IX
Sur la brèche
« They cry in the dark
So you can't see their tears
They hide in the light
So you can't see their fears »
- Hell is for children, by Pat Benatar
Ben était franchement casse-pieds.
Jay n'arrivait pas à savoir s'il le faisait exprès, s'il était volontairement aussi jovial et doux et lumineux et passionné ou si tout était calculé pour les déstabiliser. Parce qu'il était clair à présent que le prince n'était pas un imbécile. Il se montrait vif d'esprit et n'avait pas froid aux yeux. Il devait être capable de manipuler son monde, c'était quelque chose qu'on avait dû lui apprendre dès le berceau.
Et pourtant il avait constamment l'air sincère, ce qui faisait qu'il était difficile de le haïr.
Jay pouvait voir qu'une part de Mal le trouvait intriguant. Elle semblait même l'apprécier, jusqu'à un certain point, ce qui prouvait que Ben était plus qu'un bon gars naïf, mais elle se méfiait de lui.
Ils avaient accepté cette invitation pour ne pas éveiller les soupçons, et être dans ce château se montrait épuisant. Constamment devoir faire attention à leur attitude, à leurs mots, ne pas pouvoir se parler librement même dans leurs chambres au cas où ils étaient surveillés, veiller à rester vigilants tout en étouffant leurs réflexes et surtout, surtout penser à ne pas sortir de poignard même quand un bruit ou une personne les surprenait. Ils n'étaient pas aidés par le fait que Ben et la reine n'étaient en rien tels qu'ils s'y étaient attendus, différents de tous les gens qu'ils avaient jusque-là côtoyés.
Ce qui ne voulait pas dire grand-chose, en fait. Depuis qu'ils étaient à Auradon, Jay réalisait qu'en dehors de Carlos et des filles, il n'avait que peu fréquenté de personnes. Il n'avait jamais vraiment pris le temps d'apprendre à connaître les membres de la bande ou ses conquêtes pour des raisons évidentes, et Jafar ne comptait absolument pas.
Ça ne l'aidait pas à savoir comment agir face à la reine. Il ne pouvait pas être charmeur, ça aurait été extrêmement déplacé et Evie l'aurait simplement tué, il ne pouvait pas être détaché ni froid ou arrogant, il ne pouvait pas non plus être lui-même. Ça aurait été plus facile s'il avait su dans quelle situation ils se trouvaient exactement, ce qui était attendu de lui, mais aucun d'entre eux ne comprenait ce qu'ils faisaient là, et même Evie ne semblait pas savoir comment agir devant Belle. Elle oscillait entre la fille adorable et limitée et creuse qu'elle utilisait généralement face au monde et une part de sa vraie personnalité, impassible et silencieuse et sagace. C'était déroutant, parce que d'ordinaire dans ce genre d'opérations c'était elle qu'ils suivaient pour s'adapter, mais Belle la déstabilisait comme personne d'autre avant elle. Et le pire, c'était qu'il doutait qu'elle en ait conscience, ça semblait complètement involontaire de la part de la reine.
C'était peut-être ça, le problème. Belle était une reine, la première qu'ils rencontraient. Une reine puissante, et une mère, et peut-être qu'il était difficile pour Evie d'appréhender le gouffre entre Belle et Grimhilde. Peut-être que la différence incompréhensible court-circuitait l'effroyable capacité qu'avait Evie à se contrôler et s'adapter.
Et s'il y avait bien une chose qu'Evie ne supportait pas, c'était de ne pas parvenir à percer quelqu'un à jour.
Carlos, lui, semblait avoir réussi à maîtriser son anxiété, le calme de Belle si opposé à l'instabilité de Cruella le rassurait au contraire. Et puis Pompon avait apparemment décidé d'abandonner Ben pour ne plus jamais le quitter, et Jay avait de plus en plus peur de devoir dormir avec le monstre puant. Quant à Mal, elle oscillait entre s'amuser de la situation et sa propre angoisse quant à l'imprévisibilité de leur présent. Elle devait vraiment se faire violence pour retenir tous ses sarcasmes (ou du moins la majorité), et Jay savait qu'elle restait constamment sur ses gardes malgré son apparente tranquillité.
L'heure du repas arriva très vite, et ils se retrouvèrent de nouveau en présence de la reine, dans un salon près d'une cheminée allumée pour déguster des mini tartes et mini sandwichs. Jay n'avait pas besoin de savoir lire dans les pensées de ses alliés pour savoir qu'eux aussi trouvaient aussi insultante que ridicule l'existence même de ces « amuse-bouches ». Apparemment les Auradoniens avaient besoin de se mettre en appétit pour leurs repas délicieux et généreux... Il fallait croire qu'ils ne mangeaient pas encore assez.
Cela dit, c'était une des meilleures choses qu'il avait jamais avalées, et de toute façon ce n'était pas comme s'ils pouvaient critiquer leurs hôtes, capables de les renvoyer sur l'Île ou d'ils ne savaient quoi.
Belle s'était changée, elle avait des chaussures et avait coiffé ses cheveux, mais son apparence était plus simple que ce que Jay avait aperçu des autres riches et nobles les rares fois où il avait prêté attention aux magazines et télévisions à l'école. Il ne savait pas si elle jouait la comédie, mais l'image qu'elle renvoyait était celle de quelqu'un d'étrangement humble et posé. Il ne pouvait pas dire qu'elle était effacée parce qu'elle possédait une aura évidente, mais accessible aurait peut-être été un bon terme.
Il y avait aussi quelque chose de doux dans sa présence, quelque chose qui faisait remonter à la surface de très vieux souvenirs d'une main dans la sienne pour l'aider à avancer, d'une voix chaude fredonnant une berceuse, de sourires lorsqu'il réussissait ses exercices.
Mal à l'aise, il étouffa ces sensations et les renvoya très loin en lui pour se concentrer sur la situation. Carlos, assis à sa droite sur le canapé, mangeait la mini quiche qu'il tenait aussi élégamment et tranquillement qu'il en était capable, Pompon allongé sur ses pieds (et en partie sur ceux de Jay). Sur son autre côté, Evie répondait agréablement à une question de Ben sur la façon dont elle réussissait à créer des vêtements sur l'Île, son explication candide ponctuée de quelques mensonges et semi-vérités – ce n'était pas comme si elle pouvait expliciter toutes les façons qu'ils avaient de récupérer tissus, fils et autres matières premières. Ils avaient décidé de mentionner les vols et les marchés, mais ils n'allaient certainement pas expliquer clairement les violences ou les fois où leurs talents respectifs leur servaient de marchandises. (Avouer les capacités de Carlos et d'Evie pour l'ingénierie, la mécanique, l'électronique, la médecine ou les potions restait hors de question, c'était un avantage bien trop grand.)
Installée sur un fauteuil du côté de Carlos, Mal se tenait droite, comme eux tous. Sa position lui permettait d'avoir dans son champ de vision la porte du salon ainsi que les deux fenêtres, et Jay et les deux autres pouvaient surveiller les arrières de leur capitaine. La reine, elle, était assise de l'autre côté de la table basse, comme plus tôt dans le jardin d'hiver.
« Qu'envisagiez-vous de faire une fois adultes, avant que Ben ne vous invite ici ? » demanda Belle quelques minutes plus tard.
Jay resta détendu, parce qu'il n'était pas un amateur, et prit le temps de s'essuyer les doigts sur les jolies serviettes brodées qui leur avaient été fournies. Étonnamment, s'habituer aux couverts et à quelques bonnes manières était loin d'être compliqué. En revanche le fait de ne plus pouvoir avoir des moments seuls tous les quatre dans un endroit sûr commençait sérieusement à lui peser. Ne jamais pouvoir relâcher la pression finirait par les rendre dingues.
Carlos lui lança un regard en coin, perdu et nerveux, et Jay glissa un œil vers Mal. Celle-ci ne quitta pas des yeux Belle mais ses mots leur étaient destinés.
« Les gamins des royaumes jouent avec des jouets quand ils sont enfants, passent leur temps à apprendre des trucs et à s'amuser quand ils sont adolescents, et ne deviennent des membres productifs de la société qu'une fois adulte. Enfin, pour certains, d'autres restent oisifs. »
« Oui, mais ils ne choisissent pas leur métier, » remarqua prudemment Carlos, un peu confus.
Ben fronça les sourcils.
« Si, c'est à ça que servent les différents cursus scolaires. »
« Tu as choisi de devenir roi, donc ? » demanda Jay, l'air de rien, forçant une fausse curiosité dans son ton.
Près de lui Evie joua avec l'unique bague qu'elle portait, un anneau de métal à son majeur droit que Jay avait volé, que Carlos avait retravaillé et que Mal avait gravé de fines arabesques. Il savait que s'il se penchait et regardait attentivement, il trouverait caché dans les lignes la première lettre de leur quatre noms.
Ils lui avaient donné deux ans plus tôt après un séjour un peu trop long chez Grimhilde. Elle en était revenue silencieuse, comme absente, quelque chose d'effrayant dans son regard vide.
La psy dirait peut-être que c'était un cadeau mais ce n'était qu'un échange de plus. Un bijou pour elle et pour eux l'assurance de garder leur alliée. Une lumière était revenue dans ses yeux et ils n'avaient plus craint qu'elle baisse volontairement sa garde au prochain combat.
L'anneau ne la quittait jamais.
En le faisant tourner ainsi, elle approuvait son intervention mais lui demandait de rester prudent.
Ben, pris au dépourvu, hésita une seconde.
« Ce n'est... Je ne me suis jamais posé la question. Consacrer ma vie au peuple d'Auradon est une noble existence. »
« Une luxueuse existence. Et puis si tu n'es pas fan d'un truc, comme l'économie, tu peux toujours refiler la tâche à un autre. »
Il ponctua sa remarque d'un grand sourire taquin, mais si Mal n'en sembla pas troublée, Carlos se tendit et Jay sut d'instinct qu'Evie lui aurait mis un coup de pied s'ils avaient été seuls.
Ben, lui, échangea un regard amusé avec sa mère.
Ils étaient vraiment étranges. Pas une once d'offense, de colère, de vexation, rien.
« Malheureusement on ne peut pas se débarrasser totalement de la question, mais ça aide de pouvoir déléguer, » avoua Ben aisément.
« Tu n'as pas choisi, donc, » reprit Mal avec un petit sourire en coin. « En devenant ta femme, Audrey ne pourra pas choisir son occupation non plus. Et les autres à l'école semblent tous suivre les traces de leur famille. »
« Auradon Prep est un peu particulière. »
« Tu veux dire que les gamins moins favorisés sont plus libres de faire des choix pour eux-mêmes ? À condition qu'ils aient de la monnaie pour payer leurs études, je suppose. Donc au final, même pour eux, le choix est limité. »
« Lonnie n'a pas le droit de faire le sport qu'elle aime, et elle se destine à la même carrière que ses parents. Tu dis que vous avez le choix, mais uniquement si vos règles et vos familles approuvent. Si toi ou un autre bébé couronné décidait de ne pas succéder à ses parents pour devenir docteur pour animaux, par exemple, tout se passerait bien ? »
« Il existe des lois qui permettent des successions indirectes. Chaque royaume est différent et traite cette question selon ses traditions. »
Le sourire assuré de Mal ne pouvait qu'être victorieux, mais Ben ne se démonta pas pour autant. Sa réponse politique, qui contournait au lieu de justifier, se lisait pour eux comme une reddition et il en avait conscience. Mais il continua tout de même :
« Nous restons libres de nos destins. »
« Bien sûr, » acquiesça Mal, non sans ironie.
Mais la reine observait l'échange curieusement, sans agacement ni colère, alors Jay sut qu'ils n'avaient toujours pas atteint la limite. À quel moment réagiraient-ils ? À quel moment les conséquences de leur comportement viendraient-elles ? Les continentaux devaient vraiment avoir besoin d'eux pour les laisser ainsi dénigrer leur royaume sans le leur faire payer.
