« Je n'ai encore jamais entendu Evie insulter quelqu'un ni jurer, » contredit Ben avec un sourire. « Tu devrais prendre exemple. »

La jeune fille en question leva la tête du carnet sur lequel elle dessinait.

« Merci, Ben, mais éduquer ces trois-là est au-delà de mes compétences. »

« Oh oh ! » s'amusa Jay, les yeux pétillants. « Et ça, c'était pas une insulte ? »

« Jay ! Je n'oserais jamais. »

« Bien sûr que non, princesse. »

« Tu l'appelles toujours comme ça, » remarqua Aziz en ouvrant un paquet de chips aux légumes. « C'est affectueux ? Vous êtes sortis ensemble ? »

Et ouah, Ben n'avait encore jamais vu leurs invités se figer comme ça, avec une expression de surprise et d'incrédulité identique sur leurs visages.

« Auradon, » murmura Mal avec exaspération en secouant la tête, alors que Carlos clignait lentement des yeux.

« T'es sérieux ? » demanda-t-il doucement.

« Euh... oui ? J'ai dit un truc qu'il ne fallait pas dire ? »

« Ça se fait pas. »

« Tu dis ça comme si je vous avais offensés, » remarqua Aziz avec un petit sourire pour essayer de détendre l'instant. « C'était peut-être indiscret, mais ce sont des questions qu'on se pose. Enfin... ici. Pas sur l'Île ? »

« Non, » répondit immédiatement Carlos. « On ne pose pas de questions personnelles sur l'Île. Pas directement, comme ça. Et on fait pas ça... »

« Pas quoi ? »

« Sortir ensemble, » précisa Jay. « Ce genre de trucs ? Ça n'existe pas sur l'Île. Ou on le nomme pas. Et on le cache. Mais en général ? On fait pas ça. »

« Quoi ? Les ados n'ont pas le droit d'avoir des relations ? »

« Oh, tu peux avoir des relations, » sourit le jeune homme en haussant un sourcil suggestif. « Courtes et satisfaisantes. Pas de relation à long terme, et pas de sentiment. »

« L'inverse d'ici, donc. »

« Et on ne pose pas ces questions. T'afficher comme ça avec quelqu'un, c'est montrer à tous tes ennemis tes faiblesses. C'est une invitation. Vous autres, continentaux, n'avez aucune manière avec vos questions indiscrètes. Sur l'Île, elles seraient lues comme des menaces. »

« Nous n'avons aucune manière ? » répéta Aziz, entre incrédulité et un franc amusement.

« Aucune, à toucher les gens comme ça et à leur demander tous les matins s'ils ont passé une bonne nuit ou que sais-je, » répliqua Jay avec un rictus. « Est-ce que ça vous regarde ? Et suggérer qu'Evie et moi... » Il fronça le nez. « Ce serait comme si j'embrassais une... ma... » Il s'interrompit, embarrassé. « Jamais. C'est comme Mal, c'est pas possible. Même si c'était les deux dernières femmes sur la planète. »

Et ça aurait pu être l'un des plus grands naufrages verbaux dont avaient été témoin Ben si la sincérité et l'innocence derrière ces mots n'avaient pas été aussi évidentes. Ni Mal ni Evie n'avait d'ailleurs l'air de se sentir insultée. Elles observaient Jay essayer de se démener avec un amusement moqueur.

« Ça, c'est dit, » murmura Carlos avec un rire bas.

« Ta gueule, » intima Jay en le fusillant du regard avant de revenir à Aziz. « Et je t'ai déjà entendu appeler Audrey princesse ou altesse, ça ne veut pas dire que tu as été en couple avec elle, que je sache. Ou alors je veux bien poser la question indiscrète moi aussi. »

« C'est son titre. »

« C'est le titre d'Evie aussi, » informa Carlos avant de froncer les sourcils. « Enfin, sur l'Île en tout cas. »

Les pensées de Ben déraillèrent.

Il n'était pas le seul à être surpris, et Evie balaya leur réaction avec un joli sourire.

« Les méchants sont de l'ancienne école, ils sont très attachés à leurs anciens titres. C'est le cas de celui de ma mère, au combien Maléfique a essayé de le faire oublier. Ça n'a jamais marché. »

La Méchante Reine.

Il restait difficile de réaliser qu'ils avaient de telles légendes pour parents, des légendes noires, des croque-mitaines qu'on évoquait pour faire peur aux enfants.

Evie était la fille de la Méchante Reine. Et même si le titre royal avait été retiré à la sorcière meurtrière, son héritière demeurait apparemment une princesse dans les yeux de ses compatriotes.

« Et contrairement à votre petite alliance, » reprit Mal tranquillement en coupant habilement sa poire, « nous, on a qu'une seule princesse. Pas de confusion possible au moins, ici dès que quelqu'un parle d'un prince il y a neuf chances sur dix que ça parte en quiproquo. »

« Donc j'appelle ma princesse 'princesse' si je veux, » conclut Jay. « Désolé, Audrey, mais on s'en sortirait plus si je t'appelais comme ça aussi. »

« Oh non, ça va, » répondit immédiatement la jeune femme avec un sourire, « je trouve ça adorable. »

Elle l'avait fait exprès. Ben savait qu'elle l'avait fait exprès, il pouvait le voir à l'étincelle dans ses yeux.

Jay s'était figé et la fusillait du regard.

« Tu ne viens pas de dire ça. »

« Je l'ai dit, » affirma tranquillement Audrey en lui souriant. « Nous sommes des indiscrets et des impolis. Fais avec. Ou arrête d'être adorable. »

Pendant une seconde, Ben se demanda comment Jay allait réagir, s'il allait s'étouffer de rage ou rester paralysé de stupeur. Mal semblait indécise, et Carlos partagé entre l'amusement et la gêne.

Mais Evie, la seule apparemment à l'aise avec ce mot interdit comme tant d'autres semblaient l'être dans leur monde, n'hésita pas à en rire, et le son mélodieux et discret fit sourire Ben – l'émotion semblait sincère et Evie était encore plus jolie quand ses yeux pétillaient d'espièglerie.

« S'il te plaît, Audrey, ne brusque pas mes sujets. Tu vas les casser. »

Ses trois camarades se tournèrent vers elle, entre surprise et indignation.

« Evie, » protesta Mal en la fusillant du regard. « Je ne suis le sujet de personne ! »

« Concrètement – »

« Carlos. »

L'ordre était clair, et Carlos ferma la bouche avec un rictus arrogant.

« La politique de l'Île... »

« On a déjà eu cette discussion, Ben, » coupa Mal avec un soupir. « Quatre territoires, cinq chefs, des capitaines pour la jeune génération, et des luttes de pouvoir. Mais tout le monde considère Evie comme une princesse... Même Hadès utilise ton titre, non ? »

« Oui. Ben, il faut que tu le voies comme un titre honorifique. »

« C'est un peu plus que ça quand même, » répondit Carlos en fronçant les sourcils. « Les gens le respectent. »

« C'est un peu compliqué de savoir ce qu'ils respectent, c'est peut-être plus dû au fait qu'elle est un de mes lieutenants, ou qu'elle est... elle. »

« Je pense que c'est un savant équilibre, » conclut Evie avec un autre de ses jolis petits sourires. « En tout cas, mon titre seul ne m'accorde aucun pouvoir politique quel qu'il soit. »

Il y avait... quelque chose, derrière ses mots. Dans la façon dont elle les délivrait, dans la façon dont elle les laissait flotter entre eux. Il y avait à la fois des vérités et des mensonges derrière ses mots, mais Ben ne pouvait aucunement les décrypter. Et il commençait à comprendre qu'avec Evie, cette dualité était sans doute constante, dans chaque parole qu'elle prononçait, dans chaque sourire qu'elle affichait, chaque expression qu'elle modelait.

« Maléfique et la Reine ne s'entendent pas ? »

Ben poussait peut-être sa chance, mais il n'arrivait pas à passer autant de temps qu'il le souhaiterait avec eux et il avait besoin de réponses. S'il ne parvenait pas à en apprendre plus, il ne réussirait pas à les aider, et il avait vraiment envie de les aider.

Parce que tout le monde s'était attendu à des délinquants, à des gamins pleins de haine, mais ils étaient devant lui et il y avait la fille d'Aurore juste là et l'un des fils d'Aladdin juste là, et pas une seule fois l'un d'entre eux ne les avait attaqués ou insultés au nom de leurs parents. Pas une seule fois.

Il y avait des regards méfiants au lieu des regards haineux, de l'ironie et des sarcasmes au lieu des menaces et des reproches. Jamais d'accusation directe.

