Le passé
VI
Illusions
« I cannot cry
Because I know that's weakness in your eyes
I'm forced to fake
A smile, a laugh everyday of my life
My heart can't possibly break
When it wasn't even whole to start with »
-Because of you, by Kelly Clarkson
Automne, huitième année.
Faible. Faible. Faible. Faible.
Chaque sanglot qui s'échappait de sa poitrine faisait exploser le mot dans sa tête.
Faible.
Mais il avait mal à la tête, justement. Il porta une main à sa pommette, effleura la coupure, pouvait sentir que l'hématome avait fait enfler sa joue. Son oreille saignait encore un peu, ça chatouillait autant que ça brûlait, et respirer lui faisait mal.
Dans sa panique, il avait couru loin de chez Cruella, était sorti des quartiers est pour se retrouver en terrain inconnu, avait suivi un chemin au milieu des bois morts pour s'y enfoncer, et avait trouvé refuge contre un tronc au sol. Personne n'était aux alentours, mais ça ne voulait pas dire qu'il n'avait pas conscience du danger qu'il courait.
Car d'où il était il pouvait apercevoir une drôle de tour en pierre plus loin derrière les arbres morts et les buissons d'épines. La demeure de la Méchante Reine.
Carlos connaissait vaguement l'histoire. Trois ans après leur emprisonnement, la Reine avait défié Maléfique. Elle avait été condamnée à mourir de faim loin de tous, mais ses marchés lui avaient permis de trouver de quoi subsister.
Même si peu de personnes lui parlaient et que lui ouvrait rarement la bouche, il savait pertinemment quels risques il y avait à être dans ces lieux. Mais il était blessé et il avait froid et faim, et il n'arrivait pas à s'arrêter de pleurer. Alors il supposait qu'il avait moins de risque de tomber sur la Reine que d'être vu ainsi par les gens de la cité en ce milieu de journée.
Faible. Faible.
Sangloter était éreintant, sangloter lui faisait mal à la tête, sangloter lui faisait mal aux côtes, mais sangloter lui faisait du bien aussi et il n'arrivait pas à s'arrêter de toute façon. C'était plus facile de trouver un coin où se cacher et d'attendre que ses pleurs s'épuisent tout seuls que de les retenir.
Il détestait Cruella, détestait cet endroit, détestait sa vie et se détestait lui-même. Il était fatigué, et la seule chose qui lui faisait du bien c'était de lire, de trouver des bouts de gadgets ou de les voler, et d'essayer d'en faire quelque chose, de les comprendre. D'apprendre comment chaque chose était assemblée, comment elle fonctionnait, comment elle existait. Dans ces courts instants où, caché sur les toits, il pouvait se plonger dans ses réflexions, ses démontages et remontages et ses lectures, il oubliait tout le reste. Mais impossible de rejoindre sa cache dans cet état, alors il devait attendre que les larmes s'arrêtent.
C'était peut-être parce qu'il avait mal à la tête, peut-être parce qu'une de ses oreilles ne faisait que bourdonner, peut-être parce que ses sanglots n'étaient pas aussi discrets qu'il l'aurait souhaité, ou peut-être parce qu'elle était très, très silencieuse, mais il ne l'entendit pas s'approcher.
Et quand il leva la tête, elle était là, à quelques mètres de lui, debout entre deux troncs qui semblaient prêts à tomber.
Il avala rapidement sa salive, renifla pitoyablement et sauta sur ses pieds, essayant de jauger s'il pourrait s'enfuir avant d'être blessé.
Ce fut son apparence qui l'arrêta, plus que le fait qu'elle se tenait simplement debout, sans apparent souhait de lui nuire, ses deux mains portant quelque chose délicatement.
Elle avait à peu près son âge, plus pâle que lui encore, deux petites tresses retenaient en arrière ses longs cheveux d'une couleur étrange. Elle portait du maquillage mais il était terne, comme si elle avait oublié d'en réappliquer. Comme lui, elle était maigre, comme lui, elle était seule, comme lui, elle n'avait pas de veste malgré la température trop basse. Elle tremblait, comme lui.
Mais c'était sa tenue qui avait attiré son attention.
Parce que sa jolie robe bleue était couverte de tâches de sang.
Carlos la détailla alors, mais il n'y avait aucune marque sur ses mains, ses bras, son visage ou son cou, elle ne semblait pas avoir de blessure apparente, les tâches ne grandissaient pas. Pourtant il y avait du sang partout sur elle, pas énormément mais bien assez, toute sa robe parsemée du haut en bas, devant et – Carlos en était certain – derrière aussi.