« Tu n'as pas répondu à la question d'origine, » rappela Ben.
C'était presque un défi, et Mal garda ses yeux dans les siens quelques secondes avant de parler.
« Sur l'Île, nous avons plus de libertés, » dit-elle, et il n'y avait pas à la fois de plus grande vérité et de plus gros mensonge. « Mais nous ne faisons pas de plan d'avenir, enfin, pas à long terme. »
« D'accord, alors imagine. Si tu avais encore été sur l'Île dix ans dans le futur, que serais-tu devenue ? »
« Tu veux dire quel sera mon métier ? »
« Il y a bien des métiers sur l'Île, non ? »
« Certains adultes en ont, » acquiesça Mal.
Ils s'approchaient d'un terrain dangereux. L'organisation de l'Île intriguait les continentaux, mais ils ne savaient pas exactement pourquoi. S'ils les avaient enfermés là-bas, c'était bien pour les oublier, non ? En tout cas si ça les intéressait, il valait mieux qu'ils gardent certaines informations pour eux, pour avoir de quoi marchander et conserver un avantage.
« Comme vos parents ? Ils ont des métiers ? »
Terrain définitivement dangereux.
Mal posa sa main sur sa propre cuisse, alors Evie près de Jay prit le relais.
Elle sourit à Ben et hocha la tête.
« Par exemple, » dit-elle. « Jafar est commerçant, Cruella couturière, maman est herboriste et Maléfique est chef de territoire. Il y a des marchands, deux ou trois forgerons, charpentiers et ébénistes, des cordonniers, des ouvriers, des gardes, des soldats, des taverniers, des coiffeurs, même des musiciens... La différence, c'est que la plupart des enfants travaillent avec leur famille ou avec leur bande. »
« Travaillent ? »
« On va pas à l'école, » rappela Jay avec un rictus. « Tu croyais qu'on se contentait de se balader toute la journée ? On t'a dit qu'on a des activités. »
« Ils m'aident à gérer la bande, » développa Mal, « et le reste du temps on travaille pour nos parents, comme une partie des autres jeunes de l'Île. Mais certains bossent indépendamment de leur famille. »
« Tu dois mériter ta nourriture, le toit sur ta tête, tes vêtements, tes armes. Soit tu les voles, soit tu les échanges. Pour les échanger, il faut que tu aies de la marchandise ou un savoir-faire. »
Il faillit ajouter que si tu n'avais pas ça, tu n'avais plus qu'à faire partie de ceux qui mouraient de faim, de froid ou sous les coups des autres, ou alors à faire partie des crétins qui vivaient aux crochets de leurs vieux, mais il se tut.
« Donc vous marchez aussi dans les pas de vos parents. »
« Non, » répondit Evie tranquillement. « Pas nécessairement. Certains enfants n'ont pas de famille. Des choses se transmettent dans les bandes, des adultes ne veulent pas transmettre leurs savoirs, et nous n'avons pas forcément les mêmes talents que nos aînés. »
« Alors tu aurais choisi quel métier ? »
Il n'allait pas lâcher l'affaire, le con.
Ils n'avaient pas choisi la façon dont leurs talents avaient été développés, soit ça leur avait été imposé par leur parent, soit l'environnement l'avait fait pour eux. Contrairement à beaucoup de leurs compatriotes, leurs capacités et savoirs-faire étaient multiples, ils avaient dû s'adapter, développer différentes facettes d'eux-mêmes en fonction de la situation du moment, de leurs interlocuteurs, des épreuves.
Jay n'était pas le même devant ses alliés, devant Jafar, devant les membres de la bande, devant les habitants du centre, devant des ennemis, devant des inconnus, devant des adultes ou devant des gamins, devant des faibles ou devant des prédateurs, devant des insulaires ou devant des continentaux. Et pour répondre à toutes ces situations, il avait dû ajouter d'autres cordes à son arc que le vol. Il était devenu un athlète, un arnaqueur, un combattant, un chef, un homme de main, un maître d'armes, un guetteur, un garde, un espion,...
Quel métier ?
Si survivre en était un, ça aurait sans doute été celui-là, et ils l'exerçaient depuis toujours.
Mais Evie resta composée, et elle haussa les épaules avec un sourire.
« Sur l'Île, un serment t'engage à vie. Je resterai auprès de Mal et continuerai mon travail à ses côtés. »
Il y avait une conviction dans sa voix qui n'était pas feinte, et Jay contrôla son expression prudemment pour étouffer le sourire qui lui venait malgré lui.
Evie et Mal, Mal et Evie. S'il y avait à présent une chose dont il était certain quant à leur avenir, c'était celle-ci, peu importe sa forme.
Une nouvelle lumière brillait dans le regard de Mal alors qu'elle hochait la tête.
« Exactement. »
« Je suppose qu'en tant que Capitaine tu aurais succédé à ta mère ? »
« Il faut bien que quelqu'un le fasse, » remarqua Mal avec un petit geste de la main. « Elle ne rajeunit pas. »
Comme si Maléfique prenait des rides.
« En quoi consisteraient tes journées ? »
« Semblables aux tiennes, » s'amusa Mal. « Veiller au respect des lois et en ériger de nouvelles au besoin, garder un œil sur l'économie du territoire, s'assurer que tout le monde paye ses taxes, espionner les voisins,... »
« Je... Mon rôle ne consistera pas en ça. »
« Ah oui ? » rétorqua Mal avec un petit rictus. « Cela dit sans vouloir me vanter, j'ai une bien meilleure bande que Maléfique, des hommes et des femmes capables qui connaissent leur place et leur rôle après des années de rodage, ce qui nous permettra à tous d'avoir une seconde activité. Evie pourra confectionner des vêtements, et Carlos et Jay auront le temps de balayer les rues et de bosser pour Médusa à la taverne. »
Carlos grogna de protestation et Jay grimaça.
« Mal ! Pourquoi tu nous détestes autant ? »
« J'ai mes raisons. »
« T'es méchante. »
« Merci. »
Jay étouffa son sourire et sa réplique grossière, puis croisa les bras avant de se souvenir qu'il devait surveiller ses manières. Son dos commençait à le faire souffrir, il n'avait pas l'habitude de se tenir aussi droit aussi longtemps et la position tirait sur une de ses cicatrices.
Lorsque la porte s'ouvrit pour laisser entrer un homme immense que Jay n'avait encore jamais vu dans la réalité, son corps agit avant qu'il n'ait le temps de réfléchir et il sauta sur ses pieds, évaluant automatiquement la menace.
Carlos et Mal avaient fait de même, mais Evie se leva plus naturellement.
Il ferma les poings contre ses cuisses pour étouffer son envie de s'assurer de la présence du petit poignard à sa cheville, et essaya de ne pas sursauter quand Pompon alla saluer joyeusement le nouvel arrivé. Sans succès, mais au moins sa réaction ne fut pas remarquée.
L'homme se figea quelques secondes en les voyant puis se reprit pour caresser rapidement le chien et s'avancer un peu.
« Bonsoir, » salua-t-il avec un petit sourire tendu. « Désolé du retard, j'ai été retenu. »
« Ce n'est rien, » rassura son épouse en s'avançant vers lui. « Nous prenions le temps de discuter. »
« Oh. Bien. » Il ajusta ses lunettes et se tourna vers eux avec un air qu'il voulait sans doute avenant, mais c'était un peu difficile à faire passer au vu de sa stature impressionnante et de son costume luxueux impeccable même en cette fin de journée. « Je suis Adam French, le père de Ben. Enchanté de vous rencontrer, ou de vous revoir. »
Jay voulut répondre poliment, mais tout ce qu'il réussit à faire fut de froncer les sourcils.
Ce grand homme quarantenaire à la peau pâle, aux épaules et à la mâchoire carrées, aux lunettes si banales et aux vêtements aux couleurs de son royaume était le Grand Roi des États Unis d'Auradon. Il était celui ayant mené les débats et réunions qui avaient débouché sur la création de l'Île. Celui qui signait tous les décrets les concernant. Celui qui au final avait le pouvoir de les tuer, de les renvoyer sur l'Île ou il ne savait quoi d'autre.
Et le roi se tenait là, avec un gros chien ridiculement poilu, et se présentait non pas comme l'homme le plus puissant du monde mais comme un père. Comme si cette situation était normale, comme si Jay ne devait pas ravaler la bile qui montait dans sa gorge, comme s'il ne devait pas étouffer sa haine et sa rage, comme si la simple présence de ces trois personnes près d'eux ne lui donnait pas de soudaines envies de violence ou de fuite.
Mais Mal avait déjà réagi et fait le tour du canapé pour se placer près d'eux, légèrement devant.
« Enchantée, Votre Majesté, » salua-t-elle avec le sourire le plus poli, le plus joli et le plus faux que Jay avait vu chez elle. Il se demanda nerveusement si les royaux pouvaient faire la différence. « Je suis Mal, voici Jay, et je crois savoir que vous avez déjà croisé Evie et Carlos. »
Jay hocha la tête à l'entente de son nom comme ses alliés le firent et essaya de détendre ses muscles, de garder ses pensées loin de son visage. Lorsque Ben suggéra qu'ils passent à table, il suivit le mouvement automatiquement, ne prêtant guère attention aux échanges superflus qui eurent lieu.
Sans surprise, le roi s'asseyait en bout de table, son épouse et son fils à ses côtés. Il lança un rapide coup d'œil à Mal, mais ils avaient déjà un plan pour ce genre de situations, et ils prirent place naturellement. Leur capitaine s'installa à côté de Belle et Jay prit place face à elle. Carlos rejoignit sa gauche, tandis qu'Evie s'installait près de Mal. Il n'y avait pas d'assiette sur la table, seulement des couverts et des verres assortis, alors il lança un coup d'œil nerveux à Evie.
Mais la jeune fille leur fit le signe que tout allait bien. Elle devait avoir un plan, alors Jay se força à souffler discrètement pour essayer de se détendre une fois encore.
Quand deux employés entrèrent, un homme fin d'une trentaine d'années et une dame rondelette qui devait s'approcher de la soixantaine, Jay remarqua d'emblée leur intérêt pour eux. Ils leur jetaient des coups d'œil curieux, à lui et à ses alliés, mais il n'y avait pas vraiment d'hostilité dans ces regards alors il les ignora.
Quand les deux inconnus quittèrent la pièce après leur avoir amené leurs entrées, une soupe marron, Jay réalisa que Mal s'était engagée dans une discussion avec le roi... sur la météo ? Sérieusement ?
Leur capitaine avait l'air détendue, un petit sourire au coin des lèvres qu'elle ne cherchait pas à dissimuler montrait que la situation l'amusait. Mais Jay n'était pas un idiot, il savait qu'elle ne perdait rien de son environnement ou du moindre mouvement de leurs hôtes.
Son attitude tranquille, ses mots polis avec juste ce qu'il fallait d'assurance et d'arrogance semblaient quelque peu décontenancer le roi, et Mal avait cette étincelle dans les yeux qui se manifestait quand elle avait le dessus sur un adversaire ou quand elle appréciait le challenge.
« On sait juste que c'est l'hiver quand l'eau gèle, que des tuyaux cassent et que les températures deviennent mortelles, et que c'est l'été quand il fait moite et qu'au lieu de pleuvoir non stop plusieurs fois par semaine on a droit à des averses un peu tous les jours. »
« Vous ne regardez pas les calendriers ? » demanda Ben en se servant un verre d'eau.
« On n'en a pas, » lui fit savoir Mal. « Certains gardent un œil sur les dates. Personnellement je n'ai jamais vu l'utilité de le faire, mais Carlos a un système pour compter les jours. »
« C'est utile pour garder un œil sur les infrastructures et savoir quand les réviser, » acquiesça doucement le garçon près de Jay sans lever la tête de son assiette.
