VII
Ces enfants ne vont pas bien
« Yes I think I'm okay
I walked into the door again
If you ask that's what I'll say
And it's not your business anyway
I guess I'd like to be alone
With nothing broken, nothing thrown
Just don't ask me how I am »
-Luka, bu Suzanne Vega
Jay ne savait pas trop pourquoi il était là.
Mais Mal avait dit qu'il y avait des règles, que pouvoir parler un peu les aiderait peut-être à combattre cet effet néfaste qu'avait Auradon sur eux, alors il était là.
Assis sur le sofa, les bras croisés.
« Cette première semaine est presque achevée, » disait Prim en face de lui. « Qu'en as-tu pensé ? »
« C'est différent de l'Île. »
« Dans quel sens ? »
« Dans tous les sens, » répondit immédiatement Jay. « Rien n'est pareil. Même pas les couleurs. Ni le ciel. Il pleut au moins trois jours par semaine sur l'Île. J'ai toujours pas vu un nuage ici. Et les gens... »
« Ils sont différents ? »
« Complètement. »
« J'ai appris que tu avais finalement décidé de ne pas faire partie de l'équipe de Tournoi. »
Il se tendit immédiatement, incapable d'empêcher les flashs de revenir.
« Pas le temps. » Puis il se souvint qu'il y avait des règles, et ces règles disaient pas de mensonge. « Il y avait trop de... je ne sais pas. Ça l'a pas fait. C'est compliqué. »
Il se rendit compte qu'il frottait sa cicatrice de nouveau et arrêta malgré la douleur fantôme qui le gênait. Les potions d'Evie avait toujours des effets secondaires lorsqu'elles comportaient sa magie noire. Parfois elles arrachaient un peu d'énergie vitale et les laissaient éreintés, et parfois c'était ces échos de douleur qui persistaient même des années après.
« Est-ce que tu faisais du sport sur l'Île ? J'ai entendu beaucoup de compliments sur tes prouesses physiques. »
Un sourire sans humour s'afficha sur son visage.
« Pas de sport, non. Mais on courait beaucoup. Beaucoup de sauts aussi, de toit en toit parfois. Pas mal de combats. »
Il ne savait pas ce qu'il pouvait révéler, mais il y avait des règles et Mal semblait étrangement convaincue que ces sessions les aideraient peut-être à rester assez concentrés pour arriver au bout du plan. Et ce n'était pas comme si les continentaux n'avaient pas compris qu'ils avaient grandi dans un endroit violent.
En revanche, ils n'avaient pas besoin de savoir que parfois la violence venait d'eux.
« Des combats contre les autres bandes ? » demanda Prim.
« Ou contre des habitants. Certains nous défiaient, ou tentaient leur chance. »
« Tentaient leur chance ? »
« Vol. Agression. » Il hésita un instant, songea aux révélations de Marraine, à toutes ces années passées sur cette île de malheur, tout ce qui leur avait été fait, tout ce qu'ils avaient fait, tous les regards tournés vers eux là-bas et à Auradon, et il n'hésita plus. « Meurtre. » Il vit l'émotion que le docteur essaya de réprimer et haussa les épaules. « Les ennemis de nos parents, de Maléfique, les nôtres... Nous tuer par vengeance ou intérêt aurait plu à beaucoup. Mais ça s'est fait très rare ces derniers temps. Les gens ont compris qu'on est pas des faibles. »
« Et ton père, que faisait-il dans ces cas-là ? »
« Jafar ? » demanda-t-il sans pouvoir tout à fait étouffer son amusement cynique. « Il en profitait pour aller pleurer chez Maléfique. Il y a une règle, mise en place quand les tentatives ont commencé, quand on était tout petits. Je suppose que les gens s'imaginaient que nous atteindre pousserait nos parents à faire une connerie. Alors Maléfique a instauré de façon très explicite une nouvelle loi. Les héritiers envoyés par les fées ne devaient pas être attaqués. Ça a calmé la plupart des petits prédateurs, mais bien sûr pas tous, et certainement pas les autres chefs de territoire. Personnellement j'étais plutôt tranquille, Jafar n'avait pas assez de pouvoir pour se faire des ennemis assez fous pour défier la règle. Les gens me couraient après pour d'autres raisons. »
« Tu veux les expliciter ? »
« Je suis un voleur. Excellent. J'ai été élevé pour ça, pour remplir les étagères de la boutique de Jafar. Bizarrement même sur l'Île les gens s'agacent quand ils se font voler par un gamin. Ça les vexe, vous voyez. Alors oui, je cours très vite, je suis vif et habile et je sais me défendre. »
« Est-ce que c'est ton père qui t'a appris à voler ? »
Il aimerait beaucoup qu'elle arrête de le nommer ainsi, mais il supposait que ça ne pouvait être évité et n'avait pas envie de la corriger.
« Il aurait été bien incapable de voler quoi que ce soit, c'était pas un vulgaire brigand dans le passé, il adore le rappeler. Lui, il donne les ordres. Il m'a refilé à une nourrice les premières années de ma vie, et a passé un marché avec un voleur pour me former dès que j'ai su plonger ma main dans une poche. Ils ont vite vu que j'étais très doué. »
« Je suppose que tes qualités de voleur ont été ce qui t'a valu ta place auprès de Mal. »
« En partie, oui. Le vol est un talent indispensable sur l'Île, respecté et recherché. »
« Ça doit rendre ton père fier, de savoir que tu es l'un des meilleurs. »
Elle n'était pas très subtile. Ou peut-être n'essayait-elle pas de l'être.
« Très fier, » railla-t-il. « Sauf quand ce que je ramenais n'était pas suffisant à ses yeux. Un truc sur Jafar ? C'est un putain de cupide jamais satisfait. »
« Que se passait-il quand tu ne ramenais pas assez ? »
« Il y avait des conséquences. »
Elle garda le silence, attendait peut-être de voir s'il allait développer, mais il préféra se taire par curiosité.
« Les cicatrices que tu as sur le dos et les bras sont des conséquences ? » demanda-t-elle simplement, sans jugement, sans émotion si ce n'était une étrange douceur dans le regard.
Elle avait donc osé. Si quelqu'un avait insinué ça sur l'Île, il l'aurait démoli. On ne pointait pas du doigt les faiblesses des autres sans risquer y laisser quelques plumes. Ou pire.
Ces continentaux... Ils avaient de l'audace en tout cas.
Jay pouvait respecter ça, alors il lui offrit un petit rictus.
« J'ai grandi, j'ai appris à éviter ce genre de conséquences. Je suis devenu plus fort, lui a vieilli. » Il haussa les épaules. « Plus jeune, c'était comme ça. Quand je faisais pas assez bien, je restais planqué jusqu'à trouver plus. Sinon, eh bien, c'était que j'étais pas assez doué. Je faisais mieux la fois suivante. »
« Jay, cette violence n'est pas acceptable, et elle n'est la faute que de Jafar, en aucun cas la tienne, peu importe ce que tu faisais ou non. Ce n'était pas de ta faute. »
Il savait ça.
Il le savait.
Une part de lui, du moins. Une part de lui savait que Jafar était un sadique et qu'il l'aurait battu juste pour le plaisir, juste pour avoir l'illusion d'avoir retrouvé un peu de sa grandeur, de son pouvoir. Une part de lui savait qu'il n'était pas la cause de chaque coup qu'il avait reçu.
L'autre part de lui...
– Vaurien ! Avorton ! Bon à rien ! –
« Jay, je vais le redire et tu vas m'entendre. Regarde-moi. Ce n'était pas de ta faute, uniquement celle de Jafar. Uniquement la sienne. Absolument rien ne peut justifier qu'on lève la main sur un enfant, tu n'avais rien fait pour le mériter. Ce qui t'est arrivé n'est pas et n'a jamais été de ta faute à toi. »
Jay détourna les yeux, avala sa salive pour essayer de faire passer la nausée. C'était stupide. Qu'est-ce qu'il faisait là ? Pourquoi n'avait-il pas détourné la conversation ?
C'était de sa faute.
Un peu.
Beaucoup. S'il avait été assez bon, assez doué, il aurait toujours ramené de quoi satisfaire Jafar. Et il n'y aurait pas eu de conséquence.
Parce qu'une conséquence, par définition, arrivait suite à une action, ou un événement, ou un manque de quelque chose.
Ça arrivait à cause de lui.
Mais ça n'arrivait plus, hein ? Pour lui, c'était fini. Ça n'arrivait plus parce qu'il avait grandi, était devenu fort, avait su repousser Jafar.
(Ça n'arrivait plus parce qu'il était devenu violent.)
« Est-ce que tu peux me dire une chose positive sur ta vie sur l'Île ? »
Il apprécia le changement de sujet, reprit le contrôle sur ses émotions. Il se sentait vulnérable pourtant, mais il était dans le bureau de Prim où il y avait des règles, et il était à Auradon alors peut-être que ce n'était pas si dangereux.
Peut-être.
« On a un repaire, » confia-t-il, sa voix trop basse, trop rauque.
« Tu appréciais y passer du temps ? »
Il hocha la tête.
« C'est un endroit qui n'est rien qu'à nous. Je pouvais y dormir les nuits où je n'avais pas assez pour Jafar, ou s'il était trop tard pour rentrer. Quand on était plus jeunes, on évitait d'être dehors la nuit. Maintenant on est plus forts, on peut circuler dans la cité après le coucher du soleil. »
« Parce que vous réussissez à vous défendre. »
« Et parce qu'on a du pouvoir. Parce que les gens nous respectent, nous craignent, et viennent rarement nous attaquer ces derniers temps. »
« Au repaire, tu passais du temps avec Mal, Evie et Carlos ? »
« Oui. On y était pas toujours tous en même temps, mais il nous servait de base. »
« Est-ce que vous y aviez des règles ? »
« On n'a jamais vraiment eu à en établir, elles étaient évidentes. Le secret. Interdit de ramener de jolies filles, » dit-il avec un sourire, cherchant à alléger leur échange, à reprendre le contrôle. « Même si ça n'avait pas été vital que personne ne sache pour le repaire, Mal m'aurait massacré. Vous auriez dû voir la tête qu'elle a fait quand Evie a ramené un animal de compagnie une fois. C'était hilarant. Je suis presque sûr qu'elle l'a fait exprès pour ennuyer Mal. Remarquez, si un jour Evie vous demande si elle peut venir à un entretien avec une bestiole, refusez. Croyez-moi. »
« Si Evie a brisé une règle implicite, n'y-a-t-il pas eu de conséquence ? »
« Non, » répondit Jay, immédiatement sur la défensive. « C'était qu'une bestiole. Nos règles à nous n'ont pas de conséquence. Et on ne... »
Il s'interrompit immédiatement.
« Jay ? »
Il lutta un instant contre lui-même, contre les mots.
« On ne se fait pas de mal, » dit-il finalement, la voix basse et étranglée, parce que c'était étrange de le formuler ainsi, même si c'était peut-être la vérité la plus pure qu'il pouvait exprimer.
Prim ne laissa pas son inconfort s'installer et détourna légèrement leur échange une fois encore.
« Et lorsque l'un d'entre vous était blessé, est-ce qu'il allait au repaire ? »
« Il sert à ça, » confirma Jay. « Et à se reposer et à comploter. »
« Qui vous soignait ? J'ai l'impression qu'il n'y a pas de docteur sur l'Île. »
« Il y en a peut-être, mais se faire connaître aurait été stupide. On se soigne nous-mêmes. »
« Avec les médicaments des cargos ? »
« Quand on en a. Ouais. Faut éviter les infections, les trop grosses pertes de sang, surveiller quand il y a des blessures à la tête, parce qu'on sait que parfois, on ne se réveille pas de ça. Niveau matériel, l'important c'est les bandages propres. Les pansements. Le fil. Le reste, on se débrouille. »
« Le désinfectant ? »
« Si on en a pas, on se débrouille, » répéta-t-il, parce qu'il y avait des choses qu'ils ne diraient pas, et la magie de l'Île et les potions en faisaient partie.
« Evie, Carlos, Mal et toi travaillez bien ensemble et veillez les uns sur les autres. »
« On est une équipe. »
Il put entendre la voix espiègle d'Evie dans son esprit mais la chassa, parce qu'il n'allait pas parler auradonien. Pas pour ça, pas là.
Prim hocha la tête.
« Si tu pouvais me dire un mot pour décrire chacun d'entre eux, que dirais-tu ? »
C'était une question étrange, mais Jay n'eut pas à réfléchir longtemps.
« Mal est une artiste, Carlos est un inventeur et Evie est une créatrice. »
Parce qu'au final, malgré tout ce qu'ils savaient faire, tout ce qu'ils avaient fait, malgré l'Île et leurs parents et toute cette merde, c'était ainsi que les verrait toujours Jay.
Mal devant un mur, une bombe de peinture à la main, un air concentré sur le visage.
Carlos penché sur des tas de bouts de métal et de bidules électroniques, ses outils autour de lui.
Evie devant une machine à coudre, des tissus et son carnet de dessin sur la table près d'elle.
C'était ce qu'ils étaient, au fond, là où ça comptait.
Il se battrait contre tous ceux qui oseraient dire le contraire.
« Et toi, Jay ? »
Lui ?
Il ne savait rien faire. À part voler, et courir, et il n'était pas mauvais avec les dames s'il en croyait ses dernières conquêtes. Il savait observer, flirter, distraire, guetter. Il savait se battre. Il savait...
Il savait faire sourire les autres, parfois.
Il ne savait pas faire grand chose en dehors de tout ça.
Pas assez pour protéger comme il aimerait.
Pas assez pour effacer les cauchemars de Mal, de Carlos et d'Evie.
Pas assez pour leur offrir la neige et le sable et la sécurité.
Mais assez pour se tenir debout près d'eux, toujours.
Assez pour les soutenir quand ils étaient blessés et surveiller leurs arrières en plein combat.
Assez pour offrir une étreinte, une forêt ou accepter qu'un chien puant dorme dans sa chambre.
Tout ce qu'il aimerait être, c'était... c'était un bon ami.
Mais c'était stupide.
C'était interdit.
S'il avait un jour prononcé ce mot, Jafar l'aurait laissé pour mort.
« Je suis un voleur, » dit-il plutôt.
Combien de fois avait-il volé et laissé ses trésors dans les placards des autres pour qu'ils les découvre lors de leur prochain passage au repaire ?
Du tissu pas trop abîmé pour Evie, un téléphone cassé pour Carlos, un crayon presque entier pour Mal.
Et s'il avait eu la force de parler auradonien, il aurait dit que Mal, Evie et Carlos étaient plus que ses alliés, et même plus que ses amis.
(Il voulait être un frère.)
