Le passé
VII
Lassitude
« We're the underdogs, in this world alone
I'm a believer, got a fever running through my bones
We're the alley cats and they can throw their stones
They can break our hearts, they won't take our souls »
- Empty gold, by Halsey
Automne. Treizième année.
Ronan payerait.
Ce ne serait sans doute pas demain, mais bientôt, Mal le verrait tomber. Elle en était certaine, il mourrait.
Il y aurait un nouveau lieutenant et elle n'aurait plus à devoir faire son travail. C'était son rôle à lui de maintenir les habitants du centre sous l'influence de Maléfique. De leur faire payer les taxes, de les empêcher de quitter leur quartier pour aller vivre ailleurs et d'apporter leurs compétences sur un territoire ennemi. C'était le travail de Ronan et de ses quelques hommes, avec le soutien des gobelins, de rappeler pourquoi tout le monde devait rester à sa place.
Oui, Maléfique avait mis en place des taxes. Mais Maléfique avait aussi les moyens de repousser les assauts d'Hadès, de Facilier et des pirates, et de garder ces pauvres fous en vie. Maléfique avait aussi un accord plus ou moins stable avec Ursula et Crochet pour obtenir une part de ce qu'apportaient les cargos, denrées et affaires diverses que les habitants échangeaient sur le marché couvert. Maléfique leur permettait d'avoir une vie plus ou moins stable... s'ils n'oubliaient pas qu'ils vivaient tous en-dessous d'elle.
[Mission accomplie,] affirma Mordock en marchant près de Mal, laissant Arouk, Varok et Darock claquer la porte derrière eux, leurs rires idiots résonnant dans la ruelle presque vide.
La nuit était tombée, et voir l'héritière de Maléfique entourée de gobelins marcher rapidement à travers le territoire avait l'effet immédiat de dégager largement les rues.
[Il a compris.]
Il y avait de la satisfaction dans la voix gutturale du chef des gobelins mais la liesse de ses frères en était absente et Mal l'ignora, le regard dirigé devant elle, les dents serrées.
Ses mains, surtout ses jointures, la brûlaient. Les supplications et les gémissements du vieil homme avaient été pathétiques, tout comme les pleurs de l'enfant qui s'était caché sous un meuble, tout comme l'avaient été les sanglots presque silencieux de la femme. Le cordonnier cesserait immédiatement toutes ses transactions avec les pirates et devrait demander l'accord de Maléfique pour chaque échange à venir. Mais dans l'immédiat il serait trop occupé à guérir de ses hématomes et fractures et à réparer tout son intérieur pour faire quoi que ce soit d'autre.
Mal haïssait ces stupides missions. Elle avait d'autres choses à faire, une bande à entraîner, à surveiller, à organiser et protéger, des frontières à garder, elle n'avait pas le temps de massacrer des crétins qui pensaient pouvoir échapper à Maléfique.
Où était Ronan ? Ce sadique adorait ce genre de démonstration de force.
C'était lui que Mal aurait aimé passer à tabac.
[Mal. Mal !]
« Quoi ? » grogna-t-elle.
[Tu marches trop vite.]
Sa voix, un mélange d'exaspération et d'avertissement, lui rappela un instant tous ces entraînements dans les cachots, quand Mal avait été enfant. Les gobelins économisaient leurs mots, leur langue en comportait bien moins que celle des humains, et Mal avait appris à lire tous les sens qu'ils injectaient dans leurs phrases économes.
Elle marchait trop vite. Elle n'était pas assez vigilante, elle devait rester dans l'instant, elle devait se plier aux règles, elle ne cachait pas assez ses émotions, elle devait mieux dissimuler ses pensées,... Elle devait survivre.
Elle se tournait vers lui pour lui rappeler de se mêler de ses affaires quand des bruits au-dessus d'eux l'alertèrent. Trop tard. Un reflet sur sa droite et Varok s'écroula avec un petit grognement, un long poignard planté dans sa gorge. Elle avait encore les yeux sur le corps quand Mordock la poussa pour l'éloigner de lui. Pas le temps de le fusiller du regard pour son geste, il lui tournait le dos et brandissait déjà sa hache pour contrer l'attaque d'un grand homme armé d'une épée qui lui fonçait dessus avec un cri sauvage.
Les hommes d'Hadès.
Une embuscade, trois, six, dix adultes.
Et ils n'étaient que quatre.
Sa dague dans une main, une épée arrachée à la patte inerte de Varok dans l'autre, Mal s'apprêta à défendre sa vie, alors qu'une profonde lassitude côtoyait brusquement l'adrénaline envahissant son corps.
O
Lorsqu'elle arriva dans le repaire, Carlos semblait l'attendre. Peut-être qu'un membre de leur bande l'avait vue, qu'il avait trouvé le lieutenant pour l'avertir.
Le garçon pâlit un peu en voyant le sang sur elle, puis la détermination envahit son expression et il désigna un tabouret de la tête. Il avait déjà posé une boîte sur la table, celle qu'ils cachaient précieusement, qui contenait des bandages, les potions, les crèmes, les pansements, le fil et les aiguilles, tout le nécessaire.