Un comportement quasi exemplaire en classe. Pas de débordement dans l'école ou presque.

Ben savait que leur rancœur grondait juste sous la surface, peut-être pas à leur encontre mais lui et ses amis représentaient tous les royaumes et tout ce qui avait pu aller de travers dans leur vie, et pourtant ils n'en faisaient rien.

Pourquoi ?

« Maléfique ne s'entend avec personne, » répondit Mal après une seconde de froid. Elle chercha à être nonchalante mais son petit sourire restait trop figé et sa voix trop posée. « Aucun d'entre eux ne s'entend avec les autres. Sauf s'ils y ont un intérêt. »

« Je pensais qu'ils seraient... alliés ? Ou quelque chose. Vu que vous l'êtes tous les quatre. »

Jay secoua la tête face à Aziz.

« Jafar est... comment expliquer... disons que Maléfique a des intérêts dans les affaires de Jafar. C'est tout. Il n'y a pas exactement d'alliance possible avec Maléfique, elle ne considérera jamais qui que ce soit comme son égal, et certainement pas Jafar. Maléfique pourrait le faire tuer d'un claquement de doigt. »

« Le faire... ? Et ça... arrive souvent ? Ce genre de choses ? »

Ben aurait pu jurer que la respiration de Mal avait changé. Est-ce qu'elle avait pâli ?

« Ça arrive, » répondit Jay en haussant les épaules, un rictus aux lèvres et le regard sombre. « À quoi tu t'attendais ? Ils se sont tous retrouvés là-bas parce qu'ils trahissaient, maudissaient, volaient, torturaient, tuaient, violaient, pillaient, et tu crois qu'ils ont arrêté parce qu'ils sont enfermés entre eux ? Ils mettent de la poudre de fées dans vos biberons pour que vous soyez aussi – »

« Jay. »

Il tourna la tête vers Mal et se tut immédiatement, les dents serrées. Il avait plus à dire, mais il obéit. Comme toujours.

Ben reporta son attention vers Evie qui observait la scène, apparemment détendue, tandis que Carlos près d'elle s'était concentré sur son téléphone pour éviter leurs regards.

« Je vois mal une reine se plier aux ordres de Maléfique, » commenta Ben tranquillement, se forçant à afficher un air naïf.

La jeune fille sourit, son regard dans le sien, et Ben aurait aimé savoir lire les autres comme sa mère, parce qu'il aurait bien voulu comprendre ce que cachait ce calme constant.

« C'est bien le problème, elle ne se plie aux ordres de personne. Maléfique a décidé de la chasser de la cité, au-delà des territoires, et de nous en interdire l'accès. Disons que nous sommes apatrides. »

« C'est presque poétique, » nota Carlos. « Être les deux seules apatrides d'un État qui n'en est pas un et qui n'appartient à aucun pays, tout en en étant les deux seules reconnues de sang royal. »

« Mais tu fais partie de la bande de Mal. Tu as rencontré les autres. »

« Prendre des risques ou mourir de faim, » expliqua simplement Evie. « Maléfique a fini par tolérer ma présence puisque je sers ponctuellement ses intérêts sous les ordres de Mal. Tout est question d'équilibre. Faire en sorte que les risques valent toujours les gains potentiels. »

« Et... qu'est-ce qu'il se serait passé si Maléfique t'avait trouvée avant que tu rencontres Mal ? »

Le sourire agréable d'Evie demeura et son ton ne changea pas, clair et mélodique et léger.

« Ben, ne pose pas de questions dont tu connais déjà les réponses. C'est une perte de temps, et tu n'as aucune envie de les entendre. Ça les rendrait réelles, non ? » Son expression s'illumina un peu plus. « Et puis nous sommes tous les quatre ici devant toi, alors il est évident que nous avons survécu à notre peine de seize ans de prison pour... quel crime, déjà ? »

Foncièrement mal à l'aise, Ben lutta contre lui-même pour ne pas baisser les yeux. Il n'était pas le seul à être déstabilisé. Les regards de Jay et Carlos volaient entre Evie, Ben et Mal, et cette dernière observait son amie, interdite.

Puis Mal se reprit et haussa les épaules, un petit sourire amusé aux lèvres mais les yeux glacés.

« D'autres questions ? » lança-t-elle en tournant la tête vers Ben.

Il aurait été bien incapable de prononcer un mot et fut sauvé par Audrey, dont l'attention venait de se diriger vers un autre endroit du parc où plusieurs élèves étaient regroupés.

« C'est Chad, là-bas ? Qu'est-ce qui lui arrive ? »

Tous se tournèrent pour voir ce qu'elle observait. Entouré de plusieurs amis, Chad retirait sa veste et semblait pris de démangeaisons, et Ben pouvait apercevoir de vilaines plaques rouges sur son cou et ses bras. Herkie l'entraînait vers le bâtiment, sans doute direction l'infirmerie.

« Bizarre, » murmura Aziz en fronçant les sourcils. « Il fait peut-être une allergie. »

« On devrait y aller, » lança soudain Mal en sautant sur ses pieds. « On doit réviser avant d'aller voir Marraine. En route. »

Son ton ne laissait aucune place à la discussion, et Jay, Evie et Carlos se levèrent à sa suite, attrapant rapidement leurs affaires. Ben haussa un sourcil.

« Marraine vous donne des devoirs ? »

« Non. Mais on doit prévoir certaines choses. À plus tard. »

Ils s'éloignèrent rapidement mais Ben put voir les sourires étranges de Jay et de Carlos, et la façon dont Mal se plaça près d'Evie, l'expression sombre.

Et Ben se souvint de Chad, d'Evie et d'une brusque rencontre dans le couloir quelques heures plus tôt.

« Ils deviennent de plus en plus étranges, » commenta Aziz, le sérieux qu'il affichait dénotant tristement avec sa personnalité.

« Au contraire, » murmura Ben pensivement. « Les choses deviennent de plus en plus claires. »

O

« Tu te fous de moi ? » gronda Mal en claquant la porte de leur chambre derrière elle.

Les garçons s'écartèrent rapidement et Evie alla poser ses affaires sur son bureau.

« C'est-à-dire ? »

« Le prince des gigolos. Sa soudaine allergie. Tu n'y es pour rien ? »

« Tu m'accuses de quelque chose ? »

« Evie ! »

« Oui ? »

« Arrête ça tout de suite ! »

Carlos les observait, mal à l'aise mais amusé, appuyé contre le sofa. Mal lutta un instant contre les mots qui lui venaient, contre leurs règles (ne pose pas de question, pas vu, pas pris), et finalement explosa.

« On ne fait pas ça à Auradon ! On doit rester discrets ! »

« Nous sommes discrets. »

« Discrets, ce n'est pas déballer des vérités devant la clique junior des couronnés et le futur roi en mangeant des fruits frais ! Ce n'est pas empoisonner un élève ! »

« Hey, ils posent des questions, on répond, » se défendit Jay.

« C'est de leur faute tout ça, » rappela Carlos, incapable de ravaler son amertume. « S'ils ne savent pas, c'est que leurs parents leur cachent ce qu'il se passe sur l'Île. On va quand même pas faire croire qu'on a des vies parfaites. C'est toi qui as dit qu'on ne devait pas mentir, qu'on devait rester proches de la vérité. »

« Dans le bureau de la psy, où il y a des règles ! Pour les autres, on reste au strict minimum ! Et Pas-Si-Charmant ? »

Face à son regard, Evie finit par lever les yeux au ciel.

« Il va se gratter pendant trois ou quatre jours, » assura-t-elle.

Suspicieuse, Mal ne la lâcha pas du regard et Evie ne changea pas d'expression. À présent qu'il y avait une porte close entre eux et le reste du monde, son visage ne portait plus aucun sourire, juste le sérieux et l'attention nécessaires à la situation.

Il était parfois difficile de deviner si son impassibilité était un énième masque ou si c'était vraiment elle. Carlos lui-même restait parfois incapable de déterminer à quel moment elle était sincère et à quel moment elle leur mentait à eux aussi.

« Il ne dormira pas beaucoup, c'est tout. Les éruptions cutanées seront très laides et le brûleront un peu. Aucune séquelle. »

C'était probablement la chose la plus innocente qu'elle pouvait faire au prince.

« Et quand est-ce que tu comptais m'en parler ? Depuis quand tu agis sans mon aval ? »

L'expression d'Evie se glaça à l'image de son ton.