« Est-ce que tu veux m'en dire plus sur ton rôle dans la bande de Mal ? Tu travaillais pour ton père, et tu travaillais pour elle. »
« Ce n'est pas pareil, » contredit-il. « Les bandes sont là pour réguler les choses sur le territoire, surtout au niveau de la jeune génération. Sinon c'est le bordel, tout le monde essaye d'écraser les autres. Si les frontières sont stables et les règles respectées, on peut circuler, échanger et mieux survivre. Alors je patrouillais avec des membres, de temps en temps on montait une opération pour se venger, récupérer un bout de territoire ou voler quelque chose, et je faisais attention à ce que tous les habitants restent dans le rang et qu'il ne se prépare pas quelque chose contre nous. »
« Et si quelqu'un ne reste pas dans le rang ? »
« On le remet à sa place dans le rang, » répondit facilement Jay. « Des menaces, et si ça ne suffit pas on met les menaces à exécution. »
« Par la violence ? »
« Quoi ? » se défendit-il, incapable d'étouffer la colère qui gronda soudain en lui. « C'est pas comme si eux n'avaient jamais essayé de nous avoir. Ou s'ils avaient un jour fait quelque chose contre eux. »
Pas de pitié. Pas de sentiment.
Il y avait même eu une forme de plaisir et de soulagement lorsqu'il avait pu frapper quelqu'un, surtout les adultes. Combien de fois l'un d'entre eux avait-il essayé de l'attraper alors que tout ce qu'il avait fait était obéir aux ordres de Jafar ? Combien de fois avait-il parcouru les rues le dos en sang et le ventre vide pour les voir tous détourner le regard ou l'observer un rictus aux lèvres ?
Le pouvoir et la force étaient tout ce qui comptait et ils en avaient pris autant que possible.
Et oui, chaque fois qu'ils s'en étaient servi avait semblé comme une petite vengeance, froide et jubilatoire.
Chacun d'entre eux avait ressenti ça, Jay le savait.
Pourquoi éprouveraient-ils de la compassion quand aucun habitant de l'Île n'en faisait montre ?
(Pas à leur encontre en tout cas, jamais à leur encontre.)
(Ça avait été eux quatre contre l'Île, et c'était eux quatre contre Auradon.)
« Même les membres de votre bande ? »
« Il y a des règles. S'ils sont dans la bande, c'est qu'ils sont utiles ou ont besoin de protection. S'ils ne respectent pas les règles, ils doivent faire face aux conséquences. »
« Comme celles de Jafar. »
Il plissa les yeux.
Il n'était pas Jafar.
Ça n'avait rien à voir.
Ils n'avaient pas fait les règles. Les Règles de l'Île de la jeune génération s'étaient créées toutes seules au fil des ans. Elles existaient pour une raison. Sans elles, tout partirait en vrille, il n'y aurait pas de survie.
Ils n'avaient pas fait les règles (pas toutes) et ils n'avaient pas défini les conséquences (pas toutes).
L'Île avait toujours cherché à les détruire, et eux ne faisaient que survivre. Eux avaient dû arracher le peu de libertés qu'ils avaient obtenues, avaient dû endurer et subir pour apprendre à encaisser et se relever. Et pour rester debout, ils avaient appris à éviter ou affronter.
Pour rester debout, ils avaient dû avancer, envers et contre tous. (Surtout ne jamais rester sur place.)
« C'est différent, » finit-il par dire, plus calmement qu'il l'aurait cru. « Si un membre va livrer des secrets ou voler un autre membre, c'est qu'il n'est pas fiable, c'est qu'il sera ensuite capable de faire pire. Si un membre va tabasser un gamin d'un autre territoire sans l'accord du capitaine ou s'il agresse la fille de son voisin, il faut agir. C'est comme ça que fonctionnent les bandes. C'est comme ça qu'on survit. Les plus forts veillent à ce que les autres ne jouent pas trop aux méchants. Parce qu'on sait tous comment ça, ça finit. »
« Alors la loyauté n'existe pas en tant que telle ? »
Non.
Mais lui-même était loyal. À Mal. Et à Carlos et à Evie. À jamais.
Et il se souvenait de la semaine précédente, de Remus, Morning et Lowell, prêts à les suivre, prêts à agir même si Mal ne leur avait rien ordonné, prêts à risquer leur vie.
Était-ce de la loyauté ?
Quelque chose d'autre ?
Il n'en savait rien, il n'était pas sûr.
« C'est plus compliqué que ça. »
« L'amitié, la loyauté, est-ce que tu dirais que c'est possible, sur l'Île ? »
« Je suppose, » répondit Jay à contrecœur. « Les faibles en montrent des signes. »
« Est-ce que ça veut dire que ça n'existe pas chez les forts, ou qu'ils les enterrent et les cachent ? »
« Ça veut dire que ça dépend de si on veut être une victime ou un bourreau. »
« Dans quelle catégorie es-tu ? »
Bourreau.
– du sang sur ses mains du sang sur son sabre et les explosions lointaines et un gamin qui gémit au sol et ses jointures qui lui font mal et de la peur dans le regard de ses ennemis et –
– la peur à l'idée de rentrer la terreur la douleur dans son dos et ses cris et ses sanglots étouffés par le tapis miteux sur lequel il dort et sa peau déchirée et les bleus sur son corps –
Victime.
Victime.
Il n'était plus une victime. Il n'était pas une victime. Plus depuis longtemps. Plus depuis des années.
Il était fort et craint et respecté et il était un bourreau.
Victime.
(Les victimes étaient à la merci des autres, les victimes subissaient, les victimes devaient chercher sans cesse breloques et lampes, les victimes pouvaient sans prévenir se retrouver sous le regard de Maléfique, les victimes n'avaient aucun pouvoir et ne pouvaient pas protéger.)
« Je suis un méchant. Regardez dans vos livres quelle définition vont avec ces mots. Je suis mauvais. »
« Comme Evie, Mal et Carlos. »
Bien sûr.
Mais il pouvait revoir Evie sur le toit, la peur et la tristesse dans ses yeux, pouvait se souvenir de ces heures qu'elle avait passées à leur faire des vêtements, à les soigner et à veiller sur eux.
Il pouvait revoir Carlos leur sourire en leur annonçant qu'il avait rétabli l'eau courante encore une fois, le revoir passer des jours à chercher les pièces pour réparer la machine à coudre, à trouver une astuce pour faire durer les bombes de peinture de Mal, à plaisanter et chahuter avec Jay quand il s'était senti couler sous les ombres.
Il pouvait revoir Mal prétendre les ignorer mais sentir son regard sur eux, pouvait se souvenir de toutes ces fois où elle avait tout risqué pour eux, cette fois où elle était morte pour lui.
« Ils sont mauvais. »
Parce que ce n'était pas faux. Leurs instincts à tous leur dictaient de trouver les points faibles, toujours, de rabaisser, d'humilier, de blesser, de faire du mal et de s'en réjouir. C'était ainsi qu'ils avaient été élevés, ainsi qu'ils avaient appris à appréhender le monde.
Mais Jay savait en son for intérieur qu'ils étaient plus que ça, et c'était bien là le problème.
Ils étaient plus que ça, mais seulement pour les trois autres.
Alors ça allait. C'était ainsi qu'ils avaient toujours fonctionné.
Ainsi qu'ils avaient survécu.
« Est-ce que tu dirais que vous êtes pareils ? »
Il fronça les sourcils.
« Oui. »
« Pourquoi ? »
« Parce qu'on est des héritiers. Parce qu'on est mauvais. Et parce qu'on a survécu. »
« Tu penses que c'est pour ça que vous vous entendez bien ? »
« On se comprend. On a appris les uns des autres. » Il haussa les épaules. « On peut se tourner le dos sans risque dans la pire des situations. On peut saigner devant les autres. »
« Qu'est-ce que ça fait de vous quatre ? »
« Je l'ai déjà dit, on est une équipe. »
On est une famille.
Il avait la forte impression que c'était ce que Prim cherchait à lui faire dire. C'était étrange, parce qu'à Auradon, ça n'avait pas d'importance, si ?
« Tu sembles avoir beaucoup de respect pour eux. »
« Ce serait crétin de ne pas en avoir, » rétorqua-t-il en soufflant d'un amusement sincère quoiqu'un peu sinistre. « Mal n'a peur de rien. Je l'ai vue dans des situations perdues d'avance, et pourtant elle trouve toujours le moyen de s'en tirer. Maléfique se balade rarement dans les rues, mais chaque fois j'ai cru que j'allais arrêter de respirer. Sa présence est... Vous ne pouvez pas imaginer. Mal lui a souvent fait face, et elle est revenue à chaque fois. Mal a trouvé le moyen de monter une bande à dix ans et de la faire accepter par les adultes, elle a ce don incroyable de toujours déceler les talents cachés des gens et de s'en faire des alliés, et elle ne recule jamais devant rien. Carlos a réussi à survivre des années en se faisant oublier dans son quartier. Il vivait presque sur les toits, et trouvait le moyen de dénicher des livres et de faire de ses connaissances et de ses talents une monnaie d'échange pour avoir à manger. Il parlait quasiment pas. Il savait à peine se battre, mais savait fuir et disparaître. À onze ans, il était déjà capable de réparer la plupart des appareils et des machines, et personne ne lui a jamais rien appris. Il est devenu l'un des gars les plus craints de l'Île. Evie n'existait même pas avant ses dix ans. Pas pour la majorité de l'Île en tout cas. Et même pendant les deux années suivantes, presque personne ne l'a vraiment vue. Et pourtant elle se rendait partout sur l'Île. Elle traversait la cité, sans se faire remarquer, et disparaissait. Même la plupart des adultes ne voulaient pas aller dans le territoire nord pour conclure des échanges, mais Evie a trouvé le moyen d'y parvenir. Elle est l'une des rares personnes sur l'Île aujourd'hui à pouvoir conclure un échange avec quasi n'importe qui, et je suis presque certain qu'elle a maintenant plus d'informations sur les habitants que quiconque. » Il releva les yeux vers elle, fronça les sourcils. « Avez-vous la moindre idée du nombre de fois où ils auraient pu mourir avant même que je les rencontre ? Bien sûr que j'ai du respect pour eux, vous n'êtes même pas capable d'imaginer à quel point ils sont forts. »
Prim hocha lentement la tête.
« Avant qu'on termine, j'aimerais te poser une dernière question. Est-ce que tu peux me dire ce que tu faisais la dernière fois que tu as ri sur l'Île ? »
Encore une drôle de question.
Jay fronça les sourcils et réfléchit. C'était pas comme s'il riait souvent.
« Ça doit être de joie ? Ou juste un rire, comme ça, en réaction. »
« Comme tu le souhaites, tu pourras préciser. »
Il hésita, puis finalement répondit.
« La semaine dernière. Avant notre départ. Je préparais mes affaires avec les autres. Je sais pas pourquoi, mais j'ai ri. Un peu. C'était pas de la joie. Peut-être du soulagement, ou... Je ne sais pas. »
« Tu as ri parce que vous partiez ? »
« Parce qu'on était tous les quatre. Parce qu'on avait encore survécu, et qu'on allait avancer. Encore. »
O
Evie savait pourquoi elle était là, face à la psychologue.
Elle savait pourquoi elle devait jouer le jeu.
Ça ne voulait pas dire que ça lui plaisait.
Elle termina de raconter à quel point ces deux derniers jours à Auradon avaient été enrichissants et intéressants, sans trop d'enthousiasme mais avec un sourire en place et quelques gestes faussement incontrôlés des mains, et Prim hocha la tête.
« Ça doit être très différent de l'Île. »
« Bien sûr que ça l'est. Il n'y a pas d'école sur l'Île. Pas beaucoup de nourriture. Et il n'y a pas autant de couleurs, et pas tous ces magnifiques vêtements ! »
Cela faisait vingt minutes qu'elles jouaient à ce petit jeu, et pour le moment elle savait que Prim ne parvenait pas à la cerner.
Ce qui était parfait.
Au bout du premier entretien, la psy avait dû la ranger dans la catégorie superficielle, ravie d'être ici, peut-être un peu naïve. Pile ce qu'Evie avait souhaité.
Mais elle avait revu les trois autres depuis. Et il y avait les cicatrices, ce qu'il s'était passé entre Chad et Mal, puis Carlos et Jay qui avaient perdu le contrôle...
Impossible de continuer à jouer cette carte, donc. Evie savait qu'elle pourrait sans doute passer pour une fille fragile que les trois autres protégeaient, mais ça demanderait quelques mensonges et il y avait des règles. Alors elle oscillait entre une joie mesurée, une politesse pétillante et un sérieux de circonstance quand il était exigé. Elle pouvait formuler ses réponses de sorte à ce qu'elles ne dévoilent absolument rien, moduler son ton pour mimer une tranquillité assurée, modeler son expression pour imiter des émotions qu'elle ne ressentait pas, elle pouvait choisir ses mots pour contrer, détourner et déstabiliser.
Pour elle, c'était habituel.
« Je sais que tu as rejoint la bande de Mal quand tu avais douze ans. Est-ce que tu peux me parler de ton enfance avant ça ? »
Son enfance.
Mais bien sûr. Elle avait totalement eu une enfance.
Dans ce contexte, ce bureau, face à cette femme, concentrée comme elle l'était, Evie n'avait aucun problème à garder les souvenirs loin de sa conscience et elle se contenta d'afficher un petit sourire, ni trop contrit, ni trop lumineux.
« J'ai passé beaucoup de temps à la maison, seule avec ma mère. Jusqu'à mes neuf ans, je n'ai pas été autorisée à aller dans la cité. »
Foutues règles. Pourquoi Mal avait accepté ? Ce serait tellement plus simple si elle pouvait mentir plutôt que de danser autour des vérités et d'adapter son vocabulaire. Evie ne comprenait pas ce que sa capitaine avait vu chez cette femme qui lui avait plu, elle n'avait aucune envie de partager quoi que ce soit avec une étrangère payée pour lui faire avouer ses secrets dans le but tordu de... quoi ? L'aider ?
Depuis quand donner forme à ses cauchemars aidait à maintenir les ombres à l'écart ?
« Ta mère cherchait à te protéger ? »
Oh, Prim voulait lui faire dire clairement ce qu'elle devait soupçonner, à tort ou à raison, et elle n'y allait pas par quatre chemins.
Mais Evie avait été dressée pour être un prédateur, pas une proie.
