VIII
Donner à réfléchir
« Like a vapor in the wind,
You never see us creeping in,
Oh my my,
You never stood a chance »
-Oh my my, by Ruelle
« C'est... »
« Ouais. »
« Elle est là. »
« Ouaip, » insista Jay.
« Et vous êtes sûrs, personne n'a rien vu ? »
« Tu nous prends pour qui ? Des amateurs ? »
Evie leva les yeux au ciel mais ne put s'empêcher de sourire malgré elle.
Carlos s'approcha d'eux et grimaça quand ses pas firent craquer le plancher du grenier. Mais à quatre heures du matin, il y avait peu de chance pour que quelqu'un remarque les bruits.
« Heureusement le programme que j'ai inventé cette semaine a bien fonctionné. On aurait été emmerdés si j'avais loupé un truc. Les systèmes de sécurité se sont bloqués juste le temps d'entrer et de ressortir avec elle. »
Il tourna son regard vers l'épée une nouvelle fois et la princesse hocha la tête.
« Une chance que cette exposition temporaire sur les armes de légende ait lieu en ce moment. Et le leurre ? »
« Parfaitement identique et parfaitement en place, comme ceux qu'on a placés dans les coffres, » intervint Mal avec amusement. « Tu peux arrêter ? »
Evie soupira.
« C'est juste trop facile. C'est pas trop facile ? »
« Il faudrait vraiment qu'ils revoient leur sécurité, c'est sûr, » répondit Jay. « N'avoir à faire qu'à des petits criminels sans envergure les a complètement endormis. »
« Et toi, Evie ? »
« On a tous les ingrédients sauf un. »
« Lequel ? »
« Le sang d'innocents. »
Mal choisit d'ignorer le froncement de nez de Carlos.
« Quelle quantité ? »
« Pas beaucoup, mais il en faut de trois personnes différentes. Et il faut qu'il soit frais. »
« Donc on doit chopper trois jeunes filles vierges juste avant d'agir ? »
Evie placarda Jay d'un regard agacé.
« Je n'ai ni dit qu'il fallait que ce soit des filles, ni dit que les personnes devaient être vierges. »
« Tu as parlé d'innocence ! » se défendit-il. « Et ce n'est pas le truc des sorcières noires de se baigner dans le sang de jeunes filles vierges ? »
Carlos lui mit immédiatement une tape derrière la tête, ce qui sauva probablement Jay parce qu'Evie avait l'air prête à faire bien pire.
« Jay, je sais qu'on est tous fatigués, mais essaye de redémarrer ton cerveau, » ordonna Mal.
Elle se retint de lui faire remarquer à quel point son raisonnement était ridicule. Mal elle-même avait beau être jeune et vierge, elle n'était certainement pas innocente. Très, très loin de là.
« Quand je parle d'innocence, » reprit Evie lentement, exaspérée, « je veux parler de pureté d'âme. Quelqu'un qui n'a jamais voulu tuer ou faire du mal à qui que ce soit, qui ne s'est jamais laissé submergé par des émotions noires comme la haine, la jalousie, la soif de vengeance, l'avidité, la cruauté. Peu importe son âge ou son sexe, mais de préférence de race humaine. »
« D'accord, d'accord, j'ai saisi, » apaisa Jay en se frottant l'arrière de la tête. « Bon, ça devrait pas être compliqué à trouver à Auradon. Reste l'organisation. Mais tant qu'on ne saura pas comment mettre la main sur la baguette, on sera bloqués de toutes façons. »
« Ne compte plus jamais sur moi pour te préparer tes potions de contraception. »
« Evie ! »
Mal les ignora pour rediriger son regard vers la table. Elle y vit toutes leurs armes, des fioles de différentes potions qu'Evie avait préparées au cours de la semaine, certaines dans des petits tubes en verre, d'autres dans des aérosols. Il y avait aussi plusieurs drôles d'objets mécaniques sur lesquels avait travaillé Carlos et des explosifs qui n'attendaient qu'un coup de pouce magique pour se charger.
Au bout de la table reposaient leur dernière acquisition et un sac contenant tout le nécessaire médical – volés, comme tout le reste.
Et bien sûr, la Machine de Carlos, recréée et perfectionnée. Mal ne savait pas comment elle fonctionnait, mais tout ce qui importait était qu'elle soit capable d'ouvrir une brèche dans la barrière. Une porte qu'ils pourraient contrôler, qu'ils pourraient refermer.
Ils seraient ainsi capable de remplir leur mission et de tenir parole, d'honorer leur échange, comme le dictaient les Règles de l'Île.
« Allons nous coucher, » proposa-t-elle finalement, et les trois autres hochèrent la tête, épuisés.
À partir de cet instant ils auraient besoin de tout le repos possible, jusqu'à ce qu'ils mettent la main sur la baguette magique de Marraine.
Et alors...
Et alors ce serait leur fin, d'une manière ou d'une autre.
O
« Mal ? »
Alors qu'elle sortait de la salle de bains en pyjama et plus que prête à dormir un peu, Mal leva la tête vers Evie, debout dans la chambre, un air soucieux au visage.
« Quoi ? »
« Je dois te montrer quelque chose. »
« D'accord... »
« C'est ma magie. Elle n'arrête pas de grandir. »
Mal hocha la tête, perdue, ne voyait pas bien pourquoi Evie lui faisait savoir ça alors que le soleil allait bientôt se lever et qu'elles devaient vraiment dormir.
« Regarde. »
Prudente, Mal la suivit jusqu'à la coiffeuse, l'observa se concentrer sur le miroir, comme lorsqu'elle s'en servait comme d'une fenêtre, mais au lieu d'agiter la main pour l'activer, elle posa sa paume contre lui. Mal put sentir la magie froide d'Evie glisser contre la surface, s'intensifier partout autour de la jeune femme, et soudain la main d'Evie disparut.
« Evie ! »
La sorcière retira immédiatement sa main de l'intérieur du miroir et Mal essaya de mieux respirer, les yeux écarquillés alors qu'Evie se tournait vers elle.
« Je crois que ma magie ne me permet pas seulement d'activer les miroirs pour voir à travers eux. Je crois que je peux voyager à travers eux. »
« Tu... tu crois que tu pourrais passer dans le miroir ? »
« Et aller de l'autre côté, sortir par l'autre miroir. »
C'était... c'était probable. D'après les livres que Mal avait parcourus ces derniers jours, lorsqu'ils étaient activés par les êtres ayant ce pouvoir, les miroirs avaient des propriétés infinies, et ils étaient surtout des intermédiaires.
« J'aimerais essayer quelque chose, » ajouta Evie doucement en tendant la main vers elle.
Mal fronça les sourcils mais posa sa main dans la sienne, incapable de faire autrement. S'il y avait une personne au monde à laquelle elle faisait confiance, c'était Evie.
Sa main était glacée, vibrait de magie, et comme à chaque fois à son contact celle de Mal s'éveilla, serpenta dans son sang, sur sa peau, alla chercher le courant froid pour s'y entremêler, feu et glace s'alliant avant de s'apaiser.
Evie reposa son autre paume contre le miroir pour le réveiller, puis leva sa main et celle de Mal et les passa à travers la surface réfléchissante. Mal frissonna contre le froid qui l'envahit, mais elle ne ressentit ni souffrance ni panique, juste l'impression d'avoir plongé dans un bassin d'eau glacée.
Evie la relâcha et fit un pas en arrière, la main de Mal toujours dans le miroir sans que la magie cesse.
« Je peux faire passer d'autres personnes ou des objets sans être du voyage, » conclut la sorcière.
« Intéressant, » souffla Mal en retirant sa main. « Mais il ne faudrait pas un miroir plus grand ? »
« Je ne pense pas. Une fois que ma main est dedans, je peux sentir la magie m'attirer, c'est... Il suffirait que je tire, que j'ordonne, et on passerait. Je devrais le tester bien sûr, mais c'est comme si je savais déjà la réponse. »
« Demain. On testera demain. En attendant on doit dormir. »
« Oui. »
Mal alla dans son lit et attendit qu'Evie soit couchée dans le sien avant d'éteindre la lumière. Elle se sentait épuisée, mais il y avait cette pression dans sa magie, cette appréhension qui ne la laissait pas se reposer.