« J'étais sûre d'avoir un an de plus quand je l'ai rencontré, mais il m'a détrompée quelques semaines plus tard. »
« Comment c'est possible de se tromper d'un an sur son âge ? »
« Je ne m'en suis jamais préoccupée, » balaya Mal simplement.
« Mais les anniversaires ? »
Jay ne put retenir son petit reniflement de dédain et ne baissa pas les yeux quand Ben et ses parents se tournèrent vers lui.
« On ne fête pas ces trucs-là. »
« Personne ? »
« Pas nous. »
« Vos parents ne vous l'ont jamais souhaité ? » s'enquit Belle, et elle faisait un réel effort pour apparaître nonchalante mais quelque chose dans son regard la trahissait.
« Ma mère n'apprécie pas vraiment les fêtes familiales, » rappela Mal non sans sarcasme.
« Est-ce que... » Ben hésita, jeta un œil un peu nerveux vers son père qui hocha la tête. « Est-ce que vous savez quand vous êtes nés ? »
Carlos se tendit près de lui, alors Jay intervint avant que son allié ne le fasse avec beaucoup trop d'agressivité. Ça avait toujours été un sujet un peu sensible pour lui à cause des insultes de Cruella.
« On n'est pas nés, Benjamin, » rappela-t-il simplement, son ton un peu trop rauque.
« Ce n'est pas parce que ce n'était pas une naissance classique que ce n'était pas une naissance. »
« Peu importe le vocabulaire. Ce n'est pas comme si nos parents avaient voulu nous avoir. »
Mal et Evie posèrent le même regard froid sur lui et il ravala un juron. Ouais, c'était probablement quelque chose qu'il n'aurait pas dû dire, en tout cas pas en-dehors du bureau de la psy et certainement pas devant le roi et la reine.
Les employés eurent la bonne idée de venir leur servir le plat principal. Jay fut surpris de voir qu'il n'y avait plus rien dans le bol qu'une dame récupéra devant Evie. Passer sa nourriture à Mal ou Carlos aurait été trop visible, ce qui ne laissait que deux autres possibilités. Soit elle avait mangé, soit elle avait fait disparaître la soupe grâce à la magie. La réponse était la deuxième, bien sûr.
Malheureusement ce petit temps de silence n'avait pas suffi à faire oublier les mots de Jay.
« Est-ce que vous vous entendez bien avec vos parents ? » demanda le roi une fois que les employés se furent retirés.
Aucun d'entre eux ne réagit ouvertement. Mal prit sa fourchette calmement et croisa le regard d'Adam, qui ne cacha pas la gravité sur son visage.
Pourquoi voulait-il savoir ça ? À quoi est-ce que ça lui servait ? Ne savait-il vraiment rien de Jafar et des autres, du genre de personnes qu'ils étaient ? Avaient-ils vraiment cru qu'ils seraient bien traités ?
Que savaient-ils exactement ? Peut-être l'origine de certaines cicatrices qui couraient sur leurs corps. Est-ce que ça les satisfaisait ? Les dégoûtait ? Les mettait en colère ?
À quoi jouaient-ils ?
« Ça dépend des jours, » offrit Mal avec un demi-sourire, aussi avenant que dangereux. « Maléfique est assez exigeante. Elle aime contrôler tout le monde et j'aime ma liberté. Nous avons des différends, comme dans n'importe quelle autre famille. »
Parfois, Jay admirait vraiment les filles, leur capacité à mentir ainsi, ou à délivrer des semi-vérités avec autant d'aplomb. Lui n'était pas très doué dans cet art. Il savait charmer et arranger un peu la vérité, mais quand il était furieux et amer, il ne parvenait pas à le cacher.
Il savait que ça amusait toujours Mal de balancer des trucs ironiques à la figure des autres ainsi, des euphémismes et des faits qui n'étaient pas vraiment faux, mais certainement pas vrais non plus.
Elle porta une bouchée de leur plat à ses lèvres et mangea tranquillement, et Jay se força à avaler ce qu'il avait dans la bouche. Le roi contempla Mal encore quelques secondes sans vraiment montrer ce qu'il songeait à cet instant.
« Des différends sur... ? »
Mal prit le temps de boire deux gorgées d'eau avant de lui répondre.
« Rien qui vous concerne, » répondit-elle, et Jay essaya vraiment de ne pas montrer sa stupéfaction et sa crainte.
Mais le roi hocha simplement la tête.
« Effectivement, je me montre indiscret. Et vous, Jay, comment qualifierez-vous votre relation avec votre père ? »
« Distante. » Inutile de vraiment mentir, après tout. Cette vérité ne changerait rien à leur plan. « Il n'a jamais été très chaleureux et je passais le moins de temps possible chez lui. »
« Où allais-tu alors ? » s'inquiéta la reine.
Jay haussa les épaules.
« Ailleurs. Je revenais chez lui de temps en temps, je devais travailler pour sa boutique. Le reste du temps j'étais avec les autres. Carlos ne s'entend pas avec Cruella non plus, alors on passait du temps tous les deux. »
Lorsque leurs hôtes posèrent les yeux sur lui suite à cette ouverture, Carlos suivit sa lancée.
« Elle est assez étouffante, » expliqua-t-il un peu nerveusement, faisant un visible effort pour lever le regard vers les adultes. « Autoritaire. Et pas toujours très... lucide. »
Belle fronça les sourcils.
« Qu'est-ce que tu veux dire ? »
« Elle est psychotique, et ce n'est pas comme si elle suivait un traitement. »
Sous-entendu, ce n'est pas comme si Auradon avait fait en sorte qu'elle ait accès à des soins ou s'était assuré de sa santé mentale avant de lui envoyer un bébé sans défense.
Mal rebondit immédiatement pour attirer leur attention sur elle.
« Pas d'hôpital, pas de docteur, pas de diagnostique, pas de remède, » énonça-t-elle, son rictus beaucoup plus froid que plus tôt.
« Il y avait des docteurs, » se défendit le roi. « Comme des gardes. Malheureusement ils n'ont pas survécu. »
« Vous voulez dire que ceux qui ont survécu ont été rapatriés avant que vous ne fermiez définitivement la prison. »
Est-ce qu'elle cherchait à se faire tuer ou... ?
La tension dans la mâchoire d'Adam fut visible quelques secondes, et si sa voix devint plus rauque, il ne montra pas plus d'agressivité pour autant.
« Effectivement. »
Jay put percevoir la surprise que Mal dissimula face à cette réponse qui sonnait comme un aveu, mais la reine ne laissa aucun silence s'installer.
« Comment vous faisiez lorsque vous étiez malade ? »
« On croisait les doigts, » répondit Carlos un peu trop amèrement.
« Nous sommes tous plutôt résistants, » enchaîna beaucoup plus poliment Evie avec un petit sourire, sa fourchette posée sur son assiette à moitié vide. « Il est possible de passer des marchés pour obtenir les médicaments sortis des cargos au besoin. »
« Tu as dit que ta mère était herboriste, » se souvint Ben. « Est-ce que c'est comme une guérisseuse ? »
Heureusement qu'aucun d'entre eux n'avait été en train de boire, parce que Jay était plutôt certain que malgré leur capacité à étouffer leurs émotions, ils n'auraient pas pu avaler correctement à l'entente de cette absurdité.
Lui resta parfaitement figé, incapable de respirer l'espace de quelques secondes, mais Carlos ne put retenir un petit son sombrement amusé, et Mal ne cacha pas son expression étrange, entre incrédulité et haine.
Evie, elle, pencha légèrement la tête sur le côté et son sourire ne trembla même pas.
« Pas exactement, non, » dit-elle posément, mais Jay put percevoir le timbre plus rauque que prenait sa voix quand elle luttait vraiment pour se maîtriser. « Herboriste est un abus de langage, je suppose, si l'on considère qu'il n'y a plus beaucoup de végétaux sur l'Île. Mais elle peut réaliser certaines pommades et des onguents, ainsi que quelques remèdes. Rien de très poussé ni miraculeux. »
« Je ne savais pas qu'elle savait faire ça. »
« Ça lui a demandé des années de recherches. »
Et merde, Jay n'avait plus faim. Il posa sa fourchette, un peu nauséeux, et aurait aimé qu'Evie se tienne loin de ce genre de vérités. Mais il voyait bien que les royaux étaient très loin de deviner en quoi ces recherches avaient consisté, combien de pauvres bougres avaient succombé dans le sous-sol de la sorcière. Ou combien de fois Evie en avait été victime.
Il essaya de capter le regard de Mal, parce qu'elle semblait perdue dans ses pensées, le visage un peu trop figé et son couteau si serré dans son poing que ses jointures devenaient blanches. Lui aussi aurait aimé avoir Grimhilde face à lui pour la poignarder, mais ce n'était en aucun cas le moment de se laisser entraîner dans ce genre de pensées.
« Ça devait être une bonne monnaie d'échange, » continua Ben sans remarquer leur soudaine tension.
« Plutôt, oui. La raison derrière laquelle Maléfique n'a pas mis ses menaces de mort à exécution, en tout cas. »
« Mais si vous aviez quand même accès aux médicaments, ça devait concurrencer le commerce de ta mère. »
« Maman n'a pas de commerce. Elle est exilée, souviens-toi. Les gens lui font savoir qu'ils veulent passer un marché, et elle choisit si ça l'intéresse. Les médicaments sont accaparés par les pirates, et ils ne sont pas toujours d'humeur marchande. Il n'y en a pas assez et ils ne sont parfois pas adaptés à ce qui menace les habitants, comme certains venins ou certaines infections. Mais comme je l'ai dit, ma mère ne peut faire de miracle. »
C'était un euphémisme. À part des poisons simples, quelques onguents à moitié réussis, rien de ce que faisait la reine n'avait particulièrement de valeur depuis que l'Île mourait et qu'elle ne pouvait plus suivre ses recettes. Tout ce qui avait de l'intérêt, Evie l'avait inventé. Evie faisait des miracles. Parfois des miracles très, très noirs, mais ça n'enlevait rien à son génie.
« Alors si c'est pas des remèdes médicaux, qu'est-ce qui intéresse tellement les habitants ? »
Une étincelle éclaira les yeux d'Evie, elle fit mine de retenir un sourire amusé, et Jay l'observa, intrigué, afficher un air entre embarras et espièglerie.
« D'avoir le choix. »
Ah, d'accord. C'était une pure vérité qui détournerait sans aucun doute l'attention. Le roi et la reine comprirent rapidement mais ne réagirent pas vraiment, par contre un air amusé se dessina sur le visage de Belle quand son fils lui lança un regard confus.
Elle ne l'aida pas.
« Je suis perdu, » avoua Ben, et Mal rit doucement.
« Rappelle-moi quand tu vas être couronné roi déjà ? »
Jay prit pitié de lui et tapota son épaule.
« Elle parle de contraception et d'avortement, Benny. »
Les yeux du prince s'écarquillèrent.
« Oh. Ce choix-là. » Puis il fronça les sourcils et se tourna vers son père. « Nous envoyons pourtant ce genre de choses, non ? »
« Nous le faisons. Une fois par mois. »
« Les pirates sont des crétins avides, » partagea Jay. « Vous n'imaginez pas le prix qu'ils fixent pour une boîte de préservatifs ou une pilule du lendemain. Et il n'y a pas grand-monde sur l'Île qui veut vraiment fonder une famille ou a les moyens de nourrir des gamins. La natalité a drastiquement chuté après les quelques premières années, mais faut dire que la première génération vieillit et qu'il y a moins d'habitants adultes aussi. Notre génération a moins de soucis de ce côté-là de toute façon, même s'il faut rester prudents. Personne a envie d'avoir un môme à notre âge, ou tout court. »
« Qu'est-ce que tu veux dire par moins de soucis ? »
Il hésita. C'était un problème dont il n'avait pris connaissance que lorsqu'il était devenu sexuellement actif, un an plus tôt. Ce n'était pas comme si Jafar lui avait expliqué quoi que ce soit, tout ce qu'il avait su venait des blagues et discussions des ados autour de lui, surtout les plus vieux. Puis il avait choppé un des livres de Carlos et d'Evie qui traitait du sujet, aussi bien du point de vue féminin que masculin, ce qui avait grandement servi à sa culture. Le reste, c'était venu petit à petit, avec l'expérience et en osant finalement en parler à Evie. Il avait su que les jeunes (et les adultes d'ailleurs) passaient des marchés avec elle pour ce genre de choses. Qu'elle était la seule à avoir une solution alternative fiable et sûre aux méthodes envoyées par Auradon, alors quand il y avait besoin, tout le monde le savait, c'était elle ou rien.
