Le passé

V

La sixième


« Have you ever felt lost
Like you don't matter at all
Like you were born just to be scared

All this fear deep inside
Does it burn to the surface leaving you gasping for air ?»

-Found, by Citizen Soldier


Été, neuvième année.

Lady Catherine de Tremaine n'avait certainement pas songé qu'elle terminerait sa vie enfermée sur une île détestable, logée dans un minuscule immeuble décrépit, à devoir manipuler et marchander pour obtenir des restes pourris pour survivre.

Après une enfance fade dans le domaine de ses parents, elle avait été mariée à Francis de Tremaine, de vingt ans son aîné, pour renforcer la fortune de sa famille. L'homme, idiot et arrogant, l'avait à peine considérée. Mais il lui avait donné deux filles, deux lumières dans son existence morose.

Mais ce crétin avait trouvé le moyen de perdre la majeure partie de leur patrimoine, puis de se tuer lors d'une sortie à cheval. Elle avait risqué tout perdre, jusqu'à ce que son chemin croise celui de Marius de Longwy. Veuf, une héritière, pas très fortuné mais assez pour les sauver. Elle l'avait séduit, et avait ainsi réussi à assurer l'avenir de ses filles.

Marius avait été tout l'inverse de Francis. Doux, manipulable, attentionné, mielleux envers son enfant – cette horrible et insipide Cendrillon. Anastasie et Javotte, pendant ce temps-là, n'avaient même pas eu droit à un regard.

Alors Catherine avait patienté, patienté, patienté, avait ravalé la haine et le dédain, avait fait en sorte que ses filles aient tout ce qu'elles souhaitaient, toujours, tout le temps. Tant qu'elles étaient sauves, tant qu'elles avaient accès au meilleur, tant que personne ne les forcerait à épouser un vieux crétin pathétique, elle endurerait.

Mais les hommes n'étaient rien d'autre que des imbéciles sur lesquels il était impossible de compter, et Marius lui aussi avait trouvé le moyen de mourir de manière précoce. Il avait fallu un tas de manipulations, d'intrigues et de faveurs pour que Catherine réussisse à maintenir un semblant de l'héritage à flot pour préserver le manoir et leur statut. N'ayant pas été mariée à Marius, tout revenait à Cendrillon, qu'elle avait dû garder sous la main pour continuer à contrôler le petit patrimoine des Longwy. Quelques temps plus tard étaient venus l'annonce du prince, l'excitation des filles, leur rêve et la promesse de richesses sans nom.

Mais cette sale petite peste ... !

Et les voilà sur cette île, elle et ses deux filles, si peu préparées à tout ça, à la violence, au froid, à la survie. Enfermées avec les pires criminels de bas étage comme les plus terrifiants des monstres. Des voleurs, des mercenaires, des soldats qui n'avaient fait que suivre des ordres, des traîtres sournois, des menteurs et manipulateurs, des violeurs, des assassins, des acolytes idiots et mesquins,...

Et des sorciers, des fées et des dieux.

Mais comme elle n'avait plus ses relations et son argent, eux n'avaient plus leurs instruments et leur magie.

Du moins, c'était ce qu'ils avaient cru, au début.

Puis les jardins avaient commencé à mourir, la forêt à pourrir, les animaux avaient trépassé les uns après les autres, tout avait disparu en moins de deux ans, jusqu'au dernier brin d'herbe. Rapidement ils s'étaient aperçus que même ce qui arrivait sur les cargos moisissait dès la barrière passée.

Leurs guerres de voisinage devint le dernier des soucis de Lady Tremaine. Qu'ils s'entretuent pour leurs stupides territoires, elle n'en avait rien à faire. Elle ne savait pas se battre, n'avait aucune compétence hormis celles d'une dame, et elle devait assurer leur survie, la sienne comme celle de ses filles. Sécuriser leur maison, trouver chaque jour de quoi manger...

Elle avait bien vite découvert que ses talents pour les intrigues avaient leur utilité dans ce nouvel ordre qu'ils avaient instauré dans le sang. Les informations. Les murmures. Ils parcouraient l'île aussi sûrement que les espions, ils étaient à la fois des armes et des boucliers, ils étaient l'or et les bijoux de ce monde, et elle en avait fait son commerce et son armure.

Elle avait survécu.

Ses filles aussi.

Anastasie avait trouvé le moyen de s'amouracher d'un jeune mercenaire qui eut le très mauvais goût de la mettre enceinte. Il ne dut son salut qu'à son attitude responsable et resta à ses côtés. Peut-être était-ce juste de l'honneur déplacé, de l'attachement ou, plus affreux encore, de l'amour. Mais il lutta pour maintenir leur confort et il paya le prix fort pour avoir voulu s'assurer que leur garçon resterait sauf. Il avait été tué lors d'une échauffourée lorsqu'Anthony avait trois ans.

Anthony, à présent douze ans, digne et composé et sournois, intelligent et froid, le maintien et la tenue toujours impeccables. Ce gamin avait grandi pour devenir un petit Lord, tout ce que sa mère, rendue par les épreuves taciturne et renfermée, n'aurait jamais pu espérer. Catherine savait qu'il serait une relève acceptable, s'il apprenait à voir au-delà de ses propres intérêts.

Les Tremaine étaient un clan, et il était hors de question qu'ils s'écroulent parce que l'un d'eux ne se pliait pas à cette règle. Ils devaient garder un œil les uns sur les autres, parce que sinon...

Sinon il arrivait des catastrophes.

Comme Javotte, faible, tremblante, du sang sur les cuisses et...

Oh, Catherine avait su la venger. Et elle s'était assurée que toute l'Île intègre bien ce qu'il en coûtait de s'en prendre à un Tremaine.

Mais le mal était fait, et puisque la chance n'avait définitivement jamais été du côté de Javotte, neuf mois plus tard un bébé était né. Catherine avait été prête à balancer l'enfant à la mer, mais pour la première fois en bien des mois, il y avait eu une étincelle dans le regard de sa fille aînée.

Java avait réappris à sa mère à vivre.

Comment cette petite née d'un acte barbare sur cette île atroce pouvait porter autant de lumière en elle restait un mystère insondable. À quatre ans, Java ne manquait jamais d'énergie peu importe à quel point elle manquait de nourriture. Sans cesse en mouvement, avec trop de sourires sur les lèvres, trop d'innocence dans le cœur, toujours quelque chose à dire depuis qu'elle savait parler.

Elle était insupportable.

Catherine avait depuis longtemps fait courir l'avertissement que si qui que ce soit révélait les circonstances de sa conception à Java, l'affront se payerait par un sort pire que la mort.

Qu'ils s'aiment ou non, les Tremaine faisaient front ensemble.

C'était leur seule force.

Mais Catherine de Tremaine se sentait faiblir, doucement et inexorablement. La sixième décennie de sa vie approchait, et sur l'île la vieillesse ne pardonnait pas. Dans quelques années, ses filles et leurs enfants devraient se débrouiller seuls, survivre seuls.

Cela allait demander quelques préparations.

Ses talons étaient émoussés, sa robe usée, les bijoux qu'elle portait de pâles imitations, mais son regard glacé n'avait pas changé. Les deux gardes à l'entrée n'osèrent le croiser, et elle entra sans un mot.

Le hall de l'établissement de Facilier était large et sombre, quelques tables rondes et des chaises bancales toujours occupées par des âmes en peine, jouant aux cartes, aux osselets et pariant les rares possessions qu'ils avaient pour avoir une chance de repartir avec trois fois plus. Pour avoir une place, tous devaient payer un droit d'entrée, peu importait sa nature.

C'était ainsi que le docteur avait bâti son petit empire, ainsi qu'il parvenait à maintenir son influence sur les hommes qui protégeaient son territoire.

Bien sûr, ce n'était pas la seule de ses activités...

« Milady, » salua doucement une voix près d'elle, dans les ombres.

Catherine se figea et tourna la tête tranquillement pour aviser la jeune fille à ses côtés.

« Freddie, » salua-t-elle en retour. « Tu deviens une belle jeune femme. »

La petite adolescente avait le même âge qu'Anthony. Une belle enfant, au regard sombre et intelligent, au demi-sourire mystérieux, le même que son paternel. Elle avait une jeune sœur de cinq ans, Celia, que Catherine n'avait aperçue qu'à une occasion. Les enfants restaient bien souvent cachés loin des yeux des ennemis de leurs parents, jusqu'à ce qu'ils soient assez forts et éduqués pour savoir se comporter et se défendre. Seuls les idiots laissaient leurs petits rats courir les rues seuls en espérant qu'il ne leur arrive rien et qu'ils ramènent de quoi survivre. Pourquoi se donner autant de mal pour qu'ils vivent jusqu'à savoir marcher si c'était pour les sacrifier ensuite ? Quelle perte stupide de ressources et d'énergie.