Il alla chercher de l'eau et une serviette propre, tandis que Mal retirait sa veste et son maillot, puis baissait prudemment la bretelle de sa brassière. Carlos lui tendit le linge humide et elle essuya le sang sur son visage, puis essaya d'éponger un peu celui provenant de sa blessure à l'épaule, incapable d'empêcher ses petits sursauts de douleur. Elle ravala la nausée et fut soulagée de parvenir à empêcher ses larmes de souffrance de couler sur ses joues. Qu'elles soient visibles dans ses yeux était déjà bien assez humiliant, cette réaction stupide et automatique de son corps l'exaspérait au plus haut point.
Carlos lui tendit un tube contenant une potion bleu ciel que Mal reconnaissait, celle qui permettait d'éviter toute infection. Elle l'avala, grimaça face au goût amer.
« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? » demanda enfin Carlos, observant la plaie sombrement.
« Une lance. »
« Une lance ? » répéta-t-il. « C'est... nouveau. »
« Ces enfoirés de nordistes. Une embuscade. On était près de leur frontière. Ils ont tué Varok. »
Varok avait toujours été là. Comme la plupart des gobelins, mais Varok, comme Mordock ou Ferrouk, avait toujours été là. Près d'elle. D'aussi loin que Mal pouvait se souvenir. Les premiers entraînements, les premières leçons de Maléfique, quand elle avait lutté pour apprendre l'alphabet, pour cesser d'essayer d'imiter la langue de ces créatures qui l'avaient élevée jusque-là et pour former les mots préférés par les humains, Varok avait été là. Les gobelins n'avaient aucun humour, mais Varok essayait toujours de faire des blagues, souvent très inappropriées, et Mordock n'arrêtait pas de le frapper pour le faire taire.
Il avait réussi à faire sourire Mal plus d'une fois, mais elle l'avait toujours caché.
(Il l'avait toujours remarqué, elle en était sûre, mais n'en avait jamais rien dit.)
« Varok ? »
Carlos, comme tous les habitants de l'Île, détestait les gobelins. Et même s'il semblait accepter qu'ils étaient des alliés de Mal, elle préféra ne pas répondre, n'aimait guère le sentiment qui s'insinuait en elle à la pensée de l'immonde petite créature à l'humour tordu.
« Ils nous sont tombés dessus à dix, » continua Mal en prenant la potion verte des mains de Carlos.
Elle la versa sur sa blessure et grogna de douleur, le poing serré.
« Putain ! »
Elle savait déjà qu'elle n'aurait pas de séquelle majeure, tous ses doigts répondaient bien, mais arrêter ce saignement était crucial. Evie leur facilitait vraiment leur guérison avec ses ajouts à leur pharmacie ces derniers mois. Plus de risque d'infection, plus de risque de se vider de son sang à condition d'arriver assez vite, une cicatrisation bien plus rapide et nette, une meilleure récupération aussi.
« Tu as besoin de points. »
« Je sais. Ce connard a lancé une putain de lance sur moi, t'y crois ça ? »
« T'as de la chance qu'elle n'ait pas traversé, ou qu'elle ne se soit pas plantée un ou deux centimètres plus à droite. »
« C'est pas de la chance, je l'ai vu venir. J'ai pas esquivé assez vite, mais lui n'a pas évité ma dague. »
Il ne répondit pas, déjà concentré sur sa tâche. Une fois le fil prêt, il le posa près de lui puis prit un petit pot qu'il ouvrit rapidement. La crème verte à l'intérieur dégageait une forte odeur, et Mal fronça le nez en en prenant un peu à l'aide d'une spatule pour l'appliquer sur sa blessure. L'anesthésiant local ferait vite effet, en attendant elle essuya ses mains avec la serviette humide avant d'essayer de nettoyer le sang s'échappant de ses autres blessures – superficielles celles-ci.
Elle se sentait nauséeuse et des vertiges l'assaillaient régulièrement alors que Carlos retirait la crème.
« Ces putains de nordistes, » marmonna-t-elle.
« Hadès qui essaye de te tuer... Maléfique va répliquer. »
« C'est sans fin avec ces deux-là. J'aimerais bien qu'ils se débrouillent un peu, j'ai pas que ça à faire. »
Carlos se concentra sur sa tâche, un point après l'autre, maladroitement. Il n'avait pas fait ça souvent.
« Désolé qu'Evie ne soit pas là ce soir, » murmura-t-il. « Ce serait bien plus propre. »
« Avec la potion ce sera propre de toute façon. L'esthétique, on s'en fout. »
Il émit un petit son d'acquiescement, mais toute son attention resta sur l'épaule de Mal jusqu'à ce qu'il coupe le fil et se redresse. Elle manqua de s'évanouir lorsqu'elle essaya de se lever et se sentit incroyablement stupide de se montrer si faible face à lui, lieutenant de confiance ou non.
