X
Ce qu'on veut voir
"Did you find it hard to breathe?
Did you cry so much that you could barely see?
You're in the darkness all alone
And no one cares, there's no one there
But did you see the flares in the sky?
Were you blinded by the light?
Did you see the sparks filled with hope?
You are not alone
'Cause someone's out there, sending out flares"
-Flares, by The Script
Ça devait être la pression, le stress, la fatigue. Ou peut-être simplement leur tolérance qui baissait avec le temps tandis que la rancœur et la rage, elles, montaient.
En tout cas, Mal comprit rapidement au cours du petit-déjeuner qu'elle n'était la seule dont la patience s'effritait. Il lui fallut redoubler d'effort pour maintenir les apparences, rester calme, plus ou moins polie et s'empêcher de balancer son poing ou son pied dans la figure d'un de ses hôtes. Heureusement, Evie cachait encore mieux son animosité qu'elle et l'aidait à détourner l'attention, à enjoindre par sa seule attitude les garçons à se taire et se contrôler.
Au sortir du petit-déjeuner, Ben les invita à le suivre dans le parc, à la plus grande joie de Pompon. Mal retint un soupir de soulagement lorsqu'il fut apparent que les adultes avaient d'autres projets.
Ces stupides Auradoniens avec leur fausse bien-pensance, leur attitude insensée et tout ce pouvoir qu'ils détenaient sur eux. Un seul mot de leur part et ils seraient tous morts ou renvoyés sur l'Île, mais ils agissaient comme si ce n'était pas le cas, comme s'ils étaient des invités comme les autres ou des amis de leur fils naïf et gâté. Mal voulait leur faire ravaler tous leurs mots trop posés, tous leurs regards attentifs, elle voulait qu'ils s'étouffent avec toute leur délicieuse nourriture, qu'ils brûlent dans leur salon si bien chauffé et suffoquent dans leurs draps si confortables.
Croyaient-ils vraiment qu'ils étaient stupides et dupes ? Croyaient-ils qu'ils parviendraient à les faire douter de leurs convictions, à changer la façon dont ils les percevaient ?
Chaque fois que Mal essayait de réfléchir, les mots du roi tournaient dans sa tête et trop de doutes et de questions parasitaient ses pensées. Elle se haïssait de ne pas parvenir à oublier ses dires, encore plus de ne pas arriver à percevoir le moindre piège.
Trop distraite, Mal écouta d'une oreille Ben parler d'un sport avec Jay et Carlos et leur montrer en quoi ça consistait. Apparemment simplement à opposer deux équipes sur un petit terrain et à se disputer un ballon qui rebondissait pour ensuite aller le lancer dans le panier adverse, placé en hauteur.
Les garçons commencèrent à jouer et Mal rejoignit Evie sur le bord du terrain. Elle n'aimait pas constater qu'elle luttait pour maintenir une expression ouverte et naïve. Evie prétendait comme elle respirait, il n'y avait jamais d'hésitation en-dehors de ses absences.
« Est-ce que tu as mangé ? » demanda-t-elle doucement, sa voix presque un murmure alors qu'elle faisait semblant d'être intéressée par les efforts de Ben pour empêcher Carlos et Jay de tricher.
« Un peu, ce matin pendant que tu te préparais. »
Mal hocha la tête. Evie avait probablement au moins des biscuits en permanence dans son sac depuis qu'ils étaient à Auradon. Elle pouvait tout à fait s'en contenter jusqu'à ce qu'ils retournent à l'école.
Mais le problème était là. Oui, elle pouvait continuer ainsi, ça avait été le cas toute sa vie. Le devrait-elle pour autant ?
Mal voulait plus. Le temps passait, les jours défilaient, et elle voulait tellement plus. Pour tous les quatre. Plus que cette survie à laquelle ils étaient tellement habitués qu'ils ne cherchaient même pas à la dépasser. Se contenter de ce qui les maintenait en vie était une norme pour eux mais pas pour le reste du monde, et Mal en avait à présent douloureusement conscience.
Evie pouvait sans soucis survivre sans presque s'alimenter durant plusieurs jours malgré le stress et la magie qu'elle devait utiliser, mais elle n'aurait pas dû avoir à le faire. Ce qu'elle aurait dû pouvoir faire, c'était ouvertement refuser de manger ce que d'autres cuisinaient ou lui proposaient et sortir de son sac de quoi se nourrir sans risquer d'offusquer ces imbéciles. D'ailleurs ces crétins auraient dû savoir qu'elle ne pouvait pas manger leur nourriture et surtout pourquoi elle ne pouvait pas, ces enfoirés devraient payer pour ça et pour tout le reste.
Une part de Mal rêvait de les voir tous souffrir.
(Une autre part d'elle, beaucoup plus profonde et étouffée, se demandait à quoi ça servirait.)
Mal avait toujours agi pour survivre, avait suivi ses instincts pour s'élever, pour accumuler pouvoir et respect, prendre le contrôle, dominer, c'était tout ce qui comptait. Ça avait été nécessaire. Pour elle, pour ses lieutenants.
Mal avait fait ce qu'il fallait.
Mais Mal n'avait jamais fait ce qu'elle avait voulu.
Vouloir était dangereux, vouloir n'existait pas. Vouloir désorganiserait tout dans ses pensées, risquait d'affaiblir son contrôle.
Et pourtant... parfois, quand elle ne se disciplinait pas assez, Mal voulait, elle désirait tellement qu'elle s'en étouffait presque.