Freddie Facilier se contenta d'hocher la tête. Elle avait un serre-tête dans les cheveux, surmonté d'un petit haut-de-forme sur le côté. Catherine ne pouvait pas dire qu'elle approuvait le style que la jeune génération affectionnait, mais leur attachement aux symboles de leurs parents était distrayant. Hadie était venu se faire teindre les cheveux en bleu dans son salon, Anthony ne voulait s'habiller qu'avec les vêtements les plus nobles qu'on puisse coudre sur l'Île, le petit Hook se promenait avec un faux crochet, les Gastons tenaient à leurs catogans plus qu'à leur vie, et la jeune Claudine Frollo aimait réciter à qui voulait l'écouter des passages de la Bible (ironique quand son père avait eu tôt fait de se rouler dans des draps avec son arnaqueuse de mère).

« Je suis venue voir le docteur. »

La jeune fille passa devant elle et ouvrit la porte de bois grinçante.

« Au bout du couloir, » indiqua-t-elle. « Mais vous connaissez. »

« En effet. Je tiens à te présenter mes condoléances pour ta mère. »

Non pas que Catherine avait apprécié la femme vicieuse et sournoise à laquelle s'était tant attaché Facilier et qui avait succombé à une pneumonie, mais les bonnes manières et les convenances étaient tout ce qui leur restait.

Catherine avança tranquillement dans le couloir sombre à la peinture craquelée, sans un regard pour les deux hommes postés là. Elle frappa à la porte et attendit. Très vite, on vint lui ouvrir.

Clayton. Le second de Facilier.

Il la laissa entrer sans un mot, sortit et ferma la porte derrière lui.

« Docteur. »

« Milady, » sourit l'homme à l'accent si particulier. Il fit un geste vers la chaise en face de lui, de l'autre côté de la petite table ronde. « Je vous en prie. »

La pièce était étroite et sans fenêtre, baignée dans la lumière inquiétante des nombreuses bougies alignées sur quelques étagères tordues. De longues ombres dansaient sur les murs, mais aucune ne renfermait un démon. Cela faisait longtemps que Facilier n'avait plus de lien avec l'Autre Côté, et Catherine soupçonnait que ça l'arrangeait bien.

La table était cachée sous une nappe prune, des cartes de tarot usées posées en tas au milieu.

« Une lecture ? »

« J'aimerais davantage avoir des certitudes quant à notre futur. »

Il haussa un sourcil, son regard sombre cherchant sans doute la raison de sa venue dans les traits de son visage.

« Je n'ai pas besoin de cartes ou de lignes de la main pour ça, ma chère. Nous allons mourir dans cet endroit. »

« Il est certain que notre situation ne s'arrange guère. »

« Mmh, les cargos arrivent toujours avec des denrées qui moisissent bien trop vite. »

« Et pourtant plus les années passent, plus on compte les morts. »

« Ah, » chanta-t-il avec un sourire glaçant, « mais sont-ce les bons ? La mort d'un voleur n'aura qu'une faible incidence sur notre problème. »

« Alors voler et manipuler et toutes nos autres habitudes feraient bien partie du problème. Aussi faible que serait leur incidence, il y en a bien une. Ce n'est pas ce que tu soutenais il y a quelques années. »

« Non. Mais je constate. Nous sommes tous ici parce que nous sommes mauvais, après tout. »

« Pas tous, » corrigea-t-elle.

Il haussa un sourcil, son sourire se figea.

« Pas tous, » acquiesça-t-il. « Mais que leur apprenons-nous ? »

« À survivre. » Son ton trembla avec la colère froide qu'elle retenait. « Nous n'avons guère le choix. »

« Et le manque de ressources n'arrange pas les choses, pas lorsqu'on peut se faire poignarder dans le dos pour une boîte de conserve. Ah, à quoi nous avons été réduits... »

« Le temps nous est compté. Nous vieillissons. »

« Nous vieillissons. »

« Oui, » admit-elle, les lèvres pincées. « Il semblerait que d'autres n'aient pas ce petit problème. »

« Hadès, Mim, Maléfique. La Reine-sorcière, je suppose. Le Seigneur des Ténèbres. Ursula. »

« Quelle joyeuse bande. Hadès reste dans ses souterrains et s'amuse du sang coulant sur son territoire. Lorsque tous les monstres qu'il a abrités pour nous contrarier mourront, il n'aura plus grand bouclier. »

Le Nord abritait ou avait abrité les plus dépravés des criminels, les plus cruels et monstrueux, ou ceux qui étaient tout simplement fous. La Reine de cœur, les derniers Huns, le Seigneur des Ténèbres, les mercenaires qui s'étaient spécialisés dans les kidnappings et les meurtres d'enfants, les violeurs,... Quand Maléfique et les autres avaient commencé à faire le ménage après les premières confrontations, après que leurs crimes sur les gardes d'Auradon avaient durci leurs conditions d'emprisonnement, les survivants s'étaient tous réfugiés dans les quartiers Nord et Hadès les avait protégés.

Depuis ils luttaient pour les contenir là-haut, mais ils parvenaient toujours à se faufiler dans leurs rues, à victimiser, à obtenir de quoi survivre.

« Mim est folle à lier, » continua Catherine. « Sans sa magie, elle ne sera pas une grande menace. »

« Oui, mais encore une fois, tout est une question de perspective. Beaucoup de personnes diraient de nous deux que nous sommes des monstres. Nous n'hésitons pas à tuer pour parvenir à nos fins, et on ne peut pas sincèrement dire que ça nous émeut. Et pourtant... » D'un geste de la main, il étala les cartes devant lui en un arc de cercle parfait. Puis il en tira une, apparemment au hasard, et la retourna face à elle. Le dessin représentait un personnage penché, tenant dans ses bras un petit enfant de manière à le protéger. « Nous avons des priorités qui diffèrent de celles que nous aurions pu avoir il y a quelques années. »

Elle ne réagit pas. Elle n'avait jamais fait un secret de son sens de la famille, contrairement à d'autres.

Des imbéciles, qui croyaient que leurs illusions ou mensonges cacheraient leurs faiblesses.

Certains aimaient murmurer qu'il n'y avait pas d'amour sur l'Île. Un non-sens. Il n'y avait pas de haine sans amour, pas de guerre sans passion. Pourquoi des idiots s'amuseraient à demander à Frollo de les marier si ce n'était par amour ? Pourquoi lutteraient-ils et se sacrifieraient-ils pour trouver de quoi nourrir leurs bébés si ce n'était par amour ? Pourquoi seraient-ils capables de prendre le risque de s'attirer la colère de Maléfique, de Facilier et des autres en essayant d'obtenir des ressources pour les leurs si ce n'était par amour ?

Oh, là n'était pas le schéma le plus répandu bien sûr. Il y avait plus d'ordures solitaires que de familles, plus d'enfants misérables ou livrés à eux-mêmes que de petits protégés.

Malgré ça...

Qui aurait pu croire qu'un être vile et égoïste tel que Facilier puisse partager sa vie pendant des années avec une femme qui lui donnerait deux filles, plus précieuses à ses yeux que tous les marchés qu'il aurait pu passer ?

« Et pendant que nous remontons, » continuait-il, tirant une nouvelle carte pour la poser à côté de la première, « d'autres plongent. »

Le dessin était simple à interpréter.

Le Bourreau.

« Si tu fais référence au durcissement des taxes sur le territoire de Maléfique, j'en ai entendu parler. »

« Ce n'est pas exactement ce à quoi je pensais. Mais elle finira par tous les affamer et régner sur des rues vides si elle continue. » Il agita la main. « Non, je ne parlais pas de ça. As-tu entendu que Ronan partage la vedette ? »

« Maléfique confie à son héritière des missions solo, j'ai entendu, oui. La jeune Mal se montre aussi sans pitié que ce cher Ronan. »

« Oh, je pense qu'elle a intérêt à se montrer pire que lui. »

Bien qu'il y avait un rire derrière ses mots, ses yeux n'étaient qu'ombres. Catherine ne dit rien, car même si elle n'avait qu'aperçu la fille en question, les rumeurs couraient partout sur leur île.

L'héritière de Maléfique était un soldat, entraînée, rapide, intelligente, la langue acérée, elle défendait les intérêts de sa mère avec férocité, avec ses lames et le feu si nécessaire. Neuf ans, et si les murmures disaient vrai, déjà du sang sur les mains. Et puis il y avait eu cette histoire quelques années auparavant, comme une légende le long des ruelles, chuchotée le soir pour faire peur à ceux qui osaient écouter. Il y était question d'une jeune enfant couverte de sang, d'un tout petit cadavre et d'une maison en flammes...

Maléfique ne tolérait la faiblesse sous aucune forme, l'échec encore moins.

Et son comportement n'avait fait que s'aggraver ces dernières années, sa maternité imposée n'avait en rien enrayé ses habitudes de sacrifier ses propres hommes pour leur apprendre à tous ce qu'elle pensait de ceux qui la décevaient.