« Depuis que tu décides de provoquer l'ennemi comme une idiote. »

« Provoquer l'ennemi ? » répéta Mal, incrédule. « Ce sont des gamins élevés à coups de chocolat et de paillettes ! »

« Et ils auraient pu te tuer. On ne laisse pas ça passer. Ni ici, ni là-bas. Et tu ne peux pas m'en vouloir de respecter les règles, Capitaine. »

Okay, maintenant Carlos était juste mal à l'aise, et il vit Jay s'intéresser de près aux peintures de Mal alors qu'il faisait tout pour ne pas prêter attention aux deux filles qui se fusillaient du regard.

Il s'était douté d'un truc comme ça lorsqu'il avait vu Evie provoquer cette rencontre avec Chad. Mais même s'il avait su qu'elle ne mettrait pas la vie du prince en danger pour ne pas tout risquer, il s'était attendu à quelque chose de beaucoup plus vicieux.

En revanche le fait qu'Evie n'oublierait pas que Mal aurait pu se noyer en raison de ces crétins aurait dû être une évidence. Evie, comme Carlos, n'était que rarement impulsive. Elle attendait, elle réfléchissait, elle agissait ensuite, quand elle était certaine de tout maîtriser, et elle se vengeait toujours.

Ils auraient tous dû l'anticiper.

Mal la première.

« Vous êtes épuisants, » soupira-t-elle d'ailleurs en se pinçant l'arête du nez. « Tous autant que vous êtes. »

« J'ai rien fait, » rappela Carlos.

« Si tu crois que j'ai pas vu ton rictus amusé tout le long de ce repas... »

Jay croisa les bras et haussa les épaules.

« Ben veut savoir, tu sais ça. Il posera des questions, encore et encore, tant qu'il sentira une barrière. Et cet Aziz... pas différent. Il a l'air de blaguer, mais ses interrogations ne sont pas des plaisanteries. Peut-être qu'il va à la pêche pour ses parents, j'en sais rien. Mais au bout d'un moment, soit on les évite complètement, soit on répond en déviant un peu de la vérité. »

« On va pas rester longtemps, de toute façon. Maléfique t'a donné une semaine. On va déjà être hors délais. »

« Elle est complètement tarée, Carlos. Comme si c'était réalisable en sept jours ! On aura de la chance si on arrive à quelque chose d'ici dix jours. »

« On avance bien, » rappela Evie posément. « Je n'aurais jamais cru qu'on arriverait à quelque chose aussi vite. »

« Sans baguette magique, on peut dire adieu à la moitié du plan. »

« On la trouvera. Et on doit rejoindre Marraine. Qu'est-ce qu'on fait, Mal ? Si tu veux changer de direction quant à ce qu'on raconte aux continentaux, il faut le dire maintenant. On peut toujours jouer les gentils enfants un peu rebelles et fiers de leurs familles. »

« Ouais, ça va vachement le faire avec toutes nos cicatrices, » railla Jay. « Sans compter nos réactions décalées dans ce beau paysage. »

Carlos n'avait quasiment jamais vu Mal indécise. Sur l'Île, il n'y avait pas de temps pour l'hésitation. Ils montaient un plan et ils l'exécutaient. Ils ne pouvaient avoir des doutes ou des arrière-pensées. Le simple fait que Mal hésitait leur prouvait à tous à quel point ils n'étaient plus dans leur élément, à quel point ils étaient en danger.

« J'ai juste l'impression que plus on dévoile des vérités, plus on perd le contrôle de la situation, » expliqua Mal en fronçant les sourcils. « Rien n'a de sens dans leur monde. Aucune de leurs réactions ne collent. »

« Peut-être qu'ils nous manipulent, » avança Carlos.

« Benjamin ? Nous manipuler ? » répéta Jay, incrédule. « Aucune chance. Il déborde de sincérité, c'est écœurant à voir. Peut-être qu'ils sont juste... » Il fronça le nez, chercha ses mots. « Différents ? »

« Et les adultes ? Les adultes sont toujours les plus dangereux. Marraine n'est pas celle qu'on croyait. »

« On tient nos infos de l'Île, » rappela Mal amèrement. « On sait qu'on doit prendre tout ce qu'ils disent là-bas avec des pincettes. Et le roi et la reine ? À quoi ils jouent, eux ? C'est quoi leur but dans tout ça ? »

« Le Conseil a approuvé la décision de Ben, mais apparemment ça a été compliqué. Peut-être qu'ils veulent étouffer tout scandale dans l'œuf, bien nous accueillir pour qu'on devienne des citoyens lambda et qu'on se fasse oublier. »

Evie pencha la tête sur le côté, pensive.

« Sauf que Ben a dit que nous étions seulement les premiers, » rappela-t-elle. « Et si nous devenons de parfaits citoyens discrets, il aura réussi, et il pourra faire venir d'autres gamins de l'Île. »

« Pas une fois qu'on aura exécuté le plan, » rappela Jay. « Après ça, c'est bye bye Auradon. »

« Bon, et pour Marraine ? Faut qu'on y aille, on va être en retard, » remarqua Carlos en jetant un œil à son téléphone.

« On lui dira qu'on s'est perdus. Mal ? »

Elle se tourna vers eux, puis hocha la tête.

« Okay, on s'en tient à des vérités sans détail. Et plus d'initiative, » prévint-elle, et Evie haussa un sourcil. « Et essayez de contrôler votre ton. »

« Et c'est toi qui nous dis ça ? » lui rétorqua Jay avec un sourire amusé.

Mal ne le lui rendit pas.

« Tu t'en es pris à Aziz, et Evie... »

« Quoi ? » se défendit celle-ci tranquillement. « J'ai été tout à fait polie et agréable. »

« Comme toujours, et tes mots étaient si innocents. »

« C'est flippant quand tu fais ça, » avoua Carlos, parce qu'il ne s'habituerait jamais à voir Evie aussi lumineuse lâcher des vérités glacées ou des menaces terribles avec cette voix claire et angélique.

La jeune fille sourit en grand.

« Je sais. »

« Evie... »

« D'accord, d'accord. Ne pas faire flipper les Auradoniens, c'est noté. »

« On a peut-être qu'une princesse, » rit Jay, « mais on a la meilleure. »

« Et on ne les frappe pas non plus, » continua Mal fermement. « On ne les drague pas. On ne les empoisonne pas. On ne pirate pas leurs téléphones sans raison. »

« Quoi ? » s'étrangla Carlos. « Mais... Jay ! »

« Quoi ? Elle a demandé ce que tu faisais ! »

« Vous êtes épuisants. Tous. »

« C'est pour ça qu'on est les meilleurs lieutenants de l'Île, Mal, » rappela tranquillement Jay avec un sourire malin. « Tu nous échangerais pour rien au monde. »

Leur capitaine se contenta de les fusiller du regard puis se détourna d'eux pour sortir de la chambre.

« Imbéciles, » marmonna-t-elle.

Carlos la suivit, un grand sourire aux lèvres, et tapa discrètement dans la main d'Evie au passage.

Charmant Crétin l'avait bien mérité, après tout.

O

Marraine n'était pas nerveuse.

Pas exactement. À son âge, ressentir de la nervosité serait juste ridicule.

Mais elle savait qu'elle avait plus d'une responsabilité dans ce qui se déroulait et se passerait. C'était assez pour inviter tout un tas d'émotions à tourner et tourner dans sa poitrine.

Sam avait été claire. Sans divulguer exactement ce qu'avaient dit les jeunes dans leurs sessions et sans poser de question, elle avait prévenu que Marraine risquait de perdre totalement leur confiance si elle ne réagissait pas.

Marraine avait caché sa surprise.

Avait-elle réellement obtenu un peu de la confiance de ces adolescents si gardés en seulement quelques jours ?

Ça lui paraissait absurde. Et pourtant Sam avait semblé en être convaincue.

Marraine n'avait jamais compté leur mentir, pas exactement. Mais les bombarder d'informations ferait sans doute plus de mal que de bien. Elle avait expliqué dans quelles circonstances Jane était arrivée dans sa vie. Peut-être qu'expliquer était un grand mot, elle n'avait rien eu à dire en réalité. En quelques minutes, ces quatre enfants avaient déterminé dans son attitude et dans ses dires tout ce qu'ils avaient voulu y trouver, faisant preuve d'un travail d'équipe et d'une intelligence peu conventionnels. Ils étaient observateurs, vifs d'esprit, ne se consultaient pas et pourtant semblaient toujours aller dans le même sens.

Ils tiraient des conclusions du moindre geste et de la moindre phrase, mais habitués à un environnement sombre et cruel, leur perception se trouvait souvent biaisée, teintée, faussée. Marraine savait qu'il leur faudrait très longtemps pour désapprendre cette façon d'observer le monde, ce réflexe les poussant à immédiatement voir menaces, subterfuges et mensonges chez chaque personne qui croisait leur chemin.