Elle lutta pour caler sa respiration sur celle d'Evie, et finalement elle s'endormit.
O
Ils se rejoignirent tous à l'entrée de la cafétéria vers treize heures, encore fatigués, mais Carlos pouvait sentir qu'il n'était pas le seul à mieux respirer.
Le fait d'avoir enfin une bonne partie des pièces de leur puzzle le rassurait étrangement. Ça ne voulait pas dire qu'ils n'étaient pas toujours dans une situation inconfortable, mais ils avaient regagné du contrôle sur la situation et c'était quelque chose dont ils avaient tous besoin.
Et à présent qu'ils avaient terminé leurs recherches et vols et préparations, ils pouvaient se concentrer sur d'autres choses. Comme un pique-nique.
Ils ignorèrent comme toujours les regards des étudiants sur eux, prirent tout ce qui leur faisait envie sur le buffet, remplirent leurs sacs et sortirent dans les jardins. Ils marchèrent près d'une demi-heure avant de trouver une petite clairière fleurie et isolée dans la forêt et s'installèrent.
« Je crois qu'on est pas censé manger la glace en premier, » remarqua-t-il en voyant Jay et Mal ouvrir les trois pots de crème glacée.
Mal lui jeta un coup d'œil.
« Comment ça ? »
« C'est un dessert. Rappelle-toi, entrée puis plat puis dessert. On mange toujours ce qui est sucré à la fin du repas. »
« C'est juste une règle bizarre d'Auradon. Quelle importance, à quelle heure ou dans quel ordre on mange les choses ? »
Il n'avait absolument aucune réponse à cette question, et Jay lui tendit une cuillère avec un rictus.
« La glace va fondre si on ne la mange pas tout de suite, non ? »
Près de lui, armée de sa propre cuillère, Evie observait les pots curieusement. C'était la première fois qu'ils voyaient de la glace au buffet mais ils en avaient entendu parler sur l'Île, comme des contes pour enfants que les adultes murmuraient lorsque leurs souvenirs les hantaient.
« Vanille, chocolat, fraise, » énonça Mal inutilement en désignant les trois pots entre eux. « Il y a des tas d'autres parfums apparemment. »
« Par laquelle on commence ? » demanda Jay, et aussitôt C arlos proposa celle au chocolat tandis que Mal indiquait le pot à la fraise. « Vanille, alors. C'est parti ! »
Peut-être qu'il y aurait un moment où Carlos cesserait d'être surpris ou émerveillé par ce que ce monde avait à offrir (ce dont ils avaient toujours été privés), mais ce moment n'était pas encore venu.
La glace était froide, sucrée, fondait rapidement dans sa bouche pour tapisser son palais, et l'arôme éclata contre sa langue et envoya un tourbillon de bonheur et d'excitation enfantine le submerger. Les expressions lumineuses des trois autres devaient faire miroir à la sienne et il ne put s'empêcher de rire.
« Putain, » souffla-t-il, priant pour que les larmes qui s'accumulaient ne se montrent pas dans ses yeux.
C'était si simple et si commun, la glace à Auradon. Comme toute cette nourriture, comme ces desserts, comme le chocolat et les bonbons. Une seule cuillère de glace et ses frère et sœurs... amis... alliés se transformaient en trois gamins aux yeux pétillants. Carlos n'avait jamais vu cette expression sur leurs visages, cet air innocent, ce rose sur leurs joues.
Auradon leur avait interdit la glace, Auradon leur avait volé leur enfance, Auradon les avait foutus en l'air.
Auradon leur avait donné la vie pour la leur reprendre aussitôt.
Si les autres sentirent son changement d'humeur, ils n'en dirent rien. Ils mangèrent les glaces en silence, tous perdus dans leurs pensées, puis passèrent au reste de leur repas.
« J'ai réfléchi à la possibilité d'utiliser Ben pour avoir des infos, » commença Mal après un moment. « C'est peut-être pas une mauvaise idée. »
« Une potion de vérité laissera des traces, » prévint Evie.
Carlos savait que cette note basse dans son ton cachait son inquiétude. Mais était-elle soucieuse à l'idée qu'ils soient attrapés, ou à l'idée des effets secondaires que la potion noire aurait sur le prince ?
Il penchait plutôt pour la première possibilité. Evie n'était pas du genre à avoir de la pitié, elle n'en avait pas le luxe.
« Je pensais plutôt à un enchantement. J'en ai d'abord trouvé un qui, couplé à une potion, peut le forcer à tomber amoureux. Mais impossible de faire ça discrètement, alors je l'ai éliminé. »
Jay acquiesça en terminant son cookie.
« Et c'est pas parce qu'il serait amoureux qu'il nous déballerait tous ses secrets. »
« Exactement. Mais il y a une autre possibilité. Pendant quelques heures, il sera plongé dans une euphorie et une admiration aveugle qui le pousseront à vouloir faire et dire tout ce que je voudrai. »
« Ça ressemble à de l'amour, non ? » demanda Carlos, perdu. « C'est quoi la différence avec le premier ? »
« Non, c'est pas pareil. Je ne crois pas que c'est comme ça, l'amour. Là ce serait plus un sentiment de joie, de bonheur tordu qui rendrait la victime complètement malléable. Si on le couple à un sort d'oubli, Ben ne se rappellera même pas des quelques heures avant la levée du sortilège, tout sera flou pour lui mais il ne se posera pas plus de questions. Il ne se souviendra pas clairement de notre discussion. »
« Ben doit savoir où est la baguette, et peut-être ce que cachent ses parents, ce que lui nous cache, il pourrait tout nous apprendre. »
« Tu voudrais faire ça comment ? » demanda Jay. « Il n'est pas là aujourd'hui, et on a cours toute la semaine. »
« Après ses cours, lundi ou mardi, je pourrais lui proposer d'aller se promener avec moi pour discuter. Il ne refusera pas. »
« C'est une idée... » acquiesça Evie doucement. « Mais si ça se retourne contre nous, la partie est finie. Ils nous verront comme des menaces et ne nous pardonneront pas d'avoir usé de magie sur le prince héritier. »
« Et depuis quand prendre des risques nous fait peur ? Ça fait déjà plus d'une semaine. Si jamais on n'a pas plus d'infos dans deux jours, on n'aura pas le choix. Alors ? »
Tous acquiescèrent.
O
Ben ne comprit pas vraiment pourquoi ils acceptèrent.
Il avait trouvé les quatre insulaires dans la chambre des garçons à la fin de l'après-midi et leur avait présenté son invitation, attendant pleinement un refus. Ils s'étaient tous figés, avaient échangé des regards étranges que Ben n'avait su interpréter, et Mal avait donné son accord.
Ils viendraient donc passer la nuit et le dimanche chez lui, dans le château de ses parents, mais ils n'avaient pas l'air particulièrement ravis.
Alors pourquoi avoir accepté ?
Durant le trajet, Ben lutta pour maintenir une conversation. Tous étaient plutôt silencieux, même s'ils gardaient l'air avenant qu'ils avaient par défaut dans des situations comme celles-ci. Mal et Evie discutèrent un peu du film d'aventure qu'ils avaient regardé avant que Ben ne vienne les chercher, et Jay et Carlos parlèrent sport avec lui.
Alors que la limousine s'engageait à travers le portail dans le domaine de ses parents, Mal jeta un œil aux bois parfaitement entretenus et se tourna vers Ben.
« Pourquoi tes parents tiennent à nous rencontrer officiellement ? »
« Parce que vous êtes leurs invités. Et parce que je leur parle de vous, et qu'ils aiment connaître les personnes avec lesquelles je passe du temps. »
Il aurait dit ses amis dans toute autre circonstance, mais il sentait que ça n'aurait causé que d'autres tensions.
« Alors c'est un test ? »
« Un test ? » répéta Ben en fronçant le nez. « Je ne comprends pas, Carlos. À quoi servirait un test ? C'est juste l'occasion pour vous de quitter un peu l'école et pour eux d'apprendre à vous connaître. Entre nous, ils n'apprécient pas particulièrement Chad ou Herkie, et pourtant ils sont toujours les bienvenus ici. Je suis libre de choisir mes fréquentations. »
« Je comprends mieux pourquoi ils tiennent à rencontrer tous tes camarades, » lui dit Jay avec un petit rictus et une étincelle d'amusement au fond des yeux.