« L'Île peut être dangereuse, surtout pour des enfants innocents. Et elle avait beaucoup de choses à m'apprendre avant que je sois prête à sortir. »
« Comme ? »
« Maquillage, coiffure, manucure, couture, broderie, lecture et écriture, mathématiques, les bonnes manières, l'étiquette, la géographie, nous étions plutôt occupées. »
« Tu as dit que tu ne pouvais pas aller dans la cité. Mais j'avais cru comprendre que tout le monde y vivait. »
« Sauf nous. Ma mère a eu un différend avec Maléfique dans les premiers temps de l'Île. Elle s'est faite exiler en dehors de la cité, elle n'a plus le droit de mettre un pied en ville et n'a pas le droit non plus d'avoir des contacts avec les habitants, au risque de s'attirer les foudres de Maléfique. »
« Comment trouviez-vous à manger ? Se procurer de la nourriture est difficile sur l'Île, non ? »
« Mais chez les méchants, les interdictions sont là pour être brisées, » confia Evie avec un amusement feint. « Ma mère allait dans le quartier le plus proche de temps en temps, elle y avait quelques alliés qui voulaient bien prendre le risque de faire des échanges avec elle. Nous ne mangions pas beaucoup, mais nous survivions. »
« Et tu as eu l'autorisation de sortir quand tu avais neuf ans. »
« Avec elle, au départ. Quatre fois. Puis seule un peu plus tard. »
« N'était-ce pas un peu dangereux ? »
« J'ai passé une décennie entre quatre murs de pierre ou au milieu d'arbres morts, mais ça ne veut pas dire que je n'ai pas été élevée sur l'Île. Je savais comment survivre. Franchement, j'étais soulagée de pouvoir enfin sortir. »
Même si ça voulait dire mourir. Mourir aurait été s'échapper.
Mais elle n'allait certainement pas dire ça à une psychologue d'Auradon.
« Toutes ces années seule n'ont pas dû être faciles. »
« Je n'étais pas seule. J'étais avec ma mère. »
« Vous vous entendez bien ? »
« Nous avons des intérêts communs. Elle m'a beaucoup appris. »
« Est-ce qu'elle te manque ? »
« En grandissant je me suis détachée d'elle pour me rapprocher de Mal et des garçons, » répondit Evie, et son hésitation dut être imperceptible. La réponse sincère lui semblait appropriée, elle était presque certaine que c'était ce qui était censé se passer pour tous les adolescents. « Mais je rentrais régulièrement. »
« Ça a dû être impressionnant de passer d'un tel isolement à devoir parcourir la cité seule. Tu te souviens de ce que tu as ressenti la première fois ? »
Evie lutta une seconde pour maintenir son expression tranquille et lumineuse.
« J'étais intriguée. Un peu impressionnée aussi, oui. »
Terrifiée surtout.
« Tu te souviens des gens que tu as rencontrés ? »
« Je n'oublie jamais un visage, » informa Evie sincèrement, clignant des yeux lentement pour effacer les images qui flottaient devant sa rétine – tous ces habitants, vivants ou morts. « Je n'oublie jamais rien. »
« Tu as rencontré Mal et les autres plus tard. »
« Ils sont venus me chercher. Ils avaient besoin de moi pour quelque chose, et finalement j'ai été intégrée à la bande. Mais j'avais rencontré Carlos quand on était plus petits. Je ne suis pas vraiment sûre de notre âge alors. Huit ans peut-être ? Il s'était aventuré dans les bois morts, et j'y passais souvent du temps, j'en avais le droit tant que je ne m'approchais pas de la cité, et je devais aller y collecter des choses. Nous nous sommes croisés. »
« Que s'est-il passé ? »
« Nous avons échangé quelques mots et il est reparti. Je ne l'ai revu que des années plus tard. Mais Carlos a été le premier autre héritier que j'ai vu. Le premier enfant aussi. Et la première personne à laquelle j'ai parlé en dehors de ma mère. »
En fait, étant donné que Grimhilde ne l'autorisait à parler que pour lui répondre poliment ou s'entraîner à charmer ses interlocuteurs, Evie avait passé plus de temps à se parler à elle-même qu'à parler à la sorcière.
Mais ça non plus elle n'allait pas lui dire.
Elle n'allait pas non plus lui dire pourquoi elle avait passé tellement de temps à se réciter tout ce qu'elle pouvait apprendre dans les livres et à chanter cette seule chanson qu'elle connaissait.
« Qu'as-tu pensé de lui ? »
« De Carlos ? Je me souviens que j'étais surtout curieuse. Personne ne venait jamais dans les bois. »
(Elle se souvenait de ses sanglots, du silence des insectes autour de lui, de ses blessures. De sa voix, fragile et rauque, comme la sienne.)
(Elle se souvenait du cadeau qu'il lui avait fait.)
« Que faisais-tu dans la cité après avoir eu l'autorisation d'y aller ? »
« Des échanges, pour ma mère. Je travaillais. Elle me disait où aller et qu'échanger, et j'obéissais. »
« Et puis tu as rencontré Mal. »
« Et j'ai dû partager mon temps. Mais faire partie de la bande de Mal m'a facilité les choses. Je n'avais plus à me méfier du territoire de Maléfique comme avant. J'ai appris beaucoup de choses auprès de Jay, de Carlos et d'elle. »
« Tout est une question d'échange sur l'Île. »
« Bien sûr. Chaque apprentissage a fait l'objet d'un échange. »
« Et quel était ton rôle dans l'équipe ? »
« Les relations publiques. »
Ce qui était vrai.
En un sens.
« Les relations publiques ? »
« Oui, » acquiesça Evie, non sans amusement. « Mal et les garçons n'ont jamais compris à quel point sourire peut ouvrir des portes. »
De plusieurs façons différentes.
Un sourire pouvait cacher tellement de choses... Evie avait passé des années à en apprendre toutes les subtilités.
Attirance, sympathie, amusement, naïveté, joie, respect, assurance, innocence, colère, satisfaction, menace.
(Surtout des menaces.)
« Et sourire est efficace sur l'Île ? »
« Oh, oui. Même Hadès ne dirait pas le contraire. »
Elle apprécia particulièrement le petit frisson chez la psy à l'entente du nom du puissant dieu.
« Hadès ? »
« Il m'a surpris sur son territoire quand j'avais dix ans. Il n'est pas vraiment connu pour apprécier les promeneurs, même quand il s'agit de faire un échange. »
« Et pourtant il t'a laissée partir. »
« Il a apprécié ma personnalité. Et quand il a compris qui j'étais et que ma présence agacerait Maléfique, il était d'autant plus ravi. On a aussi parlé entretien capillaire. » (Et poison.) « Il est devenu quelque peu lunatique, mais j'ai dû le rencontrer dans un bon jour. »
Elle n'avait jamais été vraiment certaine de savoir pourquoi Hadès avait toujours semblé la tolérer, même une fois qu'elle avait rejoint le gang de Mal, et elle préférait ne pas trop se poser de questions.
(N'aimait pas trop songer qu'elle pouvait avoir des points communs avec un ancien dieu souverain des Enfers, roi des morts et voleur d'âmes.)
« Qu'est-ce que ta mère a pensé de ton alliance avec Mal ? »
« Elle était partagée. » (Il y avait eu des conséquences.) « Mais elle en voyait les bénéfices possibles. »
« Ta vie a dû changer une fois que tu as commencé à passer du temps avec Mal et les garçons. »
« Bien sûr. Tout a été différent après ça. »
« Veux-tu me dire en quoi ? »
« Je n'avais pas besoin d'être invisible. Vous ne pouvez pas imaginer le temps que je gagnais sur mes trajets. Et puis mes journées étaient beaucoup plus remplies, j'interagissais avec d'autres personnes, je parlais plus. J'obtenais plus facilement des ressources, et pas seulement de la nourriture. Faire partie d'une bande change la donne sur l'Île. »
« Vous avez vécu beaucoup de choses. »
« Maintenir les frontières du territoire de Maléfique n'est pas vraiment un travail paisible. Il se passe toujours quelque chose. Ça crée des liens. »
« Ça soude une équipe. »
Ça devenait long, il était temps de renverser la situation. Elle se pencha pour prendre un drôle d'objet sur la table. À six faces, le cube comportait seize petits carrés colorés sur chaque côté et il semblait y avoir six couleurs différentes, toutes mélangées.
« Nous sommes une équipe, » acquiesça-t-elle avec un sourire en se redressant, la voix légère et l'attitude détendue. « Mais une équipe ne serait pas allée aussi loin. Une famille, si. »
Ses soupçons se validèrent par la surprise que n'arriva pas à cacher Prim. C'était vers ce genre de choses qu'elle l'amenait pour une raison ou une autre, et Evie avait dans l'idée que Mal, Carlos et Jay n'avaient pas consenti à changer leur vocabulaire. Evie n'aimait pas être baladée, elle avait été entraînée pour être celle qui attirait et promenait.
Elle s'occupa avec le cube étrange entre ses doigts pour cacher prudemment sa satisfaction.
Apparemment, les faces pouvaient tourner, ça permettait de mélanger encore plus les couleurs.
(C'était joli.)
« Tu penses à Mal, Jay et Carlos comme à des membres de ta famille ? »
« Ils sont ma famille, » corrigea Evie tranquillement, comme si ce n'était pas la première fois qu'elle le disait à voix haute, comme si dire ça devant Grimhilde ne lui aurait pas valu une mort certaine. « Mes amis aussi. » Autant enfoncer le clou, Grimhilde l'aurait ressuscitée pour la tuer de nouveau. « Je ne serais plus là sans eux. »
Elle se demanda si la psy avait conscience d'à quel point c'était vrai, et dans plus d'un sens.
« Il me semblait que ces mots n'étaient pas courants sur l'Île. »
« Pas pour tout le monde. Ces mots sont des risques pour certains. Et prendre des risques inutiles ne fait pas partie de nos habitudes. »
« Mais les liens familiaux et amicaux existent sur l'Île. »
Pas pour eux.
Pas quand le mot ami aurait pu les faire tuer aussitôt la porte passée en rentrant le soir.
Pas quand le mot famille équivalait à des cicatrices, à des heures enfermé sous terre, à des hurlements et des insultes, à des ordres et des fantômes.
Mais pour certains autres habitants ?
Il y avait une raison derrière leur plaisir quelque peu malsain à parader dans les rues en détruisant et en volant et en terrorisant.
Et Evie n'en avait vraiment rien à faire de savoir si c'était de la jalousie, de la rancœur, de la haine, si c'était injuste ou cruel. C'était un simple poison de plus dans ses veines. Pourquoi ne pourrait-elle pas se venger de tout ce qui leur avait été fait ? Tous les habitants de l'Île le méritaient. La situation était due à leur faiblesse, à leur lâcheté, à leur noirceur, à leur cruauté – et ils en avaient même eu la preuve par l'image grâce à Marraine.
Carlos, Mal, Jay et Evie n'avaient rien demandé à personne, eux.
(Même pas à exister.)
Et puis la haine et la colère étaient bien les seules émotions en dehors de la peur qu'elle avait toujours été capable de ressentir.
Evie ravala tout ça, garda son masque de politesse, son expression ouverte et hocha la tête en faisant tourner une autre face du cube sans le regarder.
« Bien sûr que ces liens existent. Au même titre que tout le reste. Mais ce ne sont pas des choses que les méchants affichent, discutent ou respectent. »
« Ta mère avait des amis ? »
« Ils l'ont surnommée la Méchante Reine, » rappela Evie en ravalant un rire. « Elle n'est pas vraiment célèbre pour ses formidables dîners. Oh, attendez... Si, en fait. »
Oups.
Elle avait encore surpris Prim, mais cette fois c'était parce qu'elle n'avait pas assez surveillé son ton.
Evie n'arrivait pas à s'en empêcher.
Elle n'aimait pas ses méthodes, elle n'aimait pas cette femme.
« Tu as mentionné qu'elle avait des alliés. »
« Ils avaient besoin les uns des autres, c'est ainsi que ça fonctionne. On peut trahir des alliés. Ça a toujours été sa spécialité d'ailleurs, demandez à Sa Majesté Blanche-Neige. Elle a dû reconstituer la Cour de son royaume en entier après le passage de ma mère. Elle adore raconter cette histoire. Je crois qu'elle rêvait de tous les tuer bien avant le décès du roi. »
« Elle t'a toujours raconté ce genre d'histoires ? »
« Ils le font tous. Ils apprécient rabâcher leurs heures de gloire. La réputation est une arme puissante sur l'Île, et le passé y contribue. »
« Tu as dit que tu étais douée pour les relations publiques, et il me semble que c'est juste, puisque ta mère a été exilée par Maléfique alors que tu es devenue lieutenant de sa fille très jeune. Est-ce que tu as beaucoup d'autres amis en dehors de Mal, Carlos et Jay ? »
« Aucun. »
Java n'était pas son amie. Pas vraiment. C'était plus... sa protégée. En quelque sorte. De toute façon, Evie ne parlerait pas d'elle.
« Et pourtant tu dois échanger avec beaucoup de gens. »
« Ça ne fonctionne pas ainsi. Ce serait comme dire que vous avez beaucoup d'amis parce que vous parlez beaucoup avec des gens. J'ai un travail à faire. Je le fais. C'est tout. »
« Comme tu accomplis les échanges pour ta mère. Pourtant j'imagine qu'après des années seule enfin pouvoir rencontrer d'autres personnes doit être excitant. Tu n'as créé aucun lien avec d'autres habitants ? D'autres jeunes ? »
Evie aurait vraiment aimé pouvoir mentir, pouvoir danser autour de cette vérité. Mais il n'y avait que ses alliés et Java. D'autres habitants l'intéressaient, l'intriguaient, mais elle ne pouvait pas vraiment dire qu'elle avait un lien avec eux, même ténu.
« Non. »
« As-tu de bons souvenirs associés avec certains autres insulaires ? Ou des mauvais ? Des expériences que tu aimerais partager. »
Après quelques secondes, Evie décida de répondre parce que trop éviter ses questions ou trop les détourner la desservirait. Alors elle choisit deux des souvenirs qui lui vinrent à l'esprit, ni trop heureux ni trop horribles.