Il y avait aussi la question de la magie des deux filles, si brute et si brillante. Marraine n'avait pas souhaité les obliger à lui en parler, savait que leurs pouvoirs pourraient mettre des mois à se manifester complètement après tant d'années à être réprimés.

Mais elle avait pu sentir la magie d'Evie lui échapper, peut-être en raison de la colère qu'elle avait dû cacher. Et cette magie ancienne avait agi sur leur environnement, fait baisser la température ambiante et s'était lentement et sournoisement enroulée autour d'eux tous. Marraine ignorait à quel point la jeune sorcière en avait conscience, mais le pouvoir de la Méchante Reine courait clairement dans ses veines, juste sous sa peau. Cette magie avait baigné chaque mot qu'elle avait ensuite prononcé, avait coulé dans chaque objet qu'elle avait touché, prête à éclater au moindre ordre de sa maîtresse.

La magie de Mal était plus directe, plus sauvage, plus imprévisible, et elle avait été évidente dans ses yeux illuminés de vert et dans les flammes émeraude roulant autour de ses doigts, de ses bras, sans les brûler elle ou ses vêtements, mais promettant mille tourments à toute autre personne. Et la jeune femme n'en avait même pas eu conscience, perdue dans sa colère, dans ses pensées peut-être, alors que ses camarades l'avaient observée avec horreur et crainte.

Puis Evie avait sauté sur ses pieds, avait attrapé le col de Mal et l'avait entraînée avec elle en dehors de la salle de classe, vite suivie par les garçons.

Marraine avait préféré ne pas les poursuivre, leur laisser le temps, leur faire confiance. Elle n'avait pas eu tort, Mal n'ayant pas montré le moindre signe de magie depuis. Le contrôle qu'ils exerçaient sur eux-mêmes – ou essayaient de maintenir, était évident depuis le début. Tant que ce fragile équilibre demeurait, Marraine savait qu'ils ne s'en prendraient pas aux autres élèves.

Lorsqu'Evie, Mal, Jay et Carlos entrèrent dans la salle de classe ce jour-là, elle sut tout de suite que Sam avait raison, que quelque chose avait changé. Ils s'installèrent en silence, les regards de Jay et de Mal défiants, l'attention de Carlos rivée sur son téléphone, celle d'Evie sur ses ongles alors qu'elle sortait une lime de son sac.

Leur langage silencieux n'était pas destiné à être subtil, et le message passa haut et clair.

Retenant un soupir, Marraine fit le tour de son bureau, les mains liées devant elle pour éviter qu'ils ne lisent elle ne savait quoi dans ses gestes.

« Hier a été... riche en enseignements, » commença-t-elle tranquillement. « Je crois que nous aurions dû prendre le temps de mieux vous expliquer certaines choses plus tôt. Il est temps que je reprenne l'histoire depuis le début. La création de l'Île. »

Aucune réaction si ce n'était un regard ennuyé de Mal, alors elle enchaîna.

« Lorsque les guerres ont pris fin, que les armées ennemies et les méchants ont été arrêtés, les pays se sont retrouvés dans une impasse. Les royaumes qui avaient pris de plein fouet les combats étaient en ruines. Il fallait reconstruire, enterrer les morts. Le problème, c'était qu'il n'y avait pas assez de place dans les prisons encore debout pour contenir tous les prisonniers, et surtout les sorts qui maintenaient la magie des ennemis sous entraves n'allaient pas tenir longtemps. Il fallait trouver une solution. Toutes les voix se sont élevées en même temps, personne ne s'écoutait, personne ne s'entendait. Alors Adam d'Auradon a appelé ses pairs à se réunir, a invité également tous les représentants des peuples magiques pour tenir un Conseil exceptionnel dans le but de trouver une solution pour l'avenir du monde. L'Alliance était née. Il a fallu des semaines, plusieurs votes, des discussions durant des heures, et finalement l'idée d'une prison magique isolée a germé. L'Île est l'aboutissement de six jours et sept nuits d'effort de la part des cent fées, magiciens et créatures les plus puissants de leur époque, elle a été créée à partir de rien d'autre que leur volonté et leur magie. La barrière, destinée à bloquer toute entrée et sortie ainsi que toute magie à l'intérieur du dôme, a été élevée par l'ensemble des fées. »

« On connaît cette histoire, » se plaignit Jay en croisant les bras. « À quoi ça sert de la répéter ? Bravo, bravo, vous avez contribué à bannir et enfermer les méchants, c'est ce que vous voulez entendre ? C'est bon ? On peut passer à autre chose ? »

« Il n'est pas question de ça, Jay. L'Île était censée être temporaire pour la plupart des condamnés. Seuls les plus viles et les plus puissants devaient y rester à perpétuité, les autres devaient purger leur peine puis en être libérés. »

« Okay... » répondit-il lentement en fronçant les sourcils. « Ça fait vingt ans. Au bout de combien de temps sortiront les premiers ? »

« Tous les condamnés de l'Île étaient coupables des crimes désignés de première catégorie par l'Alliance. Meurtre, torture, agression sexuelle, esclavagisme, terrorisme, ou complot visant ces buts. La peine minimum pour ces crimes est de vint-cinq ans. Cette peine est purgée par certains complotistes dont les desseins ont échoué, certains mercenaires ayant servi dans les armées sombres, et les alliés ayant apporté du soutien aux ennemis. »

« Et leurs enfants ? » répliqua Mal d'une voix acide. « Combien ils ont pris, eux, juste pour être nés ? »

« Au moment où il a été décidé de faire de l'Île un endroit de semi-liberté plutôt qu'une prison au sens propre, les prisonniers ont été informés de leurs droits et de leurs devoirs. Ils savaient que si des enfants naissaient, ils auraient deux choix, soit les élever sur l'Île jusqu'à leur possible libération pour ceux qui pouvaient en bénéficier, soit les remettre aux autorités de l'Alliance pour qu'ils soient élevés par une famille d'accueil en attendant cette libération ou en vue d'une adoption plénière. Aucun n'a fait ce choix. »

« Sans blague, » railla l'adolescente. « J'ai pas trop vu de téléphone ou d'envoyé d'Auradon là-bas, en même temps. »

« Mais il y en avait, » précisa Marraine, et elle vit dans la manière dont Mal serra les dents que les jeunes, bien que mal informés sur la genèse de l'Île, avaient eu connaissance de ce détail. « Des chevaliers de l'Alliance étaient constamment en poste sur l'Île lors des premiers temps, pour réguler les activités, s'assurer qu'aucune violence n'avait cours, que les ressources étaient bien partagées. Mais les révoltes ont commencé, et certains individus ont agressé les chevaliers, jusqu'à les torturer et les assassiner. Chaque fois qu'une ouverture était faite dans la barrière pour porter secours aux victimes ou pour les rotations, une attaque avait lieu. Puis les prisonniers se sont armés. Alors l'Alliance a décidé de protéger ses ressortissants, et a retiré ses forces de l'Île. »

« Fermer la porte à double-tour et jeter la clé, » éclaircit Carlos qui avait enfin posé son portable.

« Le Conseil a décidé qu'envahir l'Île aurait des conséquences plus terribles encore, et surtout la situation sur l'Île s'était stabilisée avec le retrait des troupes. »

« Parce que Maléfique et les autres ont chassé les agresseurs au nord, » expliqua Mal en levant les yeux au ciel. « Ceux qu'ils n'ont pas tués du moins. Pour les empêcher d'attaquer les cargos. Ils avaient peur que le continent cesse d'en envoyer. »

« Et donc c'est dans ce charmant contexte qu'ils se sont dits qu'envoyer quelques bébés supplémentaires adouciraient forcément les mœurs, » sourit Jay. « Intéressante conclusion. »

« Ils craignaient que la présence des enfants nés sur l'Île ne conduisent certains des pires prisonniers à replonger dans leurs plus horribles travers. »

« Parce que vous pensiez qu'ils avaient arrêté ? Vous venez de dire que la violence a très vite pris le dessus, et vous pensez que nos parents se tenaient tranquilles pendant ce temps-là ? C'est adorable. »

Mal ne le savait pas, mais c'était à peu de choses près ce qu'avait dit Marraine lorsqu'elle avait été appelée devant le Conseil pour que plusieurs fées lui exposent leur plan. Mais l'espoir avait fini par conquérir son cœur alors qu'autour d'elle tant de bébés naissaient, toute une nouvelle génération libérée des guerres, libérée de sombres destins tissés d'épreuves et de pertes.