« Comment ça ? »
« Tu n'as vraiment aucun talent pour les choisir. »
« Chad et Herkie sont un peu immatures, mais ils ont bon cœur, » défendit simplement Ben, enterrant tout sentiment d'irritation. « La plupart des gens pense que je suis un mauvais juge. En réalité, je ne me trompe presque jamais. »
« Presque, » répéta Mal platement. « Presque pourrait te tuer. »
« Je suis toujours en vie, » répliqua-t-il avec son immense sourire brillant qui les déstabilisait toujours, il le savait. « Les personnes qui ne font jamais confiance à quiconque, qui sont incapables de voir le bien dans le cœur des autres, doivent se retrouver bien seules dans un monde très sombre, non ? Je sais que tout le monde n'est pas bon. Mais au contraire de ce que beaucoup de gens pensent, je sais faire la différence entre quelqu'un de mauvais et quelqu'un ayant une part d'ombre. Je suis juste doué pour voir au-delà des apparences. C'est un don. »
Mal avait l'air plus que dubitative. Il n'était pas surpris. Sa façon de voir les choses était sans aucun doute le contraire de la sienne.
Pour elle, les autres étaient tous des ennemis, personne n'était bon, la gentillesse et les sourires ne pouvaient qu'être des illusions pour cacher des intentions horribles.
L'attention de ses invités se tourna vers les fenêtres de nouveau. Le domaine royal était immense. Le château, bâti en vieilles pierres grises, avait une architecture et un environnement très classiques avec ses tours, ses jardins et ses fontaines. Heureusement l'intérieur était bien plus moderne et lumineux que ce que l'extérieur laissait croire.
Lorsqu'ils descendirent de voiture, Ben fut soulagé de constater que ses demandes avaient été entendues. Aucun membre du personnel ne vint les aider ou les accueillir. Il monta les marches et invita les quatre autres à le suivre à l'intérieur, traversa le hall et passa sous les imposants escaliers pour les conduire dans l'aile est.
« Nous avons quelques chambres pour les invités, » expliqua Ben en ouvrant une première porte dévoilant une chambre, puis une seconde juste en face. « Ces deux-là ont été préparées pour vous. »
Tous les quatre hochèrent la tête et allèrent déposer leurs affaires dans les pièces.
« Je suppose que tes parents et toi dormez à l'étage ? » demanda Mal en repassant dans le couloir.
« Oui, » répondit-il. « Et le personnel qui reste sur place a des appartements dans l'autre aile. »
Elle se contenta d'hocher la tête, mais tous semblaient satisfaits de l'entendre. C'était Adam qui avait suggéré ces chambres plutôt que celles du premier, songeant qu'ils seraient plus à l'aise loin d'eux ou d'autres inconnus. Il avait eu manifestement raison.
Alors qu'il les conduisait de nouveau à travers le couloir pour rejoindre le salon d'hiver dans lequel serait sûrement sa mère, il les observait attentivement du coin de l'œil. Ils n'étaient jamais faciles à lire, mais les regards qu'ils lançaient autour d'eux témoignaient de leur vigilance. Ils semblaient cataloguer tout ce qu'ils voyaient, dessiner une carte mentale du château peut-être, tout en satisfaisant cette curiosité si inhérente à leur personnalité et que Ben trouvait si touchante.
« Combien de fois tu t'es perdu ? » demanda Jay au bout de quelques secondes de silence et du troisième virage.
Ben sourit.
« Plusieurs fois quand j'étais tout petit. J'avais tendance à me sauver et à me cacher, sauf que je paniquais parce que j'étais seul et perdu. J'ai donné des cheveux blancs à ma gouvernante, et ai probablement fait peur à mes parents plus d'une fois. Je vous rassure, je ne me perds plus depuis longtemps. »
« Je suis si soulagée, » railla Mal, mais il n'y avait pas vraiment d'agressivité dans son ton.
« Ça vous arrivait de vous perdre sur l'Île ? »
Mal leva les yeux au ciel alors qu'Evie lui souriait.
« Non, » répondit-elle simplement.
« Jamais ? »
« On ne se perd que si on ne fait pas attention à son environnement. Nous avons tous un excellent sens de l'orientation. »
Evie était diplomate, lorsqu'elle le souhaitait ses réponses disaient tout et rien en même temps et son ton mettait toujours les autres à l'aise. La seule exception restait cette remarque glaçante sur leur survie et leur temps injuste en prison, et même lorsqu'elle l'avait délivrée elle n'avait pas perdu son ton mélodieux et son petit sourire lumineux.
Quand ils arrivèrent au salon d'hiver, il entra sans frapper et ne put empêcher le sourire espiègle qui lui vint naturellement quand sa mère leva la tête de sa lecture en haussant un sourcil à son attention. Elle déguisa rapidement sa surprise, referma son roman qu'elle posa sur la table près d'elle et se leva du fauteuil, retirant ses lunettes dans le même mouvement.
« Ben, » salua-t-elle doucement, « ne devais-tu pas envoyer un message pour prévenir de ton arrivée ? »
Il se dirigea vers elle, son sourire plus brillant, et déposa un baiser sur sa joue.
« Maman, tu es très jolie aujourd'hui, » complimenta-t-il, sachant très bien qu'elle était contrariée de n'avoir pu se recoiffer et peut-être se changer.
Ses cheveux étaient rapidement attachés pour ne pas la gêner dans sa lecture, son maquillage était on ne peut plus léger, ses vêtements tout simples, un pantalon blanc et une tunique jaune pâle, et elle était pieds nus.
« Charmeur, » reprocha-t-elle, une lueur d'amusement dans ses yeux, avant de se tourner vers leurs invités et de leur offrir un petit sourire sans s'approcher plus d'eux. « Je suis ravie que vous ayez accepté notre invitation. Bienvenue chez nous. »
Mal hocha la tête.
« Nous vous remercions de nous avoir invités, Votre Majesté, » répondit-elle, sa voix posée et calme, son maintien droit mais son expression prudemment neutre.
Fière, mais pas arrogante. Polie, mais pas soumise. Un équilibre calculé et vigilant. Elle ne s'inclina pas, Ben leur avait dit que ce ne serait pas nécessaire, et il les observa, cachant sa curiosité. Tous les quatre se tenaient à distance d'eux, apparemment à l'aise mais il les avait vus dans assez de situations pour pouvoir détecter leur méfiance.
Il était surpris de ne pas voir sa mère s'approcher d'eux pour leur serrer la main, ce qu'elle faisait toujours d'ordinaire lorsqu'elle rencontrait de nouvelles personnes dans le cadre privé.
« Adam n'est pas encore rentré mais il sera là pour le dîner. Il vous prie de l'excuser de ne pas être là pour vous accueillir. »
« C'est rien. »
Mal parlait pour eux tous. Il y avait une prudence et quelque chose d'étrangement figée chez chacun d'entre eux, et Ben essaya de garder son sourire le plus naturel possible.
« Asseyons-nous, s'il vous plaît, » invita-t-il en désignant les fauteuils.
Tous acquiescèrent et il remarqua que la posture des garçons était plus polie que d'ordinaire, le dos presque droit et les jambes pliées. Il vit sa mère taper quelque chose rapidement sur son téléphone – un message pour leur personnel leur demandant d'apporter des rafraîchissements et des toasts, sans doute.
Une excellente initiative, Ben savait qu'au moins la nourriture leur donnerait à tous quelque chose à faire ou un sujet de conversation pour briser ce qui pourrait très vite devenir un moment tendu.
Mais Belle ne laissa pas le silence s'installer.
« Jay, je suis ravie de te rencontrer. J'ai eu l'occasion de croiser tes amis à l'école. »
Le jeune homme sourit.
« Enchanté, Votre Majesté, » dit-il simplement, la voix chaude et les yeux brillants.
C'était étonnamment... charmant. Sobre aussi.
Ben vit Mal et Evie échanger un rapide regard, peut-être amusées.