« Tous les ans depuis cinq ans, la bande organise une fête annuelle. C'est au printemps. Ils décorent un peu la place du marché, et les habitants du centre participent aussi. Ce n'est pas quelque chose que Mal leur a demandé de faire, ni quelque chose qu'elle leur a interdit. Ils le font, c'est tout. Nous ne participons pas. Tant que personne ne brise de règle, nous l'ignorons et Maléfique fait de même. Je n'ai vu cette fête qu'une fois, quand j'avais treize ans. Je passais la nuit au repaire, alors je n'étais pas loin. J'entendais les cris, parce qu'ils font des jeux, de la musique et ils dansent. Je suis montée sur les toits pour aller voir de plus près. Puisque Mal et les autres n'étaient pas là, je voulais m'assurer que tout se passait correctement. »
« Est-ce que tu t'es jointe à la fête ? »
« Non. Il n'y avait aucun intérêt à le faire. Et ce genre de rassemblements est stupide, c'est un grand risque, il y a trop de gens au même endroit, des ennemis peuvent facilement se glisser parmi les autres. J'ai simplement surveillé et observé. J'ai vu quelques personnes de notre bande, et des habitants avec leurs familles. Ils avaient l'air de s'amuser. Ils riaient et discutaient. »
« C'est pour ça que tu tiens à ce souvenir. »
« Non, c'est à cause des lumières. » Prim eut l'air un peu surprise, elle ne le cacha pas assez vite, alors Evie précisa. « Les guirlandes. Celles avec des ampoules de toutes les couleurs qu'on trouve parfois sur les cargos. Ils en avaient mis partout. C'était plus de couleurs que j'en avais jamais vues au même endroit. C'était fascinant. Depuis, Carlos et Jay en ont récupéré et accroché dans le repaire. »
« C'était un bon souvenir. Est-ce que tu veux en partager un mauvais ? »
« Ginny Gothel vivait avec ses parents, à la frontière entre les territoires de Maléfique et d'Hadès. Elle a été intégrée à notre bande peu de temps après moi. Un soir, un an plus tard, je suis passée près de chez elle en rentrant chez moi. J'ai entendu des cris. En général, il vaut mieux les ignorer, mais j'ai reconnu Ginny, et je devais obéir à mon devoir de protection. Quand je suis arrivée chez elle, tout était détruit à l'intérieur, et Ginny tenait le corps de son père contre elle. » Evie veilla à injecter dans son ton un peu de tristesse et d'hésitation, fronça légèrement les sourcils, comme si elle essayait de contrôler une montée de larmes. « Elle sanglotait. Les hommes d'Hadès avaient dessiné son emblème avec le sang de leur victime sur le mur, c'était vraiment de mauvais goût. Je suis ressortie et je suis allée demander à deux de nos hommes de gérer le corps, et je suis allée prévenir Mère Gothel. »
La psychologue avait pâli, elle sembla lutter quelques secondes contre une émotion étrange. Evie examina attentivement ses traits, devina qu'il devait s'agir d'horreur, peut-être de compassion aussi.
Si Prim ne parvenait pas à garder sa neutralité face à cet événement qui n'entrait même pas dans le top 10 des pires souvenirs d'Evie, comment réagirait-elle face à tout le reste ?
« Je... » La psy dut s'éclaircir la gorge. Sérieusement ? Evie se retint de la considérer avec condescendance et dédain. « Qu'est-ce que tu as ressenti alors ? »
« Ginny était dévastée. Elle s'est enfermée chez elle pendant des jours, elle ne sortait que pour aller aider sa mère à la taverne. Allan Nottingham et Brent Sinclair ont mis trois semaines à la convaincre de se reprendre, Mal perdait patience. »
« Pourquoi ne pas lui laisser le temps de faire son deuil ? Elle venait de vivre une expérience traumatisante. »
« Je sais, » répondit Evie doucement, laissant sa voix prendre des tons plus rauques pour mimer la tristesse et la sollicitude. « Mais Ginny était centrale dans une opération en cours que nous avions mis quelques mois à prévoir. Son absence a tout fait dérailler. Il y a eu des conséquences, et nous avons mis plus de six mois à récupérer les pertes. Ça a été une période compliquée. »
« Et Ginny, comment va-t-elle ? »
« Elle s'en est remise. »
Prim laissa quelques secondes s'écouler, peut-être pour qu'Evie ait le temps de chasser ses sombres souvenirs et de se reprendre. Alors elle prit soin de moduler son expression lentement pour ne pas avoir l'air de se détacher trop vite de ce qu'elle venait d'évoquer.
« Est-ce que ton rôle en tant que lieutenant n'incluait que la surveillance et les relations publiques ? »
« C'est déjà beaucoup de travail, » remarqua-t-elle en fronçant les sourcils, l'air vaguement blessée.
« Lorsqu'il y a des ennuis sur le territoire ou des opérations en cours, tu dois avoir un autre rôle à jouer. »
« Mal donne les ordres. J'obéis. »
« Et que ressens-tu par rapport à ça ? »
« Rien. C'est ma capitaine. »
« As-tu déjà eu envie de ne pas obéir ? »
« Il y a des règles. »
« Et si tu les brises ? »
« Il y a des conséquences. On ne brise pas les règles. »
« Y avait-t-il des règles chez ta mère ? »
Ah. Le retour.
« Il y a des règles partout. N'y avait-t-il pas de règles à respecter chez vos parents ? »
« Quelques-unes. »
« Et il y avait des conséquences. »
« Oui, comme être privée de sortie ou de télévision. Il y a de bonnes manières d'élever un enfant, et des mauvaises. »
« Comme pour toute chose. »
Elle contempla le cube entre ses mains. En comprenait le but à présent. Il devait s'agir de faire tourner les faces pour que tous les petits carrés d'une couleur se retrouve sur le même côté. C'était intéressant.
Ça devait pouvoir se faire en quelques mouvements.
Elle continua à manipuler l'objet sans vraiment chercher à le résoudre, mais analysa l'ordre des couleurs, la mécanique, la logique.
Carlos aimerait ce genre de choses.
« Que penses-tu de Maléfique ? »
Ah, nouveau changement de sujet. Elle avait dû sentir qu'elle ne parviendrait pas à lui faire dire à quoi avait ressemblé son temps avec Grimhilde.
« Je ne l'ai qu'aperçue. Maléfique n'accorde pas vraiment d'intérêt à ses sujets. Elle est impressionnante. Elle a du pouvoir sur l'Île. Sur nous aussi, puisque nous travaillons sur son territoire. »
« Quels sentiments t'inspire-t-elle ? »
« Je ne l'apprécie pas beaucoup. » Euphémisme... « Je n'apprécie pas grand monde sur l'Île, » continua-t-elle pour tuer toute suite possible envisagée par la psy. « Ce ne sont pas vraiment des gens appréciables. Ils sont en prison pour une raison, après tout. »
« As-tu déjà rencontré Jafar et Cruella ? »
« J'ai croisé Cruella. Pas Jafar. Ce ne sont pas vraiment les personnages les plus sociables de la cité, si vous tenez à le savoir. »
« Les garçons ne t'ont jamais présenté à leurs parents ? »
« Oh non, ils rentraient de temps en temps y passer la nuit ou quelques heures, et je devais faire de même. J'habitais en-dehors de la cité, il fallait que je rentre assez vite, j'avais plus de marche. Je n'avais pas vraiment le temps pour ça. Et nous avions beaucoup de travail. »
« On va s'arrêter. Mais avant, j'aimerais te poser une dernière question. Qu'est-ce que tu faisais la dernière fois que tu t'es sentie effrayée ? »
Celle-là elle ne l'avait vraiment pas vu venir, elle réussit à contrôler sa réaction de justesse.
La dernière fois qu'elle s'était sentie effrayée ?
Evie n'avait pas eu conscience qu'il était possible de ne pas se sentir effrayé. D'aussi loin qu'elle se souvenait, ce sentiment de peur avait fait partie d'elle, avait conditionné toutes ses décisions, toutes ses actions, et à l'adolescence il y avait eu l'Ombre des Songes, et depuis la terreur restait ancrée en elle et ne la quittait plus.
C'était des monstres qui dansaient juste à la limite de sa conscience, qu'elle pouvait parfois voir dans les recoins autour d'elle. C'était les souvenirs qui manquaient sans cesse de la submerger. C'était les autres et toutes les menaces qu'ils représentaient. C'était les douleurs fantômes aussi, celles de toutes ces blessures qui n'avaient laissé aucune trace sur son corps et celles de toutes ces souffrances qui avaient toujours été invisibles, ces fendillements dans son esprit et ces fissures dans son âme. C'était Mal et Carlos et Jay et la possibilité qu'ils disparaissent. C'était la probabilité de se perdre elle-même, de sombrer.
C'était sans fin, et c'était sans cesse.
Elle ne pouvait pas répondre à cette question. Pas sans mentir.
Alors elle sourit, posa le cube sur la table basse et se leva tranquillement.
« Bonne soirée, Docteur Prim. »
Et elle sortit du bureau.
(Elle n'aimait pas cette femme.)
O
Lorsqu'elle entra dans la chambre, elle trouva Mal à genoux au sol, tremblante.
L'odeur de magie était forte dans l'air, et Evie pouvait sentir le pouvoir de Mal s'enrouler autour d'elle et essayer de l'étouffer. Ses yeux brillaient d'un vert acide, des larmes y dansaient, et la douleur qu'elle essayait de contenir la submergeait.
« Mal ! »
Elle claqua la porte, toute pensée de Prim envolée, et se précipita vers elle. Sa propre magie remonta instinctivement à la surface, une vague froide partant de quelque part sous sa cage thoracique pour contrer la chaleur presque insoutenable qui émanait de Mal, de ces petites flammes vertes qui glissaient et roulaient autour de ses bras.
« Mal. Concentre-toi. Respire. »
« Evie ! » hoqueta l'autre fille faiblement, la voix étranglée par l'effort. Ses yeux étaient fermés avec force contre la douleur, la tension dans tous ses muscles douloureuse à voir. « J'arrive... j'arrive pas à le contenir... ! »
« Concentre-toi. »
« Il... Il... »
Evie pouvait voir son pouvoir se retourner contre Mal, pouvait le voir l'attaquer, la cerner, la blesser, elle ne parvenait pas à reprendre le dessus sur cette magie puissante et ancestrale qui ne l'acceptait pas comme maîtresse. Elle se comportait comme un animal sauvage, un prédateur tapis dans l'ombre, cherchant à mordre, à dévorer dès que l'occasion se présentait.
Les flammes s'intensifièrent et Mal gémit doucement, se recroquevilla encore un peu plus sur elle-même alors que le tapis autour d'elle se consumait.
« Mal... »
C'était insupportable de la voir souffrir comme ça, la magie autour d'elles saturait l'air inconfortablement et Evie dut ravaler son angoisse pour ne pas se laisser submerger.
« Mal, regarde-moi. »
Mais Mal semblait à peine consciente et les flammes grandissaient et menaçaient, risquaient d'avaler la chambre, la chaleur devenait à peine tolérable. Dans ses veines, la magie d'Evie dansait, glacée comme toujours, remontait à la surface pour claquer sur sa peau et glisser le long de son corps.
(Deux issues, choisis vite, sorcière. Se protéger ? Attaquer ?)
Attaquer Mal ?
Aucune magie noire ne la forcerait à faire ça. Jamais.
Un autre gémissement. Mal s'affaiblissait, elle ne réagissait pas à sa voix, alors Evie tendit les bras, referma ses mains sur ses avant-bras, au milieu des flammes, sa magie contrant celle de Mal, celle de Mal s'enroulant autour de la sienne. Et elle poussa, chercha à étendre cet effet, à contrôler, à apaiser.
(Attaquer ! Se protéger ! Attaquer ou se protéger, sorcière !)
Après quelques secondes, Mal se redressa un peu et ses yeux s'agrandirent d'horreur en se rendant compte du contact. Elle chercha immédiatement à se dégager de sa prise.
« Evie ! Evie, arrête ! »
« Respire. Calme-toi, » ordonna-t-elle doucement, et Mal secoua la tête, des larmes sur les joues.
« Lâche-moi ! »
« Regarde-moi. »
Mal obéit alors, ses yeux dans les siens, et sa magie recula lentement, éteignit son regard, les flammes sur elle et autour d'elle s'affaiblirent puis s'éteignirent. Alors elle sembla respirer et son visage s'apaisa.
La magie d'Evie continua de pincer sa peau, agacée, trahie face à ce troisième choix qu'elle ne lui avait aucunement suggérée, mais elle lui intima de se calmer et de se retirer.
Elle lâcha Mal mais l'autre fille attrapa ses bras avec des doigts tremblants, son geste prudent et terrifié. Ses yeux s'écarquillèrent quand elle vit qu'il n'y avait aucune brûlure sur les mains d'Evie.
« Co – comment ? Comment c'est possible ? »
« Ma magie a dû suffire ? »
Sa magie n'aurait pas suffi. Elle pouvait aider Mal à reprendre le contrôle tant que les crises n'étaient pas trop avancées, mais elle n'était pas assez puissante pour se protéger ainsi de flammes de dragon. Pas sans bouclier ou sans sort spécifique.
Evie le savait, et Mal le savait.
Elles n'avaient pas de réponse.
« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? » demanda-t-elle plutôt en aidant Mal à se lever et à s'asseoir sur le lit.
Le tapis au sol était complètement brûlé, elles avaient eu de la chance que la chambre entière ne flambe pas, mais Evie prenait ça comme une preuve que Mal avait comme toujours réussi à trouver la force de contrôler l'incontrôlable.
« Je me suis exercée un peu. »
« Mal ! Tu sais que tu ne peux pas le faire sans risque ! »
« Mais ça a fonctionné ! J'ai pu utiliser mes pouvoirs plusieurs fois, lancer plusieurs sorts avant que... »
« Tu deviens plus forte, » en conclut Evie. « Comme moi. Nos réserves grandissent. »
« Pas assez. Pourquoi tu m'as touchée ? Tu es folle ! »
« Tu ne m'écoutais pas, » répliqua-t-elle en plissant les yeux, les bras croisés.
Mal l'observa avec incrédulité.
« Je ne t'entendais pas ! Et c'est pas une raison, j'aurais pu te brûler, j'aurais pu te... »
Sa voix s'étrangla, les larmes revinrent un instant dans ses yeux verts et le cœur d'Evie se serra. Elle fit un pas vers elle, prit ses mains (si chaudes contre ses doigts glacés).
« Non. Je vais bien. »
Le regard de Mal se balada sur sa peau indemne, puis remonta vers son visage et elle soupira doucement.
« Ne fais plus jamais ça. Imbécile. »
« Est-ce que tu vas m'insulter tous les jours ? Je vais finir par mal le prendre. »
« Si tu pouvais arrêter de faire des trucs insensés... »
« Fais attention, Mal. On a beau être à Auradon, je sais encore répondre à une insulte. »
Sa menace provoqua un petit rire que Mal essaya d'étouffer en vain. Evie aurait dû être vexée, mais le fait que Mal pouvait rire de ses menaces, le fait qu'elle savait qu'elle ne les mettrait pas à exécution, le fait qu'elle avait conscience, peut-être, qu'Evie briserait un millier de règles pour elle...
Ses mains se serrèrent autour de celles de Mal sans qu'elle ne le veuille, et elle se sentit fatiguée soudain, fatiguée de tous ces jeux mortels, fatiguée des apparences, fatiguée des plans et de ce futur qui n'allait jamais au-delà de quelques jours.
Fatiguée de vouloir tellement plus pour Mal et pour les garçons, et de devoir se souvenir qu'elle restait irrémédiablement impuissante.
« Evie. »
Le murmure, doux et bas, ne suffit pas à lui faire relever les yeux. Parce qu'entendre les émotions de Mal dans sa voix lui rappelait qu'elles n'étaient plus sur l'Île, lui rappelait cette étrange et dangereuse envie de baisser sa garde, lui rappelait que tout n'était que cruelles illusions.
Ils n'étaient pas en sécurité.