Ses larmes et ses hoquets s'arrêtèrent d'eux-mêmes à cette vue étrange.
Qui était-elle ? Que faisait-elle là, sur ces terres interdites ? Si près de chez la Reine bannie ?
Et ses cheveux...
Il eut envie de passer ses doigts dans ses propres mèches noires et blanches mais se retint.
Elle continuait de l'observer, alors il fit de même.
Elle ne saignait pas, mais sa robe était tâchée de sang. Il saignait, mais sa tenue était propre.
Et si elle aussi avait saigné, comment était-il possible qu'elle ne soit plus blessée ? Et ça n'avait pas été une seule blessure, mais plein. Des coupures, peut-être. Ou alors le sang n'était pas le sien, mais la disposition des tâches n'aurait aucun sens... Il se demanda l'espace d'une seconde si les tâches des dalmatiens ressemblaient à ça.
Un mouvement le sortit de ses contemplations et il sauta immédiatement sur le tronc couché derrière lui pour s'éloigner d'elle, puis, accroupi sur son perchoir, il l'observa avec un mélange d'horreur, de méfiance et d'incrédulité.
Car dans ses délicates petites mains, la fille tenait en fait une araignée. Et vu les deux énormes pattes velues qui s'échappaient de sa prise, c'était la bestiole la plus grosse que Carlos avait jamais croisée. Il ne savait même pas que des araignées de cette taille pouvaient exister (plus grandes que deux mains d'homme adulte !). Il connaissait les dangers que pouvaient représenter les insectes ou les arachnides sur l'Île. Seules les plus vicieuses et immondes créatures avaient survécu.
La fille pencha légèrement la tête sur le côté en étudiant sa réaction avec attention. Elle ne bougea pas, se contenta d'ajuster sa prise sur l'araignée, peut-être pour que l'animal soit plus confortable.
Alors lui qui ne parlait que pour supplier Cruella, lui qui n'ouvrait la bouche que pour pleurer ou se murmurer des encouragements ne put freiner sa curiosité naturelle.
« Elle pourrait te mordre. »
« Pourquoi ? » demanda-t-elle doucement en retour, les sourcils froncés mais les traits neutres.
Elle était étrange, cette fille. Il n'y avait pas beaucoup d'émotions sur son visage, dans ses mouvements, pas comme chez les autres enfants que Carlos espionnait depuis les toits. Elle n'observait pas de la même façon non plus. Il y avait plus d'attention dans ses yeux, et même si elle tremblait, même si elle avait l'air d'être calme, Carlos sentait qu'elle ne perdait rien de ses gestes, de leur environnement, guettait le moindre mouvement alentours. Comme lui.
« Pour te faire mal, » précisa-t-il alors. « Pour s'échapper. »
« Fergus n'est pas prisonnier. Il avait faim. Ici il pourra trouver de quoi se nourrir. Et il revient toujours, après. »
Elle avait donné un nom à ce monstre.
Elle se baladait avec ce monstre et lui avait donné un nom et cette chose retournait ensuite la voir ?
C'était le truc le plus invraisemblable qu'il avait jamais vu.
« Oh, » souffla-t-il, incapable de penser à une autre réponse.
Il observa alors la fille se pencher pour déposer l'énorme araignée sur le sol sec et terreux, et il put voir la tension soudaine dans ses membres, l'expression de douleur qui brouilla ses traits un instant. Lorsqu'elle se redressa sa respiration avait changé, mais en dehors d'un léger froncement de sourcils, d'un pincement des lèvres, son visage ne trahissait presque rien.
« Tu as du sang sur ta robe. »
Elle ne baissa pas les yeux sur elle, non, elle jeta un regard brillant derrière elle, vers la demeure de la Méchante Reine, et un éclair de terreur brisa un instant son calme. Puis elle le regarda de nouveau, avala sa salive nerveusement avant de répondre, sa voix posée contredisant tout ce qu'il venait de percevoir.
« Tu as du sang sur le visage. »
« Ça guérira. »
« Ça guérit toujours. »
Peut-être... peut-être qu'ils n'étaient pas si différents, la fille étrange et lui.
Peut-être que ses blessures avaient déjà guéri, qu'elle n'avait pas eu le temps de se changer parce qu'elle aussi avait voulu s'échapper un temps, avait voulu prétendre être loin un temps, et quand il croisa son regard couleur noisette, il sentit sa poitrine se serrer.
Ses yeux avaient l'air de pleurer, même s'il n'y avait pas de larme dedans.
Peut-être qu'elle préférait effacer ses larmes comme ses blessures, comme les restes de douleur qui semblaient encore la gêner, comme sa peur. Qu'elle les gardait cachées, à l'intérieur.