Et non seulement elle lui échangeait une potion pour s'assurer qu'il n'engendrerait pas d'enfant et resterait en bonne santé, mais en plus elle avait comblé les blancs dans ses connaissances sur le sexe et la biologie. Lui avait été un peu mortifié, mais elle était restée pragmatique et neutre et elle n'en avait jamais parlé à personne.
En tout cas c'était pas un sujet qu'ils abordaient librement sur l'Île. Oui, ils se vantaient parfois de leurs conquêtes, faisaient des blagues salaces, racontaient des histoires cochonnes empruntées à leurs aînés. Mais Jay ne participait pas vraiment à ce genre de choses, il aurait fallu se mêler aux autres pour ça, pour autre chose que le boulot. Il tendait l'oreille, mais c'est tout, alors il ne savait pas trop les usages.
Était-ce poli de parler de ça ? Avec quelqu'un d'autre qu'un partenaire ? En-dehors des blagues ou des vantardises ? Et avec un prince ? Et en présence des parents du prince ?
C'était pas censé être un truc tabou pour eux ?
Et aborder la question reviendrait à les balancer en terrain dangereux...
Devait-il répondre ?
« Jay veut dire que quand on meurt de faim, on a moins de soucis de fertilité. »
Mal avait tranché. Vérité crue et directe, donc.
Et elle profita de la seconde de silence choquée pour enchaîner.
« On ne partage pas vraiment ce genre de choses entre nous sur l'Île, mais il n'y a pas besoin d'en parler pour le savoir. L'avantage, c'est qu'on a rarement besoin de marchander avec les rats des quais pour obtenir des... euh... » Elle fronça les sourcils et se tourna vers Evie. « Comment ils appellent ça déjà ? »
« Produits d'hygiène féminine. »
« Oui. Ça. Les adultes aussi ont des soucis après des années à manquer de nutriments. Les pirates mangent mieux, cela dit, ils sont plus nombreux du coup. Je crois qu'ils ont même eu plusieurs bébés ces dernières années. Sur les autres territoires, c'est devenu exceptionnel, mais bon, il n'y en a pas beaucoup qui cherchent à se reproduire. En tout cas, peu importe le taux de risque, les gens ne veulent pas avoir de mauvaise surprise mais veulent continuer à prendre du bon temps, alors ils utilisent des contraceptifs, au cas où. »
Il vit que le roi cherchait comment répondre à ça. Embarrassé, peut-être. En raison du sujet ? Ou des informations ?
« Pour ne rien vous cacher, nous ne comprenons toujours pas cette pénurie de nourriture que vous suggérez. »
« Oh ? C'est amusant. Car pour ne rien vous cacher, la plupart d'entre nous pensent que la chute de la natalité et le manque de nourriture et de médicaments sont la preuve que le continent cherche à nous éradiquer à petit feu depuis des années. »
« C'est pas le cas du tout ! » s'indigna Ben. « Ça n'a aucun sens ! Il y a des tas de nourriture qui partent sur les cargos ! »
« Si tu le dis. »
« Tu dis que les pirates détiennent les arrivages. Qui te dit que ce ne sont pas eux qui gardent tout ? »
Mal laissa tomber les apparences. Un fin sourire étira ses lèvres, elle s'adossa nonchalamment contre son dossier, une main posée sur la table, son autre bras le long de son corps. Si elle avait l'air parfaitement détendue pour un œil amateur, Jay savait que sa dague serait dans sa main en une demi-seconde au besoin.
« Benjamin d'Auradon, » commença-t-elle lentement, sa voix douce porteuse d'un filin d'acier, ses yeux dans ceux du prince alors qu'elle ignorait volontairement les deux adultes. « Tu as peut-être été formé pour diriger le regroupement des royaumes vainqueurs, mais tu manques de discernement et tu ne sais rien de la survie. Crois-tu réellement que Maléfique ou les autres chefs de territoire auraient laissé Ursula et Crochet s'accaparer la totalité des arrivages ? Que les habitants n'auraient pas attaqué les quais inlassablement jusqu'à ce que tout parte en cendres ? Notre survie dépend d'un équilibre précaire, les pirates savent qu'ils doivent faire circuler les marchandises et passent des marchés en ce sens avec les autres territoires. Ils n'ont pas le choix s'ils ne veulent pas se mettre l'Île à dos. Et ils ont besoin de nous. Est-ce qu'ils se gardent les meilleurs trucs ? La majorité de la nourriture, des médicaments, des affaires ? Bien sûr. Mais si le minimum requis atteint le Centre et l'Est, alors nous ravalons notre fierté et nous maintenons le statut-quo. »
« Et le Nord ? »
« Maléfique et Facilier maintiennent des marchés avec les pirates pour que les échoppes récupèrent des denrées et fournitures, les nordistes passent des marchés avec les habitants des trois autres territoires pour en obtenir. Mais tout le monde n'accepte pas d'échanger avec des adultes nordistes. S'ils survivent, c'est d'abord parce que ce sont des sauvages. »
« Il y a assez de nourriture dans nos envois, et de bonne qualité, » assura encore Ben avec conviction, avec une force qui ne tarit pas face au regard perçant de Mal. « Tout le monde devrait avoir à manger. »
« Nous mangeons, » répondit-elle. « Certains jours. Un peu. Bien souvent rien que tu considérerais comestible, et ces derniers temps nous arrivons à avoir plus qu'un certain nombre de nos chers compatriotes. »
« Comment tu expliques que nous envoyons des provisions en quantité et que vous ne les recevez pas ? »
Mal posa ses coudes sur la table, appuya son menton contre ses mains et lui sourit.
« C'est simple. L'un de nous ment. »
Jay échangea un regard avec Evie, mais elle lui fit signe d'attendre, alors il resta immobile.
Mal et Ben continuaient leur petit duel de regards, l'une avec un petit rictus, l'autre un air sombre.
Le roi s'éclaircit légèrement la gorge.
« Ou peut-être, » commença-t-il lentement, le ton rauque et posé, « que quelqu'un ne dit pas toute la vérité. »
Pris sur le fait.
Jay garda son regard sur le roi, mais il put voir Evie passer une main sous la table et sentir la tension de Carlos près de lui.
Adam ne bougea pas, et Mal le considéra un instant, impassible, avant de pencher légèrement la tête sur le côté.
« Peut-être. Mais qui ? » dit-elle simplement.
Il ne répondit pas.
Et s'il était vrai qu'ils leur cachaient qu'ils avaient compris pourquoi la nourriture pourrissaient sur l'Île et déterminé que les continentaux restaient dans le noir, il était aussi vrai qu'il y avait toutes les chances pour que ces gens leur dissimulent bien des choses eux aussi. Leurs intentions restaient floues.
« En tout cas, » reprit Mal, la voix plus claire en se concentrant sur son assiette de nouveau, « on n'avait certainement pas ça, sur l'Île. Je ne sais même pas ce que je mange, mais ça a bon goût. »
Jay acquiesça en reprenant sa fourchette, forçant son estomac à se desserrer, et recommença à manger lui aussi.
« C'est du gratin d'aubergines, » répondit Belle, la voix un peu étrange.
« Du gratin ? » demanda curieusement Carlos en leur jetant un coup d'œil un peu anxieux.
« C'est une façon de cuisiner les aliments au four et avec du fromage, mais il y a beaucoup de variations qui existent. Dans ce plat, il y a des aubergines, des tomates et du fromage. »
« Oh. Et une aubergine, c'est un légume ? »
« Oui. Sa peau est violette ou parfois blanche, et l'intérieur est clair. »
« Je comprends pas, » avoua Jay en observant ce qu'il restait du gratin dans son assiette. Il était quelque peu emporté par la curiosité de Carlos lui aussi, et toute une semaine de repas auradoniens n'avait pas suffi à combler leurs lacunes. Ils avaient eu d'autres choses à faire que des recherches sur la variété des fruits, des légumes et des céréales, leur aspect quand ils étaient mûrs et la façon de les cuisiner. « Si ça c'est l'aubergine, alors le rouge, c'est la tomate ? Je croyais que c'était jaune, une tomate. »
« C'est rouge, » lui lança platement Mal comme s'il était un imbécile.
« Celles de jeudi étaient jaunes. »
« C'est pas les mêmes. »
« Les tomates peuvent avoir des tas de couleurs et de formes différentes, » trancha Ben. « Mais me demandez pas pourquoi. Elles ont des goûts différents, en tout cas. »
L'assiette d'Evie était vide à présent, et sur son visage il y avait cette expression adorable qu'elle prenait quand elle était intriguée par quelque chose, avec ce petit froncement entre les sourcils et ce pétillement dans les yeux. Jay ravala son sourire lorsqu'elle croisa son regard, mais elle s'empressa de reprendre un air tranquille et un peu ailleurs. Il avait dans l'idée que si elle en trouvait le temps, elle serait très vite incollable sur la raison derrière cette variété botanique.
« Vous n'aviez jamais mangé de tomates ? »
« Si. Dans les boîtes de conserve, il y en a parfois. Enfin, ça fait une bouillie rouge, » expliqua Mal. « En dehors des boîtes, on a plus souvent des pommes et des poires. C'est ce qui circule le plus. Le pain sec aussi, des céréales et des biscuits rassis parfois. Mais en général, c'est plutôt des boîtes de conserve au contenu pas toujours très identifiable, des patates et du riz de temps en temps. »
Ils avaient tous terminé, et Jay se demanda si les domestiques avaient un sixième sens ou une façon de surveiller la table parce qu'ils apparurent une nouvelle fois pour débarrasser. Devant eux furent déposées de petites assiettes et des couverts propres (sérieusement, combien de types de vaisselle avaient ces gens et pourquoi autant ?), et dans les petites assiettes se trouvait le dessert.
Il s'agissait d'un petit gâteau rond marron foncé qui émettait une odeur riche très reconnaissable.
« C'est du chocolat ? » laissa échapper Carlos avant de pouvoir s'en empêcher, l'intérêt et l'excitation dans son ton clairement audibles.
Il rougit immédiatement et se tendit, mais Ben rit et même le roi avait un petit sourire en coin.
« Oui, » répondit le prince. « C'est un mi-cuit au chocolat. Il est servi chaud et au milieu il y a un cœur coulant. C'est vrai que tu prends toujours du chocolat au restaurant de l'école. »
« J'aime bien, » avoua Carlos simplement.
« Le plus gros euphémisme prononcé dans ce monde depuis la remarque de Morning sur le fait que les pirates apprécient l'eye-liner. »
« Hilarant, Jay. »
Le dessert était assez délicieux pour les rendre silencieux quelques minutes, laissant Ben et la reine le combler avec des banalités, jusqu'à ce que Jay se souvienne qu'il fallait que Mal et lui parlent, qu'ils attirent l'attention pour qu'Evie puisse faire disparaître le gâteau de son assiette avant qu'on ne l'interroge sur le fait qu'elle ne faisait que jouer avec.
Jay avait terminé de toute façon, parce qu'ironiquement, si Auradon avait accès à tout en abondance, la taille de leurs desserts était ridiculement petite. Carlos partageait son avis – il avait tellement raclé le chocolat de son assiette que les employés auraient pu la ranger dans le placard sans la laver.