Catherine préférait ne pas songer au sort qu'elle réservait à son héritière quand elle se retrouvait dans ce cas.

Ils avaient tous vu le petit de Cruella recouvert d'hématomes et de blessures se faufiler dans les ombres, certains disaient qu'il ne savait même pas parler, qu'elle le nourrissait à l'aide d'une gamelle. L'héritier de Jafar avait déjà le statut de prince des voleurs, et il ne cachait pas les marques sur son corps lorsqu'il se promenait, défiant du regard quiconque montrant un semblant de réaction.

Oui, la carte du Bourreau leur allait bien à tous. Non pas que Catherine s'en émouvait particulièrement, elle n'avait d'intérêt que pour ses descendants de sang.

« Et pour Crochet ? » interrogea-t-elle. « Et Ursula... »

« De véritables épines dans ma chaussure, sans eux j'aurais bien plus aisément accès aux cargos... Mais... »

Il fit un geste vers les deux cartes de son tirage.

Crochet, qui s'était marié à une pirate, qui avait eu deux filles et un fils avant de perdre sa femme lors d'un combat pour défendre son territoire face à Maléfique. Qui avait fait forger un faux crochet à son jeune garçon pour son septième anniversaire, et offert deux des quatre navires de sa flotte éternellement à quai à ses filles.

Pas à son fils. Parce que ce bateau-là, le Lost Revenge, avait été offert à l'héritière d'Ursula, du même âge qu'Harry Hook. Uma, vive d'esprit, excellente duelliste, qui partageait son temps entre les bateaux et le restaurant de sa mère. On la disait fière, hargneuse, dangereuse. Passionnée et loyale. Et elle portait à son cou le célèbre coquillage, la plus précieuse des possessions d'Ursula.

À neuf ans, postés sous la même voile, Uma et Harry représentaient aux yeux de leurs parents leur puissante alliance, et aux yeux de l'Île tout l'avertissement du monde. L'avenir des pirates était assuré.

Des deux cartes, de la Mère et du Bourreau, la première représenterait Ursula et Crochet comme elle représentait Catherine et Facilier.

« Si rien n'a changé, alors ce qui étouffe la vie sur notre Île, ma chère Lady, est toujours la magie la plus noire qui soit. Elle peut être nourrie par moins d'âmes aujourd'hui qu'il y a quelques années, mais ces âmes-là pourrissent plus à mesure que le temps passe, ce qui ne permet pas de rééquilibrer la balance en notre faveur. »

Maléfique, Jafar, Cruella, Mim, Hadès, le Seigneur, ceux qui violaient et tuaient gratuitement en se fichant de leur équilibre précaire, qui pillaient et détruisaient...

Ils n'avaient aucun désir de protéger, aucun désir d'améliorer quoi que ce soit à part leur propre confort immédiat. Leur haine grandissait et leur folie les rongeait, et ces sentiments noirs polluaient la magie de l'Île et les tuaient tous à petit feu.

Tant que ces êtres seraient là, leurs conditions de vie resteraient médiocres et ils continueraient à lutter pour survivre comme de vulgaires rats.

« J'ai entendu de nouvelles rumeurs ces derniers mois, » commença-t-elle lentement.

« Beaucoup de murmures arrivent jusqu'à tes oreilles. »

« L'on dit que la Reine n'était pas seule lorsqu'elle s'est présentée à Ratcliffe pour ce si célèbre dîner que tu as orchestré. »

Un fin sourire étira les lèvres du docteur.

« Tu as raté un repas mémorable. Je suppose que tu ne m'en veux pas de ne pas t'avoir invitée. »

Étant donné que des huit personnes présentes seuls lui et la Reine étaient sortis de la pièce en vie, non, elle ne lui en voulait point.

« Ratcliffe te faisait de la concurrence dans ton dos depuis quelques temps. Je me doutais que tu ne tarderais pas à agir. »

« J'ai trouvé qu'un repas pour lui et ses amis était tout indiqué pour percer la glace, » offrit-il. « Cela dit, je doute qu'ils auraient accepté s'ils avaient su que Sa Majesté serait invitée en cuisine. »

« Alors ? Le confirmes-tu ? »

Elle pinça les lèvres, agacée alors qu'il la faisait encore patienter quelques secondes. Il joua un peu avec son haut-de-forme aux couleurs passées et aux coutures élimées puis acquiesça enfin.

« Il semblerait qu'il n'y avait pas cinq bébés, mais six. »

« Un sixième chez la Reine, » souffla Catherine, incapable de retenir sa surprise même si elle avait été presque certaine de la réponse.

C'était une chose d'entendre cette folle rumeur, une autre de la voir se confirmer. La Reine s'était faite judicieusement discrète depuis son bannissement, elle n'osait sortir que dans leur secteur, la nuit, pour affaire.

« Est-ce que ça ne pourrait pas être un enfant naturel ? »

« Pas avec des cheveux bleu nuit comme les siens, et ça n'a rien d'une couleur, car comme tu le sais, seul ton salon permet ce genre de coloration. De plus, la Reine me l'a confirmé elle-même. »

Alors les fées avaient envoyé un bébé à Grimhilde cette nuit-là. La sorcière avait bien sûr gardé l'information secrète. Maléfique n'aurait pas bien réagi, c'était certain. Comment cet enfant avait-il pu survivre sans nourrice ? Jafar avait fait un marché avec une mère pour élever son héritier les quatre premières années, la femme d'un des laquais de Cruella avait eu un fils quelques mois avant l'arrivée de Carlos et l'avait nourri au sein pour le sauver (et l'avait prénommé), les gobelins avaient dû se charger de celle de Maléfique, s'en occuper et lui trouver à manger,...

« Ainsi la Reine a un enfant. »

« Une princesse, » précisa Facilier avec amusement. « Élevée comme telle, elle te plairait. Avec toutes les bonnes manières et tout le reste. Silencieuse et discrète, délicate et élégante, une expression polie et avenante. Elle l'appelle Evelyn. Maintenant pour en revenir à notre problème... »

Il tendit les mains, prit les deux cartes et les contempla pensivement.

C'était du théâtre, comme beaucoup de choses avec lui, il savait pertinemment quelle carte sa magie lui murmurerait de tirer s'il devait en choisir une à l'aveugle. Et même sans ça...

« Dans cette tour, elle n'a que sa fille... » avança Catherine, fatiguée de ses manières.

« Ah, mais Cruella, Jafar et Maléfique ont-ils des enfants ? Non, ce n'est pas ainsi qu'ils sont désignés dans les rues, plus depuis longtemps. Ursula a une fille, peut-être... Maléfique et Jafar ont des héritiers, Cruella... qui sait. »

« Et la Reine ? »

« Une chose intéressante... Je voulais voir l'expression de Ratcliffe changer avant qu'il n'avale le poison. Je voulais qu'il comprenne avant de mourir le prix qu'il allait payer pour m'avoir trahi. Une fois que nos assiettes furent pleines devant nous, la Reine est entrée dans la pièce. J'ai enjoint mes invités à manger, mais ils étaient devenus étrangement réticents. »

« Je suis surprise, » lança-t-elle, espérant que son sarcasme le ferait accélérer.

« Mes gardes étaient aux portes, Ratcliffe et les siens savaient qu'ils ne sortiraient pas de cette pièce, mais ils ne savaient pas encore comment. Alors cette chère Grimhilde s'est tournée vers la princesse, et lui a demandé de goûter la nourriture dans l'assiette de Ratcliffe. La petite s'est exécutée sans un mot, tranquillement. »

« Le poison était dans l'eau ? »

« Oh non. Le poison était bien dans les carottes. Mais j'avoue que je n'étais pas bien tranquille. Ils ont tous consenti à manger, pensant comme toi que le piège était ailleurs. Quelques minutes plus tard ils hurlaient de douleur. Ils sont tous morts au bout de quelques heures de supplice. »

« Elle avait dû lui faire boire un antidote. »

« L'antidote se prend après avoir ingéré un poison, surtout un poison imprégné de magie noire comme ceux des sorcières. Mais savais-tu qu'une sorcière noire ne peut être tuée par ses propres potions ? C'est assez fascinant parce qu'elle en ressent tous les effets, mais sa magie dans le poison l'empêche d'en mourir malgré les blessures, elle la maintient en vie assez longtemps pour qu'elle puisse prendre un antidote ou une potion de soin. »

« Alors ce poison a été préparé par la princesse... »

« J'avais spécifiquement demandé à ce que le poison soit aussi douloureux que possible, et pas trop rapide. Et pourtant cette gamine a avalé tranquillement ces carottes et est restée debout derrière la Reine sans réagir. Au début j'ai cru qu'un tour de passe-passe lui avait permis de ne pas avaler sa bouchée. Mais en parlant avec Grimhilde j'ai observé la princesse de plus près. Evelyn souffrait comme ces hommes, mais elle n'en a rien montré. Un poison qui a poussé Ratcliffe à se rouler en boule au sol, et cette petite n'a pas émis un son, n'a pas bougé un doigt. » Facilier lâcha la carte de la Mère puis contempla celle du Bourreau, sa voix baissant pour devenir aussi sombre et froide que ses chers amis du passé. « Je me suis demandé plusieurs fois pourquoi, depuis deux ou trois ans, je n'entendais plus de rumeurs sur des disparitions de personnes ayant été livrer Grimhilde pour ne plus jamais revenir... mais je suppose qu'elle n'a plus besoin de chair fraîche pour ses expériences et ses tests. Elle a un sujet à demeure. »

Catherine prit le temps de plusieurs inspirations et expirations alors que Facilier posait la carte du Bourreau délicatement entre eux.