« Comment tu t'appelles ? » demanda-t-il brusquement.
C'était une question irréfléchie, mais c'était la première fois qu'il avait un échange avec quelqu'un qui ne lui voulait pas du mal ou qui ne souhaitait pas profiter de ses connaissances. Il avait envie qu'il dure, il avait envie d'en savoir plus.
Ça la surprit elle aussi. Elle se tendit, anxieuse, baissa les yeux puis murmura un prénom. Mais il était trop loin, son oreille blessée le gênait toujours et il n'entendait pas très bien.
« Evie ? » tenta-t-il, sûr d'avoir mal compris.
Le regard brillant qu'elle leva vers lui alors, le petit sourire qui étira le coin de ses lèvres tandis qu'elle hochait la tête, tout lui soufflait qu'il s'était trompé. Et pourtant elle réagissait comme s'il lui avait offert quelque chose, et l'air lumineux qu'elle eût le temps de quelques secondes lui réchauffa le cœur.
C'était un peu comme s'il ne faisait plus si froid soudain, comme s'il avait moins faim, moins mal.
Nerveusement, il se rendit compte d'un coup qu'il avait perdu de vue l'araignée géante. La bestiole semblait plus que capable de grimper sur le tronc sur lequel il était toujours perché, et il fronça les sourcils en scrutant la terre autour de lui. Peut-être qu'elle ne mordrait pas la fille, mais il était certain qu'elle n'aurait pas cette tolérance le concernant.
Du coin de l'oeil, il aperçut Evie faire un mouvement, releva la tête et la vit pointer du doigt le sol à sa droite. Elle avait une expression plus ouverte, presque amusée.
Fergus continuait tranquillement son chemin à quelques mètres de lui, dans la direction heureusement opposée.
Carlos reposa les yeux sur elle. Il faisait sombre en ce début d'après-midi, les nuages au-dessus d'eux bien noirs. Il laissa son regard courir sur les cheveux d'Evie et fronça les sourcils.
« Tu en es une aussi ? » demanda-t-il prudemment.
« Une quoi ? »
« Sans-nombril. »
Il avait entendu plus d'une fois ce terme, les autres enfants l'utilisaient pour le désigner. Et il savait qu'ils étaient plusieurs. Il avait aperçu Mal avec les gobelins, près du marché. Avait vu celui de Jafar lorsqu'ils étaient venu rencontrer les Tremaine pour affaires pas loin de chez Cruella. Il savait qu'il y en avait d'autres, avait entendu des histoires, des rumeurs, mais ignorait combien ou qui.
Par contre il était sûr que la Reine était censée vivre seule.
Evie sembla un instant partagée entre l'amusement et le dégoût face au nom qu'elle avait l'air de découvrir.
« Tu es celui de Cruella De Vil. »
C'était une réponse en soi. Alors il acquiesça. Il ne lui demanda pas de qui elle était l'héritière, il n'était pas sot.
« Carlos. »
« Carlos, » répéta-t-elle doucement, et il y avait un nouveau sourire sur son visage, passager mais solaire.
Et quand elle souriait, toute son expression changeait, c'était si contagieux que Carlos se surprit à sourire lui aussi.
Ça ne dura qu'une dizaine de secondes.
« Tu ne devrais pas être ici, Carlos, » prévint-elle. « Ce n'est pas prudent. Ne reviens pas. »
Ce n'était pas une menace, pas de sa part en tout cas.
Elle se détourna de lui, puis progressa rapidement à travers les bois, en direction de la tour.
Le cœur serré, il commença à rentrer lui aussi. Il savait bien qu'il ne reviendrait pas. Car venir jusque-là avait été idiot et dangereux, il aurait tout aussi bien pu être tué. Sur l'Île, il était rare d'échapper à la même mort deux fois.
Il espérait juste avoir l'occasion de croiser une nouvelle fois le chemin d'Evie un jour.
O
Hiver, fin de la quatorzième année.
Comparé à ce qu'avait été son existence avant qu'elle ne croise celle de sa bande, Carlos avait tendance à songer qu'il avait une vie tolérable à présent. Après tout, depuis plusieurs mois, Cruella n'osait plus le battre comme avant et elle n'avait plus de cigarette depuis longtemps. Les coups qu'il prenait, il pouvait les encaisser et surtout, quand il sentait qu'elle perdait pied, il filait au repaire et y restait quelques jours, le temps que les choses se calment.
Carlos aimait quand ils y étaient tous les quatre en même temps, la nuit. Enfin, quand aucun d'entre eux n'était blessé cela dit, ce qui restait quelque peu rare.