« Vous pouvez m'appeler Belle, » protesta la reine gentiment, ce qui figea les adolescents une seconde ou deux. Elle ignora leur réaction. « Est-ce que tu apprécies Auradon Prep ? »
« C'est sympa. Je ne suis pas un grand fan de certains cours, mais dans l'ensemble c'est plutôt pas mal. »
« Ben m'a dit que tu avais essayé le Tournoi mais que tu avais finalement opté pour ne pas y retourner. »
« Les sports d'équipe, c'est pas trop notre truc, » avoua-t-il avec un sourire, mais il y avait une tension dans ses épaules. « Et il y a déjà beaucoup à découvrir, des tas de choses à apprendre, tout ça. »
« Oui, j'imagine que ça doit être pas mal de changements. Je sais que vous n'avez pas encore beaucoup de matières, mais y en a-t-il une que tu préfères ? »
Il y eut une hésitation chez le garçon, l'air détendu qu'il affichait se brisa une seconde pour laisser place à une expression étrange. Mais le temps d'un clignement d'yeux son sourire était revenu.
« Je ne suis pas vraiment du type studieux, si je dois être honnête. Rester en classe, faire des devoirs, ça m'ennuie un peu. Mais le cours sur les différentes civilisations n'était pas trop ennuyeux. Et le sport est toujours plaisant. »
Ben mit un point d'honneur à ne pas réagir, mais il se rendit compte que Jay surveillait non seulement ses manières et son ton, mais son vocabulaire et ses tournures de phrases aussi. C'était une chose qu'il n'avait jamais faite auparavant, en tout cas pas devant lui. Les trois autres n'intervenaient pas, restaient à leur place dans tous les sens du terme, mais il y avait quelque chose d'intense, de vif dans leur façon d'observer Belle. Ils affichaient un air tranquille, mais après une semaine à les côtoyer et à essayer de les décrypter, Ben pouvait remarquer la tension subtile qui ne quittait pas leurs muscles.
Ils étaient... différents.
Avaient-ils... Avaient-ils peur de Belle ?
Peut-être que peur était un peu fort, mais il y avait quelque chose qui les inquiétait, qui allait presque au-delà de la méfiance qu'ils affichaient face à Marraine.
C'était complètement ahurissant et il n'avait absolument pas anticipé ça.
Peut-être était-ce en raison du lieu. Le château leur était inconnu, il y avait des caméras et des gardes – un peu comme à l'école mais l'endroit était nouveau.
« Et toi, Carlos ? Qu'apprécies-tu à Auradon Prep ? »
Le garçon se figea une seconde avant de se forcer à se détendre.
« J'aime... les maths, » avoua-t-il, et il avait l'air sincère même si son ton restait prudent et serré, comme si chaque mot qu'il prononçait pouvait être une erreur. Comme si la question était un piège. Il ne cessait de détourner les yeux avant de se forcer à les ramener vers ceux de Belle. « La technologie surtout. Je ne suis pas trop fan des matières littéraires. »
« Les cours de maths et de technologie te plaisent ? »
« Les maths sont un peu trop... » Il s'interrompit rapidement, puis reformula prudemment. « J'ai déjà étudié le contenu des cours que nous avons actuellement. »
« Tu trouves que c'est trop facile, » décoda Ben, prenant soin de rester ouvert, se demandant pourquoi cette formulation semblait autant effrayer Carlos.
Il écarquilla les yeux, jeta un coup d'œil vers la reine et acquiesça lentement.
Belle sourit. Elle ne bougea pas, Ben avait remarqué qu'elle semblait déterminée à faire le moins de gestes possibles.
« Les cours à Auradon Prep sont divisés en plusieurs niveaux pour que tous les élèves puissent être à l'aise dans leurs apprentissages. Initiation, intermédiaire et avancé. Vous pouvez changer de niveau en cours d'année. Je crois que Marraine souhaite faire le point avec vous à la fin du mois, voir quels cours et quels niveaux vous correspondront le plus. Puis vous pourrez pleinement adapter votre cursus au prochain semestre en ajoutant ou changeant vos matières. Vous devriez essayer de voir celles qui vous intéresseraient dès à présent, je suis sûre que l'administration pourrait vous renseigner, ou Audrey pourrait vous expliquer toutes les possibilités qui vous sont offertes. Tu as mentionné aimer la technologie, Carlos ? »
Le jeune homme hocha la tête, et Ben sourit.
« Il y a des cours là-dessus, tu sais. Des cours généraux, mais il y a aussi des modules de plusieurs heures proposés dans l'année, sur la robotique, l'électronique, la mécanique automobile, le graphisme, la programmation et le développement web,... C'est parfois couplé avec d'autres cours, comme la physique ou les maths appliquées. »
Pendant une demi-seconde, Carlos amorça un mouvement vers sa gauche, vers Evie, mais il ne termina pas son geste et resta concentré sur Ben.
« Je sais qu'il y a un atelier mais... vous pouvez vraiment étudier tout ça ? » demanda-t-il, la voix si basse que c'était presque un murmure.
« Vraiment, » assura Ben, amusé. « Si c'est ton truc, tu pourras orienter ton cursus pour qu'il s'approche de celui des élèves se destinant à l'ingénierie par exemple. »
Le garçon n'eut pas le temps de répondre puisque deux de leurs employés de maison entrèrent pour déposer sur la table de quoi boire et manger. Belle les remercia chaleureusement et invita les adolescents à se servir, ce qu'ils ne firent qu'une fois que Ben et sa mère eurent un verre en main.
« Je ne pourrais pas t'aider plus, » confia Ben en reprenant sa conversation avec Carlos. « C'est pas trop mon domaine, les maths et tout ça. Je suis en cours avancé de sciences po, d'Histoire et géographie, de littérature et de langues étrangères, mais c'est tout pour mes points forts. J'ai continué les maths, mais j'ai déjà du mal à suivre en cours intermédiaire. Les nombres et moi, on s'entend pas, » avoua-t-il en fronçant le nez. « J'ai aussi du mal en économie. »
Sa mère près de lui rit doucement.
« J'ignore si on a une prédisposition pour certains arts en fonction de nos gènes, mais si c'est le cas tu partais de toute façon perdant, mon fils. »
« Nous sommes une famille de littéraires, » acquiesça-t-il avec un sourire amusé. « Heureusement, notre royaume a d'excellents économistes et comptables. »
« Heureusement, » appuya Mal.
Il n'y avait pas l'humour railleur dont elle faisait montre face à lui parfois, et le mélange d'incrédulité et de prudence dans son regard le poussa à agrandir son sourire et à hausser un sourcil.
« Quelque chose me dit que tu n'es pas vraiment dans la Team scientifique. »
« Tu sais très bien dans quels genres de cours ils m'ont placée. Je pense que la plupart est une perte de temps, de toute façon. »
« La plupart seulement ? Lesquels ne le sont pas alors ? »
« Ceux concernant des choses que mes alliés ignorent. La complémentarité est utile. »
« Carlos est un ingénieur, Jay est un sportif, Evie... »
Il s'en voulut d'hésiter, et la jeune fille pencha légèrement la tête sur le côté, embarrassée.
« S'il y avait des cours de design ou d'esthétique, je suppose que ça me correspondrait. Je... ne suis pas vraiment les cours que nous avons actuellement à l'école. »
Voulait-elle dire qu'elle ne parvenait pas à suivre les cours, trop difficiles pour elle, ou qu'elle ne s'y intéressait pas car c'était des sujets pour lesquels elle n'avait aucun intérêt ? Ce n'était pas très clair, et s'il y eut une demi-seconde un début de rictus sur le visage de Mal, elle le fit disparaître aussitôt.
D'un autre côté, Evie lui avait déjà dit qu'elle avait apprécié le cours de Civilisations anciennes. Il savait qu'elle avait les mêmes matières scientifiques que Carlos aussi. Ce ne serait guère étonnant qu'à l'instar de Jay, les filles aient des problèmes pour parvenir à comprendre les cours puisqu'ils n'étaient jamais allés à l'école auparavant. Carlos avait montré de l'intérêt pour la lecture et pour les nouvelles technologies, alors peut-être qu'il avait appris certaines choses tout seul sur l'Île.
Oh.
« S'il n'y a pas d'école sur l'Île, » commença-t-il lentement, « comment est-ce que vous avez appris à lire et à écrire ? À compter ? Et tout le reste ? »
Il avait peu discuté avec eux, mais assez pour savoir qu'ils avaient des notions dans plusieurs domaines. En géographie, en politique, en sciences,... Tous avaient des intérêts différents, bien sûr, et comme l'avait dit Mal, chacun avait ses forces, mais aucun était inculte.