Cette sorcière vivait bien trop près de leurs rues à son goût.

Et cette nouvelle information ne pouvait qu'être ennuyeuse pour leurs affaires comme pour leur avenir.

« Même si l'on arrive à se débarrasser un jour de Maléfique, de la Reine et des autres, il n'est pas dit que ça inversera la situation, » comprit-elle, son ton posé.

« Non, » acquiesça Facilier sombrement. « Parce que d'ici là, ils auront largement eu le temps de créer pires monstres qu'eux pour prendre la relève. Et il n'y a pas plus dangereux qu'un être brisé qui ne connaît que la haine et la douleur. »

« Et ils montrent déjà tous des talents indéniables. »

« Notre chance, c'est que leurs parents ne supportent guère la compétition. Il ne faudrait pas grand chose pour que Jafar et Cruella s'emportent un peu trop et effacent leurs propres héritiers. Maléfique ne laissera pas vivre la sienne assez longtemps pour qu'elle la surpasse. Et si Evelyn montre un talent certain pour les potions, elle est aussi une enfant magnifique. Grimhilde finira par ne plus le supporter. »

« Il se peut donc que d'ici à ce qu'on parvienne à les éliminer un à un, la relève ne soit déjà plus un problème. »

« Et la plupart des prisonniers de notre génération va vieillir, s'affaiblir et disparaître. Au Nord... Hadie est déjà tellement avide d'agrandir le territoire de son père qu'un jour ou l'autre nous aurons l'occasion de l'éliminer. Les Huns prennent de l'âge, les hommes d'Hadès ne sont pas invincibles, et sans eux, l'ancien dieu est seul. Nous saurons écraser Mim. Le Seigneur pourrait poser plus de problèmes. Et ensuite, ce ne sera plus qu'une question de nettoyage du menu fretin. D'abord au nord, puis dans tous les autres quartiers. »

« Et cette île pourrait redevenir supportable. Stable. Avec de meilleurs ressources. »

« Et nous retrouverons un peu de dignité, et nos enfants survivront. »

Facilier appuya son dos à sa chaise et ajusta son chapeau avec un fin sourire glacial.

« Auradon n'avait certainement pas prévu ça. » Sa bouche dessina une petite moue alors qu'il grattait sa moustache blanchissante. « Je ne sais pas toi, mais je regrette vraiment ne pas avoir l'occasion de voir le visage de ces chères, très chères fées si un jour elles apprennent quelle vie merveilleuse elles ont offert à leurs si précieux bébés. »

Lady Tremaine aurait elle aussi beaucoup aimé voir la tête de la fée Marraine face à cette révélation.

Cette île avait été défaillante dès le départ, en raison de leur barrière idiote. Sa naïve et lumineuse Anastasie n'avait pas mérité de voir l'homme dont elle s'était entichée finir comme ça et de devoir élever son garçon dans de telles conditions. L'Île l'avait rendue misérable et amère. Et Javotte n'avait pas mérité le mal qui lui avait été fait, et sa petite fille si pétillante et agaçante n'avait pas sa place dans cet endroit, elle qui avait offert sans même le savoir une nouvelle vie à sa mère.

Si Marraine apprenait ce qu'il se passait vraiment derrière la barrière, tous ces jeunes mourant de faim, tous ces gens luttant pour survivre, tous ces faibles à la merci des plus féroces, et ces quatre enfants qu'ils avaient envoyés dans l'espoir de sauver des âmes qui n'existaient déjà plus que pour détruire, ces quatre petits qui mourraient sans doute très vite et qui n'auraient connu que violence, horreur et terreur, ces enfants innocents qui n'auraient même pas dû exister ?

Oh, oui, le cœur de Marraine se briserait.

Quelle pensée délicieuse.

O

Été, douzième année

Il y avait des jours comme ça où Jay n'était pas de bonne humeur.

Surtout quand Mal leur annonçait que Maléfique l'avait chargée d'un coup quasi impossible, à savoir commettre un vol dans le seul endroit de l'Île où même la jeune adolescente n'aimait guère aller.

« Elle veut qu'on fasse quoi ? »

« Qu'on prenne cette bague, » répéta-t-elle, son ton ne lui cachant pas son agacement à devoir se répéter. « Hadie la porte, mais apparemment il l'a chipée à son paternel, et étant donné que l'un des passe-temps de Maléfique est de trouver un moyen d'agacer Hadès... »

« Hadie ne quitte quasiment jamais son territoire... » remarqua Carlos nerveusement.

Cela faisait presque un an que Mal était allée le chercher, et ses compétences lui avaient rapidement valu une place dans leur équipe. Jay ne s'en plaignait pas. Il était rapide, discret, connaissait comme sa poche le territoire des Facilier, et pouvait enfin tenir une conversation sans sursauter ou détourner le regard. De plus il était vif d'esprit, savait se défendre et Jay n'avait mis que quelques semaines à améliorer ses compétences de pickpocket. Il ne serait pas mauvais combattant non plus avec quelques mois d'entraînement en plus.

« Alors on ira sur son territoire. »

Jay savait qu'être membre d'une bande, même en tant que lieutenant, venait avec des règles plus ou moins implicites. Comme celle de ne jamais contredire ouvertement son capitaine, de suivre ses ordres et de ne pas le trahir. Ça ne voulait pas dire qu'il acceptait tout sans se taire.

« Et tu as quelqu'un pour nous servir de guide ? » demanda-t-il, sombre.

Le Nord n'était pas un grand territoire, mais ses ruelles extrêmement étroites et labyrinthiques étaient de vrais coupe-gorges, et ses habitants fous ou sauvages – même pour l'Île. Ils ne sauraient pas se repérer, ne sauraient pas les endroits à éviter, et avaient toutes leurs chances de se faire massacrer avant de trouver Hadie.

« J'y suis déjà allée, avec ma mère et les gobelins. »

« Combien de fois ? »

Elle le fusilla du regard, sa magie éclairant ses yeux une seconde, mais il ne cilla pas.

« Aucun des nôtres ne saurait y aller ? » insista-t-il.

Lorsqu'il ignora son expression glacée une fois encore, Mal mit un coup de pied dans une bombe de peinture, plus par dépit face à leur situation que par colère. Leur repaire prenait doucement forme mais il ne leur servirait à rien s'ils se faisaient tous tuer dans une quête impossible pour les petits jeux de Maléfique.

« On pourrait attirer Hadie sur notre terrain. »

« Avec quoi ? On a rien qu'ils veulent. Et ils ne nous aiment pas beaucoup. »

Mal hocha la tête.

« Donc il faut aller là-bas, pas le choix. Et on devra être très discrets. »

Tout le monde savait qui était Mal. Elle ne pouvait pas être discrète, c'était impossible. Jay et Carlos pourraient peut-être passer inaperçus en se déguisant, mais comment approcher Hadie ? Sa bande surveillait sans aucun doute les allers et venues, et pour éviter de déclencher une guerre ils devraient y aller sans leur bande. Seuls en territoire ennemi, dans des rues dont ils ne savaient rien ou presque, ils n'auraient aucune chance.

« On va devoir passer un marché, » annonça Mal sombrement. « Mais il va falloir trouver quelqu'un qui connaisse le Nord, et qui soit capable d'y circuler sans éveiller les soupçons. Et capable de repartir avec la bague sans y laisser la vie. »

« Aucun habitant du Nord accepterait, ils ont trop peur d'Hadès. Il y a quelques adultes qui sont en affaires avec des gens de là-bas... »

« Aucun sur lequel on peut compter. »

« J'ai peut-être une idée... » proposa timidement Carlos.

Mal tourna la tête vers lui et pour une fois il soutint son regard.

« Oui ? »

« Il y a quelqu'un qui circule partout sur l'Île... Y compris au Nord. Et si les histoires sont vraies, elle a de bonnes relations avec certaines personnes là-bas. »

Jay fronça les sourcils un instant mais l'air furieux de Mal le guida vite.