Cette fin d'après-midi le voyait couché à plat ventre, dissimulé sur un toit surplombant une petite rue au nord de la cité. Il surveillait le petit établissement face à lui, le très mal réputé bar de Médusa, situé à la frontière entre les territoires de Maléfique et d'Hadès, tout à l'ouest. Il n'y avait pas d'alcool sur l'île, seulement quelques substances plus ou moins intoxicantes préparées par les alchimistes. Les adultes de l'Île appelaient ces boissons dégueulasses des eaux-de-mort. S'il y avait une signification cachée derrière ce terme, Carlos ne l'avait pas encore découvert. En tout cas, beaucoup de gens en étaient friands, pour une raison qui lui échappait. Autant dire qu'avec cet intérêt et le manque de loisirs à leur disposition, les quelques tavernes et bars qui en proposaient avaient la cote.
Un mouvement sur sa gauche attira l'attention de Carlos. Postée dans l'ombre d'une ruelle plus loin, accroupie sur les escaliers extérieurs menant à l'étage, Mal lui demandait par quelques signes comment les choses se passaient. Le jeune homme prit le temps d'observer une nouvelle fois ce qu'il pouvait voir de l'intérieur du bar par la porte et les deux fenêtres ouvertes. Les gens étaient en train de parler et rire bruyamment, debout ou assis autour des tables rondes et branlantes. Il y avait des têtes connues, comme les jumeaux de Gaston, Smee et quelques pirates, des hommes affiliés à Maléfique également... Et à la table la plus à droite, entourée par quatre des hommes les plus dangereux d'Hadès, se trouvait Evie.
Elle discutait et souriait, avec ce sourire naïf et enjôleur, ses grands yeux brillants, cette manière de tortiller ses cheveux détachés et d'en enrouler une mèche autour d'un doigt... Carlos ne comprendrait jamais comment des gens se faisaient toujours avoir tout en sachant qui elle était, mais ses sourires et son aura attiraient tout autant que le danger qu'elle représentait. Il fallait aussi dire qu'Evie savait parfaitement jouer avec ses interlocuteurs, et l'ayant vu faire, Carlos comprenait qu'on puisse croire à toutes ces illusions qu'elle savait si bien tisser. Et surtout, Evie avait toujours eu ses entrées dans le territoire nord, restait l'une des seules personnes sur l'Île à pouvoir y aller et en revenir, soit parce qu'elle savait comment y circuler discrètement, soit parce qu'elle y connaissait les bonnes personnes (Carlos supposait que c'était un peu des deux).
Assuré que les quelques passants dans la rue ne le verraient pas, il leva une main pour attirer l'attention de Mal puis lui fit le signe que tout allait bien.
Jay se trouvait plus loin en bas, occupé à flirter avec une jeune fille de sorte que personne ne se doute qu'il était en réalité en pleine opération. Trois autres membres de leur bande se trouvaient dans les parages, prêts à intervenir. Leur présence à tous n'était qu'une assurance en réalité. Si tout se déroulait comme prévu, ils n'auraient rien à faire.
Encore dix minutes, et Evie réussit à attirer leur cible en dehors du bar. L'homme rit et lui dit quelque chose que Carlos ne put entendre, et la jeune fille passa le bout des doigts sur son torse avant de le prendre par la main pour l'amener dans la ruelle vide où était postée Mal.
Dans l'établissement, personne ne bougea ou ne parut suspicieux. Avachis sur leurs chaises, les trois autres hommes d'Hadès semblaient dans un état second entre étourdissement et plaisir, et l'eau-de-mort n'était que très partiellement responsable de leur future migraine ou partielle amnésie.
Carlos attendit quelques secondes de plus puis fit un signe au reste de l'équipe pour leur indiquer que tout était bon. Ils se dispersèrent rapidement et le jeune homme sourit en se redressant. Le jour où les drogues d'Evie leur feraient défaut n'était pas encore arrivé. Mais alors qu'il tournait pour descendre le long d'une corde et rejoindre le sol, il remarqua que Mal n'était plus perchée sur les escaliers et avait disparu. Et si elle avait dû intervenir, cela signifiait que quelque chose avait mal tourné.
Il accéléra ses mouvements et capta le regard de Jay qui hocha discrètement la tête. Son cœur battit plus fort, plus vite, son adrénaline remonta et il sortit son couteau de sa ceinture. Normalement le danger aurait dû se limiter à la partie à l'intérieur du bar, pas ensuite.