Pour toute réponse, Marraine prit la télécommande derrière elle et appuya sur un bouton. L'écran dans un coin s'alluma et des images passèrent, une cité propre mélangeant l'architecture de tous les royaumes, des champs et des vergers, une plage,...

« Qu'est-ce que c'est ? » demanda Carlos en plissant les yeux.

Elle garda le silence, les observa contempler les clichés qui défilaient, et quand plusieurs photos des bois sombres quasiment impraticables passèrent sur l'écran Evie fronça les sourcils, l'air incrédule et hésitant.

« C'est l'Île, » murmura-t-elle.

Mal tourna la tête vers elle.

« Quoi ? »

« Impossible. »

« On a passé seize ans sur ce caillou, » rappela Jay en lui lançant un coup d'œil dubitatif. « C'est pas notre île, ça. »

« Je connais ces bois. »

Alors Jay et Carlos se tournèrent vers Mal qui haussa les épaules. Ils regardèrent plus attentivement les différents clichés de la cité qui défilaient, et durent reconnaître des rues, des points de repère, parce qu'ils se tendirent petit à petit.

Marraine n'avait aucune idée de ce à quoi ressemblait l'Île de l'Oubli à présent, mais même leurs pires prévisions ne devaient s'approcher de la réalité. Les enfants avaient l'air complètement perdus.

« La cité ne comportait que des petites unités d'habitation. Comme la météo ou la nature de l'île, elle a été conçue pour être vivable mais inconfortable. Les prisonniers ne devaient pas oublier leurs conditions et les raisons derrière leur incarcération. Les cargos ne devaient livrer que le strict minimum, des plantations et des bois entouraient la cité pour que les prisonniers travaillent pour leur nourriture ou pour leur confort. »

« C'est pas l'île qu'on connaît ça, » répéta Jay en pointant un index vers l'écran. « C'est quoi ces conneries ? »

« Un an après la création de l'Île, alors que les violences augmentaient, nous nous sommes aperçus que nous avions négligé à quel point regrouper tous ces criminels au même endroit aurait des conséquences néfastes. La barrière était une expérience, quelque chose qui n'avait jamais été accomplie auparavant, un mélange de différents sorts et de différents pouvoirs pour un résultat inédit. Mais toutes ces âmes noires et ces êtres habités des pires magies et intentions réunis au même endroit ont complètement déséquilibré la magie de la barrière et celle qui donne vie à l'Île. Petit à petit, ce déséquilibre a atteint la nature, les végétaux, les animaux, les insectes, les matériaux,... En trois ans, la cité est passée de ça... » Elle afficha une image pleine de couleurs prise sous la barrière avant l'arrivée des prisonniers, puis une autre, datant du moment où le Conseil avait décidé de retirer définitivement les chevaliers. « … à ça. »

L'Île était plus sombre, les bois et champs bruns ou beiges, les toits noirs, le sable gris.

« Et vous avez laissé les choses se faire, tranquilles ? »

« Voici une image de l'Île à sa création, » indiqua Marraine en montrant un cliché de la prison vue de l'extérieur de la barrière cette fois-ci. On pouvait parfaitement distinguer la ville et le reste de l'île à travers l'immense dôme transparent qui semblait briller au soleil. « Une autre, quatre ans après sa création, » La barrière avait pris une teinte jaunâtre qui ne laissait que deviner ce qu'il y avait derrière. Impossible de distinguer clairement les bâtiments et encore moins ce qu'il se passait dans les rues. « Voici l'Île telle qu'on peut la voir maintenant. » Une autre image. Cette fois l'opacité de la barrière ne laissait plus voir quoi que ce soit, l'île elle-même indiscernable sous ce gigantesque dôme couleur soufre. « Nous n'avons pas laissé les choses se faire. Nous avons tout de suite essayé de rétablir la barrière telle qu'elle avait été conçue, en espérant que nos sorts contrebalanceraient les effets qu'avaient eu les violences des premières années. Pendant quelques semaines, elle est devenue plus claire, a retrouvé une partie de sa transparence. »

Mal leva les yeux au ciel.

« Ils ont pensé que c'était à cause des enfants qui étaient nés. »

« Et ils ont décidé d'en envoyer plus. » Carlos fronça le nez. « Et ça n'a pas marché. »

Marraine ne put qu'acquiescer sombrement.

« Quelques mois après votre arrivée sur l'Île, la barrière est devenue complètement opaque. Plus aucune fée n'est parvenue à en récolter des informations. Cela fait quinze ans que nous n'avons plus aucune idée de ce qu'il se passe dans la prison. »

Un petit rire incrédule s'échappa de la gorge de Mal.

« Et vous voulez nous faire gober ça ? Si vous avez autant perdu le contrôle sur votre merveilleux exploit magique, il suffisait de le réparer, de le défaire pour le refaire. Ou d'arrêter avec votre petite expérience sociétale, d'y envoyer l'armée et d'en sortir les prisonniers sans magie. Quoi ? Vous aviez si peur pour vos précieux chevaliers ? Ils ne savent pas tenir une épée ? Vous êtes bien venus nous chercher ! »

« Et ça a pris des semaines de préparation et bien plus de précautions et de magie que tu sembles l'imaginer. Les chevaliers n'ont pas passé la barrière, il y a juste eu une ouverture assez grande pour que vous puissiez sortir. Ça n'a duré que quelques secondes et ça a mobilisé des forces importantes pour s'assurer qu'aucun prisonnier n'essayerait d'en profiter. S'ils ont décidé de ne pas envoyer de force armée jusque-là, c'est parce que le Conseil craint que la moindre ouverture ou tentative de régulation finisse dans un bain de sang et pire encore, offre une opportunité à certains prisonniers de s'échapper. Mais nous avons continué nos recherches inlassablement pour renverser la situation et reprendre le contrôle. Malheureusement pour le moment nous ne parvenons pas à un résultat, en partie parce que nous ne sommes toujours pas certains de ce qui a provoqué un tel déséquilibre. La nature même des habitants n'y est pas pour rien mais n'aurait pas dû suffire à agir sur la barrière et l'île ainsi, à influencer et corrompre notre magie. »

« Une réussite époustouflante, votre petite affaire, » railla Jay. « Vous devriez envoyer quelques-unes de vos têtes couronnées et fées en visite, vous verrez, c'est un endroit charmant. »

Carlos fronça les sourcils, presque pensif.

« La réputation des héros est grandement exagérée. »

« Personne n'est parfait. Les héros ne sont pas infaillibles ou toujours nobles, ils ne sont pas incapables de la moindre erreur. Nous espérions que les insulaires avaient installé un système sociétal durable et qu'ils parvenaient à coexister sans qu'il y n'ait trop de victimes. »

« Mais vous saviez que vos beaux espoirs étaient vains avant même de nous rencontrer, » affirma Evie, son sourire et son regard ne cillant pas face à Marraine.

Ses camarades ne réagirent pas à l'entente de sa voix posée et claire, comme s'ils l'avaient attendue tout ce temps.

Il y avait une stratégie dans leurs manières d'aborder ce genre de discussions telles des confrontations armées. Mal fonçait en première ligne, parce que s'il devait y avoir des retours de bâton en raison de leurs interventions elle les encaisserait pour son équipe, elle prenait les risques. Jay la suivait, surveillait ses arrières, tentait le diable et se retirait aussitôt. Les plus rares participations de Carlos avaient toujours pour but de renverser la discussion, de la faire avancer dans une autre direction, de déstabiliser au besoin. Et quand Evie intervenait, c'était qu'elle avait une carte en main, une carte arrachée à leur interlocuteur grâce aux distractions des trois autres et aux réponses qu'ils avaient réussi à tirer de leur opposant.

Quand Evie intervenait avec ce calme, cette voix douce et ce regard glacé, c'était que la discussion était sur le point d'imploser ou de se terminer.

« N'est-ce pas, Marraine ? » interrogea-t-elle avec un petit sourire mielleux. « Cet espoir utopique que vous aviez pour la société de l'Île n'a jamais vraiment existé. Parce que vous avez toujours su. Sinon, pourquoi les plages seraient-elles fermées au public ? Qu'essayez-vous donc de cacher aux habitants d'Auradon, aux caméras et aux chers, chers enfants innocents de votre si précieuse école ? »

Cette fille ferait des merveilles en politique. Mais Marraine n'allait certainement pas les laisser une seconde fois avec le contrôle de la conversation au risque d'avoir de nouveau droit à une explosion magique ou de fausses certitudes. Elle répondit donc avant que Mal enchaîne.