« Tu veux dire la sixième ? »

« C'est que des rumeurs, » gronda Mal. « Et si elles ne sont pas mortes toutes les deux, c'est uniquement parce que certains alliés importants de Maléfique ont besoin des capacités de la Reine. »

« Ce ne sont pas des rumeurs, » contredit Carlos. « Elle sortait avec la Reine sur le territoire de Facilier avant d'aller sur les autres seule. »

Jay ne dit rien, mais il connaissait les bruits qui couraient. Ils avaient mis plus de temps que la normale à lui parvenir, son statut de lieutenant de Mal ne faisant pas de lui la bonne oreille pour ce genre de ragots. Les rues colportaient des rumeurs sur la princesse depuis plusieurs mois, peut-être un an peut-être plus. La Reine l'envoyait conclure ses échanges à sa place par crainte de Maléfique, et même certains pirates disaient avoir aperçue l'élusive jeune fille qui n'avait pendant longtemps été qu'une chimère, une légende.

Et ces derniers temps d'autres histoires se racontaient. La sixième héritière faisait ses propres trocs, et si on cherchait certains produits bien précis, il n'y avait qu'à elle qu'on pouvait les demander.

Jay était intrigué, bien sûr. Il se demandait surtout comment une princesse avait pu survivre aussi longtemps seule en se promenant partout.

« C'est juste une stupide gamine qui va faire les courses de sa maman, » rétorqua Mal froidement. « Comment veux-tu qu'elle arrive à voler un capitaine ? »

« Au moins elle connaît le Nord. Et elle en est toujours revenue, ou on n'entendrait plus parler d'elle. »

Cette fille était comme un fantôme, en dehors des quelques apparitions qu'elle faisait, des échanges qu'elle concluait, elle disparaissait. Et même quand elle pouvait être aperçue, ça ne durait que quelques minutes. Elle ne restait pas en place et ne se baladait certainement pas à découvert sur le marché au milieu de tous. Comme Carlos avant qu'il ne les rejoigne, elle avait dû apprendre à devenir invisible.

Jay l'avait très brièvement aperçue deux ans plus tôt. Elle avait inexplicablement ralenti un crétin qu'il venait de voler, mais il n'avait compris qui elle était que bien plus tard.

« Ça vaut le coup d'essayer, » lâcha-t-il en haussant les épaules. « On pourrait passer un marché pour qu'elle nous fasse un plan des lieux. »

« Elles sont bannies, » rappela platement Mal.

« Techniquement, seule la Reine l'est. »

« Carlos a un bon point. Si Maléfique avait voulu tuer la princesse pour avoir mis le pied sur son territoire, elle l'aurait déjà fait. Et on peut tout à fait la jouer discrets. Au pire, c'est pour obtenir ce que Maléfique veut qu'on passe ce marché. »

« Oh je suis sûre qu'elle le verrait comme ça, » partagea Mal avec sarcasme. « Et même si on le voulait, on ne sait pas comment contacter cette fille ou comment la trouver. Et on ne va certainement pas aller frapper à la porte de la Reine. »

« Je sais comment, » murmura Carlos.

Mal tourna la tête vers lui, aussi surprise que Jay. Il vivait à l'est, oui, mais il doutait que le garçon avait déjà fait affaire avec les seules têtes couronnées de l'Île – en tout cas les seules que les habitants reconnaissaient de sang royal.

« Dis toujours... »

Il y avait une résignation chez Mal. Elle n'avait pas le choix. Si Maléfique voulait cette bague, elle devait la lui rapporter, peu importe la manière. La dernière fois que la fée noire avait décidé que son héritière se montrait décevante, Mal avait disparu six jours. Elle était réapparue pâle, blessée et faible, déshydratée et affamée. Il lui avait fallu des jours pour se remettre, beaucoup trop longtemps pour être capable de reprendre assez de muscles pour se défendre convenablement.

Jay n'était pas certain qu'un jour ou l'autre Maléfique ne jetterait pas la clé après avoir enfermé son héritière dans une cage. Elle semblait tout à fait capable de faire durer le supplice au-delà des forces de Mal.

« Avant toute chose, il va falloir trouver un moyen d'éloigner la Reine de chez elle quelques temps... »

O

Il leur avait fallu quelques jours pour mettre les choses en place.

Heureusement Mal avait à présent assez d'influence pour avoir du poids même en territoire ennemi. Quelques menaces, un échange et quelques manipulations plus tard, elle avait réussi à ce que la Reine soit conviée à l'extrême sud du territoire de Facilier pour convenir d'un marché.

Maintenant apparemment, tout ce qu'il leur fallait, c'était un peu de chance.

Carlos les guida sur les toits qu'il connaissait par cœur. Puis ils descendirent et continuèrent à avancer là où la cité brinquebalante s'arrêtait. Jay n'était jamais allé aussi loin. Comme tous, il n'avait jamais quitté leur petite civilisation en ruine, pour la simple et bonne raison qu'il n'y avait rien au-delà. C'était même plutôt déprimant. Juste une terre stérile et brune à perte de vue, des arbres noueux et morts, certains tombés au sol, et des buissons de ronces parfois plus hauts qu'eux. Leurs pas faisaient s'élever de petits nuages de poussière, et par prudence Carlos leur fit quitter le fin sentier qui menait en hauteur.

Ils progressèrent au milieu des troncs, et même s'il semblait un peu hésitant, l'autre garçon avait clairement déjà mis les pieds dans cet endroit. Jay aurait bien aimé savoir comment et pourquoi. Il passa une main sur le manche de ses couteaux à sa ceinture, nerveux dans cet environnement inconnu. Bien que beaucoup plus calme que la cité, le bois mort n'était pas totalement silencieux, de petits bruits étranges et le son sourd caractéristique de la barrière leur parvenaient aisément. Il y avait des mouvements aussi, les insectes ayant colonisé ces terres. Seules les races cannibales avaient pu survivre dans cette nature hostile, et ils avaient déjà dû planter quelques grosses bestioles pour éviter de se faire piquer ou mordre.

Lorsque Jay put apercevoir la sinistre tour en haut de la colline, suffisamment loin pour ne pas le rendre trop anxieux, Mal se figea devant lui. Il s'arrêta immédiatement, une main sur un couteau, tendu, et Carlos se stoppa près de lui, presque plus curieux que nerveux.

Tous les petits bruits venaient de s'éteindre.

« Montre-toi, » ordonna froidement Mal, sa voix portant naturellement.

Jay fronça les sourcils, mais une jeune fille sortit de derrière un arbre, beaucoup plus près de lui qu'il ne l'aurait voulu, à six mètres à peine. Et il ne l'avait absolument pas entendue. Elle était chétive mais belle, avec de grands yeux étincelants, une peau pâle parfaite, de longs cheveux retenus en partie par une coiffure élaborée, du vernis sur les ongles et un peu de maquillage sur le visage. Elle portait une tenue bleue à la fois élégante et pratique, et semblait être tout à fait dans son élément comme horriblement déplacée dans ce décor.

Et elle avait l'air détendue, tranquille. Un petit sourire aux coins des lèvres, l'expression innocente et avenante.

Il se demanda si elle avait conscience d'à quel point sa situation pourrait devenir dangereuse si Mal s'énervait. Mais élevée dans une tour comme la princesse qu'elle était, elle n'avait pas dû apprendre à se défendre contre ce genre de menaces.

« Salut. Un peu loin de chez vous, non ? » demanda-t-elle agréablement et sa voix était douce, chaude et musicale.

Quelle fille étrange.

Alors c'était elle, la sixième ?

Les deux mains liées devant elle, le maintien droit et le menton levé, elle devait être la parfaite image de l'adorable petite princesse.

« Je pourrais te ramener chez moi, » menaça Mal sans élever la voix, peut-être plus pour évaluer la situation, elle devait se demander comme lui ce qu'ils foutaient là, à parler avec cette fille fragile, souriante, beaucoup trop polie et lumineuse pour leur monde.

« Le pourrais-tu ? »

« Nous sommes trois, armés, et tu es seule. »

« Le suis-je ? »

Et soudain les bruits revinrent, des bruissements légers dans la terre, des petits craquements dans le bois, près deux, au loin, sous leurs pieds, dans les branches. Les bestioles venaient de reprendre leur vie autour d'eux. Jay pouvait apercevoir des vers, des cafards, des araignées, des scolopendres, des scarabées, certains qu'il n'avait jusqu'alors vus que dans des livres, minuscules ou trop gros, rapides et discrets, et sans doute tous venimeux.

D'accord, c'était bizarre et flippant, peut-être encore plus en raison de leur environnement si peu familier, et soudain Jay se souvint que la Reine était une sorcière, qu'elle avait assez de pouvoir pour transformer ses mélanges en potions, et que la magie était héréditaire.

Il y avait une lueur d'amusement dans les yeux miel de la princesse-sorcière, et quelque chose de glacé dans son sourire qui mit Jay sur ses gardes. Son maintien avait un peu changé lui aussi, c'était subtil mais bien là.