Ils ne le seraient jamais.
« Nos règles, » annonça doucement Mal avec une légère hésitation en se levant. « Je vais te prendre dans mes bras. »
Surprise, Evie rencontra son regard sérieux, observa l'expression embarrassée mais tendre sur son visage, les joues empourprées mais les yeux déterminés. Elle ne put empêcher le petit sourire qui étira ses lèvres, la vague d'affection qui l'envahit et qu'elle accueillit avec avidité.
« Si je me souviens bien, c'est toi qui as demandé à ce que je te prévienne avant si je voulais recommencer. Je n'avais pas conscience qu'on avait des règles. » Elle se demanda si c'était vraiment l'effet Auradon qui poussait Mal à accepter et provoquer des contacts physiques entre elles, ou si c'était Mal qui changeait, si c'était dangereux ou une bonne chose. Elle décida qu'elle s'en fichait tant qu'elle pouvait la voir ainsi, vulnérable et sincère et elle, et tant qu'elles pouvaient être là l'une pour l'autre. « Tu peux le faire sans me demander la permission avant, Mal. »
« Je la demanderai toujours, d'une façon ou d'une autre. »
Il y avait autant de force que de douceur dans sa voix alors, autant de promesses que de prudence dans son regard, et quelque chose se bloqua dans la poitrine d'Evie un instant. Son cœur peut-être.
Mal dut voir quelque chose dans ses yeux, sur son visage, parce qu'elle lâcha ses mains doucement pour passer ses bras autour d'elle et s'approcher un peu plus.
Son odeur si familière se mariait avec les relents de magie, de sueur et de shampoing fruité et Evie put respirer de nouveau. Elle serra Mal contre elle, légèrement, son menton contre son épaule, et s'autorisa à fermer les yeux. Sentit toutes ces émotions qui flottèrent en elle comme à chaque fois qu'elle avait un contact avec Mal, ces sentiments pétillants et chauds et précieux qui serraient son ventre, augmentaient son rythme cardiaque et apaisaient ses pensées. Même sa magie réagissait étrangement.
Mal émit un petit soupir contre son cou, et Evie ne sut pas vraiment si le frisson qui la parcourut était dû à une réaction biologique ou à la joie de savoir que l'autre fille allait bien. Mal se détendait dans ses bras, ses tremblements avaient cessé, et ses doigts faisaient des petits mouvements dans son dos, consciemment ou non.
C'était tellement agréable, cet apaisement, cette chaleur, ce contact qui n'était ni manipulateur, ni terrifiant, ni douloureux.
Evie aurait aimé pouvoir garder Mal dans ses bras pour le reste de sa vie.
« Il faut que je prenne une douche avant que les garçons arrivent, » murmura Mal sans bouger.
Evie hocha la tête et se redressa lentement, laissant ses bras cesser l'étreinte. Mal fit de même, mais debout si près l'une de l'autre, Evie pouvait voir toutes les émotions qui dansaient dans son regard et c'était...
C'était beaucoup.
Beaucoup de sentiments purs et bruts qui n'avaient rien à voir avec ce qu'on leur avait enseigné douloureusement sur l'Île.
« Je vais reprendre mes notes sur la potion. J'ai presque fini, il va falloir trouver les derniers ingrédients. »
« Okay. Faut qu'on pousse ce tapis sous le lit aussi... J'utiliserai un sort pour le réparer demain. »
Mal s'éloigna et Evie essaya de ne pas frissonner lorsque sa chaleur disparut.
O
Ils étaient au milieu de leur repas et de la révision de leur plan quand quelqu'un frappa à la porte.
Tous se figèrent et se regardèrent, curieux et méfiants. Personne ou presque n'osait venir les déranger dans leurs chambres. De plus, il était plus de dix-neuf heures et la plupart des étudiants devaient être en bas en train de dîner.
Mal essuya ses mains sur une serviette (les oranges étaient compliquées à manger proprement, d'accord ?), se leva et alla entrouvrir la porte.
« Ben ? »
Le prince lui sourit, un peu timidement.
« Hey, Mal. Désolé de te déranger. »
« Un problème ? »
« Non ! Non, bien sûr. Mais j'espérais pouvoir vous parler et ne vous ai pas revus, et puisque vous ne venez jamais dîner le soir... »
« On préfère grignoter un peu ici. Deux repas, c'est déjà beaucoup, on n'a pas vraiment faim le soir. »
Il parut gêné et Mal fut stupéfaite de se sentir mal à l'aise. Elle n'avait pas cherché à l'embarrasser cette fois et les émotions que Ben lui montrait si aisément la perturbaient toujours autant.
« Je vois. Malgré tout je voulais savoir si vous aimeriez vous joindre à nous demain soir pour le dîner ? Dans la chambre d'Audrey et de Jane. Parfois, quand nous allons avoir un long week-end, nous aimons bien manger au calme aussi. Ce sera juste nous trois, et vous quatre si vous souhaitez venir. »
Ils avaient encore besoin d'informations pour le plan, et le temps commençait sérieusement à être compté.
« Pourquoi pas, » concéda-t-elle lentement.
Ben sourit.
« On se charge de la nourriture, » assura-t-il. « Le thème change à chaque fois, demain ce sera des spécialités de Maldonia. »
Merde. Ça pouvait poser problème. Evie pourrait toujours prétexter qu'elle n'avait pas faim si jamais ils étaient servis à l'assiette...
« Des spécialités de Maldonia ? » demanda-t-elle prudemment alors.
« Oh, il y aura des beignets de légumes, du gombo, du riz, des beignets sucrés en dessert... C'est très convivial comme nourriture, les plats seront au milieu de nous et on se servira. »
Parfait !
« Comme je l'ai dit, on ne mange pas beaucoup le soir, mais pour goûter de la nouvelle nourriture, on viendra. »
« Génial, » sourit-il, enthousiaste. « Pendant que je suis là, vous n'avez besoin de rien ? »
Une baguette magique et à peu près une dizaine d'autres trucs.
« Non. Merci, » ajouta-t-elle rapidement.
Il hocha la tête.
« Bonne soirée. On se voit demain. »
« Oui. »
Elle attendit qu'il s'éloigne un peu et ferma la porte pour rencontrer trois regards curieux. Alors elle écarta les bras et s'avança vers eux.
« Je crois qu'on vient de recevoir notre première invitation, et du prince héritier d'Auradon en prime ! Demain soir, on mange avec lui, la princesse et Jane, dans la chambre des filles. »
« Ils mangent dans leurs chambres maintenant ? » Jay fronça les sourcils. « J'ai un peu de mal à y croire. »
« Il a mentionné que c'était une sorte de tradition avant les longs week-ends. »
« J'ai toujours pas pigé le concept de week-end. Deux jours pour se reposer d'avoir passé cinq jours assis sur une chaise ou à faire des activités ? »
« Me demande pas, j'ai toujours pas vraiment compris leur histoire de semaine qui se répète à l'identique. Sans arrêt les mêmes horaires, les mêmes cours,... Bref, en tout cas, je me demande bien ce qu'il peut y avoir de long dans ce week-end-ci, mais je suppose qu'on pourra toujours en savoir plus demain. Où on en était ? »
« Carlos disait qu'il est à deux doigts de finaliser la machine ouvreuse de barrière. »
Le garçon se lécha un doigt pour en retirer le chocolat fondu et hocha la tête.
« Il reste à calibrer, faire quelques tests et à finaliser, mais Evie et moi avons trouvé comment faire en sorte que la magie soit canalisée et redirigée comme je le voudrais. Je dois terminer de la monter et Evie va vérifier ses calculs. Le tout c'est d'arriver à extraire la magie de la baguette. »
« Le problème majeur qu'on va avoir pour l'ensemble du plan, c'est qu'on ne peut rien tester complètement, » se plaignit Evie. « Tout ne sera que théorie. En théorie, la machine de Carlos fonctionnera comme on le veut avec la magie de la baguette. En théorie, mes calculs seront exacts et le calibrage correct en conséquence. En théorie, la potion agira comme on l'entend. En théorie, nos autres inventions fonctionneront. Mais dans la réalité... »
« Tu t'en fais trop, » protesta Jay. « D'accord, vous n'avez jamais marié magie et technologie avant. Mais les inventions de Carlos ont toujours fonctionné et la magie est juste un élément en plus. D'accord, tu n'as jamais inventé ni réalisé une potion aussi difficile avec des ingrédients aussi puissants, mais tu connais ton sujet et tu n'as jamais fait d'erreur. D'accord, je n'ai jamais manié d'épée magique, mais une épée est une épée au final. D'accord, le plan est un peu fou, mais depuis quand les plans de Mal ne le sont pas ? Et puis, voyez le bon côté des choses. Si on se plante à n'importe quel moment, on sera trop morts pour avoir des regrets. »
« Oh, Jay, ton optimisme me donne tellement de confiance... » lâcha Mal platement en le fusillant du regard.
« Est-ce que j'ai tort ? »
Elle leva les yeux au ciel.
« Garde ton arrogance pour ce week-end, tu vas en avoir besoin. »
« Les plus gros vols de ma carrière ! »
Il avait les yeux qui brillaient et elle ne put s'empêcher de rire.
« Notre carrière » rappela-t-elle. « Mais clairement Auradon ne sait vraiment pas ce qui l'attend. »
« Clairement, » confirma Carlos avec un fin sourire.
Jay lui vola un chocolat et ignora son regard meurtrier.
« Au moins notre plan est presque au point maintenant. Plus qu'une ou deux questions à trancher, et il n'y aura plus qu'à agir. »
Mal se recentra sur son orange, mais elle découvrit qu'elle n'avait plus vraiment faim.
O
Elle ouvrit les yeux et repoussa les couvertures avant même d'être tout à fait consciente, sa dague dans sa main.
L'odeur de la chambre la ramena à la réalité plus vite que son sens de la vue, l'aida à repousser les images et sensations de son cauchemar loin dans son esprit. Puis elle repassa son arme sous son oreiller et observa autour d'elle.
Les fenêtres étaient fermées, Evie n'était pas dans son lit et la porte de la salle de bains était close.
Mal se leva, alla vers la pièce et l'ouvrit doucement. Le plafonnier n'était pas allumé, mais il y avait une lumière douce provenant d'une lampe de poche, et elle entendit la voix d'Evie, pas plus élevée qu'un murmure.
« … – tit enfant
Cache-toi et sois méchant
Si Crochet t'attrape, il t'embrochera
Si Maléfique t'attrape, elle te brûlera
Si Hadès t'attrape, il t'enterrera... »
Cette foutue chanson. Presque une berceuse, mais version l'Île. Même Mal la trouvait glauque et franchement perturbante, peut-être parce qu'elle mettait en scène leurs parents et voisins.
Si Evie la fredonnait comme ça, c'était parce qu'elle avait du mal à se concentrer.
Sur ce qu'elle faisait, ou bien sur la réalité.
Prudemment, Mal entra dans la pièce. Elle fronça les sourcils quand elle vit Evie assise au sol dans un coin, contre la baignoire, un livre ouvert devant elle. Mais son regard semblait le traverser plutôt que le lire, et la lampe était abandonnée au sol près d'elle.
Alors qu'elle continuait à chanter doucement, Mal alla s'asseoir face à elle prudemment et s'éclaircit la gorge.
« Evie, » appela-t-elle doucement. « Evie, c'est le milieu de la nuit. Qu'est-ce que tu fais dans notre jolie salle de bains d'Auradon ? »
Avec le temps, elle avait appris qu'il suffisait parfois de quelques indications pour sortir Evie de sa tête. Lui rappeler qui était là, où elle était, pourquoi. Quelques mots clés. En général, ça suffisait.
Tant qu'elle n'avait pas complètement glissé.
Un silence. Mal patienta, vit le léger froncement de sourcil, le regard changer lentement, se fixer.
« Evie ? »
« Mal. »
« Oui, c'est moi. »
« Mal ? »
Finalement elle leva la tête, rencontra son regard, et Mal s'approcha un peu plus.
« Hey, » dit-elle doucement. « Evie, qu'est-ce que tu fais là ? »
L'air un peu perdu, Evie baissa les yeux sur le livre ouvert et fronça les sourcils.
« J'étudie ce livre de magie. »
« Est-ce que tu as dormi ? »
La tension dans ses épaules, le silence, son visage qui perdit toute trace d'émotion. Elle avait dormi. Puis elle s'était réveillée, comme Mal. Mais son cauchemar avait dû rester avec elle un peu plus longtemps.
« Je t'ai réveillée ? »
« Non, » répondit doucement Mal. « Non. »
Elle attendit quelques secondes, puis se leva doucement, ramassa la lampe et tendit une main vers Evie.
« On retourne se coucher. »
« Non. »
« Evie, ce n'était pas une suggestion. »
Le regard froid que lui lança Evie aurait pu être impressionnant si elle n'avait pas l'air aussi fatiguée. Finalement elle accepta l'aide de Mal et se leva à son tour.
Mal ne lui lâcha pas la main, étrangement effrayée à l'idée qu'Evie disparaisse, et l'entraîna vers leurs lits.
« Mal... »
La voix était fragile et étranglée, et les seules fois où Evie lui apparaissait aussi vulnérable restaient quand elle n'était plus vraiment là ou quand il n'y avait qu'elles deux, dans ces si rares moments où elles osaient laisser tomber les masques. Mal serra ses doigts autour des siens, observa les lits et hésita un instant. Ce ne serait pas différent des quelques fois où elle avait dormi à côté du matelas sur lequel avait reposé Evie au repaire, quand elle avait été malade ou blessée, ce ne serait pas différent des fois où Evie avait fait de même pour elle ou les garçons...
Alors elle alla vers le lit d'Evie, éteignit la lampe et la posa sur la table de chevet, puis écarta un peu plus les couvertures et s'installa, sans lâcher la main glacée de l'autre fille. Elle la tira gentiment pour l'inviter à la suivre. Evie s'exécuta, se glissa sous les draps elle aussi, et Mal la lâcha enfin.
Même les lits individuels d'Auradon étaient si larges qu'il restait un peu d'espace entre elles deux. Mal pouvait sentir la présence d'Evie près d'elle, entendre sa respiration, et c'était tout ce qui comptait.
« Essaye de dormir, » murmura-t-elle.
Lorsqu'aucune réponse ne vint, elle se tendit et rouvrit les yeux, brusquement inquiète. Elle n'aurait peut-être pas dû...
« Evie ? »
Une seconde, deux, trois secondes...
« Je suis là. »
« Où ? »
« Auradon. Chambre. Mal. »
Alors Mal souffla doucement et referma les yeux de soulagement. Si elle avait provoqué une de ces horribles absences parce qu'elle n'avait pas réfléchi, elle ne se le serait jamais pardonné.
« Je peux retourner dans mon lit. »
« Non, » vint la réponse immédiate.
Mal se détendit un peu plus alors.