« Merde, » souffla-t-elle en plaquant sa main sur la table pour se maintenir debout. « Qu'est-ce qu'elle a mis dans cette crème ? »
« Tu as perdu beaucoup de sang le temps d'arriver ici. Tu dois te reposer. »
« Ouais, ouais,... »
Elle se dirigea vers les placards, ouvrit la porte qui cachait ses affaires, retira sa brassière pour enfiler une chemise noire en coton qu'elle mettait souvent pour dormir, se fichant pour le moment du sang restant sur sa peau. Ce fut au moment de boutonner le vêtement qu'elle se souvint de l'état de ses mains.
« Mal ? »
Son sursaut fut involontaire (combien de temps s'était-elle figée ?). Elle se tourna vers Carlos et fronça les sourcils. Le mouvement lui rappela qu'elle avait pris un coup dans la mâchoire, un autre dans les côtes, que les deux coupures sur ses bras la gêneraient pendant des jours. Et son épaule mettrait bien plus longtemps que ça à se remettre complètement malgré les soins.
Carlos la regardait prudemment. Il jeta un œil à ses jointures abîmées puis releva les yeux vers elle.
« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? »
Je travaillais.
Il était en sang par terre.
J'ai failli mourir, encore.
Varok est mort.
Le vieil homme fragile était en sang par terre.
Dix nordistes sont morts.
Varok est mort.
À un ou deux centimètres près.
Varok est mort.
Mission accomplie.
Tu marches trop vite.
Tu marches trop vite.
Tu marches trop vite.
O
Automne, quinzième année.
On la suivait.
Evie lutta pour ravaler la bile qui monta avec la vague de peur et de rage.
On la suivait, et elle ne s'en était pas rendu compte tout de suite et quand apprendrait-elle ?
La dernière fois qu'elle s'était laissée surprendre il y avait eu un couteau contre sa gorge et un mur glacé dans son dos et un corps contre le sien et...
Pas cette fois.
L'adrénaline éclaircit son esprit trop embrumé, lui fit oublier que tous ses muscles la faisaient souffrir et elle ralentit le pas. Tourna au coin d'une rue, évita ainsi l'établissement de Gothel, l'un des seuls endroits où les gens traînaient après le coucher du soleil pour boire et parier et jouer. Elle se retrouva dans des ruelles désertes, illuminées de quelques rayons de lumière qui s'échappaient des fenêtres sales alentour. Il pleuvait, les gouttes glacées tombaient sur elle comme autant de raisons de rester alerte.
Qui pouvait bien la suivre en plein territoire de Maléfique ? Personne n'avait été sur ses traces lorsqu'elle avait traversé les quartiers est, elle en était certaine malgré son état, mais trop perdue dans ses pensées, concentrée sur ses efforts pour arriver au repaire avant de laisser la fatigue l'emporter, elle avait baissé sa garde comme une débutante.
Elle continua d'avancer, guettant chaque son, chaque mouvement dans les ombres. Elle ne savait pas combien ils étaient, un seul peut-être, trop silencieux pour être un débutant, trop habile pour être un simple laquais. Un de ses couteaux au creux de sa main droite, elle utilisa son autre main pour décrocher la pression cachée à l'intérieur de la couture de sa veste et attrapa la fiole de potion dans un geste qui semblerait naturel vu de l'extérieur.
Le froid, la faim, la douleur qui persistait, cet épuisement qui essayait de la tirer dans l'inconscience, tout ça elle le repoussa. Elle n'avait pas supporté ces trois derniers jours dans la cellule de Grimhilde avec ce poison dans les veines pour tomber maintenant face à un inconnu planqué dans les ombres.
Un virage à droite, plus aucun éclat de voix ne lui parvenait. Elle s'éloignait du repaire, ne tenait pas à y guider qui que ce soit, et montait vers le nord. Il y avait toujours moins d'habitants dans ces zones, personne n'aimait traîner trop près des quelques quartiers sous la coupe d'Hadès, même si depuis les Accords Clay veillait au grain pour éviter les débordements.
Un son.
Puis un autre.
Ce n'était pas un hasard. Son poursuivant s'était montré excellent jusque-là, il ne pouvait avoir fait deux erreurs aussi rapidement. Il souhaitait être entendu, c'était une invitation. Sans doute avait-il perçu qu'elle le menait droit vers une confrontation dans des lieux qui pourraient bien signer leur arrêt de mort à tous les deux.
Elle prit un virage à gauche, la ruelle était plus large, uniquement éclairée par la lueur de la barrière. Personne. Pas de fenêtre. Pas de témoin.
Elle s'arrêta et se retourna, sur ses gardes. Attendit quelques secondes, et finalement une silhouette se détacha dans l'obscurité, au milieu du rideau de pluie.
Elle plissa les yeux, patienta, mais il n'avança pas plus. Il ouvrit les bras dans un geste clairement voué à lui montrer ses intentions non belliqueuses. Le gant de sa main gauche ne cachait pas qu'il lui manquait deux doigts.
« Tu es loin de chez toi, » lança-t-elle posément, faussement nonchalante.
Sur le mur à sa droite, l'un des tags de Mal la rassurait sur le fait qu'elle était bien en terrain conquis, pas encore sur celui d'Hadès. Mais clairement loin de la baie.