Il y eut une seconde ou deux de silence tendu, puis Mal sourit et posa son verre presque vide sur la table basse entre eux. Lorsqu'elle rencontra son regard en se redressant, elle semblait parfaitement à l'aise.
« Comme vous, avec des adultes. Tu crois vraiment qu'ils apprécieraient avoir dans les pattes des petits imbéciles ? »
« Ou alors tu nous crois trop idiots pour apprendre ? » appuya Jay en haussant un sourcil.
Ben faillit s'empourprer.
« Non ! Bien sûr que non, ce n'est pas ce que j'insinuais. J'ai juste du mal à imaginer vos parents en tant que professeurs... Désolé. »
« Tu sais qu'ils nous ont élevés ? » rappela Mal tranquillement. « Depuis qu'on est bébés ? »
« Ils nous ont donné le biberon, ont changé nos couches, nous ont appris à parler, à marcher, à être propres, tout ça... »
D'accord, Ben n'avait jamais vraiment réfléchi à ça avant, et la pensée de leurs parents avec des bébés dans les bras, en train de les bercer puis de les encourager à faire leurs premiers pas... C'était complètement ahurissant comme image.
Son visage devait trahir ses pensées parce que Jay ne sut garder son air fermé plus longtemps. Ses yeux pétillèrent et il retenait difficilement son rire.
« Ben, sérieusement, apprends à ne pas croire tout ce que tu entends, » conseilla-t-il avec amusement, alors que le même air moqueur brisait le visage sérieux de ses trois amis au dépend du prince. « J'oublie que tu n'as jamais rencontré Jafar. Tu l'imagines avec un bébé ? Une nourrice m'a élevé pendant quatre ans. Elle a aussi été chargée de m'apprendre à compter, à lire et à écrire plus tard. »
« La voisine, » indiqua Carlos lorsque Ben ne put s'empêcher de lui lancer un regard interrogateur.
Evie répondit à son tour.
« Je n'ai quasiment aucun souvenir de ma petite enfance, mais ma mère s'est sans doute chargé de tout. Elle n'est pas du genre à placer sa confiance dans qui que ce soit. »
« Les gobelins, » sourit Mal. « Enfin, ils ont essayé de m'apprendre l'alphabet humain, mais ça a été un tel bazar que Maléfique a finalement demandé à l'un de ses hommes de s'en charger. Deux ou trois gobelins sont morts dans l'histoire. »
« Les gobelins... » Ben hésita. « Les petites créatures qui ont servi Maléfique ? »
« Qui la servent toujours. »
« Ils t'ont donné le biberon ? »
L'image était aussi horrifiante qu'amusante.
Evie passa une de ses mèches derrière son oreille avec élégance.
« Ça explique ses manières infernales, n'est-ce pas ? »
Avec surprise, Mal tourna la tête vers elle et la fusilla du regard, mais il y avait plus d'amusement que de froideur dans son expression. Peut-être était-ce un sujet de taquinerie récurrent entre eux.
Mais l'esprit de Ben était ailleurs. Ils avaient envoyé des bébés à ces gens et trois d'entre eux avaient aussitôt confié ces petits êtres fragiles à d'autres. Ils avaient envoyé des bébés à des tueurs, des psychopathes, et avaient plus ou moins croisé les doigts pour que tout se passe bien.
L'un des six était mort. Et si Jafar, Maléfique, la Méchante Reine, Ursula et Cruella n'avaient pas eu l'envie de maintenir les bébés en vie ? Et s'ils les avaient simplement laissés mourir ? Ou pire ?
Et pourquoi les avoir gardés, si ce n'était pour prendre soin d'eux, pour les aimer, pour créer une famille ?
Comme si elle suivait chacune de ses pensées, le sourire de Mal s'affina. Son regard était sombre lorsqu'il se concentra sur elle, incapable de formuler à voix haute les craintes qui dansaient en lui.
« Ça donne à réfléchir, hein ? » lui dit-elle posément, sa voix pleine de glace.
Il avait l'impression horrible qu'il aurait beau essayer de comprendre, il ne s'approcherait jamais de la réalité.
Ils entendirent des aboiements lointain, et une voix masculine crier quelque chose. Ben fronça le nez alors que Belle sourit.
« Il semblerait que Monsieur Pompon fasse encore des siennes. »
« Je suis désolé, » lâcha Ben piteusement en luttant pour ne pas se passer une main sur le visage. Ça ne s'arrangea pas quand ils purent entendre quelque chose se briser. « Lumière va me maudire. »
« S'il avait pris sa retraite il y a des années comme convenu il n'aurait pas à supporter Pompon ni à t'en vouloir pour tes grandes qualités d'éducateur. »
« Maman ! »
« D'accord, je vais demander, » intervint Mal en haussant un sourcil. « Qui est Monsieur Pompon ? »
« Mon chien. »
Carlos lui lança un regard brillant d'intérêt.
« Tu as un chien ? »
« Oui, » confirma Ben en luttant contre son embarras. « Il a huit ans, mais il croit en avoir toujours deux. Il croit faire la taille d'un Bichon, aussi. »
« Ben a insisté pour avoir le droit de l'adopter. Il a juré à son père qu'il saurait l'éduquer parfaitement. Le résultat... n'est pas celui espéré. »
Sa mère avait l'air beaucoup trop amusée par tout ça. Ben se demanda si elle ne se vengeait pas du fait qu'il était arrivé avec les insulaires sans l'avertir avant.
« Il n'est pas si terrible, » se défendit-il. « Il est juste trop enthousiaste. Mais il est adorable et gentil. »
« C'est une terreur, » corrigea Belle.
« Tu l'adores. »
« Il bave. »
« Et il t'aime. »
« Il perd ses poils. »
« En fait il n'est pas si différent de papa finalement. Ça doit être pour ça que tu as autant d'affection pour lui. »
Sa mère lui lança un regard de reproche qui ne fit qu'agrandir son sourire, d'autant plus qu'il pouvait voir que Belle retenait son rire.
Les insulaires les observaient avec des visages neutres, mais quelque chose dans leurs yeux ou leur maintien dévoilait une sorte de stupéfaction qu'ils ne dégageaient que rarement. Ben découvrait qu'il n'était finalement pas si difficile de les déstabiliser. Il suffisait d'être sincère, naturel, affectueux et calme, et ils réagissaient comme si leur monde venait de basculer dans l'absurde. Bien malgré eux ils en oubliaient d'être si gardés, si contrôlés, et ils se montraient parfois plus loquaces et vrais, soit par curiosité, soit par agacement.
« Mais... » Carlos hésita timidement, les sourcils froncés. Curiosité, cette fois. « Tu n'as pas de chien avec toi, à l'école. »
« Non, il reste ici, il tient compagnie à maman. Il serait malheureux à l'école, il n'est pas aussi calme que Camarade. Quoiqu'il rendrait peut-être les cours de maths enfin intéressants... »
« N'y pense même pas, » prévint sa mère. « J'ai déjà passé beaucoup trop d'heures à essuyer les moqueries et à devoir m'excuser platement pour les dégâts qu'il a faits lors de certaines réceptions. »
« Il est banni des événements officiels, » acquiesça Ben, un peu penaud. « Il y a eu un certain incident avec Sa Majesté Charles de Corona et la Duchesse de Longwy... Disons que nous évitons d'emmener nos animaux depuis. »
Jay haussa un sourcil, intrigué.
« Il a essayé de les manger ? »
« Non ! Les chiens ne mangent pas les gens. Ils ne les attaquent pas en général. »
« Alors ça devait pas être si terrible. »
« Il a tiré la nappe du buffet et a fait tomber tous les plats et les verres au sol, une partie du gâteau a atterri sur la Duchesse, et dans sa joie de pouvoir avoir accès à la nourriture, il a fait tomber la table sur les pieds de Charles. »
« Un classique, » balaya Jay d'une main, un sourire au coin des lèvres. « Renverser les tables sur les gens. On faisait ça tout le temps, nous. »
« Vous faisiez ça ? » s'étonna Ben, en partie parce que l'acte était absolument scandaleux en soi et aussi parce qu'il savait que la nourriture était une ressource très précieuse sur l'Île. « Pourquoi ? »
Mal lança un regard à Jay, sa main droite réajustant son col rapidement, et le garçon s'adossa à sa chaise en silence. Puis elle se tourna vers Ben et afficha un sourire aussi charmant que sarcastique.