« Okay. »
Elle écouta la respiration d'Evie, attendit patiemment qu'elle ralentisse, qu'elle s'approfondisse.
Puis finalement, elle s'endormit.
O
Si elle en avait eu le pouvoir, Mal aurait accéléré le temps.
Cette attente demeurait insupportable. Combien de jours leur faudrait-il encore pour terminer leurs préparatifs ? Combien de jours avant que Maléfique s'impatiente ? Combien de jours avant que Mal y reste ?
Et si jamais ils parvenaient à mettre sur pied un plan totalement viable, survivraient-ils ?
Ni l'optimisme ni l'espoir ne faisait partie de son mode de pensée. Elle doutait fortement de s'en sortir vivante, et elle avait plus que tout peur qu'ils soient tous condamnés d'une manière ou d'une autre. Foutus d'avance, dès le premier jour, dès la seconde où leur création avait traversé l'esprit pitoyable d'une quelconque stupide fée.
Ce n'était pas vraiment la crainte de la mort qui perturbait Mal. Elle avait vécu toute sa vie avec ce sentiment. C'était plus cette inaction forcée, ce jeu auquel ils devaient jouer avec les continentaux qui l'inquiétait et la lassait.
Elle était là, assise dans cette salle de classe, entourée de gamins qui n'avaient apparemment rien de plus essentiel à faire que d'écouter une professeure leur parler de géographie, des gamins en bonne santé, bien habillés, confiants, des gamins stupides, des gamins qui prenaient des notes parce qu'ils devaient apprendre ces trucs ennuyeux, parce qu'ils auraient un rôle à jouer une fois adultes, parce qu'ils deviendraient adultes et avaient un avenir et iraient le voir ce putain de monde, eux.
Mal ne s'était jamais sentie âgée avant. Ou anormale.
Si.
Si, anormale, ça, elle connaissait.
Ça ne changeait pas le fait qu'elle n'avait pas sa place dans cette pièce, dans cette mascarade. Elle perdait son temps.
À côté d'elle, Jay s'était avachi sur sa chaise, alternant entre observer presque curieusement le planisphère que la prof détaillait et plonger son regard dans le paysage que laissait voir la fenêtre près de lui. De l'autre côté de l'allée, Carlos feuilletait son manuel, son autre main tapotant doucement un étrange rythme sur la table, et si ses yeux ne se levaient jamais vers le devant de la salle, il buvait sans doute toutes ces informations sur cette planète qui ne leur avait jamais semblé aussi immense. Evie à ses côtés dessinait (sans doute encore des tenues inspirées par les élèves qu'ils avaient pu croiser), apparemment concentrée uniquement sur sa feuille et ses feutres, mais son attention en réalité tournée vers la leçon. Mal pouvait voir qu'elle était intéressée dans la façon dont son regard se levait régulièrement, dans l'inclinaison de sa tête aussi.
Un instant, elle se demanda ce qu'auraient pu être leurs vies s'ils avaient été élevés à Auradon. S'ils avaient été des élèves ordinaires dans cette stupide école d'élite. Ils auraient sans doute eu plus de respect pour tout ce qu'il y avait autour d'eux, toutes ces richesses et ce confort et cette nourriture et ces leçons que les étudiants prenaient pour acquis ou dont ils se plaignaient.
Qu'auraient-ils donné, eux, pour avoir la chance d'apprendre les mathématiques, l'histoire, la politique, l'économie, les sciences ou le monde plutôt que le vol, la violence, la résilience, la servitude, la souffrance, le mensonge, le meurtre ?
Ces sales petits imbéciles de privilégiés...
Il y en avait deux qui ne cessaient de chuchoter et de glousser doucement, deux rangs devant Mal, un qui lisait plus ou moins discrètement un magazine, une autre qui regardait une vidéo silencieuse sur son téléphone, et d'accord, aucun d'eux quatre n'avait un comportement exemplaire, mais eux n'étaient pas là pour ça, eux ne prétendaient pas être des gentils.
Eux n'étaient pas des gentils.
Qu'est-ce qu'ils en avaient à faire de ces stupides cours ? Ce n'était pas leur avenir qui se dessinait entre ces murs.
Leur avenir à eux prendrait brusquement fin dans le sang et dans la souffrance.
Leur avenir à eux ne se résumait qu'à un pas. Jamais à plus. Un pas après l'autre, car le suivant pouvait toujours être le dernier.
Un pas après l'autre.
« On a de la chance, » lui dit son plus ancien allié quelques temps plus tard.
Mal tourna la tête si rapidement vers Jay qu'elle sentit quelque chose craquer dans sa nuque.
« Quoi ? »
Il n'aurait pas pu dire quelque chose de plus incongru. Il haussa les épaules, les mains dans les poches et un petit rictus au coin de ses lèvres. Son regard se balada sur les élèves marchant autour d'eux dans le couloir, puis se reposa sur Mal.
« Si ton regard pouvait tuer, on aurait des dizaines de cadavres sur les bras. »
À la gauche de Mal, Carlos laissa échapper un ricanement amusé mais elle préféra rester concentrée sur le voleur.
« Qu'est-ce que tu racontes, crétin ? »
« Tu viens de passer nos quatre heures de cours à ne rien faire à part fusiller du regard tous les élèves, » expliqua tranquillement Jay. « Ils avaient l'air prêts à fuir l'école. »
« Ce serait une bonne chose, » affirma Evie de l'autre côté du jeune homme en observant autour d'elle. « Il y aurait moins de monde. »
Mal fronça les sourcils. C'était vrai que si l'école était vaste et les couloirs larges, ces instants où tous les jeunes sortaient en même temps des salles restaient désagréables. Trop de mouvements, de risques potentiels, et bien que les continentaux faisaient leur possible pour les éviter, il arrivait régulièrement que l'un d'eux les effleure par inadvertance ou obligation.
Sur l'Île, même la place du marché n'accueillait jamais autant de personnes à la fois. Prudents, les gens évitaient de se retrouver dans une foule, même de quelques dizaines de personnes. Ça n'augurait jamais rien de bon de voir des groupes de plus de dix ou douze au même endroit, sauf exception comme les rares fois où une célébration avait lieu.
Pour Evie, qui avait passé dix ans de sa vie complètement isolée, puis encore deux ans à éviter au maximum les autres gens pour sa propre sécurité, être à proximité d'autant de personnes demeurait une épreuve, et le bruit ne devait pas l'aider à gérer ces moments, heureusement bien éphémères.
Jay ne posa même pas le regard sur Evie quand il tendit un bras vers elle sans la toucher. Une invitation à laquelle elle répondit en se rapprochant de lui, alors seulement il posa sa main galamment dans son dos et la guida pour qu'elle se retrouve entre Mal et lui.
Durant une seconde, prenante et déstabilisante, Mal eut cette envie presque irrésistible de prendre Jay dans ses bras parce qu'elle ne pouvait pas croire qu'il ait pu devenir ce type extraordinaire après tout ce qu'il avait vécu et qu'elle lui était tellement reconnaissante d'exister et d'être là avec eux...
Du coin de l'œil elle put voir le petit sourire d'Evie s'affiner, et même si l'autre fille ne tourna pas la tête vers elle, Mal comprit que pour une raison ou une autre elle savait ce qu'elle ressentait à cet instant. Mais elle s'en fichait, tout ce qui lui importait c'était qu'Evie avait l'air reposée ce matin, que toutes les deux avaient réussi à dormir plusieurs heures sans interruption, et se réveiller dans le même lit n'avait certainement pas été une expérience désagréable.
Ils arrivèrent vers les escaliers et les couloirs se vidaient déjà. Une partie des étudiants avait rejoint l'endroit de leur prochain cours, une autre partie se rendait au restaurant pour le déjeuner, une autre préférait aller faire du sport ou rejoindre leur club.
Tous les quatre s'arrêtèrent et une minute plus tard, ils se retrouvèrent seuls, les voix et les sons lointains ou étouffés par les lourdes portes.
Mal souffla doucement.
« Ce jeu commence à me fatiguer, » avoua-t-elle.
« Ce ne sera plus très long. »
Il y avait une étrange émotion dans le ton de Carlos que Mal s'appliqua à ignorer.
« Allons manger. »
« Dehors ? »
Elle leva les yeux au ciel.
« Et tu peux aller récupérer la boule de poils puante si tu veux. »
Il hocha la tête, enthousiaste, et descendit rapidement les escaliers en demandant à Evie de lui prendre un repas, il les rejoindrait dans les jardins.
Mal secoua la tête en avançant alors que Jay riait doucement.
« Carlos et les chiens. Vous l'auriez deviné ? »
« C'est un chien, » corrigea-t-elle. « Et pas un dalmatien. »
« Encore heureux, » leur dit Evie en tournant à gauche en bas des escaliers, « ce ne serait pas que quelques regards choqués et méfiants qu'il devrait ignorer. »
Jay lâcha une plaisanterie douteuse qui lui valut une petite tape sur le bras et un rappel du lieu où ils se trouvaient, mais Mal ne les écoutait que d'une oreille. Il passait devant cette salle immense, ridiculement grande et vide, pleine de gigantesques miroirs, de baies vitrées, de drapés et de gros lustres en cristal (une salle de bal selon Evie), et la double porte était entrouverte.
Mal s'arrêta, s'approcha, parce qu'elle avait aperçu Audrey à l'intérieur. Elle était au téléphone et son visage fermé et la tension dans ses épaules ne lui ressemblaient pas et l'intriguèrent.
Jay et Evie la rejoignirent immédiatement derrière les lourdes colonnes qui encadraient les portes et lui jetèrent un regard interrogateur. Mais la voix d'Audrey leur parvint et ils comprirent.
« … ne pourrait pas rester tout le – (…) Non, je comprends, mais j'ai des choses à – (...) Bien sûr. Je sais cela. Je dois simplement étudier pour les examens à venir. (…) Mes notes restent excellentes, et ces enseignements seront un atout pour – (…) J'en ai conscience, il n'est pas question de manquer à mes devoirs envers notre royaume, Grand-mère. (…) Dame Marguerite a tout à fait compris mes impératifs, elle ne m'en tiendra pas rigueur. (…) Je serai là demain, mais comme je l'ai dit, je devrai être rentrée dimanche. Papa et maman sont au courant. (…) Je suis désolée, Grand-mère, ce n'est aucunement ce que j'ai voulu – (…) Non, bien sûr. (…) Entendu. Je... »
Audrey s'interrompit, baissa son bras et son téléphone, et Mal comprit qu'on lui avait probablement raccroché au nez. Elle n'avait pas songé qu'une telle chose était possible parmi les royaux, mais elle n'avait pas su non plus que la voix d'Audrey pouvait devenir aussi grave et douce, presque étranglée par la soumission dont elle avait fait preuve lors de sa conversation.
Elle ne bougeait pas, debout seule dans cette grande salle vide, et bien qu'elle était dos à l'entrebâillement de la porte, Mal pouvait voir ses émotions grâce aux miroirs. Elle avait l'air fatiguée, et en colère, et triste aussi, et lasse.
Puis quelqu'un fit glisser une porte-fenêtre pour l'ouvrir et Audrey sursauta. Son visage s'éclaira, un automatisme. Mal avait souvent vu Evie balayer ses sentiments ainsi.
« Jane, » accueillit immédiatement Audrey en rangeant son téléphone dans son sac. « Un problème ? »
La jeune fille face à elle s'arrêta un instant, fronça les sourcils en l'observant et Mal sut qu'elle avait décelé quelque chose qui la poussa à mentir.
« Non. »
« Jane, » reprocha gentiment Audrey en s'approchant d'elle. « C'est Herkie et les autres ? Je jure que s'ils ont encore décidé de jouer avec les crosses dans l'école... »
« Non ! Non. »
« Un des nouveaux a besoin d'aide pour quelque chose ? Sarah et Justin ont encore décidé de se plaindre quant à leur charge de travail ? Si c'est encore une blague d'Aziz qui a mal tourné, je promets de le faire renvoyer dans le désert tiré par les pieds par des cobras et des scorpions. »
« Aladdin apprécierait beaucoup. Mais non, Aziz est en cours. »
« Mal et les autres ? »
« Je ne les ai pas revus depuis que Carlos a déposé Camarade ce matin. Il n'y a aucun problème, Audrey. Et même si c'était le cas, je suis sûre que ce n'est rien que Sofia, Sandro et Ally ne pourront gérer seuls. Nous devrions aller prendre quelque chose à manger et nous promener dans les jardins, il fera bientôt trop frais pour en profiter. »
« Je devais aller à la bibliothèque. »
« Plus tard. Nous allons déjeuner d'abord, parce que nous avons la chance d'avoir l'un des meilleurs chefs du royaume à demeure et toute une équipe qui nous prépare les meilleures spécialités du monde, et qu'il serait malvenu de ne pas en profiter. »
Oh ! Mal avait clairement mal jugé Jane, parce que lorsqu'elle n'était pas freinée par sa timidité la jeune fille pouvait clairement être sournoise. Audrey la suivit dans les jardins pour rejoindre la salle de restauration par l'extérieur, piégée par la culpabilité, et Mal se tourna vers les autres en haussant un sourcil.
« C'était intéressant. »
« Ce n'est guère étonnant que les royaux mettent la pression à leurs rejetons, » remarqua Jay. « Je te rappelle que Ben doit devenir roi dans quelques mois. Tu l'as vu ? On dirait qu'il sort à peine de ses couches-culottes. Auradon et les autres royaumes ne sont pas tout blanc tout blanc. On a déjà établi ça. »
Peut-être.
Peut-être, mais Mal luttait pour effacer tout ce qu'on lui avait toujours dit, tout ce qu'elle avait toujours supposé. Les mauvais sur l'Île, les bons dans le reste du monde.
Les mauvais étaient des monstres, alors les bons étaient des anges.
Marraine avait dit qu'il n'y avait pas de parfait héros. Mais si personne n'était tout blanc, alors qui pouvait se montrer capable de s'opposer à ceux qui étaient tout noirs ?
Était-ce pour cela que Maléfique et les autres n'avaient pas péri de la main de leurs ennemis ?
Et dans ce cas, qu'est-ce que ça faisait d'eux quatre ?
Ni blancs, ni noirs, pas vraiment gris non plus, le gris c'était l'Île, les nuages, les bâtiments, la poussière et les cendres sur le sol.
Lorsque Mal dessinait Jay, Evie et Carlos, c'était toujours avec des couleurs, des couleurs vibrantes, éclatantes, vivantes.
Et si eux étaient couleurs, alors le reste du monde ne pouvait qu'être gris.
L'après-midi passa en un éclair. Leur heure avec Marraine fut remplie de platitudes et d'évitements, pas de grande révélation ce jour-là, et le reste de leur temps fut passé en plans et en préparations, partagé entre leur repaire et la forêt, Camarade à leurs côtés à chaque minute. Heureusement qu'il ne savait parler !