Harry Hook haussa les épaules, l'air sérieux, son attention sur elle mais aussi sur les alentours, comme elle. Tendu, il garda ses yeux bleus posés sur Evie, sur ses mains, savait bien qu'à cette distance elle saurait parfaitement lui lancer le petit couteau en plein cœur. La menace orale restait inutile.
Que pouvait bien faire le second d'Uma la nuit si loin de chez lui ? À la suivre ?
Si les choses restaient tendues, il y avait longtemps qu'il n'y avait plus eu de vrais soucis entre leurs deux camps, et encore moins depuis les Accords passés cet été-là.
« Règles de l'Île, » appela Harry, et Evie se rendit compte qu'elle n'avait jamais vu son regard aussi sombre. « Droit d'échange. »
La surprise détendit ses muscles et Evie modifia un peu sa position. Pourquoi voudrait-il passer un marché avec elle en dehors de toute histoire de territoires ou de bandes ? Ce n'était pas qu'ils ne le pouvaient pas, les règles maintenaient l'équilibre ainsi, permettaient à des membres d'un groupe d'aller proposer un échange de compétence avec d'autres sur un autre territoire. Une question de survie dans un monde où les connaissances ne se transmettaient pas et se perdaient. Mais les pirates, par fierté, ne venaient jamais chercher Mal et ses lieutenants pour quoi que ce soit, en tout cas pas directement.
Et qu'ils viennent la chercher elle, après cet été ? Elle n'était guère appréciée des pirates depuis qu'elle avait pénétré leur territoire pour les attaquer.
Dans le cadre d'un échange, aucun d'eux n'avait le droit de blesser ou de trahir l'autre, alors Evie fit quelques pas prudents vers lui, rangea sa potion mais garda le couteau en main.
« Qu'est-ce que tu veux ? » demanda-t-elle.
À deux mètres de distance, elle pouvait voir son expression étrange. Loin de ses airs provocateurs habituels, il semblait fatigué, et...
Une faiblesse. Il y avait une faiblesse juste là, dans les traits de son visage et sa façon de la regarder comme si elle pouvait avoir toutes les réponses à ce qui pouvait bien le déstabiliser autant.
Ah.
Elle aurait donc l'avantage.
« Que tu me suives, » répondit-il finalement.
« Non. »
« L'échange ne peut pas se faire en terrain neutre, » insista-t-il rapidement « C'est impossible. »
« Où ? »
« La bateau. »
« Non. »
Il serra la mâchoire, mais il avait dû s'attendre à sa réponse. Qu'elle aille seule en plein cœur de leur territoire ? Ce n'était pas ainsi que les choses se passaient.
« Personne n'est monté sur le Lost Revenge en dehors des nôtres. Jamais. »
Ou personne n'en était descendu vivant.
Il y avait une émotion pressante qui faisait trembler sa voix, et Harry Hook était beaucoup de choses, mais faible ?
En dehors des récents Accords des capitaines et des Règles de l'Île qui régissaient depuis toujours toute leur génération, il y en avait d'autres que seuls les pirates suivaient, et qui leur valaient bien souvent le dédain des autres groupes. Leur amour pour leurs stupides bateaux qui resteraient à jamais à quai, leurs liens les uns avec les autres, plus ouverts et plus sincères que ceux de quiconque, leur organisation,...
Uma, Harriet, CJ, trois petits groupes distincts, mais une seule âme. Ce n'était pas pour rien que Crochet et Ursula avaient toujours su tenir tête à Maléfique et aux autres et à garder la baie. Ils avaient une façon unique de contrôler leur territoire, il n'y avait pas de trahison chez les pirates, il n'y avait pas de maillon faible, et s'il y en avait un, ils le coupaient eux-mêmes avant qu'il ne détruise tout le filet. La loyauté dès le plus jeune âge, la camaraderie, la famille, c'était ainsi qu'ils étaient élevés, ainsi qu'ils étaient soudés.
Si Harry Hook venait en personne prendre le risque de la trouver, elle, et lui demandait de le suivre, s'il prenait le risque qu'elle récolte des infos sur eux,...
Un pirate (quelqu'un d'important) allait mal, et ils n'avaient pas de solution.
« Termes de l'échange ? »
« Ma capitaine verra avec toi. Mais tu sais que nous avons de quoi l'honorer. »
Bien sûr qu'ils avaient de quoi. Ayant accès en premier aux cargos, ils mangeaient mieux que les autres et avaient sans doute pas mal de petits trésors en stock. C'était ce qui leur permettait de survivre, les pirates n'avaient pas beaucoup de compétences dans leur rang car qu'était un marin qui ne pouvait plus naviguer, un pilleur qui n'avait plus de trésor à arracher ? Le travail du bois, du tissu, du métal, l'ingénierie, l'électronique, la médecine,... Il fallait bien qu'ils aient de quoi marchander pour obtenir des services de ceux qui détenaient ces savoirs sur les autres territoires.
Ça pourrait être intéressant.