« Notre espoir n'était pas utopique, » corrigea-t-elle. « Comme je l'ai dit, nous savions qu'il y avait des victimes. »

« La plupart des morts sont jetés du haut des falaises de la cité, » comprit Mal tranquillement, un petit rictus aux lèvres. « Le courant doit les emporter au large. Mais je suppose que parfois, certains sont balancés plus au sud. L'Île est loin, mais il suffit qu'un corps soit embarqué par le bon courant et hop ! retour à l'envoyeur. Il serait fâcheux qu'une petite princesse tombe sur un criminel boursouflé et décomposé en se promenant sur la plage. »

« Vous en faites quoi ? »

Carlos avait l'air sincèrement curieux de la réponse et Marraine lutta pour contrôler son malaise. Parler de cadavres avec des enfants n'était pas exactement dans ses habitudes.

« Pardon ? »

« Vous les brûlez ? Les enterrez ? C'est ce qu'il se fait dans les royaumes, non ? Ce sont vos rites. »

« Ils sont incinérés, et une plaque commémorative est ajoutée dans le cimetière de la capitale d'Auradon. Les informations de tous les prisonniers sont dans les fichiers numériques du royaume, c'est comme ça qu'ils sont identifiés. »

« Et les enfants ? »

La voix de Jay, sombre et rauque, figea Marraine. Son cœur se serra lorsqu'elle rencontra son regard, mais il n'y avait pas d'accusation sur son visage, rien d'autre qu'une étrange émotion prudente.

« Ils ne sont pas enregistrés, eux. Il y en a qui sont arrivés sur vos plages ? »

Les trois autres observaient prudemment Marraine alors, en silence, et elle lutta pour ravaler ses émotions, parce qu'au fil du temps il y avait eu six corps d'enfants sur leurs plages, quatre petits dont les causes de décès n'avaient pas été claires (maladie ? froid ? malnutrition ?) et deux adolescents l'année précédente, l'une avec le cou brisé, l'autre avec une blessure à la tempe. Ils avaient pensé à des tragédies ou des accidents alors. Mais maintenant ? Maintenant qu'ils savaient que le sort de protection avait échoué ?

Accident laissait un arrière-goût alarmant.

« Leur plaque comporte un portrait d'eux tracé avec la magie. »

La réponse sembla les apaiser, et leurs expressions bouleversèrent Marraine. Si les prisonniers avaient pris l'habitude d'envoyer les corps au large depuis des années, la baisse du nombre de victimes qu'ils avaient constatée et pensée être un bon signe n'avait en fait été qu'un leurre. Et dans ce cas, à quel point la mortalité était-elle élevée ? Et la mortalité infantile ? Combien d'enfants y avait-il sur l'Île ?

Combien d'entre eux avec des cicatrices sur le corps ? Avec des regards trop sombres ?

Combien dans l'océan ?

« Alors c'est pour ça qu'on est là, » conclut Mal en se redressant sur sa chaise. « Vous ne savez rien de l'Île. Vous avez besoin d'informations. »

Ils étaient épuisants.

« Non, Mal. Vous n'avez pas été invités pour ça. »

« Ben ne nous a pas invités pour ça. Ça ne veut pas dire que le Conseil, le roi et vous n'avez pas vos propres raisons. »

« Il n'y avait aucun but ou objectif derrière votre venue à Auradon, » répéta Marraine calmement. « Ben a défendu son point de vue et son projet devant le Conseil, comme la tradition le veut. Lui et lui seul a réussi à obtenir l'aval du Conseil d'Auradon puis celui du Conseil de l'Alliance. Ses arguments reposaient uniquement sur son souhait de mettre en place les fondations pour bâtir un meilleur avenir et son envie de donner leur chance aux enfants de l'Île. »

« Alors on va appeler ça un bonus. »

« Mal, » soupira finalement Marraine. « Parfois il n'y a pas de piège, tu sais. Bien sûr que nous voulons savoir quelle est la situation sur l'Île. Ça nous aiderait à reprendre le contrôle, à poursuivre le projet de Ben en toute sécurité, à comprendre pourquoi la barrière s'est retournée contre nous et comment il est possible que l'Île ait pu changer aussi rapidement. Mais en aucun cas votre venue ici et l'accueil qui vous a été réservé n'ont été organisés dans ce but. Il n'y a pas de conditions derrière votre présence à Auradon et votre avenir ne dépend pas de ce que vous pourriez ou non vouloir nous dire. »

Les regards méfiants qu'elle reçut semblaient moins accusateurs, alors Marraine osa prendre ça comme un bon signe, tout comme le petit silence qui s'installa.

Avec ces quatre-là, il valait mieux savourer les petites victoires et avancer doucement, même si Marraine oscillait douloureusement entre l'envie de leur poser des tas de questions et celle de les prendre dans ses bras, parce que lorsqu'ils se taisaient comme ça, avec cet air prudent et presque renfrogné sur leurs visages, ils ressemblaient à de jeunes enfants, seuls et tristes et craintifs.

Un pas à la fois, se répéta-t-elle. Un pas à la fois.

O

« Wow... » souffla Carlos près d'elle.

Mal ne put qu'hocher la tête, occupée à observer partout autour d'elle. Ils avaient longé le parc de l'école jusqu'à pouvoir emprunter l'un des sentiers qui menaient dans la forêt, puis s'étaient enfoncés assez profondément pour ne plus voir aucun bâtiment et être tranquilles.

Et ils se retrouvaient là, entourés d'arbres gigantesques, de fleurs, de plantes et de tellement de couleurs et d'odeurs que Mal en avait presque le tournis. Il faisait bon, et malgré les arbres si hauts ils pouvaient toujours apercevoir le ciel azur et toute cette lumière rendait le paysage irréel. Et il y avait la vie aussi, tout autour, les insectes, les papillons, les animaux, toute cette vie que Mal pouvait sentir à travers sa magie, parce que cet endroit débordait de magie, elle était partout, autour de chaque chose, dans chaque arbre, chaque brin d'herbe, dans l'air qu'elle respirait...

C'était enivrant, c'était excitant, c'était apaisant aussi.

« Vous avez entendu ? » s'inquiéta Jay en tournant sur lui-même.

Il leva la tête pour essayer d'apercevoir ce qui venait de faire craquer les branches au-dessus d'eux.

« On aurait dû s'armer davantage, » marmonna-t-il.

Mal leva les yeux au ciel.

« Relax. C'est Auradon. Les animaux ne vont pas nous sauter dessus, il y a plus de chance qu'ils viennent nous tresser les cheveux. »

« Sauf s'ils reconnaissent qu'on n'a rien d'Auradoniens. »

« Je viens de voir un écureuil ! » leur dit Carlos avec excitation. « Là, là, regardez ! »

Ils suivirent tous des yeux la direction pointée et Mal lutta de toutes ses forces pour retenir sa joie en apercevant la boule de fourrure rousse et son énorme queue touffue. C'était la chose la plus... la plus... C'était un écureuil roux et touffu et tout petit avec un petit nez et des petites pattes et des petites oreilles poilues et... !

Elle baissa le regard et croisa celui d'Evie qui l'observait avec un petit sourire et des étincelles pleines de chaleur dans les yeux, son expression lumineuse et moqueuse. Mal haussa un sourcil défiant et l'autre fille se contenta de rire silencieusement.

Quelque chose semblait voleter dans son estomac et Mal préféra se concentrer sur les fleurs près d'elle pour contrôler ses sentiments, parce que même sa magie semblait réagir dans ses veines, réchauffer son sang sans la blesser, sans la submerger, et c'était nouveau et agréable, et c'était à cause d'Evie.

Près d'elle les garçons décidèrent de voir qui grimperait le plus haut sur les arbres autour d'eux, et elle profita du calme pour fermer les yeux et essayer de mieux percevoir les flux magiques autour d'eux. Il y avait toute cette magie sauvage et naturelle, partout dans cette forêt ancienne, et plus loin, Evie et sa magie froide et élégante. Elle pouvait la sentir s'échapper de ses pieds pour entrer dans le sol et se marier avec l'énergie des végétaux autour d'eux, pouvait presque la voir courir partout, comme des filins se séparant en de multiples branches pour rejoindre les arbres centenaires près d'elle, comme une toile d'araignée blanche dont le centre serait Evie.

Alors Mal rouvrit le yeux, vit Evie, la tête baissée, concentrée, paisible, l'observa relever le regard et faire un petit signe de la main.

Des cris éclatèrent immédiatement au-dessus de Mal.