Elle laissa son regard les parcourir un à un, s'arrêtant une seconde de trop sur Carlos, puis se recentra sur son interlocutrice.

« Vas-tu me tuer, Mal, ou es-tu venue pour le thé ? »

Elle restait ouverte et avenante et douce mais ses mots s'étaient enroulés dans un fin sarcasme, et la lueur dans ses yeux s'assombrit brusquement. Elle savait qui ils étaient mais si elle avait peur, elle le cachait bien.

Mal semblait hésiter entre la violence et le plan, elle avança de quelques mètres et ils la suivirent, la distance entre eux et la princesse diminuée de moitié. Elle était plus grande que Mal, nota Jay, et bien mieux habillée qu'eux dans leurs tenues chiffonnées et mal ajustées, mais il ne parvenait pas à déceler si elle avait des armes ou non. En tout cas elle ne les affichait pas.

« Tu connais les Règles de l'Île ? » interrogea Mal.

Quelle question saugrenue. Tous les gamins connaissaient les règles qui les régissaient, elles se murmuraient au fil des rues, elles faisaient office de loi pour eux tous et tous s'y pliaient aussi sûrement qu'aux ordres de leurs capitaines.

Mais cette fille-là avait été un secret pendant des années, cette fille-là avait grandi enfermée dans une tour, cette fille-là n'avait jamais dû interagir avec leur société, du moins pas jusqu'à récemment. Qui savait ce qu'elle avait appris ou non lors de ses sorties ?

Elle considéra Mal quelques secondes, la tête légèrement penchée. Le petit sourire qui étirait ses lèvres illuminait son expression ouverte et innocente.

« J'en ai connaissance. »

La façon dont ses mots dansaient, dont elle les formait et les lâchait, avec précision et juste ce qu'il fallait du bon sentiment... Elle jouait, elle leur disait qu'elle en avait connaissance, oui, mais pas qu'elle les comprenait ou qu'elle en savait les détails, et encore moins qu'elle s'y pliait.

Ça voulait tout et rien dire, et l'imprécision était dangereuse.

« Le droit d'échange ? »

« Je n'appartiens à aucun territoire. »

C'était bien là le problème. Leurs règles limitaient les bains de sang, les trahisons, les guerres. Leurs règles régissaient les affaires internes des gangs comme les conflits entre groupes. Leurs règles leur permettaient à tous de cohabiter et de survivre même quand certains adultes s'évertuaient à leur rendre l'existence compliquée.

Cependant la princesse ne suivait aucun capitaine, et n'avait de loyauté pour aucun quartier.

« Mais tu connais le territoire d'Hadès. »

Il y avait dans ses yeux noisette une lueur de curiosité qu'elle n'essaya pas de cacher.

« Je connais certains endroits partout sur l'Île. »

« J'ai besoin d'infos sur le Nord, » partagea Mal, agacée par cette discussion qui n'allait nulle part. « Ou de quelqu'un qui puisse y aller et en repartir. »

« En repartir avec quoi ou après quoi ? »

« Pas tant qu'on n'aura pas conclu un échange, princesse. »

« Je ne conclue pas d'échange dont j'ignore les termes. »

« C'est pour un vol. »

« Et d'après ce qu'on dit tu as le meilleur voleur de l'Île sous la main. »

« Lui est trop connu. »

« Et je ne le suis pas ? Mal, » s'indigna dramatiquement la fille en portant une main à son cœur. « Tu ne sais vraiment pas négocier. »

« Je ne négocie pas, j'ordonne. »

« Et tu m'ordonnerais d'aller voler pour toi ? Je ne suis pas une voleuse très douée, » confia-t-elle, de la crainte entrant dans son ton, muant son expression et assombrissant ses yeux. « Et tu crois vraiment que je suis capable de m'en sortir en vie ? »

Non, pas du tout, clairement.

Et pourtant Mal ne tourna pas les talons.

« Tu connais Hadie ? »

L'amusement était de retour.

« Tu veux voler Hadie ? Il retournera l'Île entière pour te le faire payer, Maléfique ou non. »

« Donc tu le connais. »

« Nous nous sommes croisés. »

« Tu ne seras pas seule pour le vol. On te dira quoi faire. »

« Je travaille seule. »

« Comme livreuse, peut-être. J'ai des relations, et des moyens. Je peux obtenir pas mal de choses que tu pourrais vouloir en échange de ce service. Réfléchis-y. Et sois derrière la taverne de Médusa, dans deux jours à la mi-journée. »

« Tu es sûre de toi, mais je ne suis pas capable de faire ça. » Elle passa nerveusement une mèche de ses cheveux derrière son oreille. « Et tu oublies un détail : nos mères. »

« Elles n'en sauront jamais rien. Tu as forcément besoin de quelque chose, et j'ai besoin de l'anneau que porte ce crétin. Sois là dans deux jours, princesse. »

Mal se détourna d'elle et par prudence, Jay garda les yeux sur l'autre fille en marchant près de son capitaine. Mais la sixième héritière se contentait de les observer partir.

« Tu es vraiment sûre de toi ? » murmura-t-il en se penchant vers Mal, étonné qu'elle n'ait pas coupé court à l'échange.

« J'en sais rien. C'est juste que... »

« Quoi ? »

« L'envie de sortir ma dague n'a pas arrêté de me démanger. »

En raison de ses années d'entraînement avec les gobelins et ce sadique de Ronan, Mal avait une intuition et un instinct de préservation stupéfiants. Jay lança un regard derrière son épaule pour découvrir que la princesse-sorcière avait disparu. Méfiant, il chercha à la repérer mais ne la vit nulle part, ne l'entendit pas non plus.

Alors il se tourna vers Carlos, foncièrement mal à l'aise.

« On peut savoir si tu la connais bien ? »

« Pas vraiment. On s'est croisés une fois. C'était il y a longtemps. »

« Et avec cette rencontre et quelques rumeurs tu penses qu'elle est apte à faire ce job ? »

« Ce ne sont pas quelques rumeurs. Il y a des faits. »

Des faits ? Tout ce dont Jay était certain était que la Reine aimait vendre des poisons vicieux comme des crèmes pour soigner les brûlures, des potions d'infertilité comme des fruits mortels. Elle appréciait aussi laisser des corps derrière elle quand on essayait de la doubler ou de s'en prendre à elle, et ses concoctions avaient certainement largement augmenté le nombre de cadavres et de blessés ces dernières années.

Elle se servait de la beauté et de l'innocence de sa fille pour mieux échanger ses produits, et la princesse avait clairement quelques compétences, mais de là à songer qu'elle pourrait piquer l'anneau du taré et réussir à s'échapper de son territoire à temps...

O

Carlos ne savait pas trop si son idée avait été valable ou non. Mal le rendait toujours nerveux, et même s'il appréciait Jay, l'autre garçon n'avait de loyauté qu'envers leur capitaine et elle seule.

Il avait vu Mal se battre. Elle était rapide et forte, capable malgré sa petite taille de survivre à un combat contre un adulte armé. Elle n'avait peur de rien, savait beaucoup de choses sur beaucoup de monde, savait se servir de ses informations comme de sa dague. En dehors de la colère et du dédain, elle ne montrait quasiment jamais aucun sentiment. La seule chose qu'elle semblait craindre était sa mère, et Carlos pouvait tout à fait comprendre ça.

Mais Mal se pliait aux règles de l'Île. En tant que capitaine, elle faisait respecter les frontières de Maléfique. En tant que capitaine, elle mettait sa vie en jeu pour le bien des siens et veillait à ce que chaque membre du gang ait la part qui lui était due lors du partage de leur butin. C'était ainsi que les règles maintenaient une certaine stabilité dans les bandes, et donc sur les territoires.

Ce n'était pas par bonté d'âme que les leaders veillaient sur les leurs, pas par attachement ou sentiment, juste par obligation. Si le capitaine manquait à ses devoirs, ses lieutenants avaient tout pouvoir d'agir. Sa propre bande pouvait alors le mettre à mort. En dehors de cette faute, un capitaine ne pouvait être attaqué par un membre que si quelqu'un osait le défier, et alors seul un combat potentiellement à mort pouvait les départager.

Ça n'arrivait presque jamais. La survie était un art, et s'amuser à défier l'un des puissants capitaines de leur petit monde aurait été stupide.

Pour maintenir son autorité, sa réputation, Mal se montrait froide et parfois cruelle. Jamais gratuitement, mais toujours sans détour. Son statut de capitaine était encore récent, sa bande assez petite, mais elle obtenait déjà le respect de beaucoup.

Bien sûr, c'était aussi dû à son identité et à ses actes au nom de Maléfique.

Carlos avait entendu des choses, avait été témoin de la manière dont les contrevenants aux taxes étaient remis dans le droit chemin. Par la terreur et la violence, par les gobelins, ou Ronan et ses hommes, ou Mal elle-même. Et quand les gens osaient continuer à montrer insolence ou désobéissance...