« Les fêtes sur l'Île avaient tendance à dégénérer, » expliqua-t-elle avec humour. « Les criminels sont enclins à s'énerver facilement, tu vois. »
Ce qu'il voyait, c'était qu'il y avait sans doute un mensonge dans ses mots et il aurait bien aimé savoir pourquoi quelqu'un comme Mal, apparemment si au contrôle de ses actes et respectée sur l'Île, perdrait son temps à retourner des tables comme un vulgaire jeune délinquant. Ou est-ce que ça faisait partie d'un harcèlement plus vaste ? Les bandes étaient engagées dans des luttes de pouvoir, peut-être que c'était un moyen d'asseoir leur autorité. Ou une façon d'intimider. Mais s'ils étaient les leaders, n'avaient-ils pas des gens pour ces basses besognes ?
Ses yeux tombèrent sur Evie, et il fut surpris de voir son attention fixée sur lui. Son expression était avenante mais plus figée que d'ordinaire, et il y avait quelque chose de froid et de calculateur dans ses yeux qui le mit un peu mal à l'aise. Alors il haussa un sourcil pour masquer son trouble et interroger son attitude, et elle lui sourit joliment.
« Désolée, je suis toujours bloquée sur le fait que tu as appelé ton chien Monsieur Pompon. »
Ce n'était absolument pas ce à quoi il s'était attendu vu la tournure de la conversation et il vit Carlos lancer à son amie un rapide regard. Jay tourna la tête vers elle, l'observa un court instant avant de se détendre à nouveau.
Seule Mal n'avait pas l'air surprise. Elle gardait son attention sur Ben, et elle aussi avait l'air un peu accusatrice.
« J'étais enfant, » se défendit-il avec un sourire, essayant de maintenir un air tranquille.
« Tu avais dix ans. »
« C'est ce que j'ai dit, j'étais un enfant. »
Evie sembla vouloir le contredire, quelque chose de glacial sur son visage, mais son air charmant reprit le dessus immédiatement et elle pencha la tête sur le côté.
« Je vois, » dit-elle simplement, un petit sourire amusé au coin des lèvres et les yeux lumineux. Ça ne suffit pas à faire oublier à Ben qu'elle était probablement en train de le juger. « Et tu as décidé que le nom le plus juste pour ce chien était Monsieur Pompon. »
« Vous ne l'avez pas vu chez Eric et Ariel au milieu de ses frères et sœurs ! Il était tout petit, tout rond, tout poilu ! Vraiment, c'était comme un pompon sur pattes. »
Carlos avait presque l'air intrigué, et Jay étouffa difficilement un petit rire, comme s'il prenait plaisir à voir Ben s'enterrer alors qu'il ne savait même pas en quoi le nom de son chien offensait les filles malgré leurs airs calmes.
Et sa mère qui gardait résolument le silence et se faisait oublier ne l'aidait absolument pas !
« C'est juste un nom, » conclut-il, un peu désespérément.
Mal n'essaya même pas de cacher son dédain alors, et Ben comprit brusquement comment elle pouvait diriger quarante personnes sur une île de criminels, parce qu'à cet instant quelque chose en elle la fit paraître trois fois plus âgée que lui et plus impressionnante que tous les monarques qu'il avait rencontrés. Elle le placarda une seconde d'un regard froid et il se sentit tout petit et vulnérable.
« Il n'y a rien de plus précieux au monde qu'un nom, » dit-elle finalement et chacun de ses mots vibrait d'avertissement.
« C'est le plus grand cadeau que tu puisses offrir à quelqu'un, » ajouta Evie doucement, plus de sourire sur ses lèvres mais quelque chose d'à la fois ancien et terriblement jeune sur son visage.
Près d'elle, Carlos croisa les bras, l'expression étrange, entre embarras et fierté.
Ben prit le temps de tourner ces mots dans son esprit, d'en analyser le sens. Evie refusait son prénom et tenait à son diminutif, Mal n'avait pas vraiment de prénom à elle, elle portait celui de sa mère, et aucune d'entre elles n'avait de nom de famille tandis que les garçons rejetaient les leurs. D'ailleurs, si ce qu'ils soupçonnaient quant à la façon dont leurs parents les traitaient était juste, ils n'avaient pas de famille. Pas de foyer.
Si Mal et Evie donnaient autant d'importance aux noms, ce n'était pas en raison de traditions anciennes ou d'un héritage féerique. C'était parce que dans leurs convictions et leur monde, les noms étaient puissants. Précieux, effectivement.
Il se redressa alors, sortit son téléphone de sa poche sous le regard méfiant des insulaires, et ouvrit son fichier photos jusqu'à sélectionner une image pour l'agrandir. Il posa l'appareil sur la table basse pour que ses quatre camarades puissent jeter un œil sur la petite boule de poils blanche et grise qui s'y affichait.
« J'ai pris cette photo la première fois que je l'ai rencontré. Nous étions en visite diplomatique à Westerly et passions quelques jours chez Ariel et Eric. Melody m'a emmené voir les chiots que leur chienne avait eus quelques semaines plus tôt. Quand j'ai vu Pompon, j'ai tout de suite su que je ne repartirai pas sans lui. Il était dans le jardin, avec les autres, mais il était plus petit que ses frères et sœurs. Il jouait avec eux, mais il n'arrêtait pas de s'empêtrer dans ses propres pattes. Il avait plus de poils que les autres, c'était comme s'il ne voyait rien. Quand il m'a vu, il est tout de suite venu vers moi et il a trébuché et a fini sa course dans une pirouette, jusqu'à se cogner dans mes jambes. Il n'était qu'une boule de poils douce et pleine d'affection et d'enthousiasme. C'est pour ça que je l'ai appelé Pompon. Parce qu'il n'y a rien de dur chez lui, il est maladroit et gentil et rassurant. Et parce que tout ce que je veux pour lui, c'est une longue vie pleine de douceur. »
Il se sentait un peu ridicule, puéril et à nu.
Evie l'étudiait du regard presque cliniquement et il n'aurait jamais songé voir une telle expression sur son visage, et Mal haussa un sourcil, un rictus aux lèvres.
« Et Monsieur, d'où ça vient ? »
« C'était l'année des M, et je n'avais aucune inspiration, » avoua-t-il avec un petit rire pour couvrir son embarras. « Pour moi, c'était juste Pompon, c'était une évidence. »
« L'année des M ? » demanda doucement Carlos.
« Pour les animaux de race, il y a un système de lettre imposée par année pour qu'ils soient plus faciles à identifier. On doit donc donner un nom qui commence par cette lettre à l'animal. On peut lui en donner un deuxième aussi, et utiliser celui-là comme nom d'usage. Mais sur ses papiers, l'animal a les deux, et le nom de l'élevage dont il provient. C'est un peu son nom de famille. »
« Ton chien a des papiers officiels ? Et plusieurs noms ? »
« Oui. Il est né l'année des M, donc il s'appelle Monsieur Pompon de la Côte au Trident. »
« Ton chien, » commença lentement Jay avec un air de plus en plus incrédule, « s'appelle Monsieur Pompon de la Côte au Trident ? »
« Oui. »
Jay ouvrit la bouche, puis la referma. Apparemment il ne savait même pas qu'ajouter à ça.
« Camarade aussi a un autre nom ? » demanda Carlos en fronçant les sourcils.
« Camarade n'est pas de pure race. Lorsque les chiens ont des origines croisées, on n'a pas besoin de garder un œil sur leurs lignées pour maintenir les standards de la race, alors ils n'ont pas de papiers officiels attestant de leurs ascendants et ils n'ont pas de noms d'élevage. Mais ils peuvent avoir plusieurs noms inscrits sur leurs cartes d'identification. Nous ignorons d'où vient Camarade, et je crois que Marraine lui a seulement donné ce nom, mais il faudrait voir avec Jane, je ne suis pas sûr. »
« Donc, » reprit Mal, « vous avez des lignées d'animaux nobles, et des sous-lignées qui n'ont même pas le droit à un nom de famille. »
Oh, il voyait bien où elle voulait en venir.