« Je te suis. »
Ses épaules s'affaissèrent un peu, et Evie haussa un sourcil dans son dos. Le soulagement qu'il avait montré l'intriguait. Ils avancèrent rapidement dans les ruelles, elle dut prendre la tête de leur escapade pour être certaine qu'ils ne soient pas repérés. Elle connaissait ces rues par cœur, savait par quel toit, quelle passerelle ou quelle ruelle passer à cette heure-ci pour ne pas rencontrer de problème et demeurer invisible. Ce n'était qu'une fois qu'ils furent en territoire pirate qu'Harry sembla se détendre. Il ralentit le pas alors que la pluie s'adoucissait, et elle préféra ne pas se demander si c'était parce qu'il avait remarqué qu'elle luttait pour cacher ses tremblements.
Si seulement il était venu la chercher après qu'elle ait pu se reposer...
« Tu es difficile à trouver, Altesse, » nota-t-il alors qu'il marchait près d'elle.
Sur ses gardes malgré leur accord, Evie haussa les épaules.
« Je suis occupée. »
« Je commençais à croire que j'allais devoir trouver Mal pour avoir une info. »
Ça devait vraiment être grave pour qu'il entretienne cette idée. Mais même Mal ne serait pas allée frapper à la porte de la Méchante Reine.
« Je suppose qu'on t'a indiqué ma présence à l'est tout à l'heure. »
« Un gars de Facilier me devait une faveur, et j'avais placé quelques guetteurs. »
Elle retint du mieux possible leur parcours à travers les rues puis sur les quais. Lorsqu'ils montèrent sur le Lost Revenge, un seul regard d'Harry poussa les quelques pirates de garde, adultes comme jeunes, à cesser de se préoccuper d'eux.
Sa curiosité naturelle s'éveilla alors qu'elle observait discrètement autour d'elle. C'était la première fois qu'elle mettait les pieds sur un bateau, la première fois qu'elle était aussi près de l'océan, et la première fois qu'elle avait de nouveau à faire directement à l'équipe d'Uma.
Elle suivit Harry dans les escaliers menant au couloir étroit des cabines puis dans celle du fond, la plus grande, celle du capitaine.
Uma sauta sur ses pieds à leur entrée et ses yeux brillèrent lorsqu'elle remarqua sa présence derrière Harry. Evie préféra ne pas songer à l'apparence qu'elle devait avoir, les vêtements collés à la peau, les cheveux trempés retenus en une tresse rapide, les lèvres bleues en raison du froid, plus aucune trace de maquillage sur le visage. Elle doutait que sa pâleur passe inaperçue.
« Princesse, » salua la capitaine, tendue.
Evie se contenta d'un hochement de tête en progressant un peu plus sur la gauche, pour ne pas avoir la porte dans le dos.
« Qu'est-ce que je fais là ? »
La jeune femme l'observa quelques secondes, le regard brûlant. Il y avait toujours eu énormément d'émotions dans ses yeux sombres, dans sa voix, sur son visage. Elles grondaient sous la surface comme une tempête sur l'océan, et Uma réussissait l'exploit de toujours agir avec la passion au ventre mais l'esprit clair.
Evie maintint son regard, droite, la respiration contrôlée. Elle garda ses bras le long de son corps, son couteau à présent rangé dans le petit fourreau fixé au-dessus de son poignet sous sa manche. Un seul mouvement et il glisserait dans sa paume une nouvelle fois, tout comme son jumeau dormant sur son avant-bras opposé. Huit autres étaient cachés sur elle.
Finalement Uma fit un signe de tête vers le coin au fond de la cabine, vers le hamac dans l'ombre, tout en se déplaçant pour aller augmenter la luminosité de la lampe à huile.
Si Harry et Uma étaient là, s'ils étaient prêts à risquer autant,...
Prenant soin de contrôler chacun de ses gestes et de garder son visage neutre, Evie fit quelques pas dans la cabine, passa devant Uma et le large bureau pour se rapprocher du hamac. Mais il était vide, car Gil était en réalité prostré dans le coin de la pièce, le dos au mur, les jambes étendues devant lui, la peau luisante de fièvre et pâle, les yeux grands ouverts fixés dans le vide. De temps en temps il faisait de petits gestes brusques, presque incontrôlés, alors qu'un gémissement et quelques mots lui échappaient. Il avait l'air malade, et faible, et choqué.
Uma s'approcha d'Evie mais s'arrêta à deux mètres d'elle.
« Ça a commencé il y a trois ou quatre jours. Il se sentait mal, nauséeux. Puis il a eu de la fièvre et des vertiges. On lui a donné les médicaments d'Auradon, mais ça change rien. Il a pas mangé depuis hier soir, et depuis ce matin il est comme ça, et c'est de pire en pire. Maintenant il ne nous voit même plus. »
C'était peut-être conséquence de la torture qu'Evie avait subie ces derniers jours, mais les mots d'Uma lui paraissaient très lointain, une sonnerie dans ses oreilles l'empêchait de bien l'entendre alors qu'elle avançait doucement vers Gil. Elle s'arrêta près de lui, assez loin pour qu'il ne puisse pas l'attraper s'il tendait les bras, et s'accroupit pour essayer de capter son regard. Ses pupilles étaient élargies, certaines veines dans ses yeux avaient explosé et les teintaient de rouge, et les émotions qu'ils renfermaient demeuraient lointaines. Il n'avait dû recevoir qu'une faible dose d'Ombre des Songes, son effet était dilué sur le temps, cela voulait dire qu'il n'en était pas au dernier stade, cela voulait dire qu'il n'était pas encore perdu.