Il n'avait encore jamais vu Mal tuer personne. Mais il ne doutait pas que certaines des histoires disaient vraies. Et au combien ça l'horrifiait, il comprenait la survie, il comprenait l'avantage qu'il y avait à être l'un des lieutenants de Mal.

Des histoires, il y en avait beaucoup sur l'Île. Y compris sur la Reine-sorcière et sa fille. Carlos avait grandi sur le territoire Facilier, caché sur les toits ou dans les ombres. Il avait vu des choses, entendu des choses... Il savait que la princesse n'avait pas été élevée juste pour savoir livrer des paquets avec le sourire. Il savait aussi que, comme Jay et Mal et lui-même, elle avait dû apprendre à agir dans le dos de sa mère pour survivre. À tout risquer pour continuer à exister.

Mal l'avait senti lors de sa courte rencontre avec elle, alors que Carlos avait observé à quel point la petite fille qu'il avait rencontrée des années plus tôt maîtrisait à présent à la perfection son habilité à se cacher. Ses sourires, cette lumière qui imitait si parfaitement la joie réelle et très éphémère dont il avait pu être témoin, le calme qu'elle exsudait comme une carapace,... C'était une illusion parfaite, et Carlos ne savait pas ce qu'il y avait derrière, mais Mal avait perçu quelque chose qui l'avait clairement intriguée.

Peut-être qu'elle sentait la même chose qu'elle avait devinée chez Jay et chez Carlos, quelque chose qui faisait écho à son existence, quelque chose qui allait au-delà de leur origine commune.

C'était pourquoi ils se retrouvaient derrière l'établissement de Médusa tous les trois. Pourquoi ils attendaient Evie alors qu'ils n'étaient pas certains qu'elle viendrait. L'échange n'avait pas été promis, après tout.

Carlos était accroupi sur un tas de bois, Jay adossé au mur en face de lui, Mal faisait des allers et retours au milieu de la ruelle sombre. Et finalement la princesse arriva, silencieuse, son pas tranquille. Elle s'arrêta à quelques mètres d'eux, et Carlos la vit balayer les alentours du regard même s'il savait qu'elle avait déjà dû s'assurer qu'il n'y avait pas d'autres dangers avant de se montrer.

« Mal, » salua-t-elle, les ignorant comme la dernière fois Jay et lui.

Il ne servait à rien de porter intérêt à tout autre que celui qui décidait.

« Princesse, » répondit la capitaine, l'expression froide.

L'établissement de Médusa, situé à l'extrême nord-ouest du territoire de Maléfique, en bordure de la frontière avec celui d'Hadès, était aussi éloigné que possible des terres interdites de la Méchante Reine. Sans doute une façon pour Mal de tester Evie, de l'intimider ou d'asseoir son autorité. Mais la jeune fille ne semblait pas nerveuse, et Carlos avait l'impression que même la peur ou l'anxiété qu'elle leur avait montrées deux jours plus tôt n'avaient été qu'une façade.

« Alors, cet échange, tu en es ? »

« Non, » répondit simplement Evie avec un sourire plaisant.

Carlos ne cacha pas sa surprise. Pourquoi avoir pris le risque de venir jusque-là et de potentiellement se mettre Mal à dos ? Si la capitaine avait énoncé le but de son vol avant même que la princesse ne soit liée à elle par un marché, ce n'était pas pour rien. C'était une forme de menace en soit. Si l'autre fille n'acceptait pas l'échange, elle devenait un potentiel risque, elle pouvait parler, elle pouvait avertir Hadie. Et Mal devrait agir.

« Non ? » répéta Mal, sa colère grondant dans son ton, mais ses yeux plissés et la tension dans son corps murmurant une autre histoire.

Evie fit un autre pas pour s'approcher d'eux, mais elle garda ses distances.

« Règles de l'Île, » annonça-t-elle alors, « droit d'échange. »

« Tu veux me proposer un autre échange ? » demanda Mal, contrôlant mieux son choc que Jay qui se décolla du mur, tout en tension.

« Oui. » Evie jouait distraitement avec ce qu'elle tenait et ne quittait pas la capitaine des yeux. « Je te l'ai dit clairement, Mal. Je travaille seule. »

C'était... c'était un anneau. Il était apparu de nulle part dans sa main droite, et elle le faisait tourner entre son pouce et son index.

« Est-ce que c'est ce que je crois que c'est ? »

Et dire qu'ils avaient monté un plan pour ce vol. Que ni Mal ni Jay n'avait vraiment cru qu'elle saurait tenir son rôle. Qu'ils avaient songé qu'elle serait trop nerveuse ou apeurée, trop faible, trop...

Mais elle avait l'anneau, et eux rien du tout.

« Si tu le veux, il va falloir me donner quelque chose en échange. »

Mal plissa les yeux, méfiante.

« Comment tu as fait ? »

« J'ai demandé poliment. Tu devrais essayer de sourire de temps en temps, c'est fou ce que les gens deviennent plus agréables quand on leur sourit. »

« Hadie te l'a juste donné ? »

« J'ai de bons rapports avec lui, » offrit-elle alors qu'elle passait élégamment une mèche de ses cheveux derrière son épaule. « On s'entend. »

« Nous pourrions juste te le voler. »

L'anneau disparut. Jay et Mal avaient dû voir le mouvement qui permit à Evie de le dissimuler quelque part sur elle, mais Carlos en fut incapable. Par contre il vit clairement le changement de posture, juste une modification de ses appuis, le sourire qui devint plus fin, les yeux qui se fixèrent, les bras qui restèrent le long du corps,... Il y avait quelque chose de glacial chez la belle princesse soudain, une inertie qui n'avait plus rien à voir avec le calme faussement naïf d'avant.

« Vous pourriez essayer, » concéda-t-elle, sa voix mélodique piquée d'une pointe sombre d'avertissement.

Agacée, Mal l'observa quelques secondes.

« Termes de l'échange ? »

« Il y a parfois dans les cargos des arrivages médicinaux. Et plus rarement avec eux des plantes séchées, comme le Datura du Pays des Merveilles. Auradon envoie ce genre de choses sous forme de poudre. J'ai besoin d'un petit flacon de Datura, la poudre devrait être rouge brique. En échange, je te donnerai l'anneau. »

Il y eut quelques secondes de silence, Carlos savait que Mal n'avait pas besoin de plus pour évaluer la validité et la faisabilité de l'accord.

« L'anneau, contre la poudre, » accepta-t-elle.

« Bien. »

Ainsi fut scellé leur marché.

« Demain, même heure, même endroit. »

Sans un mot, Evie acquiesça puis s'en alla.

O

Outre réussir à mettre la main sur la poudre de Datura, Mal passa beaucoup de temps à rassembler des informations sur la petite sorcière, et surtout à apprendre ce qu'il s'était passé dans le Nord ces derniers jours.

La princesse savait mentir et avait presque berné Mal avec ses grands yeux faussement innocents et faussement inquiets, la princesse savait se faire des relations, la princesse troquait des potions et des crèmes contre tout un tas de choses, la princesse plaisait à beaucoup de gens pour des raisons variées et la princesse faisait peur à beaucoup de gens pour des raisons mystérieuses.

La princesse savait survivre, et elle avait une façon de le faire qui intéressait Mal, des qualités et des compétences qu'elle-même ou les membres de sa bande n'avaient pas.

Mal ne savait pas sourire pour adoucir les gens, elle ne savait pas charmer pour embrouiller, ne savait pas jouer avec ses mots pour en faire des illusions ou des armes, et elle n'avait aucune connaissance en potion. Mais elle savait reconnaître un potentiel allié quand elle en croisait un, et son instinct lui murmurait que c'était le cas avec cette fille.

Et il y avait ces histoires aussi qui intriguaient les plus informés, celles d'un repas avec Facilier ne menant qu'à des cadavres, celles de quelques cas d'empoisonnement isolés non liés à la Reine, celles de maux terribles qui n'avaient jamais eu cours sur l'Île avant l'apparition de la jeune fille.

« Est-ce que tu l'as ? » lui demanda la princesse-sorcière alors que Mal arrivait dans la ruelle.

Si elle était surprise de la voir seule, elle ne le montra pas.

« Je l'ai, » répondit Mal en sortant de sa poche la fiole pleine de poudre.

Elle ne savait pas à quoi ça lui servirait, et elle s'en fichait. Maléfique devenait un peu trop impatiente, il était temps de lui ramener l'anneau ou Mal risquait une nouvelle fois d'être balancée dans un cachot pour une durée indéterminée. Et chaque fois la punition durait un jour de plus, avec juste assez d'eau pour la maintenir en vie quelques temps. Mal savait qu'elle risquait d'y rester tôt ou tard, si ce n'était de faiblesse dans le cachot, ce serait à la sortie, lorsqu'elle devrait battre un garde devant Maléfique pour regagner sa liberté. Et se battre quand elle tenait à peine sur ses jambes, sa vue brouillée et sa tête dans du coton, c'était aussi fun que ça en avait l'air.