Quelques foulées l'amenèrent à l'entrée de la ruelle. Il se posta derrière une pile de vieilles palettes de bois et jeta un coup d'œil, mais ne comprit pas tout de suite ce qu'il se passait.
L'homme d'Hadès était au sol, les yeux grands ouverts, une mousse blanche coulant encore du coin de ses lèvres. Tuer le type n'avait pas été prévu, il en était certain. Lui-même, tout comme Jay, avait toujours fait en sorte d'éviter d'avoir une mort sur la conscience, avec plus ou moins de succès. Et ce corps dans cette ruelle où se trouvait Evie lui rappelait un peu trop celui qu'ils avaient laissé derrière eux presque un an auparavant, les chairs fondues.
Confus, Carlos avança et vit Mal debout face à Evie. La sorcière se trouvait dos au mur à un mètre d'elle, un poing levé.
« Les filles ? » demanda-t-il doucement.
Mal lui lança un regard étrange, anormalement tendue.
« On a un problème. »
« Yo ! » lança Jay en arrivant en courant. « Putain, qu'est-ce qu'il s'est passé ? »
« J'en sais rien, » rétorqua Mal, ses yeux brillant une seconde d'une lueur verte sinistre. « Elle s'est figée brusquement et elle l'a buté, je sais même pas comment. »
« Pourquoi ? » demanda Jay en s'avançant vers la jeune fille. « Princesse ? »
Mal lui attrapa le bras et le tira violemment derrière elle alors qu'Evie levait son poing femé. Les yeux de Carlos brillèrent lorsqu'il aperçut la petite fiole en verre qu'elle menaçait de briser au sol, et s'il savait une chose sur Evie, c'était qu'aucune des concoctions qu'elle avait toujours sur elle n'était inoffensive.
« Ne vous approchez pas d'elle ! » prévint Mal entre ses dents. « J'ai déjà essayé. Je crois... je crois qu'elle n'est pas là. »
Le voleur fronça le nez, décrochant ses yeux d'Evie pour les tourner vers elle.
« Quoi ? »
« Elle n'est pas là. »
Carlos pouvait le voir dans la manière dont le regard d'Evie se promenait sans rien accrocher, la manière dont elle restait plaquée au mur, presque avachie, la manière dont ses lèvres formaient des mots qui restaient inaudibles pour eux. C'était glaçant de ne voir aucune expression sur son visage ou dans son regard et de pouvoir malgré tout sentir jusque dans ses os la peur qui l'habitait à cet instant.
« C'est... c'est comme quand Carlos panique... »
Super, merci Jay. Carlos haïssait quand ce sujet apparaissait, même s'ils faisaient tous en sorte de l'oublier comme ils omettaient de se souvenir de tout ce qui pouvait les déranger. Honnêtement Carlos lui-même n'était pas certain de ce qui déclenchait ses crises, et il pouvait les compter sur les doigts d'une main. Tout ce dont il se souvenait après coup, c'était ce besoin de fuir, de se cacher, cette terreur enfantine qui l'agrippait et qui le faisait agir de manière complètement irrationnelle, des flashs de violence plein la tête.
« Evie ? » demanda Mal, sa voix dure. Carlos se demandait si sa colère venait de la tournure qu'avait prise la mission ou du fait d'être menacée par un de ses lieutenants. « Evie ? »
Mal s'approcha et Carlos échangea un regard anxieux avec Jay. Un seul mauvais geste et ils mourraient peut-être tous.
« Ne la touche pas surtout, » conseilla-t-il doucement, et Mal émit un petit son d'acquiescement.
« Evie, baisse ton bras. »
« ...non... »
Le regard d'Evie se posa sur Mal mais aucune lumière ne l'habitait. Ce n'était pas Mal qu'elle voyait, mais quelque chose ou quelqu'un d'autre, une menace, et elle essaya de reculer un peu plus contre le mur. Elle avait l'air très jeune soudain, jeune et fragile et terrifiée.
« ... arrête... »
« Evie. »
Mais la voix de Mal était froide et autoritaire alors qu'elle faisait encore un pas vers elle, et Evie se mit à trembler.
« Non, ne me touche pas ! L – lâche-moi... Lâche-moi... »
Sa voix se cassa et Carlos y entendit les larmes qui emplirent une seconde plus tard ses grands yeux noisette. Mal se figea, la tension dans son dos prit une autre signification. Il se demanda si son cœur se brisait comme le sien.