« Qu'est-ce que... ?! »

« Hey ! C'est quoi ?! Hey ! »

Les branches de l'impressionnant arbre bougèrent lentement, craquant, gémissant presque, et Mal se retrouva face à Jay et Carlos, prisonniers la tête en bas.

« Mal ? »

« Pas moi. »

« Evie ?! Dis à l'arbre de nous lâcher ! » demanda Carlos immédiatement. « T'es sûre que les branches vont supporter notre poids ? »

Oh que oui, elles avaient l'air plus que solides, et elles semblaient pousser et grandir et se tordre de leur propre accord alors que Mal pouvait sentir la magie d'Evie se mêler à celle de l'arbre pour ne faire qu'une. Cela lui rappela la façon dont leurs magies avaient semblé interagir, dans la chambre.

« Princesse ! »

Finalement les branches se desserrèrent lentement et les garçons purent utiliser leurs bras pour se retourner et se lâcher. Une fois debout sur le sol, ils firent face à Evie, mécontents, mais se figèrent immédiatement en voyant le sourire éclatant et si vrai sur son visage.

« J'aime bien les arbres, » dit-elle simplement, les yeux clairs, la voix chantante et joyeuse et Mal aurait tout sacrifié pour entendre ce ton venant d'elle chaque jour à venir pour le reste de leur vie.

Alors Carlos rit doucement, le souffle un peu coupé.

Ils ne voyaient presque jamais Evie ainsi.

« Je crois qu'ils t'ont toujours bien aimée aussi. »

C'était probablement vrai. Les arbres presque morts sur l'Île devaient contenir une faible trace de la magie fragile et noire qui y flottait dans l'air, et ils étaient sans doute la raison pour laquelle Evie pouvait se déplacer dans les bois autour de chez la Reine sans se faire repérer, sans faire un son, sans être vue malgré l'espace clairsemé.

« Je préfère ta relation avec les arbres plutôt qu'avec tout ce qui est venimeux, » marmonna Jay avant d'élever la voix un peu plus. « Mais qu'on soit bien d'accord. Plus jamais. Je ne suis pas fait pour voler. »

« Bien, » accorda Evie avec un petit gloussement adorable, sa paume contre un large tronc.

Ils la laissèrent tranquille et entreprirent de s'installer dans un coin dégagé pour grignoter ce qu'ils avaient apporté à manger. Après un quart d'heure à discuter de leur échange avec Marraine et de tout ce qui en découlait, Mal se rendit compte qu'elle se sentait aussi fatiguée que calme. Elle ne savait que penser des révélations du jour, ne savait pas si ça avait de l'importance, au fond. Les continentaux s'étaient tous plantés et avaient décidé de s'en laver les mains, et clairement ces imbéciles n'avaient jamais compris pourquoi ça avait tellement foiré. C'était évident pour eux. Non seulement le concentré de monstres avait fait tourner la magie ayant donné la vie à l'Île et à tout ce qu'elle contenait, mais une infime partie de cette magie devenue noire et torturée s'était échappée de la terre et avait pollué l'air pour s'infiltrer dans la barrière et pour être utilisée autant que possible par ceux en ayant le pouvoir.

Heureusement, il y avait si peu de cette magie à saisir qu'ils ne pouvaient pas en faire grand chose.

Malheureusement, ça avait été bien assez pour faire de leur vie un véritable enfer.

Et... et peut-être que c'était à cause de cette magie noire que les aliments...

Mal fronça les sourcils. Ils étaient en train de lui retourner le cerveau !

Mais ça faisait sens.

Pourquoi auraient-ils tous été aussi surpris de les voir si maigres ? De voir leurs réactions face à la nourriture ?

Les cargos partaient-ils vraiment avec des aliments frais qui tournaient ou pourrissaient dès la barrière passée en raison de cette atmosphère empoisonnée ?

Mais si c'était bien le cas, les adultes de l'Île devaient l'avoir compris. Ils avaient dû voir le changement se faire petit à petit.

Maléfique avait toujours maudit les Auradoniens, avait toujours dit qu'ils les laissaient crever à petit feu, qu'ils les tuaient lentement.

On sait qu'on doit prendre tout ce qu'ils disent là-bas avec des pincettes.

Mais est-ce que ça avait de l'importance, finalement ?

Ça ne changeait pas le fait que pour protéger les leurs, les continentaux avaient décidé de détourner le regard et de ne pas prendre de risque en se contentant d'espérer le meilleur et de continuer leurs petites vies parfaites.

Quelle bande de sales enfoirés.

« C'est quoi ce bruit ? »

Mal allait encore une fois leur rappeler que la forêt ne cherchait pas à les tuer, mais il y avait bien un nouveau son lointain, c'était comme un cri, court et plutôt aigu, qui arrivait à intervalles réguliers.

Carlos pâlit.

« Ça ressemble à... »

Les sons se rapprochaient d'eux, et vite. Ils sautèrent tous sur leurs pieds et Evie les rejoignit rapidement en sentant leur tension.

« C'est des aboiements ! » gémit Carlos en grimpant sur l'arbre le plus proche de lui.

Effectivement ça pouvait en être. Même s'ils n'en avaient jamais entendu de réels, certains des adultes de l'Île en avaient déjà fait des imitations pour agacer Cruella, et ça ressemblait fortement à ça.

Jay prit son poignard et guetta les alentours, alors que les jappements s'approchaient dangereusement d'eux. Et puis soudain un animal sortit des fourrés sur leur droite en ne cessant de donner de la voix. Jay fit un mouvement vers lui mais Mal l'arrêta d'un geste. La bestiole ne leur avait pas sauté à la gorge et se contentait de leur crier dessus.

« C'est un chien ? » interrogea doucement Evie en observant curieusement la petite créature. « Dans l'encyclopédie, ils avaient l'air plus grands. »

« Il y a des tas de races, non ? Des grandes et des petites. »

« Celui-là est minuscule et très bruyant, » observa Jay, méfiant. « Qu'est-ce qu'il fait là ? Ça ne vit pas en forêt, si ? Il est pas censé être dans une maison ? »

« Ne restez pas là ! » leur cria Carlos. « Il va vous dévorer ! »

« T'es sérieux, mec ? T'as vu ce truc ? Viens ! »

« Non ! »

En tout cas, le petit chien était rapide. Mal l'observa un moment, ses yeux comme deux billes noires, son poil blond roux dans tous les sens, sa petite queue s'agitant... Le dragon en elle gronda mais elle l'étouffa, elle ne sentait aucune menace provenir de l'animal agaçant, alors elle s'accroupit lentement.

Le chien vint immédiatement à elle en cessant ses aboiements, et elle eut un petit mouvement de recul, surprise. Mais trop tard pour éviter la bestiole qui posa ses deux pattes avant sur elle, léchant allègrement son cou.

« Mal ! Qu'est-ce que tu fais ?! Tue-le ! »

« Je ne vais pas le tuer, » protesta-t-elle en s'agenouillant. Elle posa les mains sur le chien et il se coucha immédiatement sur le dos. « Sois pas crétin, Carlos. Viens ici. »

« Il t'a goûtée ! »

« Il m'a léchée ! C'est tout ! Jay, range ce couteau. Carlos ! Tu descends ! C'est un ordre ! »

Elle se releva, le chien dans les bras, et attendit que son lieutenant soit de retour sur le sol. Il observait la bestiole avec méfiance.

« Les chiens lèchent pour communiquer leur affection et d'autres choses, non ? » demanda doucement Evie en s'approchant de Mal. « Ils apprécient les caresses aussi. »

Elle tendit une main vers le chien et passa ses doigts dans son poil, son geste visiblement apprécié par la créature. Evie sourit et gratta derrière ses oreilles, et il secoua la queue de plus belle, ravi. Jay tendit la main curieusement et sourit quand le chien lécha ses doigts.

« Il... Il a l'air content, » concéda Carlos.

« Et pas méchant. C'est un chien d'Auradon. »

« Il sent bizarre, » grimaça Mal. « Et il perd des poils. »

Evie leva les yeux au ciel et prit le chien dans ses bras avant de se tourner vers Carlos.

« Je crois que tu l'intrigues, » dit-elle. « Caresse-le. »

Deux minutes plus tard, le chien était entre les mains de Carlos et lui léchait allègrement le visage.

« Mais arrête ! » riait le garçon, et Mal ne put s'empêcher de sourire face à la scène. « Arrête, ça va ! J'ai compris ! »

« Je crois que tu es son préféré, » remarqua Jay avec un petit rictus en croisant les bras.

Carlos haussa les épaules, une de ses mains grattant la tête du chien.