La princesse s'approcha d'elle pour lui tendre l'anneau. Mal lui donna la fiole en échange. Lorsque la jeune fille fut sur le point de partir, contournant prudemment Mal, celle-ci parla une nouvelle fois.

« Tu sais, c'est marrant les coïncidences, » commença-t-elle tranquillement alors que la princesse s'arrêtait pour se tourner vers elle. « Il paraît que le second d'Hadie a eu un petit soucis avec un scarabée. Un empoisonnement du sang. »

Une lueur apparut dans ses yeux noisette alors qu'elle se tournait complètement pour faire face à Mal une nouvelle fois.

« Un scarabée ? » interrogea-t-elle, les sourcils légèrement froncés, la tête un peu penchée, l'image parfaite de la confusion.

« Il est rare de voir nos chers insectes venimeux se promener dans nos rues, ce pauvre Clay n'a pas eu de chance. »

« Effectivement. »

« Mais il va mieux. Affaibli mais guéri, juste comme ça. »

« Ce n'était peut-être qu'une petite infection, les venins sont comme les poisons et les potions, tous ne tuent pas. »

Si celui-là n'avait pas tué Clay, Mal aurait pu parier que c'était parce qu'Hadie avait fait un échange pour obtenir de quoi soigner son lieutenant. Et la princesse avait eu l'air tout à son aise dans la forêt morte au milieu des bestioles potentiellement létales que tous les insulaires évitaient.

Personne ne pourrait l'accuser de quoi que ce soit, après tout certains insectes arrivaient bel et bien jusqu'à eux parfois. Et les gens seraient bien incapables de croire que cette fille à l'air si inoffensive puisse se promener avec un scarabée mortel dans la poche et trouver le moyen de lui faire croiser la route du lieutenant du fils d'Hadès. En fait, la plupart ne pourrait sans doute pas imaginer que la petite princesse si parfaite et délicate ait l'idée de toucher un insecte.

Mais Mal n'était pas idiote.

« La protection qu'offre l'anonymat ne dure qu'un temps. D'après ce que j'entends, la tienne commence sérieusement à s'effondrer. »

L'expression de la fille changea, se fit plus neutre, presque impassible. Peut-être avait-elle pris ses mots comme une menace, en tout cas le changement était intéressant, quasi fascinant. Cet air sombre sur son visage, la lucidité froide dans ses jolis yeux, la tension subtile dans son corps, c'était plus réel que tout ce que Mal avait pu voir venant d'elle jusqu'à cet instant.

« Il y aura simplement plus d'opportunités alors. »

« Plus de dangers aussi. Certains ne sont toujours pas fans de la Reine, et il semble que ses potions n'aient pas laissé que des bons souvenirs. » Mal haussa les épaules, faussement nonchalante. « Nos voisins adorent la vengeance. »

« Où veux-tu en venir ? »

« Ta réputation grandit, toi aussi, et les gens te reconnaissent. Tu ne pourras bientôt plus circuler aussi facilement, aussi discrètement. Jusqu'à quand tu survivras ? C'est pas pour rien qu'on forme des bandes sur les territoires. »

« Et en raison de ta mère, je n'appartiens à aucun territoire. Nous verrons bien jusqu'où j'irai. »

Mais ce qui fonctionnait lorsqu'elle avait été petite et invisible et que la plupart des gens ignorait jusqu'à son existence tiendrait de moins en moins avec le temps, avec les rencontres, les rumeurs, les rancœurs, les envies. Elle deviendrait une cible tôt ou tard.

« Tu pourrais te joindre à nous. »

Sa surprise ne fut pas étouffée assez rapidement, Mal put la voir clairement l'espace de quelques secondes.

« Pardon ? »

« Règles de l'Île. L'intégration à une bande vaut contrat à vie, toute trahison autorise la vengeance, toute loyauté à un capitaine vaut protection. »

« Tu veux que moi, je me joigne à ta bande, » répéta la princesse, laissant son incrédulité danser dans son ton faussement léger. « Je ne compte pas signer mon propre arrêt de mort ainsi, Mal. »

« Maléfique ne pourra pas s'y opposer. Ça m'étonnerait qu'elle s'y intéresse, franchement. Elle a d'autres choses à penser, un territoire à défendre, tout ça. Et puis... » Elle joua avec l'anneau qu'elle avait passé à son doigt pour ne pas le perdre. « Elle sera satisfaite de récupérer ça. »

« Je doute que la reine soit assez satisfaite par le Datura pour pardonner un tel affront. »

Donc Mal n'avait pas été la seule à courir après quelque chose pour sa mère.

« Même si ton nouveau statut te permet d'obtenir d'autres ingrédients ? Parce que c'est à ça que la poudre va servir, non ? À ses potions. »

La princesse se contenta de la considérer un instant, quelque chose d'étrange dans le regard. L'idée l'intéressait visiblement, ne serait-ce que pour obtenir plus de choses facilement, des produits, des contacts, au moins de la nourriture et de l'eau claire (elle était dangereusement maigre, Mal l'avait noté tout de suite). Rien que ça en plus d'un passage sauf en territoire de Maléfique devait être presque irrésistible pour quelqu'un dans sa position précaire.

« Je dois travailler pour ma mère. »

« Et moi pour la mienne, » lui répondit Mal. « Tant qu'aucun de tes actes ne constitue une trahison, ce ne sera pas un problème. Nous sommes tous absents parfois, Carlos et Jay doivent être disponibles pour Cruella et Jafar eux aussi. »

« Attends, est-ce que – »

« Ce serait du gâchis de ne pas faire de quelqu'un ayant tes capacités un lieutenant. »

« Trois lieutenants, c'est un peu excessif, même pour toi. »

« J'ai des projets, et d'ici l'année prochaine j'aurai plus d'hommes. Comme je l'ai dit on doit tous s'absenter par moments, c'est pour ça que j'ai besoin d'une équipe derrière moi. Loyale et capable. Encore faut-il que tu arrives à travailler avec des alliés, et sous mes ordres. »

« Je m'adapte. Mais je m'interroge. N'es-tu pas censée assurer les arrières de tes lieutenants ? »

L'accusation presque légère poussa Mal à serrer les poings, sa magie s'éveilla et elle sentit ses yeux s'illuminer.

« Répète ? »

« Carlos. Jay. » Il y avait une étrange froideur dans la voix de la princesse, quelque chose de défiant et de terriblement sincère. « Tous les deux avaient des blessures la dernière fois. »

« Ils sont tout à fait capables de prendre soin d'eux-mêmes, nous avons un accord. »

« Oh ? »

« Et Cruella et Jafar sont hors limite. »

Elle faillit ajouter le pour l'instant qui tournait et tournait depuis quelques semaines au creux d'elle, chaque fois qu'elle notait de nouvelles blessures sur les deux garçons, chaque fois qu'elle voyait la fatigue, la résignation ou la colère dans leurs yeux lorsqu'ils revenaient vers elle.

Une curiosité étrange habillait le visage de la sorcière alors qu'elle semblait la sonder en silence, puis une lumière éclaira son regard comme si elle pouvait lire quelque chose en Mal, quelque chose qui lui plut visiblement car elle hocha la tête.

Mal haussa un sourcil, surprise.

« Tu acceptes ? »

« J'accepte ton offre. Mais je vais devoir m'absenter quelques jours. Un travail pour la reine à terminer. »

Mal choisit d'ignorer la façon dont la main de l'autre fille trembla légèrement alors qu'elle serrait le poing autour de la fiole de Datura.

« D'accord. On se verra plus tard. Tu sauras trouver l'un d'entre nous. »

« Je saurai. »

Lorsque la princesse (Evie, Carlos l'appelait Evie) réapparut presque deux semaines plus tard, il y avait quelque chose de différent chez elle, derrière ses airs tranquilles, derrière ses sourires. Mal l'observa, nota une nervosité latente, des sursauts discrets au moindre mouvement, une hyper vigilance étrange, des cernes à peine cachées par le maquillage. Peut-être qu'elle avait du mal à s'adapter à la vie au grand jour, peut-être qu'elle se méfiait encore de Mal, peut-être qu'il s'était passé quelque chose ces derniers temps, mais aucune info sur la princesse ne lui était parvenue depuis leur séparation.

Et pourtant il y avait tout un tas de fantômes dans les yeux d'Evie qui n'avait pas été là lors de leurs premières rencontres. Une façon étrange d'observer les coins sombres comme s'ils pouvaient cacher d'autres monstres que ceux que portait cette île. Cette attitude mit plusieurs jours à s'estomper, mais même quand la princesse sembla reprendre complètement le contrôle sur ses émotions et ses réactions, une trace demeura.

Dans son regard, il y avait une nouvelle ombre qui ne disparaissait plus, et Mal s'interrogea très longtemps sur sa présence.

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