« Evie... » souffla-t-elle, sa voix beaucoup plus douce. « Evie, je ne te touche pas, tu vois ? » Elle leva lentement ses paumes devant elle. « Tu vois ? Je reste là, je n'avance pas. Evie, c'est Mal. Et Jay et Carlos. Tout va bien. »
Carlos avala sa salive en observant les doigts d'Evie se resserrer autour de la fiole et ses larmes couler sur ses joues. C'était la première fois qu'il la voyait pleurer et pendant une seconde il fut fasciné par cette vision bouleversante. Mais elle avait arrêté de murmurer, et il prit ça comme un bon signe. Mal aussi.
« Evie ? C'est juste nous, d'accord ? Tu m'entends ? Juste Mal, Jay et Carlos. »
Il put voir ses lèvres former leurs prénoms, la lumière revenir peu à peu dans ses yeux.
« Evie, c'est Mal. Je vais te prendre la main gauche maintenant, d'accord ? »
Prudemment, très lentement, Mal tendit le bras pour baisser le poing de la jeune fille et Carlos retint sa respiration.
« Tout va bien, c'est Mal, » continuait-elle doucement. « Tu peux lâcher ça, tout va bien. »
Un petit gémissement monta de la gorge d'Evie lorsque leur capitaine la toucha. Elle eut un mouvement de recul mais elle n'empêcha pas l'autre fille de récupérer la fiole.
« M–Mal ? »
Jamais auparavant Carlos n'avait entendu la voix d'Evie si fragile, tremblante et étranglée. Il ne la reconnaissait pas. Evie était la seule d'entre eux à ne jamais se décomposer, à ne jamais péter un câble ou se briser. La voir ainsi cassait quelque chose en lui et lui tordit l'estomac, il dut ravaler la bile qu'il pouvait sentir au fond de sa gorge.
« Oui, » confirma Mal sans lui lâcher la main. « C'est moi. Hey. Tu es revenue. »
Près de lui, Jay lâcha un petit soupir de soulagement alors que Mal aidait l'autre fille à complètement reprendre conscience de la réalité.
Lorsqu'enfin Evie fut tout à fait avec eux et redevint elle-même, Mal la lâcha et s'écarta d'elle.
« C'était quoi ça ? »
Encore tremblante, Evie fronça les sourcils.
« Quoi ? »
« Tu n'étais plus vraiment là. »
« Je vais bien. »
« Oh ? » Mal se décala pour qu'Evie voit le cadavre derrière elle. « Et tu peux m'expliquer ça ? »
« Oh, » souffla Evie, les yeux écarquillés.
« Le plan n'était pas de tuer l'un des hommes les plus proches d'un dieu ! »
« Il n'a aucun pouvoir. Et puis j'ai eu son médaillon et ce qu'il contient, non ? » répliqua Evie en se redressant complètement, toute trace de ce qu'il s'était passé effacée de sa voix, de son visage et de son maintien. Elle lança l'objet de son vol à Mal. « Tu vas pouvoir le donner à Maléfique comme elle l'a demandé, c'est le plus important. »
« Et le fait que tu as failli nous tuer tous les quatre ? »
« Quoi ? »
Mal sortit la fiole de sa poche et Evie tendit la main pour la récupérer, ses yeux brillant d'horreur.
« Où tu as eu ça ? »
« Tu allais la lancer par terre face à nous et je suppose que ça n'aurait pas été agréable. »
Et il était évident qu'elle avait raison vu la prudence avec laquelle Evie rangeait la potion rouge dans un petit compartiment de sa ceinture.
Mal l'observa en soupirant avant de se tourner vers eux.
« Il faut qu'on parte d'ici avant que quelqu'un nous tombe dessus. Jay, Carlos, planquez le corps sous ces planches de bois. En route. »
Lorsqu'elle avait ce ton-là, il ne servait absolument à rien d'argumenter, surtout quand elle avait raison. Ils s'exécutèrent puis quittèrent la ruelle et avancèrent rapidement vers le centre de la cité alors que le soleil baissait. Aucun mot ne fut échangé tandis qu'ils progressaient, prenant garde de ne pas être suivis.
A peine arrivés dans leur repaire que Mal faisait volte-face pour pointer un doigt accusateur vers Evie.
« Tu peux m'expliquer ce qu'il s'est passé ? »
La sorcière haussa un sourcil, le visage neutre.
« J'ai récupéré le médaillon comme prévu. »
« Conneries ! Qu'est-ce qu'il s'est passé, Evie ? Pourquoi tu ne nous reconnaissais plus ?! »
Carlos appréciait beaucoup Mal. Au départ elle l'avait terrorisé, mais avec le temps il avait appris à la connaître sous ses airs mesquins et distants, et il savait aujourd'hui que même si elle ne l'avouerait jamais avec des mots, elle tenait à eux. Ses actions parlaient pour elle.