« Il est sympa. »

Mal allait répliquer quand une voix s'éleva d'entre les arbres.

« Camarade ! »

Elle semblait plutôt proche.

« Camarade ! »

« C'est pas Jane ? » demanda Jay en fronçant les sourcils.

« On dirait, » répondit Mal.

« Jane ?! » cria alors Jay.

Un silence. Et puis une minute plus tard la jeune fille arriva près d'eux et les observa avec surprise. Elle était essoufflée, les cheveux décoiffés, et ses yeux azurs brillèrent quand elle vit le chien.

« Camarade ! » souffla-t-elle, visiblement soulagée. « Tu es là ! »

« C'est lui Camarade ? »

« Oui. » Elle avala sa salive puis essaya de reprendre son souffle. « On a décidé de se promener un peu après notre dernier cours et il s'est mis à courir tout à coup, je n'ai pas réussi à le suivre. Merci de l'avoir gardé. »

« De rien, » sourit Carlos. « C'est lui qui nous a trouvés. »

« Jane ?! »

« Ici ! »

Deux secondes plus tard, Audrey les avait rejoints.

« Jane ? Oh, hey ! » salua-t-elle avec un petit sourire. « Camarade ! Te voilà enfin ! »

Si l'une d'elles s'inquiéta de voir le chien dans les bras du fils de Cruella, aucune ne le montra.

« Vous vous connaissez ? » demanda Mal en faisant un geste entre les deux filles.

« Nous sommes amies, » acquiesça Audrey. « Nous partageons la même chambre depuis l'année passée. »

« Oh. Avec Camarade ? »

« Non, Cam est le chien de l'école, il a été trouvé dans le jardin quand il était chiot. Il avait froid et faim et errait depuis un moment, probablement abandonné. Marraine a décidé de le garder. Il dort chez elle la nuit, mais la journée il aime bien passer du temps avec les étudiants, il a tendance à beaucoup suivre Jane puisqu'ils se connaissent bien. »

« Il a l'air de t'aimer beaucoup, » offrit timidement Jane.

Carlos sourit en grand.

« Je l'aime bien aussi. Je peux le porter sur le chemin du retour si tu veux, comme ça il ne se sauvera pas de nouveau. »

« Je veux bien. Merci. »

Ils se mirent en route vers l'école. Jane et Carlos devant eux discutaient du chien, le garçon ne cessant de poser des questions, tandis que Jay continuait d'observer autour de lui, encore méfiant.

« Donc contrairement aux croyances populaires, tu trouves le temps de te promener, » remarqua Mal platement.

Près d'elle, Audrey hocha la tête.

« Un peu, » confirma-t-elle. « Je dois avouer que Jane m'a un peu forcé la main, j'ai encore beaucoup de travail. »

La princesse ne portait pas de robe pour une fois, mais un pantalon blanc et une jolie tunique colorée surmontée d'une veste.

« Elle t'a ensorcelée pour t'obliger à la suivre ? »

« Jane ? Elle n'a pas encore de baguette magique. Pour le moment son apprentissage ne repose que sur les magies passives. »

« Elle va avoir une baguette magique ? » s'étonna Mal.

« C'est la tradition chez les fées. Même si techniquement c'est une demi-fée et elle est mortelle. Marraine compte prendre plusieurs mois de congés après la fin des études de Jane pour voyager avec elle. Je suppose que c'est à cette occasion qu'elle obtiendra sa baguette, mais je n'en sais pas plus. Tu devrais demander à Jane, si ça t'intéresse. Elle est timide, mais c'est vraiment quelqu'un d'étonnant. »

Intéressant. À voir pour plus tard, clairement. Mal aimerait bien en entendre plus sur cette tradition.

Elle était en partie une fée, elle aussi. Mais une fée noire, souillée par le sang des dragons et celui des humains. Qu'est-ce que ça faisait d'elle ? Une tiers-fée ? Quart de fée ? Elle n'avait pas eu besoin de baguette magique pour lancer un sort. N'en avait pas besoin pour se servir de sa force ou de ses sens plus développés. Mais c'était peut-être de la magie passive.

Est-ce qu'elle devrait avoir une baguette magique ? Pour quoi faire ? Les fées noires en avaient-elles ?

Maléfique avait son sceptre. Obtenu d'un saule maudit, noir comme la nuit, et surmonté d'une gemme magique habitée d'un pouvoir sombre et terrible, l'Œil de dragon.

C'était sa baguette magique, non ?

Le sceptre permettait de concentrer et décupler ses pouvoirs. Il était lié à elle, même les fées n'avaient pas réussi à l'empêcher d'apparaître sur l'Île, même s'il y avait été vide de tout pouvoir (ou presque).

« Evie, lors du déjeuner j'ai remarqué que tu dessinais. C'était des vêtements ? »

Près de Mal, la jeune fille hocha la tête.

« Oui. Je fais ça souvent, j'ai besoin de me concentrer sur quelque chose si je ne fais rien. »

« La robe bleue que tu colorisais avait l'air jolie. »

« Merci. »

« J'ai appris à coudre et à broder, mais j'ai bien peur que mes capacités ne soient qu'automatiques. Je n'ai aucun talent pour tout ce qui est créatif et artistique. Lorsque je dessine une silhouette, elle ressemble très vaguement à une forme humanoïde, je n'ai aucun sens des proportions. »

Mal haussa un sourcil face à son honnêteté, mais Evie sourit à la princesse.

« Personne ne peut être doué en tout. »

« Tu as fait vos vêtements ? »

« Certains ont seulement été modifiés, certains ont été créés de toute pièce, » acquiesça Evie. « Le problème avec l'adolescence, c'est que nous ne faisons que grandir. C'est un casse-tête. »

« C'est impressionnant, » affirma Audrey en jetant un œil à la tenue que portait Mal. « Je ne connais personne capable de faire ça à notre âge. »

« J'ai appris à coudre quand j'étais toute petite. Certainement pour les mêmes raisons que toi. »

Il y eut quelque chose d'étrange sur le visage d'Audrey un instant, mais elle le chassa rapidement et Mal étouffa sa surprise.

« J'aimerais bien voir ce carnet, » avoua la princesse. « Si tu veux bien le partager. »

« Je te montrerai à l'occasion. »

Mal retint un sourire parce qu'elle était toujours fière des talents de ses lieutenants, et parce qu'elle savait à quel point Evie aimait créer des vêtements, aimait inventer des tenues pour les gens qu'elle connaissait ou croisait même si la plupart du temps elles restaient sur le papier.

Ils allaient entrer dans l'école quand Carlos fit demi-tour pour les rejoindre rapidement, le chien toujours dans ses bras.

« Mal ! »

« Quoi ? » demanda-t-elle en fronçant les sourcils face à son enthousiasme soudain.

Ses yeux pétillaient et il avait l'air d'avoir dix ans de moins.

« Jane dit que je peux demander à Marraine de laisser dormir Cam dans ma chambre cette nuit ! Je pourrai m'en occuper ce soir et demain avant les cours ! »

Elle put sentir Evie contenir sa réaction près d'elle mais elle avait néanmoins un sourire plein de tendresse. Jay hocha la tête lorsque Mal rencontra son regard, et elle acquiesça.

Elle ne le regretta pas quand Carlos sembla se retenir de faire un bond sur place et rejoignit immédiatement Jane dans le but d'aller trouver Marraine.

Audrey rit doucement.

« Tu es sûre d'être leur capitaine et pas leur mère ? Même pour ça ils doivent te demander la permission ? »

Mal se tourna vers elle, ennuyée, et se fit violence pour ne pas la fusiller du regard. Elle pouvait difficilement lui dire que leurs soirées étaient passées à mettre en place un plan sinistre et que Carlos avait voulu s'assurer qu'elle n'avait rien prévu de lui faire faire cette nuit-là.

Comme souvent, Evie la sauva avant une réplique qui aurait sans aucun doute été beaucoup trop agressive.

« Cela fait des années qu'on ne lui demande plus la permission quand on doit utiliser la salle de bains. »

Audrey sourit avec surprise et amusement, mais son regard attentif sur elles la trahissait. Non pour la première fois, Mal se dit qu'il devait y avoir bien plus derrière la beauté et la perfection de la princesse de Ben que ce qu'elle voulait bien montrer.

Mais elle cessa rapidement de penser à la jeune femme, parce qu'une image de ce que ferait Maléfique si elle mettait la main sur la fille d'Aurore et de Philippe envahissait son esprit et... Non.

Ne pas y penser.

Il y avait des barrières qu'il valait mieux ne pas briser.

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