« Non, » contredit-il fermement. « Nous nous assurons que nos animaux ne se transmettent pas des maladies et des tares qui les handicaperaient ou les condamneraient. C'est à ça que servent les élevages et la surveillance des lignées. C'est pour les protéger. Il y a des lois pour s'assurer que personne ne fasse de trafic autour d'eux ou ne les exploite. Le nombre de portées par an, ou de chiens détenus dans les élevages ou chez les gens est strictement réglementé. Les croisés sont généralement plus résistants aux maladies mais il est interdit de faire consciemment des mélanges et les particuliers n'ont normalement pas le droit de faire se reproduire des chiens sans autorisation vétérinaire. En général les croisés sont issus d'accidents, c'est pour ça qu'ils n'ont pas de noms d'élevage, mais ça ne les empêche pas d'être des chiens aimés par leur famille et d'être aussi précieux que des chiens de race. »
« Ça n'a aucun sens, » protesta doucement Carlos.
« Je l'explique mal, » se lamenta Ben. « Mais je suis sûr que tu pourras trouver des livres sur le sujet à la bibliothèque de l'école. En tout cas Pompon est un super chien, même s'il n'a pas été éduqué aussi bien qu'il l'aurait dû. Il fait des bêtises, mais c'est vraiment plus par maladresse qu'autre chose. »
Jay fronçait les sourcils.
« C'est quoi, un vétérinaire ? »
« Oh, c'est un docteur pour les animaux. »
« Vous... avez des docteurs pour vos animaux ? »
« Oui. »
Un silence lui répondit et Ben se mordit la langue pour ravaler cette envie de leur demander pardon. Il y avait une tension en eux qu'ils luttaient tous pour contenir, heureusement l'instant fut rapidement brisé par Evie, qui continuait de l'observer calmement mais avec une concentration étrange.
« Et tu as des photos de ton chien dans ton téléphone. »
« Qui n'a pas de photos de son animal dans son téléphone ? » se défendit Ben.
Mal haussa un sourcil moqueur.
« Nous avons remarqué que vous aimez prendre des photos, surtout de vous-même ou de votre entourage. Mais de vos animaux ? Celle-ci date de huit ans. Tu avais ce téléphone à dix ans ? »
« Non. J'ai rebasculé certaines photos dans celui-ci, » avoua-t-il, espérant qu'il ne rougissait pas.
« Tu gardes des photos de ton chien bébé dans ton téléphone. »
Il tourna un regard un peu surpris vers Evie. Apparemment quand elle avait une idée en tête, elle ne se laissait pas distraire.
« Bien sûr. J'en ai des tas. Pas dans ce téléphone, » précisa-t-il rapidement. Audrey se moquait déjà bien assez de lui pour son sentimentalisme. « Mais oui, j'en garde deux ou trois sur moi. J'aime bien les regarder de temps en temps. J'en ai de mes amis aussi, ou d'endroits où je suis allé au fil des années. J'ai aussi des vidéos de Pompon. »
« Pourquoi ? »
Il y avait une curiosité presque innocente dans son ton, dans son regard perçant, et Ben haussa les épaules, un peu décontenancé de devoir expliquer cette évidence.
« Pourquoi j'ai des photos et des vidéos de lui ? Pour avoir une trace durable de nos moments passés ensemble, parce qu'il a grandi vite et que je voulais me souvenir de ce à quoi il ressemblait quand il était bébé et plus petit. Et parce qu'un jour il ne sera plus là, et que je voudrai pouvoir le revoir et me rappeler de lui. Il a déjà huit ans, les chiens de sa race vivent en général de dix à douze ans, alors je profite de sa présence dès que je peux et oui, j'accumule des souvenirs. »
« Je ne comprends vraiment pas l'intérêt d'adopter un animal, » remarqua Mal tranquillement alors qu'Evie continuait d'observer Ben pensivement. « À quoi servent-ils ? »
« À rien. Ils complètent une famille et ils donnent et reçoivent de l'amour. Ce sont de grands camarades de vie et des amis géniaux. » Ben sourit. « Et occasionnellement ils sont drôles, et parfois ils nous causent des ennuis. »
« Vous avez vraiment des traditions bizarres. »
Elle n'était pas la seule à être perdue, Ben ne comprenait pas leur perplexité.
« Je croyais qu'Evie avait des animaux ? Estia et Fergus ? »
Jay émit un petit son amusé et secoua la tête.
« Fausse route, Ben. Différence de culture, je suppose. »
« Désolé. Des minions ? »
« Non, » sourit Mal, et son amusement était aussi réel que sincère et pour une fois pas du tout sarcastique. Il y eut même l'espace d'une seconde quelque chose de chaleureux dans son expression. « Ça, c'est un truc de vieux. Ostentatoire et inutile. »
« Vous m'avez perdu. »
« Estia et Fergus ne me tenaient pas compagnie, » expliqua Evie. « Ils n'entrent en aucune façon dans ta définition. Mais ils avaient leur utilité. »
« Mais ils ont un nom... »
« Toute chose a un nom, il suffit parfois de le révéler, » remarqua Mal.
« L'Île fonctionne à l'aide de marchés et d'échanges. Fergus et Estia possédaient quelque chose que je voulais, alors en échange je leur ai offert un nom. »
Mal avait l'air étrangement amusée par cette explication. L'espace d'une seconde, elle tourna la tête vers Evie et une émotion pure et inédite passa sur son visage, se refléta dans son regard. Le cœur de Ben s'emballa mais il n'eut pas le temps de comprendre avant que l'instant disparaisse.
« Je ne crois pas que vous ayez mentionné ce que sont Estia et Fergus exactement ? Puisqu'il n'y a pas d'animal sur l'Île... »
« Tu ne veux pas le savoir, » prévint Jay avec amusement.
« Des araignées, Ben, » répondit Evie en lançant un regard exaspéré vers son ami.
« Des... des... araignées ? » répéta-t-il, dubitatif.
Il se sentit pâlir et espéra que les insulaires ne le remarqueraient pas.
« Des grandes araignées, » précisa Carlos en hochant la tête et en écartant les mains pour montrer la taille des bestioles en question. Ben écarquilla les yeux lorsqu'il s'arrêta pour désigner une envergure de soixante centimètres. « Très grandes araignées. Venimeuses. Agressives. »
« Ne les écoute pas, ils exagèrent. »
Alors Ben se tourna vers Mal pour essayer de déterminer qui disait vrai, et la jeune fille sourit.
« Toutes les bestioles sont dangereuses, mais c'est à cause de cette race de monstres mortels que personne n'ose s'aventurer dans les Bois Morts. »
« Mal. »
« Ils ont toute mon approbation, » assura-t-elle. « Qui n'apprécie pas d'horribles assassins aussi vicieux que terrifiants ? »
« Ceux qu'ils pourraient dévorer ? » avança Carlos. « Estia, tu te rappelles ? »
« Pour la énième fois, elle ne vous aurait rien fait. »
« Elle a essayé de sauter sur Jay. »
« Elle ne sait pas sauter. »
« De tomber, si tu préfères. Elle l'aurait paralysé, puis l'aurait enroulé dans sa toile, puis aurait liquéfié ses organes et ensuite... »
« On peut changer de sujet ? » intervint Mal en fronçant le nez.
« J'oublie tout le temps que tu étais là quand ils ont retrouvé les corps des Mim. »
« Tous ces bébés araignées qui sortaient... »
« Pas étonnant que Maddy soit devenue folle après avoir vu ça. Même moi je trouve l'image perturbante alors que l'idée me fascine. »
« Pourrions-nous revenir à une conversation adaptée au cadre et à la présente compagnie ? » intervint Evie posément.
Tous se figèrent et s'interrompirent. Ben imaginait que sa mère devait avoir un peu le même air vaguement nauséeux qu'il devait afficher. Mais d'un autre côté, cette tangente montrait que malgré eux, l'espace de quelques minutes ils s'étaient sentis assez à l'aise et détendus pour oublier leur méfiance.
Mal se reprit bien vite et leur offrit un fin sourire poli et résolument lumineux.