Pourtant elle pouvait encore se montrer dure et froide, et il avait toujours supposé que c'était particulièrement le cas quand elle ne savait que faire de ses émotions. Comme présentement.
« Evie, » coupa-t-il doucement, « pourquoi tu l'as tué ? »
Si le type avait tenté quoi que ce soit qu'elle n'avait pas initié, elle l'aurait repoussé. Mal avait été là pour ça, au cas où, et Evie savait qu'elle les surveillait. Et il ne s'était écoulé que quelques secondes entre le moment où ils avaient pénétré dans la ruelle et le moment où Mal avait dû intervenir, c'était impossible que la situation ait pu dégénérer en si peu de temps. Et contrairement à Jay ou Mal, Evie gardait toujours son sang-froid.
« Evie ? »
Finalement Evie poussa un petit soupir et croisa les bras.
« Je ne sais pas, d'accord ? Je... » Elle avala sa salive et détourna les yeux. « Je ne m'en souviens pas. »
« Quoi, comme une absence ? »
« Non ! Peut-être... C'est comme si... j'avais glissé... Comme si j'étais tombée. A l'intérieur. » Elle fronça les sourcils et secoua la tête, et sa voix se fit plus froide. « Quelle importance ? Tout va bien maintenant ! »
« Carlos, Jay, allez trouver à manger. On reste tous ici cette nuit. Profitez-en pour trouver Brent et lui dire où est le corps, qu'il prenne Stabbington et Nottingham et qu'ils aillent le jeter à la flotte cette nuit, discrètement. Pas vus, pas pris, Hadès ne pourra rien faire. »
Méfiant, Carlos échangea un regard avec Jay. Ce n'était pas qu'ils ne faisaient pas confiance à Mal pour rester seule avec Evie, mais elle n'était pas non plus la plus indiquée dans des situations où les émotions entraient en jeu.
« Maintenant, » insista-t-elle, une prière enrobée dans son ton autoritaire.
Alors ils s'exécutèrent. Une fois en bas, Carlos jeta un œil inquiet à son camarade.
« Qu'est-ce que t'en penses ? »
« T'inquiète, Hadès ne fera rien. Sans preuve il va pas risquer rouvrir les hostilités avec Maléfique. »
« Non, je sais bien. Mais Evie ? Qu'est-ce que t'en penses ? »
« Écoute, on a tous nos mauvais jours. Même Mal s'est déjà figée en pleine opération. »
« Mal et toi, vous vous figez momentanément, au pire vous hésitez. Evie et moi... »
« On réagit pas tous pareil, et on n'a pas tous vécu les mêmes merdes. Toi, quand t'as une crise, ton réflexe c'est de fuir et de te protéger. Apparemment, Evie, elle... »
« Elle disparaît et se défend. »
« Ouais. Eh, fais pas cette tête. C'est Evie. Elle va retrouver son sourire et avancer, comme toujours. »
« Comme toujours. »
O
Dans le repaire, Mal observait Evie et ne savait pas comment dire ce qu'elle souhaitait lui dire. Ne savait pas comment trier toutes ces émotions, ne savait pas comment les gérer et encore moins comment les maîtriser.
« Ne me regarde pas comme ça, Mal, » reprocha Evie froidement.
« Comment ? »
« Je ne suis pas un maillon faible qu'il faut couper. »
« Ce n'est pas ce que je pense ! » protesta Mal, quelque chose d'acide s'insinuant au creux d'elle.
« Ah oui ? Ce n'est pas comme ça que tu gères la bande ? »
« Ne me déballe pas ces conneries, tu sais que ça ne marche pas comme ça ! »
« Alors arrête de me regarder comme si j'étais... »
« Quoi ? »
« Je ne suis pas une putain de bombe à retardement ! »
« J'ai jamais dit ça. Ne me mets pas des mots dans la bouche ! »
L'autre jeune fille soupira et se détourna d'elle, et Mal ne put se retenir.
« Je sais qu'il est arrivé quelque chose en début d'année. Jay me l'a dit. »
Un son amer monta de la gorge de son lieutenant.
« Je m'en doute. »
« Evie... »
« Il ne s'est rien passé, Mal, et c'était il y a longtemps. »
« J'étais là, dans la ruelle, » lui rappela-t-elle, surprise d'entendre son propre ton aussi sourd. « Je t'ai vue... glisser ou tomber ou je ne sais quoi, à l'instant même où il t'a poussée dos au mur. Deux secondes plus tard tu n'étais plus là. »
Au départ, Mal n'avait pas compris. Même s'il était plus vieux que les jeunes avec lesquels Evie flirtait d'habitude lorsqu'ils en avaient besoin, le gars n'avait pas été entreprenant, en tout cas pas plus que la normale, et pourtant Mal avait vu une étrange expression glisser sur le visage de son lieutenant, une terreur glaçante, et le type s'était écroulé, mort. Voir Evie ainsi ensuite, toute petite, terrorisée, des larmes sur les joues et dans sa voix brisée... ?