« Est-ce que tu peux l'aider ? » demanda Harry, et l'anxiété dans son ton était à peine cachée.
Ces foutus pirates.
L'Ombre des Songes.
Trois ans auparavant, sa mère lui avait ordonné de trouver un moyen de recréer cette potion malgré le manque de certains ingrédients.
Evie avait mis deux mois à obtenir un résultat.
Evie avait mis six jours à regagner assez de contrôle sur son propre esprit pour réussir à avaler l'antidote.
Evie ne parvenait toujours pas à oublier la peur, la panique, l'horreur qui la réveillaient encore la nuit, qui la replongeaient immanquablement dans ses souvenirs même lorsqu'elle était éveillée. Parfois elle se demandait si elle s'en était vraiment sortie, ou si tout ce qu'il se passait n'était qu'une illusion terrible de plus, si elle était vraiment là, si elle cesserait un jour de sentir cette terreur juste à la limite de sa conscience, ces ombres qui dansaient derrière chacune de ses pensées.
L'Ombre des Songes.
Parmi tous les poisons qu'elle avait créés ou modifiés, c'était le plus effroyable.
Elle n'en avait jamais refait et avait brûlé toutes ses recherches. Mais Grimhilde en avait échangé l'unique flacon pendant qu'Evie avait été occupée à vivre les pires tourments que son esprit brisé avait pu imaginer.
Elle n'avait jamais su qui avait été le commanditaire, et puisqu'à l'époque elle avait tout juste intégré la bande de Mal, elle avait eu d'autres choses sur lesquelles se concentrer.
Il lui fallut quelques secondes pour être certaine que sa respiration était bien sous contrôle, qu'elle restait maîtresse de son esprit et de ses pensées, puis elle se redressa lentement, lutta contre les vertiges et la nausée et se tourna vers Harry et Uma.
« Comment c'est arrivé ? »
Sa voix était sourde, presque blanche, et elle serra les dents de colère contre elle-même. Uma l'observait étrangement.
« On ne sait pas, en tout cas on n'est pas sûrs. Mais c'est clairement pas naturel. »
Clairement.
« Où ? »
« Gil et des gars ont dû mener à bien une transaction chez les Facilier. »
« Freddie ? »
« Ils ont croisé Anthony Tremaine. »
Grimhilde ne faisait des affaires qu'avec ses homologues, pas avec leurs enfants. Ils n'avaient que peu à lui offrir, et ses prix étaient élevés. Mais elle avait pu échanger l'Ombre des Songes à Lady Tremaine, et son petit-fils aurait mis la main sur les dernières gouttes de la potion plus tard. Peut-être l'avait-il utilisé par pure curiosité, ça lui ressemblerait assez.
C'était l'idée que les restes de ses créations pouvaient toujours circuler sur l'Île sans qu'elle les contrôle qui avait poussé Evie à constamment détourner les demandes de sa mère ces dernières années, à éviter de devoir innover, à éviter de devoir inventer. Elle concoctait des poisons rapides, des onguents et des remèdes, mais toutes ces horreurs sur lesquelles Grimhilde l'avait fait travailler, plus jeune ? Terminé, sauf pour sa propre utilité.
Et si elle devait souffrir les conséquences de sa rébellion comme ces derniers jours, alors soit. Ce n'était que rarement pire que de devoir tester ses propres inventions.
« C'est un poison ? » interrogea Harry en fronçant les sourcils. « Tu sais ce que c'est ? »
Les yeux d'Uma sur elle, sombres et prudents, témoignaient qu'elle avait compris. Quelque chose devait trahir Evie à cet instant, mais elle se força à ne pas réagir, à maintenir son regard.
« Il va mourir ? » continuait le pirate.
« S'il ne supporte pas ce qui va suivre, son cœur lâchera, » expliqua posément Evie, les poings fermés contre ses cuisses parce que bordel elle n'arrêtait plus de trembler et ce n'était pas seulement à cause de son état physique cette fois. « Pour le moment, le poison travaille encore à déséquilibrer les signaux que lui envoie son cerveau. »
« C'est pour ça qu'il est comme ça ? Il a l'air coincé dans sa tête, on dirait qu'il a peur. »
Un son désabusé monta de sa gorge malgré elle, le sourire hanté qu'elle offrit au pirate fut aussi involontaire que son ton glaçant.
« Oh, Harry, il n'a pas peur. Pas encore. Dans deux ou trois heures, là, il aura peur. »
Quand les hallucinations commenceraient, quand la paralysie s'installerait dans tous ses membres, quand tout ce qu'il pourrait faire serait d'endurer les visions et tout ce qu'il pourrait ressentir seraient la terreur et la panique, quand il lâcherait totalement prise avec la réalité pour plonger dans un monde de cauchemars que personne ne devrait jamais connaître...