« Tout ça pour dire que depuis cet incident il y a douze ans, tout le monde brûle les araignées à vue et personne ne s'approche plus des bois. »
Ce fut cet instant que choisit Pompon pour ouvrir la porte dans un grand fracas qui les fit tous sursauter.
« Non ! Non, Pompon, reviens ! »
Le chien n'obéit absolument pas à Lumière et courut droit vers Ben qui se leva rapidement, juste à temps pour que son fidèle compagnon puisse se hisser sur ses pattes arrières. Il posa ses deux autres énormes pattes sur la poitrine du prince qui ne réussit à se maintenir debout que grâce à des années de pratique de différents sports.
« Oh, Pompon, hey ! » salua-t-il avec un grand sourire en grattant avec bonheur les flans de son chien. « T'es un bon chien, hein ? C'est qui le bon chien ? C'est qui ? Oui, c'est toi. Tu m'as manqué aussi, mon grand. »
Lorsque le chien lui lécha le visage, il le repoussa rapidement et grimaça, s'essuyant la joue dans sa manche.
« Pompon ! » reprocha-t-il. « Tu sais que tu ne dois pas faire ça. Rappelle-toi la réaction d'Audrey. »
Penaud, Pompon s'assit et pencha la tête sur le côté en gémissant doucement.
« Elle t'aime quand même, tu sais ça. »
Il lui gratta la tête et se tourna pour le présenter, mais les insulaires n'étaient plus assis à leurs places. Sans même qu'il s'aperçoive du mouvement ils avaient tous les quatre pris leurs distances et se tenaient debout dix mètres plus loin, observant avec des émotions diverses l'immense chien blanc et gris.
Ben leur sourit.
« Je vous présente Pompon, » dit-il, un peu amusé. « Pompon, nous avons des invités. Sois gentil et ne saute pas. »
Se contenant visiblement, le chien remuait la queue avec enthousiasme. Il aboya deux courtes fois.
« Tu es sûr que c'est un chien ? » demanda Jay, tout le corps tendu.
« Euh... oui. Affirmatif. »
« Il est gigantesque. »
Ben jeta un œil à Pompon qui venait de pencher la tête sur le côté, comme surpris. Belle s'approcha pour gratter sa tête et sourit aux insulaires.
« C'est un Bobtail. Il est tout à fait dans la norme pour sa race. »
« Il y en a des plus grands que lui ? » demanda Carlos, les yeux sur Pompon, entre curiosité et effroi.
« Oui. Certaines autres races sont plus grandes. »
« Et plus poilues ? » interrogea Mal en fronçant le nez.
« Aussi, oui, » s'amusa Belle. « Pompon peut être impressionnant, surtout qu'il n'a jamais pris conscience de sa taille ou de sa force et a tendance à faire des dégâts dans son enthousiasme. Mais il n'est absolument pas agressif, au contraire. Il est beaucoup trop affectueux. »
« Ce n'est pas franchement mieux. »
« Ce n'est pas faux, » concéda Belle avec un sourire. « Pompon, couche-toi s'il te plaît. »
Le chien s'exécuta et Ben en resta une seconde estomaqué.
« Depuis quand tu... ?! »
Fier de lui, le Bobtail se releva et secoua la queue avant de pousser la main de Ben avec son museau humide pour quémander une caresse.
« Couché, » demanda-t-il alors.
Pompon se contenta de le regarder, la langue tirée.
« Couche-toi, allez, mon grand. »
Le chien secoua la queue, et Ben put entendre le rire moqueur de Mal.
« Quelle autorité, Altesse. »
« Traître, » accusa-t-il doucement alors que Pompon l'observait tout heureux.
« Couche-toi, Pompon. »
Le chien obéit aussitôt à Belle et Ben croisa les bras, passablement vexé.
Sa mère rit doucement de son désarroi avant de se tourner vers les autres adolescents.
« Est-ce que tu veux t'approcher, Carlos ? » invita-t-elle.
Le garçon leva son regard du chien pour considérer Belle avec surprise, embarrassé et méfiant.
« Il est vraiment sympa, » rassura Ben. « Même si ça ne le dérange pas de briser huit ans d'amitié. »
Pompon gémit un peu en levant la tête vers lui, et il haussa les épaules.
Carlos hésita puis lança un regard à Mal près de lui. Celle-ci croisa les bras, son regard sur eux et son expression neutre. Alors le garçon secoua la tête.
« Non, merci. »
Attristé, Pompon souffla en rampant sur quelques centimètres vers les jeunes gens. Il gémit un peu et leva ses yeux attendrissants vers Carlos.
« Il a l'air de comprendre ce qu'on dit, » remarqua Jay, méfiant.
« Il comprend. La plupart des animaux dans les royaumes comprennent parfaitement nos mots. »
Comme pour enfoncer le clou, Pompon pleura un peu pour les amadouer. Carlos l'observa et passa les mains dans ses poches.
« Non, » lui dit Mal posément, comme si Ben avait manqué toute une conversation silencieuse.
Mais c'était elle qui décidait, Ben en avait plusieurs fois été témoin, et les autres ne discutaient jamais ses ordres, en tout cas pas devant lui (ou pas d'une manière qu'il comprenait).
« Je t'assure qu'il ne lui fera rien, Mal, » intervint posément Belle sans bouger. « Pompon aime se faire de nouveaux amis, c'est pour ça qu'il est excité. »
Le regard que Mal posa sur la reine était froid mais elle ne répondit pas, l'observa plusieurs secondes, tendue. Puis elle fixa le chien un instant.
« S'il tente quoi que ce soit... »
Ben sentit ses yeux s'écarquiller face à la menace. Soudain les trente-huit kilos de muscles enrobés de poils qui composaient Pompon ne lui semblaient pas si impressionnants, et bien qu'il savait que leurs armes leur avaient été confisquées avant leur entrée à l'école, il se doutait que les quatre insulaires avaient encore des surprises en réserve.
Pompon avait une forte tendance à n'en faire qu'à sa tête quand il désirait jouer ou avoir un câlin, mais heureusement le chien semblait comprendre la situation et se contenta de s'asseoir quand Carlos s'approcha de lui, attendant patiemment que le garçon veuille bien arriver près de lui, la queue se balançant comme au ralenti. Evie et Jay s'étaient un peu écartés de Mal, de chaque côté d'elle, et observaient la scène avec attention. Ben fut d'autant plus angoissé pour la santé de son adorable compagnon canin.
Finalement Carlos tendit la main vers le chien et Pompon s'empressa de clore la distance en y fourrant son museau avec un petit souffle de contentement.
« Salut, » murmura le garçon en passant presque timidement les doigts sur la tête de Pompon qui se leva pour se rapprocher de lui, avide de plus de contact.
Ben essaya de reprendre sa respiration, soulagé, et jeta un œil à Mal qui considérait l'animal avec le même dédain distant avec lequel elle traitait tous les êtres vivants. Mais au moins elle n'avait plus l'air de vouloir le faire disparaître, et c'était toujours ça de pris.
« Excusez-moi pour cette intrusion, Votre Majesté. »
Ils se tournèrent vers l'entrée pour voir le vieux majordome, François Lumière, debout les mains dans le dos et le maintien toujours aussi distingué.
« Je suis navré de n'avoir su retenir l'enthousiasme de Sir Pompon. »
Le chien en question aboya joyeusement et l'homme lui lança un regard las, avant de diriger son attention sur eux.
« Ce n'est rien, » rassura Belle. « Un problème ? »
« Une communication pour vous qui ne peut attendre. »
« Très bien. » Elle se tourna vers eux et sourit. « Veuillez m'excuser, je vous reverrai pour le dîner. » Puis à la plus grande horreur de Ben, elle se pencha vers lui pour déposer un baiser sur sa joue. « À plus tard, mon chéri. »
Elle se retira rapidement avec Lumière, tandis que Ben essayait vaillamment d'étouffer son rougissement. Ce geste avait été une vengeance à son encontre, aucun doute. Belle se montrait souvent affectueuse mais rarement en public. Ben serait bientôt roi, ils cherchaient donc à soigner son image.
Il osa glisser un regard vers les insulaires qui l'observaient, entre choc, moquerie et dédain.
« Je vous fais visiter le reste du château ? »
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