En entrant dans la chambre, Mal se rendit compte qu'il était déjà tard et soupira.
Elle avait presque oublié leur obligation pour le dîner.
O
Ben fit un pas dans la chambre de Mal et d'Evie à leur invitation. Jay et Carlos ne les avaient pas encore rejointes mais ne devraient pas tarder, il attendrait donc avec elles.
Il observa autour de lui curieusement, surpris de voir la chambre décorée avec d'autres couleurs. Marraine n'avait pas mentionné que les filles avaient demandé à ce que le papier peint soit changé, et pourtant les murs étaient d'une couleur unie, un violet pâle, et les tentures et draps des deux lits étaient devenus bleus et violet profond.
La chambre était très bien rangée, rien ne traînait nulle part, et certaines des fournitures offertes à leur arrivée n'avaient pas bougé d'un centimètre depuis qu'Audrey et Ben les avaient déposées sur les bureaux.
Les tableaux étaient la chose la plus intéressante dans la pièce. Les portraits classiques d'anciennes princesses des royaumes avaient été recouverts de blanc pour ensuite devenir tout autre chose. Quatre portraits faits avec une bombe de peinture noire et quelques petites touches de couleurs vives, quelques traits apparemment simples et pourtant ces visages étaient parfaitement ressemblants. La dernière toile comportait un tag vantant le mal et Ben sourit avec amusement.
Il se tourna vers l'artiste, qui attendait assise au bout de son lit, et montra les portraits d'un geste de la main.
« Ton travail ? »
Elle hocha la tête et il sourit, ne cachant pas son enthousiasme.
« C'est vraiment très beau, je n'ai jamais rien vu de tel. J'adore. Tu as beaucoup de talent. »
Figée, silencieuse, elle l'observa un instant en le détaillant du regard comme si elle cherchait à lire en lui. C'était toujours déstabilisant quand elle faisait ça, mais Ben avait l'habitude qu'on le scrute et il n'avait rien à cacher, il était sincère et en tirait toute son assurance.
« Aucun d'entre vous n'a exprimé le souhait de faire partie d'un club, » remarqua-t-il en se tournant complètement vers elle. Evie, assise à la table, leva un instant les yeux du carnet sur lequel elle dessinait. « Pourtant tu aurais ta place dans le club d'arts plastiques, Mal. »
« On n'est pas très clubs. »
« Alors tu pourrais utiliser la salle et le matériel en dehors des heures de cours et des heures où elle est occupée par le club. Et il y a le mur d'expression aussi. »
« Marraine l'a mentionné, » offrit Evie en fronçant les sourcils.
« C'est un pan de mur, à l'extérieur, derrière l'école, qui fait face à une partie des jardins. Les étudiants peuvent y peindre ou y écrire des choses à volonté, quand ils le souhaitent. »
« On peut y faire ce qu'on veut ? » interrogea Mal, une lueur au fond de ses yeux verts.
Ben ne put s'empêcher de sourire une nouvelle fois et étouffa son rire amusé.
« Il est interdit d'y être vulgaire, insolent ou d'y inscrire ou dessiner quoi que ce soit d'impoli ou de choquant. »
« Vous avez vraiment l'art de retirer tout le fun des choses, » se plaignit-elle platement, mais il pouvait voir une étincelle danser dans ses yeux.
Evie ferma son carnet. Ben avait remarqué que lorsqu'elle ne participait pas aux conversations et devenait silencieuse, elle s'occupait souvent en dessinant.
« Alors les élèves effacent sans cesse ce qu'expriment les autres ? »
« C'est de l'art éphémère. La règle est de laisser les œuvres une semaine. Chacune est datée. Parfois elles restent plus longtemps, soit parce que personne n'a eu besoin de la place, soit parce qu'une œuvre plaît tellement que personne n'a eu le cœur de l'effacer. »
« C'est un concept étrange. »
« Mal, tu as dit que tu taguais sur l'Île. Tes œuvres ne restaient pas toujours, si ? »
La jeune fille haussa les épaules.
« Celles qui comptent, si. Je dois juste les entretenir à cause des pluies. Pas le choix, elles rappellent à qui appartient notre territoire. »
« Personne n'oserait toucher au travail de Mal sur le territoire de toute façon. »
« Ça aurait été comme dire que les vêtements créés par Evie n'ont aucun style. »
« Mal, » s'indigna faussement la jeune femme en question, une main sur le cœur et les yeux pétillants, « comme s'il était possible que quelqu'un puisse ne serait-ce que le songer. »
« Vos vêtements sont vraiment chouettes, et ils sont parfaitement réalisés, » confirma Ben, et Evie tourna la tête vers lui avec surprise, un sentiment fragile au fond des yeux.
Ils ne prenaient pas très bien les compliments innocents, il l'avait déjà remarqué. Soit ils ne les relevaient pas, soit ils faisaient preuve d'une fausse arrogance, soit ils se montraient étonnés et hésitants, comme perdus.
« Bien sûr qu'ils le sont, » acquiesça Mal, un sourire aux lèvres et la voix posée et assurée.
Ils ne prenaient pas très bien les compliments leur étant destinés, mais ceux dirigés vers leurs amis ? Ceux-ci étaient toujours reçus avec fierté, joie et une étrange reconnaissance.
Ben ne pouvait que prendre ces caractéristiques de leur comportement comme un excellent signe, même s'il restait inquiétant et profondément triste qu'ils ne soient capables de voir et d'accepter le positif que chez les autres.
Jay et Carlos entrèrent dans la chambre sans frapper, Camarade sur leurs talons, et Ben sourit.
« Allons-y ! »
Tous les quatre acquiescèrent et le suivirent à travers le couloir, jusqu'à la chambre de Jane et d'Audrey. Il frappa, attendit une réponse et entra. Contrairement à Evie et Mal, les filles n'avaient que peu modifié leur intérieur. Il y avait des traces de leur vie et de leurs goûts, des tableaux de paysages lointains accrochés aux murs (Jane), une étagère remplie à craquer de livres et de magazines sur la mode et le design (Audrey), une commode sur laquelle reposaient différents objets et des photos encadrées (Jane et Audrey).
Elles avaient poussé la table ronde dans un coin pour en faire un buffet. Ils pourraient ainsi se servir tout au long de la soirée et s'installer sur le tapis moelleux parsemé de coussins. Le téléphone d'Audrey était branché sur un haut-parleur et des chansons emplissaient doucement l'air.
À leur entrée, Jane sourit et Audrey referma tous les livres autour d'elle. Elle alla les déposer avec ses notes sur son bureau et les accueillit poliment.
Le silence fut vite comblé par les explications de Ben sur les différents plats et desserts proposés, et ils furent en un rien de temps installés au sol avec des assiettes remplies. Les beignets salés comme sucrés eurent un vif succès, et Ben ne pouvait s'empêcher de sourire chaque fois qu'il les observait découvrir de nouveaux aliments. Il ne les avait encore jamais vus ne pas aimer quelque chose, et jamais ils ne laissaient quoi que ce soit dans leur assiette.
Ils mangeaient un peu plus qu'à leur arrivée, c'était toujours moins que tous les adolescents que Ben connaissait, mais une semaine avait déjà semblé suffire à leur organisme pour commencer à s'adapter à plus de nourriture quotidienne, et le prince voyait que chacun d'entre eux avait commencé à prendre du poids. Même leur peau semblait moins pâle.
Il était aussi heureux de voir que Jane semblait presque à l'aise. Il ne savait pas ce qui avait changé, elle avait toujours semblé extrêmement nerveuse à la moindre mention des insulaires, mais assise à côté d'Audrey et près de Carlos elle avait l'air tranquille. Ça le rendait triste de penser qu'Audrey et lui ne seraient plus là l'année suivante, car Jane n'avait pas beaucoup d'autres amis dans l'école. Entre ceux qui la regardaient étrangement en raison de son origine, ceux qui l'évitaient en raison du statut de directrice de sa mère et ceux qui ne prenaient même pas le temps de la connaître... Ce n'était pas facile pour elle. Pourtant c'était une fille extra, adorable, passionnée, altruiste.
« Cam ! Non ! »
Le petit chien s'assit devant Jane et pencha la tête sur le côté pour essayer de l'amadouer.
« Non. Oust ! »
« Pourquoi est-ce qu'il ne peut pas avoir de beignet ? » demanda doucement Carlos près d'elle.
« C'est trop gras et trop sucré pour lui. Il a des friandises adaptées, de la viande séchée par exemple. On lui en donne un peu, mais il est petit, alors il faut faire attention à ce qu'il ne grossisse pas trop, ce serait mauvais pour son cœur. »
« Comment tu sais qu'il n'a pas simplement faim ? »
Jane sourit.
« Parce que c'est un gourmand invétéré. Il a des croquettes deux fois par jour, amplement suffisant pour lui, plus quelques friandises. Les chiens sont très souvent extrêmement gourmands, ils mangeraient toute la journée, surtout ce qui n'est pas bon pour eux. »
« Comme Pimprenelle. »
Ben essaya de ne pas avaler sa gorgée de travers, amusé, et Jane rit tout en lançant un regard de reproche à Audrey.
Mal fronça les sourcils.
« Qui est assez tordu pour appeler son enfant Pimprenelle ? »
« Pimprenelle n'est pas une enfant, » commença-t-il prudemment.
« C'est un chien ? »
Elle ne savait vraiment pas. Aucun d'entre eux ne savait.
« Pimprenelle est une fée, » expliqua Audrey posément. « L'une des trois marraines de ma mère. Pimprenelle, Flora et Pâquerette. Mes marraines également. »
« Oh, » souffla Mal. « Les trois fées d'Aurore. » Elle haussa les épaules. « Lorsque Maléfique les mentionne, elle utilise d'autres termes. »
« J'imagine... »
« Est-ce que ça veut dire que ta mère a aussi un nom ? » demanda Jay en se tournant vers Jane, essuyant ses mains dans une serviette pour en retirer le sucre glace. « Un vrai nom ? Genre Tulipe ou Brin d'herbe ? »
Carlos toussa pour essayer de faire passer le morceau de beignet coincé dans sa gorge en raison de son amusement alors que Jane tournait son attention vers un Jay au rictus moqueur, aucunement vexée.
« Elle a un nom. Et ce n'est pas un nom de fleur ou de végétal. »
« C'est quoi alors ? »
« C'est un secret. »
« Pourquoi ? »
« Les êtres anciens gardent leurs véritables noms secrets car leurs noms sont devenus des clés pour tisser des sortilèges contre eux. »
Jay acquiesça en s'appuyant sur son bras pour être plus confortable.
« Logique. Ça explique pourquoi personne ne connaît les vrais noms et prénoms de Maléfique et du Seigneur. Ou le nom de famille de la Reine. »
« Je crois plutôt que personne ne voulait vraiment les connaître, » grimaça Carlos.
Audrey fronça les sourcils.
« Comment l'administration vous appelle alors, sans nom de famille ? »
Evie et Mal échangèrent un regard.
« De l'Île, » avança la seconde. « On nous a pas vraiment dit quoi que ce soit, et les professeurs nous appellent par nos prénoms. »
« Je crois que vous êtes tous enregistrés ainsi, » acquiesça Ben. « Mais si Carlos et Jay le souhaitent on peut sans doute changer cela pour les noms de leurs parents. »
« Non, » coupa immédiatement Jay. « Personne n'arriverait à prononcer convenablement le nom de Jafar. De l'Île ira très bien. »
« Je préfère m'appeler De l'Île, » confirma Carlos, l'air un peu pâle – peut-être à l'idée de devoir partager un nom de famille avec Cruella.
Il se leva pour aller poser son assiette vide sur la table et s'arrêta près de la commode en revenant.
« Qu'est-ce que c'est ? » demanda-t-il curieusement en pointant du doigt la vieille poupée en chiffon et sa robe rose qui tirait à présent plus sur le blanc sale.
Audrey se leva, et Ben était sans doute le seul à remarquer son embarras.
« C'est ma poupée. »
« Une poupée ? Vaudou ? »
« C'est une pratique tolérée à Auradon ? » interrogea Evie, dubitative.
« Non. C'est juste ma poupée. »
Les quelques secondes de silence tout comme les expressions perdues des quatre insulaires figèrent Ben et ses amies. Qu'ils ne sachent pas ce qu'étaient des beignets, un pique-nique, du chocolat ou un e-mail était déjà perturbant même si compréhensible, mais qu'ils n'aient aucune idée de ce qu'était une poupée en dehors de toute magie noire ? Ça, c'était juste inquiétant.
« C'est celle que mon père m'a offert le jour de ma naissance, » précisa alors Audrey doucement. « C'était mon doudou... C'est un jouet que j'ai traîné toute mon enfance. »
« Un jouet, » répéta Carlos, et la note interrogative dans son ton devint plus prudente.
Audrey fut incapable de continuer et Ben put voir du coin de l'œil Jane avaler sa salive comme si elle s'empêchait de pleurer. Alors il se leva doucement et alla attraper la poupée et l'ours en peluche usé qui l'accompagnait.
« Cet ours appartient à Jane, c'était aussi son doudou quand elle était toute petite. Les peluches et les poupées sont souvent choisis par les très jeunes enfants comme doudous. »
« Un doudou, » murmura Carlos en tapant quelque chose sur son téléphone portable. Ben fronça les sourcils mais il comprit quand Carlos reprit la parole. « Un doudou est un jouet dont la peluche est l'une des formes par excellence et dont la fonction première est de rassurer les jeunes enfants lors de leurs premières années de vie. Il s'agit d'un objet transitionnel de nature et de forme variables, la plupart du temps doux, faisant office de compagnon consolateur. »
« Un objet transitionnel, » répéta Evie. « En quoi la reproduction d'un être humain à échelle réduite peut permettre à un enfant d'effectuer plus facilement une transition vers une autre étape de sa vie ? »
« Avec un nom aussi ridicule et sans y fourrer des épingles ? Aucune idée, » remarqua Mal.
« Celui-ci est censé être un ours, c'est ça ? » Carlos inspecta le jouet que Ben lui avait donné en voyant sa curiosité. « Mais il est mauve. Et il est tout mou. Pourquoi ? »
« C'est une peluche, » essaya d'expliquer Ben en luttant pour contenir ses émotions. « Elles sont molles, et représentent presque toujours des animaux plus ou moins réalistes dans différentes couleurs et matières souvent douces. Elles rassurent les jeunes enfants, ils peuvent leur faire des câlins et leur odeur est apaisante parce que la peluche prend souvent l'odeur de leur foyer. »
« Pourquoi c'est là, si c'est pour les enfants ? » demanda Jay.