« Ben, Lonnie a mentionné un club de duel. Qu'est-ce que c'est ? »
Le prince ne se fit pas prier et Mal se joignit rapidement à la conversation. Très vite, le repas se termina et Jay ne fut pas mécontent de voir arriver la fin du calvaire. Il espéra qu'ils pourraient enfin s'enfermer dans une chambre, mais c'était sans compter Ben, qui bien que moins à l'aise après ce repas par instants tendu, semblait déterminé à jouer les hôtes parfaits.
Ses parents heureusement s'éclipsèrent et le garçon les entraîna dans le salon et les invita à s'asseoir autour de la table basse, sur le tapis moelleux, avant de sortir plusieurs jeux du placard pour les leur présenter.
Des jeux comme ça, pour les grands, ils en avaient vu sur l'Île dans les tavernes notamment. Incomplets, usés, décolorés et pour lesquels bien souvent les gens inventaient leurs propres règles. La plupart du temps, les parties terminaient en bagarre.
Le prince continuait d'expliquer le déroulement du jeu de plateau qu'il leur montrait quand Jay croisa le regard de Mal.
Un petit sourire naquit sur leurs lèvres.
(Pauvre, pauvre Benjamin.)
O
Il fallut trois parties pour que le prince comprenne – ou du moins qu'il ose dire quelque chose.
« Vous trichez ? »
Il y avait une lueur intriguée dans ses yeux et comme un petit sourire au coin de ses lèvres, alors Mal haussa les épaules.
« Prouve-le. »
« Comment vous faites ? »
« Faire quoi ? »
Son air innocent, loin d'agacer Ben, sembla l'amuser. Il secoua la tête et commença à ranger le jeu dans sa boîte. Trois défaites cuisantes devaient être assez pour lui et Mal eut l'envie étrange et soudaine de lui pincer une joue. Ben était aussi innocent qu'il était surprenant.
« Si vous jouez avec d'autres à Auradon, évitez de faire ça. »
« Faire quoi ? »
Ben l'ignora.
« Tricher est aussi mal vu qu'être mauvais joueur. Jouer est fait pour s'amuser, on se fiche de qui gagne à la fin. »
« On ne se fiche jamais de qui gagne à la fin. Les vainqueurs font la loi. »
« C'est pas... » commença Ben rapidement, la voix un peu étranglée. « Ce n'est qu'un jeu. »
« C'était intéressant. Merci, Ben, » offrit doucement Evie avec un sourire, désamorçant rapidement la situation.
Mal devait avouer qu'elle y allait un peu fort avec les provocations. Le prince sourit à la jeune fille, un sourire doux et chaud et s'il n'avait pas été si sincère, Mal aurait levé les yeux au ciel. C'était presque de l'attendrissement à ce stade, à croire que devoir expliquer quatre fois les règles à Evie, bien loin de l'enfermer dans la case 'stupide', avait poussé Ben à l'apprécier davantage.
Peut-être que les Auradoniens avaient un penchant protecteur pour les plus faibles. Ce serait absolument logique, le contraire de l'Île. Être gentil, ignorant et naïf, au lieu de pousser les gens à vous mépriser, encourageait les autres à garder un œil sur vous et à avoir de l'affection pour vous.
Un peu fâcheux, mais ils devaient quand même sous-estimer ceux qu'ils considéraient comme frivoles ou bêtes, c'était toujours ça.
La soirée avançait, et ils allaient enfin pouvoir aller se coucher. Mais avant que l'un d'eux ne suggère l'idée, la porte du salon s'ouvrit. Comme ses trois alliés, Mal fut sur ses pieds en une seconde, tendue et sur ses gardes, l'adrénaline courant dans ses veines.
Adam et Belle les observèrent prudemment, s'avançant un peu dans la pièce sans s'approcher trop près d'eux. Ils étaient seuls et ils avaient l'air calmes, alors Mal se força à se détendre. Bien que Ben et ses parents avaient tous remarqué leur réaction, aucun n'en dit rien.
« Nous ne vous interrompons pas ? » demanda poliment Belle.
« Non, on finissait, » lui sourit Ben en rangeant la dernière boîte.
« Vous vous êtes amusés ? »
« Oui, mais Mal et Jay trichent. Carlos aussi, peut-être. »
« Tricher voudrait dire briser les règles, » informa Mal en haussant un sourcil, ignorant la soudaine tension des garçons. Si Ben avait dit ça aussi tranquillement, c'était qu'ils ne feraient pas face à des conséquences. « Et ôte-moi d'un doute, mais je ne crois pas que tu aies mentionné qu'il était interdit de tout faire pour gagner. »
« C'est une règle implicite présente dans tous les jeux... et dans la vie en général. »
Evie près de lui fit la moue.
« S'il y a des règles implicites en plus, ça devient trop compliqué pour moi. »
Ne pas la regarder, ne pas la regarder, ne pas la regarder.
Mal se fit violence pour rester concentrée sur Ben, parce qu'elle savait que si elle voyait le petit froncement de sourcils d'Evie et le petit air confus adorable qu'elle prenait sans doute elle ne pourrait s'empêcher de sourire parce que la jeune fille avait ce stupide effet sur elle et qu'elle trouvait toujours ses talents de manipulation aussi admirables.
« Et je ne trichais pas, » protesta nerveusement Carlos. « Tu n'as pas de chance aux dés, c'est tout. »
Jay sourit.
« Je croyais que les jeux de hasard étaient un vice, d'ailleurs ? Comme une drogue ou je sais pas quoi... »
« Quand il y a de l'argent en jeu, » précisa Ben en fronçant les sourcils. « Et ce n'était pas un jeu de hasard. »
« Il y avait des dés. »
« Oui mais c'est différent. »
« Les dés déterminent où tu tombes sur le plateau, et tu es avantagé ou désavantagé en fonction. Ce qui signifie que le vainqueur est largement déterminé par le hasard. Jeu de hasard, donc. »
Le prince ouvrit la bouche et la referma, exaspéré. Mais ce n'était pas froid, il n'y avait pas de colère. Il semblait un peu surpris, et amusé, et il y avait une lueur étrange dans son regard.
« En tout cas j'aimerais bien savoir comment vous avez fait pour tricher. »
« Si on gagne à un jeu de hasard, c'est le hasard qui a fait qu'on a gagné. Ne sois pas mauvais perdant, Prince Ben. Ce n'est pas gentil. »
Avec un petit soupir, Ben se tourna vers Evie à côté de lui, qu'il sembla considérer comme son unique alliée au vu de son classement à la dernière place lors des trois parties de jeu. Mal était plutôt certaine qu'Evie avait eu sa propre méthode pour tricher et s'assurer de perdre, mais le jeune homme était loin de s'en douter.
« Comment tu fais pour les supporter ? »
« La plupart du temps je les ignore. »
« Cruel, » souffla Jay en posant une main sur son cœur.
S'ils n'avaient pas été dans cette situation, Evie lui aurait offert un sourire glacé et lui aurait sans doute envoyé un baiser. Mais elle se contenta de lui lancer un regard un peu blessé.
« Avant que vous ne vous retiriez pour la nuit, j'espérais échanger quelques mots avec Mal, » annonça posément le roi.
Mal rencontra son regard en prenant soin de cacher sa surprise, et elle ne fut pas peu fière de sentir ses trois lieutenants se figer plutôt que protester violemment. Le roi ne bougea pas, la laissa le détailler du regard quelques secondes, les mains le long de son corps.
Une position qu'il privilégiait depuis des heures. À table, il avait pris soin de garder ses avant-bras posés de chaque côté de son assiette, et lorsqu'il était debout comme à présent, il veillait à ne pas les lever. Mal l'avait vu à la télé à l'école, lorsqu'il parlait, il faisait des gestes pour appuyer ses dires, pour asseoir ses discours, il jouait avec sa posture aussi, avec l'intonation de sa voix.
Mais avec eux, il luttait contre lui-même pour étouffer ses réflexes, pour rester immobile et prévisible. Il se contenait, à l'image de Marraine qui depuis quelques jours prenait soin de ne pas s'approcher d'eux ni changer de ton.
C'était très étrange. Quelque chose que Mal ne parvenait pas à définir. Quelqu'un au pouvoir avait tous les droits et devait user de tous ses avantages, son autorité et sa force en premier lieu.
S'il s'agissait de les tromper, c'était plus que raté. Ils ne se laisseraient pas amadouer par une fausse gentillesse et ne respecteraient certainement pas un ennemi qui se rabaissait devant eux.
Pourquoi les inviter ? Pourquoi faire tout leur possible pour leur faire savoir qu'ils n'useraient pas de violences ?
Mal savait qu'ils pourraient se défendre face à la famille royale, mais le fait que le roi n'avait répondu à aucune de ses provocations commençait vraiment à davantage l'intriguer que l'inquiéter.
Les Auradoniens étaient-ils vraiment d'ignorants naïfs qui ne les voyaient que comme de pauvres gamins blessés et méfiants ? Avaient-ils vraiment pitié d'eux au point de ne pas se méfier d'eux ?
Que savaient-ils ? Que prévoyaient-ils ?
Rien de ce qu'ils faisaient n'avait de sens !
« Certainement, Votre Majesté, » répondit-elle finalement.
La réluctance de ses alliés était douloureusement évidente, mais elle leur signala qu'elle gérait la situation. Lorsque Ben invita les autres à le suivre, Evie refusa et indiqua qu'elle attendrait Mal.
Alors que Carlos et Jay quittaient la pièce avec Ben et Pompon, non sans lancer un dernier regard vers leur capitaine, Mal put entendre le fils de Jafar s'adresser au prince.
« Ôte-moi d'un doute. Ta bête a sa chambre, n'est-ce pas ? Il ne vagabonde pas la nuit ? »
Le rire de Ben les accompagna alors qu'il fermait la porte en rassurant Jay sur le fait que son chien ne pénétrerait pas dans leur chambre durant la nuit. (De toute façon Mal savait que comme elles les garçons bloqueraient leurs porte et fenêtres.)
Evie s'éloigna et s'arrêta près de l'entrée du salon pour attendre, assez loin dans la large pièce pour qu'elle n'entende pas clairement ce que le roi dirait. Mal n'apprécia pas vraiment le fait que la reine suivit son amie mais elle ne pouvait rien y faire.
Elle dut rester concentrée sur le roi quand il parla.
« J'ai conscience que la situation n'est pas vraiment confortable. J'en suis désolé. »
« Oh ? Vous êtes désolé ? »
« Je le suis, » affirma-t-il simplement en gardant une fois encore son calme, son regard dans le sien. « Je sais que Marraine vous a expliqué certaines choses, Ben aussi. Vous expliquer nos décisions serait fastidieux et inutile, mais en arriver là n'était absolument pas notre but. »
Mal ne put contenir sa soudaine rage, elle sentit ses traits témoigner de son dédain et dans un coin de son esprit, elle se dit que Maléfique l'aurait tuée si elle avait agi ainsi devant elle.
« Vraiment ? Vous voulez vraiment aborder ce sujet là et maintenant ? »
« Pourquoi pas ? »
Incrédule, Mal se mordit la langue pour se retenir, pour prendre le temps de respirer. Est-ce qu'il la provoquait ? Est-ce qu'il essayait de voir si elle allait exploser, l'insulter, l'attaquer pour pouvoir la renvoyer sur l'Île ?