Là, il aurait peur.
Tellement peur qu'il ne pourrait même pas crier.
Tellement peur qu'il ne pourrait même plus fermer les yeux.
Tellement peur qu'il n'y aurait que deux issues pour lui, la folie ou la crise cardiaque.
Oh, comme Evie aurait aimé que son cœur lâche quand ce poison avait circulé dans ses propres veines.
« Tu peux le sauver ? » demanda Uma en faisant un pas vers elle, et Evie se rendit compte qu'elle avait dû rester silencieuse trop longtemps.
Elle pouvait. Survivre à ce poison avait été tellement atroce qu'Evie avait gardé plusieurs fioles d'antidote, juste au cas où. Elle en avait notamment caché au repaire.
Elle avait toujours trouvé ça quelque peu ironique que sur leur île où la violence faisait partie de leur quotidien c'était un poison qui agissait sur l'esprit qui se montrait le plus cruel. Encore qu'Evie avait joué avec l'idée d'éliminer la paralysie lorsqu'elle avait travaillé dessus, mais elle s'était abstenue en songeant que la victime se mutilerait sous l'effet des visions et mourrait trop vite.
Qu'ils croient tous que la douleur physique était l'ultime torture... Elle, elle savait qu'il était possible d'échapper à la douleur, de disparaître dans son propre esprit, d'apprendre à la maîtriser. Elle savait qu'au pire, le cerveau provoquait l'inconscience.
Mais il était impossible de maîtriser la peur, impossible de s'évanouir pour échapper à la terreur, impossible de guérir de blessures qui ne se voyaient pas, de balayer les conséquences avec une potion de soin, impossible d'oublier ou d'y échapper, même des années plus tard.
L'idée que Gil termine son existence aussi effroyablement ne lui plaisait pas. Surprise par l'intensité soudaine de ses émotions pour une personne qui n'était pas l'un de ses alliés, Evie se demanda si c'était parce que Gil lui rappelait Java. Gil, ce garçon simple, souriant, bien trop lumineux pour cette île, que Gaston avait renié en raison de son léger déficit mental, qui avait été recueilli par les pirates et qu'Uma et Harry semblaient toujours à deux doigts d'étrangler... ce qui ne les empêchait pas de le protéger. De l'aimer comme leur petit frère.
Ces foutus pirates et leurs sentiments si évidents.
Elle hocha la tête et Uma croisa les bras.
« Qu'est-ce que tu veux en échange ? »
Elle avait faim. Soif. Elle ne dirait pas non à des tissus, à des pièces électroniques car ils cherchaient toujours comment reproduire ce trou dans la barrière. À de nouvelles armes. À des produits et des médicaments auradoniens dont elle pourrait tirer des éléments essentiels pour ses potions.
Mais elle se trouvait dans une position unique, savait que l'amour d'Uma et Harry pour leur ami était une faiblesse qu'elle devait utiliser, qu'elle n'aurait jamais une autre occasion comme celle-ci.
« La reconnaissance d'une dette. »
La surprise d'Uma fit vite place à la méfiance.
« Ce n'est pas standard. »
« Je peux sauver Gil. Et je suis la seule qui puisse le faire. Crois-moi, tu veux le tirer de là avant que le poison termine son œuvre, parce qu'une fois qu'il aura plongé, ce sera trop tard pour faire quoi que ce soit pour lui. Je te conseille de lui planter un couteau dans le cœur toi-même pour lui éviter ça. »
« Tu as l'air de bien connaître l'effet de ce poison, » remarqua Harry sombrement, son regard de glace illuminé par quelque chose de plus étrange. Quelque chose qu'Evie n'avait pas envie de comprendre. « Un des tiens ? »
Elle ne répondit pas. A ce stade, toute l'Île savait que malgré tous ses efforts Grimhilde ne pouvait concocter que les plus simples des poisons et des potions qui circulaient, incapable de parvenir à égaler l'inventivité et les connaissances de son héritière en l'absence des ingrédients classiques. Et Evie se gardait bien de laisser des traces de ses formules et recettes, elle avait très vite compris que ses capacités étaient sa seule ligne de survie depuis que sa mère avait été noyée par la jalousie et la rage.
« Est-ce que tu le connais plus intimement encore ? »
Elle se retint de sortir un couteau pour effacer définitivement cette expression inconnue sur le visage d'Uma et ignora aussi sa question.
« Vous reconnaissez avoir une dette envers moi, que je pourrai venir collecter quand je le voudrai, et je sauve Gil. »
« C'est trop ouvert, » protesta Uma.
Evie pouvait lui concéder ce point.
« Ce sera un service, » éclaircit-elle alors. « En dehors de toute guerre entre nos territoires, comme le veut la règle. Je ne vous demanderai pas d'aller au-delà de vos propres lois et il ne s'agira pas de blesser ou attaquer qui que ce soit. »
Furieuse par cette tournure des choses qu'elle n'avait pas vu venir, Uma l'observa lors d'un instant tendu. Mais elle finit par hocher la tête.