« Beaucoup d'adultes gardent leurs doudous et leurs jouets favoris, en souvenir. Jane et moi avons décidé que ce serait amusant que les nôtres soient ici. »
« Et, » hésita Ben un instant, un peu nauséeux, « est-ce que vous savez ce qu'est un jouet ? »
Ils durent voir que leur silence avait un fort impact sur eux, parce que tous se tendirent.
« C'est un objet, » répondit Carlos rapidement. « Pour les enfants. Il en était fait mention dans l'encyclopédie qu'on avait. Il y avait une voiture sur l'image. »
« Les voitures miniatures sont des jouets, comme les poupées, les peluches, les cubes, les jeux de construction, les figurines, les balles,... »
Il y avait des jouets et des jeux, sur les cargos. Deux fois par an. En fin d'année et en été. Pour tous les âges. Il avait vu les listes, il savait qu'il y avait des jouets, alors pourquoi... ?
Mal s'était levée pour toucher de l'index la peluche que Carlos tenait toujours.
« J'ai déjà vu quelque chose comme ça, » murmura-t-elle, et Ben n'avait même pas de mot pour l'expression qu'il pouvait voir sur son visage. C'était sombre et torturé. « Dans une maison, sur l'Île. Un chat bleu. »
Il y avait des jouets sur l'Île. Ben le savait.
« Une fois, il y a eu des petits véhicules en métal coloré dans la boutique de Jafar, » murmura Jay. « Et j'ai vu des objets bizarres chez des gens quand je bossais... »
Carlos et Evie échangèrent un regard, mais s'ils avaient vu des jouets par le passé, ils n'y avaient jamais fait attention, c'était évident dans leur manière fermée de regarder la poupée et l'ours que Carlos reposait sur le meuble.
« À quoi ça sert ? » demanda Jay en fronçant les sourcils.
Ben ne savait pas s'il allait vomir ou pleurer, seul son contrôle sur sa respiration lui permettait de rester composé. Comme toujours Audrey le sauva.
« Un jouet ? C'est... ça sert à beaucoup de choses. Ils sont conçus pour amuser les enfants et leur plaire. Il y a des jouets pour les bébés, des jouets pour les jeunes enfants, pour les grands enfants, même des jouets pour les adolescents et des jeux de société pour les adultes aussi. »
« Comme les jeux vidéo ? »
« Oui, mais les jouets sont des objets, ils ne sont pas virtuels. Les jouets permettent de divertir les enfants, ils développent aussi les apprentissages et la sociabilité. Mais leur fonction première est le jeu. »
« Et tous les enfants en ont ? »
Presque tous, apparemment. Audrey hocha la tête.
« Ils sont offerts par les parents et le reste de la famille, par les amis aussi. Lors de fêtes comme les anniversaires et noël, ou juste comme ça, pour faire plaisir. »
« Noël ? » demanda Carlos. « C'est quoi, noël ? »
Cette fois Ben s'assit sur le lit, et Jane sembla retrouver le contrôle sur ses émotions à force de serrer Camarade contre elle parce qu'elle prit le relais.
« C'est une fête qui a lieu à la fin de l'année, quelques jours avant le nouvel an. Elles remontent à la fondation du premier royaume de Camelot, et a depuis été adoptée partout. Ce jour-là, on décore la maison, on fête la famille, les gens qu'on aime. On organise un repas avec tous nos proches, on passe la journée ensemble, et on s'offre des cadeaux. Les enfants ont des jouets et des livres. »
« Est-ce que les décorations incluent des lumières ? » demanda Evie, sa voix douce presque lointaine, plus aucune trace de sourire sur son visage depuis le début de la conversation.
« Oui. Des guirlandes et des bougies. »
« C'était ça que Remus faisait l'hiver dernier, avec sa famille, » souffla Carlos, les yeux écarquillés.
Ben ne savait pas ce qui était pire. De savoir que Mal, Carlos, Jay et Evie n'avaient jamais eu de jouet, ou de savoir qu'ils n'avaient jamais eu de jouet alors que d'autres sur l'Île semblaient avoir eu plus de chance.
Ils avaient semblait-il été si isolés qu'ils n'avaient même pas su ce que c'était alors que d'autres en avaient eu au moins un, que d'autres avaient même fêté noël.
Il se demanda les raisons derrière ces différences entre eux quatre et les autres, et se demanda combien d'enfants étaient dans leur cas.
« Nos parents n'étaient pas très portés sur les cadeaux et les jouets, » conclut Mal, sa voix claire et forte, mettant clairement fin à cette conversation et tout ce qui en découlait. « Le seul objet transitionnel que j'ai jamais eu est ma dague, et elle m'a été bien plus utile qu'un ours tout mou ou un mini être humain déformé ne l'aurait été. En tout cas elle m'a certainement aidée à faire la transition vers les étapes suivantes de ma vie. »
« Et elle est mieux entretenue que ces deux-là, » s'amusa Jay en désignant les deux vieux doudous de la tête.
« Je suis sûre que Mordock serait vexé si je la laissais rouiller. »
« Tu m'avais pas dit que c'était à lui que tu l'avais volée. »
« Il me l'a donnée. »
« Ouah, un gobelin peut donner ? »
« À moi, oui. Je te rappelle qu'ils me servent. »
Pendant que Mal et Jay parlaient, Carlos continuait son exploration prudente de la chambre et se dirigea vers le bureau d'Audrey et vers le téléphone branché au haut-parleur qui continuait de passer tout doucement de la musique.
« Tu utilises une application musicale ? » demanda-t-il.
Audrey hocha la tête.
« Je suis abonnée à une plateforme, oui. »
« Il y a vraiment des centaines de chansons et de musiques différentes qui existent ? »
« Oui. Des milliers. »
« Pitié, que quelqu'un présente ce truc à Evie, » murmura très doucement Jay.
Mal lui lança un regard glacial, un avertissement, et il se figea immédiatement. Ben haussa un sourcil, curieux, mais ne releva pas. Evie n'avait pas semblé entendre, concentrée une nouvelle fois sur son carnet qu'elle avait apparemment sorti de nulle part, et Audrey et Jane l'interrogèrent rapidement sur ce qu'elle dessinait.
Et alors que les trois filles se trouvaient plongées dans une discussion sur les designs d'Evie, Ben essaya de maintenir une conversation sur le sport avec les trois autres. Dans un coin de son esprit, cependant, il ne cessait de se répéter qu'il changerait les choses. Pour eux et pour tous les enfants de l'Île.
Il se demanda s'ils avaient déjà fêté leur anniversaire. Probablement pas. Il savait qu'ils étaient nés un dix-sept janvier... Peut-être pourrait-il leur organiser quelque chose ? Quelque chose de simple, de chaleureux, avec quelques cadeaux et plein de nourriture et des décorations. Ce ne serait pas avant plusieurs mois, et il y avait noël avant.
Ses parents ne diraient pas non à quatre invités pour noël.
« Qu'est-ce que vous avez prévu pour ce week-end ? » demanda Ben finalement, quelques temps plus tard.
Jay haussa les épaules.
« Se reposer. Se promener. »
« Et vous ? » demanda Mal en venant se rasseoir, un verre de jus de fruits à la main.
« Je dois préparer une conférence de presse avec mon père et un conseiller demain. Jane doit passer la journée avec sa mère et Audrey doit s'absenter. »
Il ne manqua pas l'ombre dans les yeux d'Audrey, et il aurait aimé pouvoir trouver une excuse pour l'empêcher de devoir aller à ces obligations mondaines auxquelles Leah la forçait à assister. Comme si un gala donné par Dame Marguerite devait être une priorité.
Plutôt une occasion pour Leah de pouvoir lui rappeler tous les espoirs qu'elle avait placés sur ses épaules, toutes les façons dont Audrey la décevaient, tout ce qu'elle devait faire différemment pour devenir une meilleure princesse, une parfaite future reine.
(Ben aurait tellement de choses à dire à Leah si seulement il pouvait.)
« Vous avez déjà regardé des films ? »
« Des films ? » répéta Carlos. « À la télé ? »
« Oui. »
« Non. Pas encore eu le temps. Avec Jay, on joue aux jeux vidéo. »
Mal secoua la tête pour indiquer que les filles non plus n'avaient pas encore essayé cette activité, et il sourit.
« Il y a des tas de films chouettes enregistrés dans le système de l'école. »
« Ne le laissez pas vous en conseiller, » avertit Audrey avec un sourire. « Il n'a pas vraiment bon goût en cinéma. »
« Mes goûts sont parfaits, » répliqua-t-il, faussement vexé. « Tu as toujours eu quelque chose contre les comédies romantiques, ce n'est pas de ma faute si tu es partiale. »
« Ben, personne ne regarde ces stupides films sans cesse à part toi. »
« Ils sont beaucoup plus profonds qu'ils en ont l'air. »
« Tu es juste un incorrigible romantique avec des goûts atroces en matière de cinéma. »
« Je ne suis pas certain qu'ils préféreront tes reportages historiques ou tes films fantastiques. »
« Toujours mieux que les comédies romantiques. »
« Ils choisiront ce qu'ils aimeront, » coupa Jane avec un sourire las, sans doute de les entendre sans arrêt avoir les mêmes désaccords affectueux. « Je vote pour les films d'aventure et les dessins animés. »
Mal souriait avec un amusement qui semblait presque sincère.
« Nous verrons ça ce week-end alors, si on a le temps. »
Ben ne voyait pas ce qu'ils pourraient avoir à faire qui les empêcherait d'allumer leur télé, mais il acquiesça malgré tout.
Si jamais son père arrivait à boucler tout ce qu'il avait à faire avant le lendemain soir, il aurait peut-être l'occasion de regarder un film avec eux dimanche, dans le petit salon du château.
Il éviterait peut-être les comédies romantiques, par contre. Même s'il sentait que les commentaires de Mal pourraient être tout à fait distrayants.
O
« Quelles sont vos premières constatations ? »
« Comme je vous l'ai dit ils sont très méfiants. Ils ont grandi dans un environnement extrêmement néfaste, et je peux confirmer nos inquiétudes quant à la violence à laquelle ils ont dû faire face. Cruella et Jafar ont maltraité physiquement leurs enfants. Je n'ai pas encore cerné clairement la dynamique familiale pour les filles, mais toutes les deux montrent des signes de maltraitance. Au-delà de leurs parents, leur vie sur l'Île était apparemment tissée de violence, leur identité faisait d'eux des cibles et ils ont dû faire face jusqu'à des tentatives de meurtre. »
« De meurtre ? »
« Oui, Votre Majesté. Pour autant que je puisse en juger actuellement, rien ni personne sur l'Île n'a été positif pour aucun d'entre eux, si ce n'est les trois autres – et leur lien reste un tabou pour presque tous. Leur amitié va à l'encontre de tout ce qu'on leur a inculqué, elle trouble leurs repères et concentre toutes leurs peurs. Elle cristallise tout ce qu'ils se sont conditionnés à enterrer et à ne jamais montrer, à mépriser chez les autres. Bien qu'il y ait une hiérarchie entre eux, il ne fait aucun doute que même s'ils n'en ont pas conscience, ils prennent des décisions collégiales, s'écoutent, se respectent, s'entraident. Leur relation a été primordiale dans leur développement émotionnel et dans leur équilibre, cela crée une interdépendance qui n'est pas à négliger mais qui ne semble pas nocive. »
« C'est-à-dire ? »
« Leur rencontre a été centrale dans leur construction psychologique et essentielle dans le développement de leur empathie et de leur estime de soi, même s'il s'est fait tardivement. C'est normalement des étapes essentielles de l'enfance, on développe ces qualités au contact de nos parents, de notre entourage et dans différents contextes sociaux. On pourrait dire qu'ils ont appris les uns avec les autres à développer leurs émotions et à mieux les appréhender. Avec plus ou moins de succès. Ils restent troublés, et leur sens de la compassion est sinon limité, au moins brouillé, mais j'ignore encore à quel point. Ils sont tous différents. »
« Je vois. »
« Le fait qu'ils aient grandi au sein d'un cadre avec des codes complètement différents des nôtres et qu'ils aient eu une vie si difficile dominée par des personnes abusives risque de provoquer encore beaucoup de ruptures. Il va leur falloir du temps pour s'adapter à Auradon et ils continueront à chercher dans la moindre de nos actions ou dans nos mots des pièges ou des menaces. Ne pas en trouver provoque angoisse et perte de repère, ils sont déstabilisés et ne savent pas comment agir dans ces circonstances. Ils sont perdus. J'ai réussi à démarrer de réels échanges seulement parce que j'ai défini pour nos séances un cadre qui leur est familier. »
« Dois-je m'inquiéter pour les élèves qu'ils côtoient ? »
« Ils sont prudents, très contrôlés, calculateurs. Prendre leur méconnaissance de notre monde ou de certains de ses aspects pour de la naïveté ou un manque d'intelligence serait une erreur. S'ils ont un côté très innocent en raison de tous les manques dont ils ont souffert, ils sont en réalité beaucoup plus matures que n'importe quel jeune de leur âge et sont perspicaces et observateurs. Ils ne perdent leur sang-froid que lorsque je m'approche de ce que leur expérience a défini comme des faiblesses. Leur perception d'eux-mêmes et du monde est biaisée, ils ont développé des méthodes pour se protéger de la violence psychologique de ce qu'ils ont vécu, et je pense ne même pas avoir effleuré la surface de ce qu'ils ont subi. Leur instinct leur dicte de se défendre, parfois en attaquant les premiers. Ils ont du mépris et du ressentiment pour Auradon, mais ces émotions sont maîtrisées, et pour le moment ils semblent être concentrés sur eux-mêmes. À cet instant rien ne me fait songer qu'ils pourraient s'en prendre à un camarade ou un professeur. Mais je ne vous cache pas que les choses peuvent évoluer, et que je les crois capables de violence, spécialement s'ils pensent que l'un d'entre eux est en danger. »
« Très bien. »
« Si je peux me permettre, Votre Majesté ? »
« Oui ? »
« Je ne peux pas vous dire clairement ce que certains ont évoqué, mais la situation sur l'Île est bien plus préoccupante que vous le supposez. J'ai eu aussi l'impression que leur sentiment quant à l'Île ne diffère pas de ce qu'ils ressentent pour Auradon, ce qui me fait songer que leur situation était exceptionnelle même pour la prison et qu'ils en avaient conscience, en tout cas au moins jusqu'à un certain point. Mais l'environnement qu'ils dépeignent à travers leurs mots est terrible. »
« Nous veillerons à changer cela. Une dernière chose, docteur Prim. Que pensez-vous d'eux, en tant que patients ? Comment vont-ils ? »
« La seule chose que je peux dire actuellement, c'est qu'aucun de ces enfants ne va bien. Je n'en sais pas encore assez pour évaluer clairement leur état psychologique, mais tous montrent des signes inquiétants de différentes façons. Je ne sais pas encore comment les aider à dépasser leurs traumatismes, il est difficile de me projeter tant que je n'en saurais pas plus sur eux. »
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