« Apparemment vous vous posiez pas mal de questions depuis longtemps, et vous me dites que c'était pas votre but de laisser vos prisonniers à la merci des plus forts, des éléments et de la faim, mais qu'est-ce que vous avez fait ? Rien. Votre fils n'est même pas un adulte, et il a fait sortir quatre gamins de l'Île. Vous, vous auriez pu faire bien plus, et des années en arrière. »
« Vous faire sortir a été long, compliqué et dangereux, » expliqua Adam, les sourcils froncés. « Et je suis roi. »
« Merci, je sais. »
« Je ne crois pas, non. Je suis roi. Non seulement du royaume légué par mes ancêtres mais également d'une alliance jamais vu auparavant dans un monde qui cherche encore un équilibre. Une alliance sans cesse remise en question par des différences de culture et des personnalités fières et méfiantes et marquées par des guerres longues et meurtrières. La moitié des dirigeants des pays unis a été traumatisée par les événements qui nous ont conduit à créer l'Île et reste très volatile dans son besoin de se protéger et de protéger les siens. Si jamais cette alliance venait à s'effondrer, nous ferions de nouveau face à des conflits. En tout cas nous serions affaiblis alors que nos ennemis vivent toujours. Je suis roi, Mal, et ça veut dire que le maintien de cette alliance est de ma responsabilité, et que mon peuple et indirectement tous les peuples sont sous ma protection. Chaque décision que je prends doit l'être avec tout ça à l'esprit. »
Mal fronça les sourcils, butée, mais ces mots tournaient dans son esprit, ces idées ne lui étaient pas inconnues, ces devoirs non plus.
« Et Ben n'a pas de telles considérations ? » railla-t-elle en étouffant ces pensées.
« Pas encore, » confirma le roi. « Ben est jeune, il représente une nouvelle génération qui n'a pas connu directement les horreurs de la guerre. Il est apprécié, bien plus que je le suis. Sa proclamation a été un coup de tonnerre, le Conseil a longtemps contré son idée, mais il a fini par se faire entendre, par rassurer même les plus frileux. »
« Vous y compris ? »
« Moi y compris. Je n'étais pas pour initialement. Ouvrir une brèche dans la barrière a demandé une énorme quantité de magie. C'était un très gros risque. J'ignore ce que vous savez des guerres, de ce que vos parents et les autres ont infligé aux peuples, ce dont ils sont capables. Certains d'entre eux sont des monstres, certains sont responsables de véritables boucheries, et beaucoup sont extrêmement puissants. »
Il y avait des ombres froides qui dansaient derrière les lunettes ridicules de ce roi du monde, de cet homme si fort, et Mal se retrouva réduite au silence, stupéfaite de réaliser que son expression ressemblait à celle qu'elle voyait parfois sur le visage de ses alliés.
Hantée. Ancienne et fragile tout à la fois. Vulnérable et glacée.
Le genre d'ombres qui ne laissait que colère et souffrance dans son sillage.
« L'idée qu'ils pourraient s'échapper, qu'ils pourraient s'abattre sur les royaumes une nouvelle fois, qu'ils pourraient essayer de s'en prendre à nos enfants est insupportable. Le risque était immense, et en tant que roi, en tant que père, en tant qu'homme, je n'étais pas prêt à le prendre. Une part de moi ne l'est toujours pas. »
Son regard s'était éclairci, il était devenu perçant alors qu'il l'étudiait, et Mal sut qu'il n'était pas si naïf finalement.
Il se méfiait d'eux, de leur présence, de leur passé et de ce qu'ils pourraient en faire.
« En revanche, laisser d'autres gens à la merci des monstres et des bouchers ne vous empêchait pas de dormir, » remarqua-t-elle amèrement.
« Je ne suis pas un héros. Les histoires ne sont que ça, des histoires. Sais-tu comment j'ai rencontré Belle ? Comment je me suis retrouvé sous une forme de bête immonde ? Je ne suis pas innocent, je ne suis pas né héroïque ou vertueux. J'étais arrogant, cupide, égoïste, et parfois mesquin. Je ne suis pas bon par nature, je ne prétends pas l'être, et je ne suis même pas sûr que ça existe. Mais à présent j'essaye d'être un roi digne de son peuple. J'essaye de faire mon devoir du mieux que je peux. J'essaye de protéger les miens, Mal, et parfois ça demande de faire des choix terribles. »
Elle serra les dents, prise de nausées. Il ne mentait pas, elle pouvait le voir, le sentir via sa magie, et elle le haït pour ça.
Parce que c'était quelque chose qu'elle pouvait comprendre, et elle ne voulait pas comprendre. Elle aussi avait des devoirs, elle aussi avait fait des tas de choix pour les accomplir, et pour protéger les siens elle était capable de commettre des crimes qui choqueraient même l'ancienne bête devant elle.
Elle serra les poings et put presque sentir le sang qui avait souvent tâché ses doigts. Si le choix avait été sien, si pour protéger ses lieutenants (et sa bande) elle avait dû condamner ses ennemis et leurs enfants, qu'aurait-elle fait ?
La réponse était plus qu'évidente, douloureusement limpide.
Mais c'était différent.
Mal était mauvaise, cruelle, égoïste et vile.
Adam et ses homologues étaient... étaient...
Des héros ?
Peut-être qu'il n'y avait pas plus cruel que la mansuétude.
Si au lieu de créer l'Île les vainqueurs avaient utilisé toute cette magie pour massacrer leurs ennemis, ils n'en seraient pas là.
C'était ce choix incompréhensible qui les avait tous condamnés, c'était au final ce choix qu'elle ne pourrait jamais pardonner.
« Belle a remarqué que vous parlez comme si vous alliez retourner sur l'Île, » reprit moins gravement le roi.
Mal se fit violence pour se reprendre.
« N'est-ce pas le plan ? »
« Ce n'est pas ainsi que Ben prévoit les choses. »
« Les étudiants rentrent chez eux au moins pendant les... les pauses des cours ? »
« Les vacances ? C'est exact. Mais comme je l'ai dit, ouvrir la barrière avec la magie des fées reste compliqué, nous cherchons toujours à comprendre pourquoi, et comment réussir à le faire plus facilement et avec moins de risque. »
« Ça ressemble à une excuse, » remarqua Mal en plissant les yeux. « Vous nous interdiriez de rentrer chez nous ? »
Le roi resta quelques secondes silencieux.
« Le voudrez-vous ? Après tout ce que vous nous avez dit ? »
« Nos parents sont là-bas. »
Il se tendit, son regard quitta le sien malgré lui, attiré par les petites cicatrices sur son visage. La plupart des marques sur la peau de Mal avaient été rendues pâles et presque invisibles par le temps, mais certaines se voyaient plus que d'autres, comme celle sur sa tempe.
« Nous nous inquiétons à ce sujet. »
« Vous savez des choses à ce sujet aussi. »
« Supposer n'est pas savoir. Mais je ne suis pas certain que tu me répondrais honnêtement si je te posais des questions. »
« Si votre question consiste à me demander si les cicatrices sur ma peau sont dues à Maléfique, alors je peux vous répondre avec la plus grande sincérité qu'aucune n'a résulté d'un coup de ma mère. » Mal se retint de sourire. Être honnête et tromper le roi en même temps était étrangement satisfaisant. « Je ne suis pas vraiment un ange, je me battais beaucoup sur l'Île. Nous ne retenons pas nos coups et nous avons des armes, donc... fatalement, ça laisse des marques. Mais je peux vous assurer que mes ennemis ont fini plus mal en point encore. »
Il ne partageait pas son humour, apparemment. Tant pis.
Son regard fut attiré vers l'autre bout du salon quand elle perçut instinctivement le changement. Quelque chose avait troublé Evie, et Mal se tendit quand elle remarqua son expression un peu absente. La reine avait l'air inquiète, elle était un peu penchée vers Evie sans vraiment s'approcher d'elle et lui parlait. Presque aussitôt Evie se reprit et se redressa, mais Mal pouvait voir qu'elle restait perturbée. Elle était trop figée.
« Dois-je en conclure que Maléfique t'a bien traitée ? »
Elle arracha son regard d'Evie et se concentra sur le roi de nouveau.
« Maléfique m'a rendue forte. »
« C'est ce que Jafar et Cruella ont fait également ? Ils ont rendu leurs fils forts ? »
Ah, oui. Elle avait oublié que la situation des garçons était connue.
Elle cherchait un moyen de répondre mais le roi enchaîna.
« Est-ce que Grimhilde a rendu Evie forte également ? »
C'était peut-être la tension, la fatigue, la colère, l'instinct, mais Mal fit un pas vers Adam avant de pouvoir s'en empêcher, menaçante. Un sentiment glacé courait dans son ventre et réveilla presque le dragon en elle, et elle fusilla le roi du regard, ignorant le fait qu'il faisait plusieurs fois son poids.
« Ne parlez pas d'eux comme ça. Ils sont plus forts que n'importe lequel de vos abrutis d'héritiers, » informa-t-elle presque entre ses dents, sa magie trop près de la surface.
« J'en ai conscience, » dit simplement Adam sans bouger, et elle le détesta encore plus pour ça.
Bon sang, que ne donnerait-elle pas pour être sur l'Île et pouvoir provoquer un combat avec un ennemi. Elle avait soudain besoin de bouger, de crier, de frapper.
« Vous agissez comme si vous n'aviez même pas pensé que les criminels de l'Île pouvaient se montrer violents envers leurs voisins, et comme si ça ne vous avait même pas effleuré l'esprit que nos parents pourraient tourner leur haine et leur folie vers nous. Comme si vous n'aviez jamais levé la main sur votre gamin. »
Pour la première fois, une expression furieuse et horrifiée déforma le visage du roi.
« Jamais ! Je n'ai jamais frappé Ben. »
« Ouais, d'accord, » concéda Mal en levant les yeux au ciel. « Enfermé dans un placard ou dans la cave, privé de repas ou mis dehors pour une nuit, peu importe ce qu'est votre truc, c'était une façon de parler. »
« Je n'ai jamais et n'aurais jamais fait une chose pareille à mon fils ! » insista Adam avec ferveur et dégoût. « Ou à n'importe qui d'autre, d'ailleurs. J'ai haussé la voix parfois, et j'ai eu tort. Je mourrais plutôt que de blesser mon fils, et si ce n'était pas le cas, Belle me tuerait elle-même. »
Mal essaya d'avaler sa salive et de ne pas diriger sa main vers sa dague dissimulée, mais elle ne pouvait rien faire contre les battements trop rapides de son cœur et sa tension. Il y avait soudain une rage froide chez Adam et elle se rappelait comme une imbécile qu'il avait des gardes et une armée sous ses ordres et qu'elle se trouvait en plein territoire ennemi.
Bien qu'elle tenta de dissimuler sa réaction derrière un regard dédaigneux, quelque chose dut la trahir parce qu'il fit un visible effort pour se tasser de nouveau et baissa la voix, l'adoucit en fronçant légèrement les sourcils.
« Blesser un enfant, lui hurler dessus sans cesse, ne pas faire en sorte qu'il ait chaud, qu'il soit habillé, qu'il se sente en sécurité, qu'il soit nourri et qu'il soit bien, ne pas le soigner quand il est malade ou le protéger contre autrui, le dénigrer ou lui faire peur, tout ça c'est de la maltraitance. Ce n'est pas normal, c'est illégal, et dans les royaumes nous faisons tout pour empêcher ce genre de choses. Et quand ça arrive, le coupable est arrêté et doit répondre de ses actes, et l'enfant est mis en sécurité. »
C'était une chose de l'avoir lu, une autre de voir la conviction et l'assurance dans l'attitude du roi alors qu'il en faisait état. Mal aurait aimé lui rire au nez, lui donner deux ou trois exemple de ce qu'il se passait sur l'Île, lui demander si le fait que lui et son Conseil d'imbéciles avaient abandonné les gamins de leur prison les mènerait droit devant leurs tribunaux, mais elle était figée.
Elle était figée parce qu'Adam French d'Auradon n'était en rien comme elle l'avait prévu, comme on le lui avait décrit et comme elle l'avait imaginé et elle ne savait pas comment réagir.
Elle avait beau essayer, elle ne parvenait pas à trouver le piège, ne parvenait pas à le forcer à révéler sa véritable nature. Elle pouvait gérer l'agressivité, la haine, la violence, mais elle ne savait pas comment manœuvrer dans cette situation où son ennemi si puissant l'invitait à dîner et lui paraissait sincère.