Mal n'avait pas de mot pour ça. Ni pour décrire cette sensation qui la saisissait à la gorge en voyant le tremblement qu'Evie essayait de lui cacher. C'était la même émotion qui l'avait presque étouffée cette fois où ils avaient trouvé Evie dans le repaire, en proie à une souffrance terrible, une fiole de potion orange presque vide à côté d'elle et la peau de son épaule atrocement brûlée. La même émotion qui la hantait quand Evie devait retourner chez la Reine et qu'elle ne revenait pas avant des jours.
« Evie...» commença Mal prudemment, avalant pour desserrer sa gorge. « Est-ce que tu as eu une sorte de flashback ? »
Aucune réponse. Doucement, Mal s'approcha et contourna Evie pour être face à elle. Le regard voilé de la jeune fille l'évita.
« Evie... »
« Écoute, » coupa-t-elle d'une voix enrouée, « j'ai toujours réussi mes missions, non ? J'en ai eu d'autres depuis, et j'ai toujours réussi. »
« Je me fous de cette stupide mission. Et tu n'as pas répondu à ma question. »
« Qu'est-ce que tu veux que je te dise, Mal ? Il y avait juste... trop de bruit, dans le bar. Dans la rue. Le bruit et... son odeur, il sentait la menthe et l'eau-de-mort... et la ruelle, c'était comme... »
« C'était déjà arrivé avant ? Les flashbacks ? »
La façon dont ses traits composèrent habilement un masque d'impassibilité lui donna la réponse.
« Evie... »
La culpabilité l'étranglait presque, parce que Jay était venu la trouver, ce soir-là, mais Evie était réapparue le lendemain pareille à elle-même et n'avait jamais montré le moindre trouble, alors elle ne lui en avait jamais parlé, parce qu'elle n'avait eu aucune idée de quoi dire. Elle s'était contentée de canaliser son inquiétude et sa rage dans une politique brutale anti-agression sur son territoire, parce que si elle ne pouvait pas réparer le passé, elle pouvait en revanche tout faire pour maîtriser le présent.
« Je sais que parfois je peux être... moi, mais je suis là, d'accord ? »
Evie secoua la tête et rencontra enfin son regard.
« Je peux gérer, » assura-t-elle, et Mal maudit intérieurement ce foutu contrôle qu'Evie avait presque toujours sur elle-même. « Je gère. »
« On est tous... un peu foutus, à l'intérieur. Merde, tout le monde sur ce caillou l'est, mais nous... peut-être un peu plus que les autres. Mais on doit s'accrocher, parce qu'on est ensemble, pas vrai ? Tous les quatre, dans la même galère. »
« Ouais, » souffla Evie avec un sourire las. « Je sais. »
« Jay n'était pas sûr de ce qu'il s'est passé le soir – »
« Je ne veux pas en parler. »
« Mais – »
« Mal. Non. »
Les garçons revenaient, Mal n'eut pas l'occasion d'insister, et elle n'était pas certaine d'en avoir l'envie.
Non était une barrière qu'elle ne voulait pas briser, une prière qu'elle ne voudrait jamais ignorer, une limite qu'elle mourrait avant de dépasser. S'il y avait une dernière frontière entre cette humanité qu'elle espérait encore détenir au creux d'elle et le monstre qu'elle pourrait devenir et que beaucoup voyait déjà en elle, elle se dessinait dans les non de ses alliés. Tant qu'elle les respectait, tant qu'elle n'usait ni de sa force ni de son autorité pour les outrepasser, elle restait digne de leurs serments, elle se maintenait hors du néant.
Non, je ne veux pas en parler.
Non, je ne veux pas voler ça.
Non, n'interviens pas, je gère.
Non, je ne veux pas faire ça.
Ces non tissaient la différence entre la dictature et son autorité de capitaine, entre Maléfique et elle, entre le dragon et Mal.
Et s'il y avait des non sacrés qui résonnaient en elle et arrachaient des promesses de son âme, c'était ceux d'Evie.
Alors elle respecta ses souhaits et n'aborda plus le sujet.
Ils étaient tous très doués pour donner l'illusion que tout allait bien, de toute façon.
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