« L'antidote, contre un service à venir. »
« Bien. »
« Harry te raccompagne à la frontière. Il t'attendra pour l'antidote. »
Sans un mot, Evie hocha la tête, pressée d'en finir. Il pleuvait toujours, et elle tremblait toujours, et c'était vraiment pas le bon soir parce qu'entre les souvenirs ramenés par la situation de Gil qui menaçaient de la faire plonger et la douleur qui persistait après ces derniers jours, sa faiblesse physique semblait le dernier de ses problèmes et pourtant c'était bien elle qui brouillait lentement sa vue pendant qu'elle suivait Harry vers la porte.
Alors qu'il l'ouvrait pour elle, il se figea et fronça les sourcils.
« T'as pas mangé depuis quand ? Tu t'es hydratée récemment ? » interrogea-t-il, et il y avait encore une fois cette étincelle de ce quelque chose de répugnant dans ses yeux, et elle fit un pas en arrière.
« Quoi ? »
Elle espéra que sa voix était aussi froide qu'elle le pensait, parce qu'il était difficile de se sortir de ce vertige qui ne voulait plus la quitter et cette situation était juste ridicule.
Et elle ne voulait surtout pas penser à manger ou boire quoi que ce soit à cet instant, parce que la dernière fois qu'elle avait avalé quelque chose – Tu crois que tu peux me défier ? Si tu ne bois pas ça, Evelyn, tu sais ce qui pourrait arriver à tes camarades et puis la douleur et la cellule...
Elle ne pouvait pas glisser ici et maintenant, elle ne pouvait pas avoir une de ces foutues crises ici et maintenant...
« Princesse. »
Uma. La voix ferme et proche et détachée.
Uma. Hook. Le bateau. L'échange. Gil.
Il fallait qu'elle sorte de là, elle ne pouvait pas glisser, pas montrer une telle faiblesse, il fallait qu'elle survive.
Harry la regardait étrangement, la main toujours sur la poignée de la porte. Uma à sa droite avait les sourcils un peu froncés, l'étincelle était une nouvelle fois dans son regard, mais c'était plus qu'une étincelle, c'était partout dans ses yeux, autour de sa bouche aussi, dans sa manière de se tenir...
Oh.
Ça suffit à la ramener totalement à la réalité, et Evie la fusilla du regard avant de passer devant Harry et de se diriger vers le pont. La pluie glacée sur sa peau lui fit du bien, il allait falloir qu'elle prenne une potion pour éviter de tomber malade, mais le froid lui fit du bien, le froid repoussa les vertiges, le froid repoussa les souvenirs et les ombres, le froid repoussa la crise.
Elle progressa rapidement à travers les rues avec Harry, sans un mot, continua d'avancer lorsque lui se figea dans l'ombre d'un bâtiment, grimpa sur les toits pour éviter les mauvaises rencontres, atteignit le repaire, fut soulagée de voir qu'il était vide. Elle ouvrit l'une des cachettes, se força à boire une des potions tout en refoulant son dégoût et son haut le cœur, attrapa l'antidote, prit quelques secondes pour boire de l'eau et avaler quelques céréales rassies et repartit.
Lorsqu'elle retrouva enfin Harry, elle lui donna les instructions et l'antidote et il hocha la tête. Elle se détourna de lui sans un mot de plus, avec un dernier regard glacial, et reprit son chemin.
Mais elle avait enfin compris pourquoi Mal haïssait tant Uma.
Ce n'était pas seulement par rivalité héritée de leurs mères, pas seulement en raison de tous ces accrochages et pas seulement parce qu'Uma aurait dû être l'une des leurs malgré les questions de territoires.
C'était parce qu'Uma n'avait pas peur d'eux, parce qu'Uma n'était pas comme eux alors qu'elle était la seule à être comme eux et parce qu'Uma les voyait.
Et parce que ce qu'elle voyait faisait naître chez elle ce qu'aucun d'entre eux ne devrait jamais ressentir.
De la pitié.
Evie n'en avait jamais vu chez quiconque, en tout cas certainement pas dirigée vers elle. La pitié naissait de la compassion, c'était un sentiment qui ne devait pas exister sur l'Île, et certainement pas chez les héritiers des pires Méchants. Les êtres qui en faisaient montre étaient des faibles qu'ils devaient écraser, qu'ils n'avaient jamais aucun mal à contrôler.
Jamais Evie n'avait eu pitié de Mal, Carlos ou Jay. Elle les comprenait, était fière d'eux parce qu'ils avaient survécu et parce qu'ils étaient capables de continuer à avancer, bien souvent ils l'impressionnaient. Elle pouvait aussi ressentir de la colère et de la tristesse pour eux. De l'admiration. Mais pas de la pitié.
Si Uma ressentait de la pitié, c'était parce qu'elle ne vivait pas la même chose.
Elle était comme eux, une héritière, et pourtant...
Oui, Evie comprenait très bien pourquoi Mal la haïssait autant.
Sa propre rancœur lui broyait l'estomac aussi sûrement que la faim lorsqu'elle entra un nouvelle fois dans le repaire cette nuit-là.
O