« Mal, » reprit finalement Adam doucement, la voix bizarrement chaude et le regard prudent, « si c'est une situation dans laquelle vous vous êtes trouvés, tes amis et toi, dans laquelle vous pourriez vous retrouver encore, vous pouvez nous le dire, et aucun d'entre vous n'aura plus jamais à faire face à son parent. »
Non, non, non, non.
Ce n'était pas ainsi que c'était censé se passer.
Elle était censée jouer les parfaites invitées, censée essayer de trouver les failles chez la reine et le roi, découvrir leurs intentions, rassembler des informations.
Elle n'était pas censée baisser sa garde, pas censée vouloir à la fois le tuer et lui répondre, à la fois espérer et haïr.
Elle voulait lui dire, froidement, que les autres n'étaient pas ses amis mais ses lieutenants. Qu'aucun d'entre eux n'avait besoin de leur aide, qu'ils étaient forts et qu'ils ne les avaient pas attendus pour s'en sortir, qu'ils n'étaient pas des enfants mais des survivants, pas des victimes mais des criminels. Des voleurs, des arnaqueurs, des voyous, des brutes, vicieux et sournois et sans cœur.
(Des assassins.)
Que dirait-il alors ?
Son ton changerait-il ? À quelle vitesse les balancerait-il sur l'Île malgré ses beaux discours ?
« Ben n'a aucun instinct de survie, » dit-elle finalement en affichant un petit rictus, couvrant ses sentiments. « Vous auriez peut-être dû être plus dur avec lui, parce qu'il va probablement se faire avaler par ses ennemis avant même de pouvoir porter sa jolie couronne de roi. »
Une lueur glacée, un peu inquiétante, s'alluma dans le regard d'Adam.
« Ben est bien plus fort que tu le penses. Différemment de toi ou de moi, c'est vrai, mais au contraire de ce que les gens croient, il sait ce qu'il fait et je dois avouer qu'il a souvent une longueur d'avance sur beaucoup de monde. C'est vrai qu'il se laisse guider par son cœur, mais c'est aussi vrai qu'il a toujours su dépasser toutes nos espérances grâce à sa bonté d'âme. Quand il a décidé quelque chose, il va jusqu'au bout, et pour protéger ce qu'il pense être juste, il ne recule devant rien. Je sais que Ben sera un grand roi, meilleur que moi, parce qu'il veillera sur les siens mais surtout parce qu'il est capable d'offrir la même protection à des inconnus en ayant besoin. »
« C'est stupide, » remarqua platement Mal en haussant un sourcil.
Le roi sourit.
« Parfois je le pense aussi. Mais c'est sans doute ce qui fait de lui quelqu'un de meilleur que nous deux. »
O
Lorsque les garçons quittèrent la pièce et que Mal s'éloigna avec le roi, Evie décida d'attendre près de la porte, le point le plus stratégique pour protéger sa capitaine. Elle n'avait pas vraiment prévu que la reine décide d'attendre son époux et s'en voulut de ne pas avoir pensé à cette possibilité. Il n'y avait pas de gardes, c'était étrange, elle en avait vu aux alentours du domaine mais pas dans les lieux de vie.
« Carlos a l'air d'apprécier Pompon, » commenta la reine. « Je sais qu'il aime passer du temps avec Camarade aussi. »
« Les chiens sont une découverte, » acquiesça Evie avec un petit sourire en se tournant vers l'adulte, prenant soin de garder Mal et les issues dans son champ de vision. « Je pense qu'il est agréablement surpris, étant donné que Cruella lui a toujours dit que les chiens n'étaient que des monstres assoiffés de sang qui viendraient le dévorer s'il n'était pas obéissant. »
Une lueur horrifiée passa dans les yeux de Belle même si elle sut contrôler son expression et sa voix.
« Elle a dit ça ? »
« Carlos a vite compris qu'elle exagérait une fois qu'il a mis la main sur quelques livres, » adoucit-elle.
« Il aime lire ? »
« Ce n'est pas comme s'il avait grand-chose à faire d'autre en-dehors de son travail. Il a toujours été un peu étrange, » ajouta-t-elle comme une arrière-pensée en fronçant le nez.
« Tu as dit toi-même que tu ne lisais pas de fiction, ce qui sous-entend que tu lis des documentaires, » remarqua Belle.
Zut.
« Pas par plaisir, » rattrapa Evie en injectant un peu de confusion et de dégoût dans son ton. « Seulement par obligation. Sur l'Île, c'était la seule manière de savoir certaines choses. Et à l'école, on n'a pas trop le choix. J'essaye juste de donner un sens à ce que disent les professeurs. » Elle baissa les yeux et la tête, comme embarrassée. « La plupart du temps je ne comprends pas vraiment ce qu'ils racontent. »
« C'est normal, » rassura aussitôt la reine. « Ce doit être compliqué de se retrouver dans ce cursus sans aucune base solide. Je suis sûre que Marraine saura vous aider dès qu'elle fera le point avec vous. »
« J'aimerais autant que ça n'implique pas de lire des tas de livres obscurs. Pour ne rien vous cacher, aucun de nous n'est vraiment passionné par ce genre de choses. »
« Beaucoup de jeunes d'Auradon partagent votre opinion, » sourit Belle. « Étudier ne passionne qu'une faible partie de la population, j'en ai bien peur. La plupart des gens préfèrent se consacrer à leurs loisirs. »
Evie rencontra le regard de la reine alors, fut incapable de tout à fait cacher l'espièglerie qui pointait au milieu du ton candide.
« Des loisirs comme lire des histoires imaginaires. »
« Oui, » rit la reine en hochant la tête. « Beaucoup, beaucoup d'histoires. Ben et Adam partagent mon amour pour les romans. Nous avons une immense bibliothèque ici. Que faisiez-vous de votre temps libre ? »
« Mal aime taguer, Carlos bricoler, Jay faire du sport et je cousais ou je passais du temps au salon de coiffure. » Ces vérités auraient pris un autre sens si Belle avait eu le contexte, mais en attendant il n'y avait rien de plus innocent. « En vérité nous avions peu de temps libre. »
« Parce que vous travailliez. »
« Oui. »
« Mal n'a pas été claire sur cette histoire de gestion de territoire et de bande. »
« Oh, ce n'est pas très intéressant. Des histoires de gamins, » partagea Evie avec un petit geste de la main tout à fait élégant. « À part parcourir les rues, salir nos vêtements et ruiner nos manucures, nous ne faisions pas grand-chose. Quelques bagarres avec d'autres bandes parfois, mais je ne me mêlais pas vraiment de ça. »
« Tu n'es pas un de ses lieutenants ? »
« Nous avons tous des rôles différents. Je suis juste là pour distraire les ennemis ou les cibles. Un sourire et un vocabulaire un peu civilisé et vous avez généralement une parfaite diversion. Il suffit de savoir s'habiller et parler convenablement pour dénoter sur l'Île, et ma mère a fait en sorte que je sache faire les deux. »
« C'est elle aussi qui t'a appris à lire ? »
« Oui. Elle a toujours tenu à ce que je possède toutes les qualités d'une jeune fille bien éduquée. »
Elle lui avait appris l'art du maquillage pour séduire et tromper, et créer un gloss avait été l'étape juste avant la création de son premier poison.
Elle avait réglé les miroirs pour qu'ils reprennent chacune de ses phrases et chacune de ses intonations pour qu'Evie s'exprime parfaitement, parce qu'il n'y avait rien de plus utile que les mots pour pouvoir s'approcher de ses proies.
Elle lui avait appris à coudre dans le sous-sol, au-dessus d'une table mal éclairée, sur des corps nus et ouverts, parce que l'anatomie et la biologie s'apprenaient autant dans de vieux grimoires que sur des cobayes. Ses petites mains avaient très vite su faire des points serrés et des sutures parfaites sur la chair et des coutures nettes et invisibles sur les robes et les châles.
Il en allait de même pour sa façon de marcher, de se tenir, de manger, de servir, de nettoyer. Autant de leçons retenues le plus rapidement possible pour éviter les conséquences attachées aux échecs.
Toute une panoplie de savoirs pour devenir l'héritière parfaite.
Une parfaite princesse.
Une parfaite sorcière.
« Tu as l'air d'avoir passé beaucoup de temps avec elle, au contraire de Mal et des garçons qui ont dit être plutôt détachés de leurs parents. »
« Ma situation est différente. Pendant longtemps il n'y a eu que Mère et moi. Ça crée des liens plus forts. »
« Je suis désolée que tu ne puisses pas l'appeler pour lui donner des nouvelles. »
Evie ne réagit pas, ne changea pas d'expression. La reine non plus.
Elle ne parvint pas à savoir si Belle était sincère ou non.
« Ne le soyez pas, Votre Majesté, » rassura-t-elle. « Elle savait ce qu'il en était lorsqu'elle m'a laissée partir. Nous avons eu le temps de nous dire au revoir. »
Inspirer.
Bloquer.
Compter jusqu'à cinq.
Expirer.
Ne pas y penser.
« Tu as dû dire au revoir à tes amis aussi. »
« Mes amis sont tous ici, » informa Evie avec un petit rire. « C'est un heureux hasard. »
« Pas de petit-ami ? »
D'accord...
Elle avait peut-être été responsable de la dérive de la conversation au dîner, mais elle ne s'était quand même pas attendue à cette question. Aziz avait eu ce genre de propos lui aussi, il avait dit qu'en parler était normal, mais Evie avait supposé que ce n'était le cas qu'entre pairs du même âge.
Encore une nouvelle donnée qu'elle devait ajouter à sa liste grandissante lui permettant d'analyser les comportements sociaux des Auradoniens.
« Non, » répondit-elle néanmoins, prenant son faux embarras comme excuse pour détourner le regard et jeter un œil à Mal. Elle semblait tendue, il y avait une émotion étrange sur son visage, mais la situation avait l'air sous contrôle. « Maman n'aurait pas approuvé, et je n'avais pas le temps pour ça. »
« Et à propos de tes... araignées ? »
L'hésitation et le ton un peu étrange la poussèrent à se recentrer totalement sur Belle. À présent qu'elle savait que rencontrer son regard était autorisé, Evie pouvait étudier plus aisément son expression mais elle ne sut pas vraiment à quoi était due cette soudaine hésitation.
« Elles ne sont pas à moi, » rappela Evie. Elle ne comprenait pas pourquoi personne ne semblait faire la différence. « Elles n'appartiennent à personne. Nous sommes juste liées par un marché. »
« Ce sont des Tarentules géantes des Bois Maudits, c'est ça ? »
« Oui. Quatre d'entre elles ont été envoyées sur l'Île pour avoir soutenu la vieille Madame Mim. Mais je ne vous apprends rien. L'une d'entre elles a survécu assez longtemps pour avoir des petits. »
« Elles étaient... censées rester dans le nord de l'Île, avec les autres créatures dangereuses pour les humains. Une barrière servait de frontière. »
« Il n'y a aucune frontière sur l'Île, » dit Evie en contrôlant son irritation. « Hormis celle qui délimite la cité. »
Et elle était bien placée pour le savoir, ayant passé presque toute sa vie de l'autre côté de celle-ci.
« C'est une catastrophe, » souffla Belle. « Les... Les Scarabées des Landes ? Les Scorpions des Ardennes Noires ? Les Cafards d'Arastou ? »
« Toutes les espèces vivent dans les Bois Morts près de la cité. C'est le seul endroit où elles peuvent encore trouver à manger, en s'entre-dévorant depuis que les habitants ont appris à les maintenir à l'écart. »
La reine avait l'air absolument horrifiée et Evie dut se retenir de lever les yeux au ciel parce que la situation était juste ridicule. Qu'est-ce que c'était que cette histoire de barrière, encore ?
Croyaient-ils vraiment que leurs petits tours allaient protéger les prisonniers de ce genre de prédateurs et de nuisibles ? Pourquoi les avoir mis sur l'Île ?
À quel point pouvaient-ils être idiots ?
« Comment peux-tu côtoyer les Tarentules sans qu'elles cherchent à te tuer si les proies manquent ? »
« Nous avons un marché, » rappela pour la énième fois Evie avec toute la patience dont elle était capable à cet instant. « Et ma mère sait se prémunir contre les habitants des bois, ils ne m'attaquent jamais. »
« Je sais que ces araignées sont plus intelligentes que la moyenne, mais pas au point de pouvoir passer des marchés avec des êtres humains. »
« Elles sont tout à fait capable d'écouter et de faire savoir ce qu'elles veulent, si tant est qu'on sache les entendre, » contredit Evie froidement, piquée. « Elles sont presque éteintes sur l'Île, entre le manque de nourriture, les prédateurs et les humains qui les chassent, peu survivent. Alors elles s'adaptent. »
La reine eut l'air surprise par sa réaction, alors Evie lutta pour cacher ses émotions de nouveau et s'invectiva intérieurement. Elle savait pourtant que ce n'était pas un sujet qu'elle pouvait aborder, avec quiconque. Comme son esprit trop vif, son lien avec les créatures des Bois Morts avait toujours été quelque chose à passer sous silence. La haine de sa mère le lui avait bien fait comprendre.
Grimhilde n'avait jamais apprécié qu'Evie la surpasse, que ce soit en beauté, en intelligence ou en magie.
(Evie l'avait surpassée dans les trois domaines avant même d'avoir huit ans, mais Evie avait appris à le dissimuler bien avant ça.)
(Elle ne savait pas exactement quand, comme elle ne se souvenait pas exactement de la première fois qu'elle avait recousu un cadavre. Certaines leçons restaient enterrées dans son inconscient, avec tous ces souvenirs qui s'étaient envolés et qui composaient ces trous noirs dans sa mémoire pourtant si parfaite.)
« Je suis désolée que tu aies dû les quitter. »
Evie fronça les sourcils.
« Pardon ? »
« Estia et Fergus. S'ils ne sont pas des animaux de compagnie, comment les qualifierais-tu ? Ils semblent importants. »
« Non, » contredit-elle immédiatement, mais son cœur s'emballait inexplicablement et sa voix était trop serrée. « Ils ne sont pas importants. Ce sont juste des... »
Pas des alliés. Pas des animaux de compagnie. Pas des minions.
Pas des amis.
Ils lui fournissaient du venin, et elle leur avait donné un nom, et... et...
C'était un échange.
Juste un échange.
Ils lui fournissaient du venin ou de la toile, elle leur avait donné un nom.
Estia se promenait avec elle dans les bois, la prévenait des dangers parfois.
Evie lui indiquait où trouver des Blattes géantes de Chine, ce que son espèce préférait.
Et Fergus...
Fergus...
« Comment les as-tu rencontrés ? »
Bon sang, Evie avait besoin de se reprendre, son cœur ne ralentissait pas, elle devait mieux se contrôler, s'extirper de cette discussion ou au moins reprendre le dessus sur son corps.
« J'ai croisé Estia sur le chemin de la cité un matin il y a cinq ans. Plus tard quand j'ai eu besoin d'elle, je l'ai cherchée, et je n'ai pas mis longtemps à la retrouver. Depuis nous nous croisons parfois. Fergus... Fergus était bébé quand je l'ai trouvé dans ma chambre quand j'avais... je ne sais pas. Six ans peut-être. Il se cachait, il était faible. Sa mère avait essayé de le dévorer. Ça arrive sur l'Île quand les proies manquent. Je l'ai nourri. Il passait du temps à l'extérieur mais revenait régulièrement dans la tour. Souvent il restait dans les ombres, pas loin de moi. »
Elle se souvenait de sa présence. Comme toutes les tarentules, il aimait les trous où se cacher et d'où guetter une proie potentielle, les terriers et les crevasses, les creux entre les racines des arbres. Il restait à l'observer et ne sortait que lorsque la faim ou la curiosité le titillaient. Parfois il s'approchait d'elle simplement par envie.
Chaque fois qu'il avait été là, caché dans les ombres de sa chambre ou des sous-sols, elle s'était sentie moins seule. Son venin l'avait beaucoup aidée à accomplir les volontés de sa mère en terme de poisons et de potions et sa toile avait tout autant trouvé ses utilités, comme ses poils urticants.
(Elle lui avait donné un nom bien avant de lui demander sa première goutte de venin.)
(Il n'avait jamais essayé de la mordre ou de l'abandonner.)
(Elle l'avait toujours nourri en premier même si elle mourait de faim.)
(Parfois quand elle avait été prostrée dans un coin, il s'était approché d'elle et était resté là, avec elle, jusqu'à ce qu'elle parvienne à sortir de son propre esprit.)
Il avait été là avant Carlos, avant Mal, avant Jay.
Il avait été là, et puis...
– ...ne veux pas me décevoir, n'est-ce pas ? Tu... –
Les mots déchirèrent ses pensées et disparurent aussitôt, et elle lutta pour ne pas grimacer de douleur. C'était la voix de Grimhilde, pleine de fausse douceur, d'autorité et de promesses. D'où venait ce souvenir ?
Ses mains tremblaient légèrement mais elle ferma les poings et contrôla sa respiration, essaya de faire baisser son rythme cardiaque et ce sentiment de peur et d'horreur qui montait en elle sans qu'elle le comprenne.
« Fergus était attaché à toi ? »
« Non, » répondit Evie rapidement, parce que cette idée était dangereuse, interdite, mais sa voix était petite et lointaine et elle essayait de se concentrer sur le visage de Belle, elle essayait vraiment mais la réalité se troublait. « Je le nourrissais, alors il revenait. »
« Mais il restait proche de toi même lorsqu'il était nourri. Comme un ami. Il doit te manquer, je suis désolée qu'il ait dû rester sur l'Île. »
– … un nom ? Seuls les magiciens de pacotille et ces maudites fées ont des familiers, Evelyn ! Es-tu mon héritière ou une idiote faible et pathétique qui a besoin d'un ami ? Prends ce... –
« Fergus n'était pas un ami, » protesta-t-elle durement, incapable de se concentrer, incapable de vraiment entendre sa propre voix par-dessus le bruit de son sang qui battait dans ses oreilles. « Et il est mort il y a longtemps. »
C'était un fait.
Il était mort.
Elle le savait.
Quelques mois après sa rencontre avec Carlos. Un an peut-être ?
Elle n'était plus sûre. Ne se souvenait pas vraiment.
Elle savait qu'il était mort. C'était assez.
– … comprends ? … Il y a d'autres araignées dans les bois, tu le sais pertinemment. Je n'ai pas toute la journée, tu vas... ...lyn, cherches-tu vraiment à me contra…Obéis tout de... –
Fergus était mort.
C'était un fait.
– … vois où ça te mène ? ... pas de pitié ou d'attachement, aucun sentiment, est-ce clair ? ...arde-toi, Evelyn ! Je t'ai appris à mieux travailler que ça, va te laver immédiatement. Et si je te vois encore trembler... –
Il y avait eu un avant Fergus.
– comme des cris déchirant dans sa tête –
– son regard qui fuit pour ne pas voir ce que ses propres mains font –
– le bleu du sang glissant sur sa peau sous la douche –
– les nausées et les larmes et ses poumons qui n'obéissent plus –
– trop de terreur, de culpabilité, une irrémédiable solitude –
– le désespoir dévorant tout –
– l'impression de mourir –
Et il y avait eu un après Fergus.
– et puis finalement... –
– ...plus rien –
– le silence à l'intérieur –
– l'air dans ses poumons à nouveau –
« Evie ? »
Fergus n'avait pas été un animal de compagnie, un compagnon de vie et certainement pas un ami.
Evie était une sorcière et en tant que telle, elle avait un pouvoir sur certaines créatures, elle les comprenait et les espèces touchées par la magie ancestrale la comprenaient, elles pouvaient passer des accords et travailler ensemble.
Un nom contre un service.
Un échange, rien de plus.
Les animaux n'étaient pas des amis, juste des moyens d'obtenir ce dont elle avait besoin.
Evie ne s'attachait pas, Evie ne s'inquiétait pas, Evie ne ressentait pas.
(Sauf dans certaines circonstances. Sauf depuis qu'elle passait du temps avec Mal, Carlos et Jay. Et Java.)
(Mais eux étaient des amis. Eux étaient vivants. Fergus était mort. Fergus n'était pas un ami. C'était des faits.)
Evie ne comprenait pas qu'on puisse s'attacher à un animal au point de prendre des photos de lui et de le considérer comme un membre de sa famille et de s'inquiéter pour lui et de l'aimer.
C'était inutile, aberrant, complètement absurde.
(C'était dangereux.)
Fergus n'avait pas été son ami.
(Evie protégeait ses amis.)
Pas un ami.
(Evie mourrait pour ses amis.)
Pas...
– … Je... je ne veux pas, Mère... –
– Fais-le ! –
« Evie ? Est-ce que tu m'entends ? »
Un mouvement devant elle. Evie prit une brusque petite inspiration et gela ses réflexes instinctivement.
Pas de danger immédiat, il n'y avait pas de danger immédiat, ne pas réagir, ne pas attaquer, rester figée.
Ce n'était pas un ennemi, c'était...
Belle d'Auradon.
Le salon.
Le domaine royal d'Auradon.
Un tapis sous ses pieds.
À sa droite, une console en bois sculpté sur laquelle était posé un vase décoratif.
Mal et le roi près de la cheminée.
Mal dont elle devait surveiller les arrières.
Elle devait rester concentrée. Elle devait rester présente.
« Evie ? »
« Oui ? Désolée, je pensais à autre chose. Je suis un peu tête en l'air. Vous disiez, Votre Majesté ? »
Voilà.
Une voix claire, mélodieuse, et un corps détendu.
Son rythme cardiaque était presque revenu à la normale.
Belle avait les sourcils un peu froncés.
« Est-ce que ça va ? »
« Un peu fatiguée. Je suis désolée, la semaine a été longue. »
« C'est vrai qu'il se fait tard, » concéda la reine, plus détendue. Elle lança un regard vers le roi et Mal. « Je suis sûre qu'ils ont presque terminé. »
Et effectivement, les deux autres les rejoignirent rapidement. Evie échangea un regard avec Mal, et elle sut immédiatement qu'elle n'était pas la seule épuisée et troublée.
Une fois dans le couloir, leurs hôtes leur demandèrent si elles souhaitaient être accompagnées jusqu'à leur chambre. Elles refusèrent, pressées d'enfin être seules, et attendirent que le couple royal commence à s'éloigner pour rapidement faire de même.
Elles n'échangèrent pas un mot, même une fois dans la chambre. Mal s'occupa à bloquer la porte tandis qu'Evie se chargeait des deux fenêtres, puis elles se préparèrent en silence.
Sans se consulter, elles décidèrent de se coucher sans parler. Carlos avait émis l'idée qu'il pouvait y avoir des micros dans les chambres. Le risque était trop grand, et Evie s'en trouvait presque soulagée.
D'ordinaire, lorsque des flashs ou des émotions surgissaient des méandres de son inconscience, son esprit les repoussait automatiquement, les enfermait à nouveau dans des boîtes hermétiques bien loin au creux d'elle (même quand elle ne le souhaitait pas). Pour une raison inconnue, ce soir-là des émotions fantômes continuaient de flotter dans sa poitrine. Elle essaya de les refouler, de repousser et oublier les images troubles et confuses.
Elle cita mentalement tous les objets qu'elle avait vu dans la chambre, lentement, entre chaque respiration. Puis elle récita dans l'ordre inverse le tableau périodique des éléments. Quand elle fut certaine d'avoir une maîtrise correcte sur ses pensées, elle se concentra sur l'autre lit.
Dans la pénombre, elle pouvait percevoir Mal. Sa position lui apprenait qu'elle ne dormait pas, et elle se demanda ce qui la perturbait ainsi.
Elle se demanda surtout s'ils parviendraient à tenir jusqu'à l'exécution de leur plan.
O