Elle voulait des tas de choses mais à cet instant, alors qu'elle constatait la pâleur de la peau d'Evie sous ce soleil d'automne, cet air fragile qui se révélait sur ce continent où tous étaient forts et bronzés, un seul souhait lui venait à l'esprit.
Qu'Evie aille bien.
« Mal ! » appela Ben avec un sourire.
Elle se concentra sur lui et fronça les sourcils.
« Oui ? » demanda-t-elle, trop douce.
Il lui lança le ballon qu'elle récupéra aisément, et désigna le panier derrière lui avec un enthousiasme incompréhensible.
« Essaye ! »
« Je ne vois pas l'intérêt. »
« C'est du sport ! »
« Encore une fois, je ne vois pas l'intérêt. »
Une petite moue s'afficha sur le visage du jeune homme alors qu'il s'approchait.
« Le sport, ça permet de canaliser son énergie et son stress, de rester en bonne santé, de s'amuser ! »
« C'est amusant de faire rebondir un ballon et de l'envoyer dans un anneau au-dessus du sol ? »
« Quand on est entre amis, oui. »
Il n'en manquait pas une !
Alors qu'il lui souriait, amusé et satisfait, elle leva les yeux au ciel en ignorant les regards de ses lieutenants. Elle haussa un sourcil, posa le regard sur le ballon bleu et jaune qu'elle tenait et le soupesa pendant que Ben reculait pour lui indiquer un point sur le petit terrain, à environ cinq mètres du panier, pile au centre.
« Tu peux tirer d'ici. »
Mal se trouvait bien où elle était, sur la droite à quatre mètres de Ben. Elle lança le ballon qui alla effleurer le cercle de métal pour ensuite glisser à l'intérieur du filet et rencontra le regard éberlué du prince.
« Je ne vois toujours pas l'intérêt, » réitéra-t-elle, retenant vaillamment son rictus lorsqu'elle entendit les ricanements de ses trois alliés.
« Tu... ? »
« C'est un lancer de ballon, Ben, » rappela Jay en passant près de lui. « Elle ne peut pas tricher. »
« Je suis juste pleine de talents. »
En réalité, Mal était plutôt certaine que ce qui lui avait permis de marquer était en partie seulement ses talents (et sa force surnaturelle), et en partie le hasard, mais elle n'allait certainement pas l'avouer à voix haute. Une victoire restait une victoire.
Ben se tourna ensuite vers Evie qui secoua immédiatement la tête.
« Je ne vais pas abîmer mon vernis pour envoyer une balle dans un anneau accroché à une planche, mais merci. »
Dommage.
Elle pouvait voir que Jay et Carlos en pensaient autant.
Evie visait mieux que quiconque, il suffisait qu'elle sorte un couteau et leurs ennemis s'enfuyaient sans demander leur reste. Mal était sûre qu'elle ne raterait jamais un panier, elle serait probablement capable de calculer les angles et la vitesse pour que le ballon trouve toujours le centre du filet. Révéler sa dextérité aurait valu le coup juste pour voir la tête qu'aurait fait Ben.
Les garçons semblaient s'être assez amusés à leur jeu idiot alors ils rejoignirent la terrasse sur laquelle se coucha promptement Pompon en plein soleil. Il faisait bon malgré l'automne et Mal se surprit à admirer la vue qu'offrait le somptueux jardin. Sur la table, de la citronnade fraîche les attendait (quoi que ce fut), et Ben leur en servit un verre à tous.
À la première gorgée, Mal décida que le citron resterait à jamais sur sa liste d'ennemis mortels.
Comment les continentaux, qui avaient accès à tant d'excellentes choses, pouvaient avoir l'idée de consommer un truc aussi immonde ?
Elle reposa son verre sur la table l'air de rien et se retint de grimacer en voyant que Jay avait terminé le sien et se resservait.
« Voici Madeleine Samovar, » présenta le prince en désignant une dame rondelette d'une soixantaine d'années qui leur apportait un plateau de biscuits. « Madame Samovar est au service de ma famille depuis longtemps. Je vous présente Jay, Carlos, Evie et Mal. »
Ils saluèrent la dame qui leur sourit chaudement et fit de même.
« Sa Majesté Belle nous envoie avec des collations, » informa-t-elle alors qu'un homme trentenaire, brun et sec, arrivait avec un plat de fruits. « Mon fils, Zip, travaille également ici. »
« Enchanté, » salua-t-il en se redressant. Il leur sourit. « Mon vrai prénom c'est Robert, mais il a tendance à être oublié. Si vous avez besoin d'autre chose, Ben nous appellera. »
Un peu éberluée, Mal observa les deux employés retourner à l'intérieur. Ils n'étaient pas armés et suspicieusement sympathiques. Quel intérêt d'avoir des sous-fifres qui ne savaient rien faire d'autre que servir des plats ? Que feraient-ils en cas d'attaque ? Elle n'avait encore vu aucun garde surveiller la famille royale. Il y en avait trois à l'entrée du domaine, et elle en avait aperçu deux devant le château en arrivant mais plus un seul depuis.
Elle aurait pu tuer Ben et ses parents bien avant que qui que ce soit puisse agir.
Ça n'avait aucun sens.
« C'est pas déjà le repas du midi, » remarqua Carlos lorsque Ben lui tendit un plateau. Il prit un biscuit et reporta son attention curieuse sur le prince. « Pourquoi est-ce qu'on mange ça ? »
« Maman a dû voir qu'on a joué au basket. » Il haussa les épaules avec un sourire. « Après l'effort, il vaut mieux manger et boire quelque chose. C'est son côté maternel protecteur qui ressort. »
« J'ai plutôt l'impression qu'elle cherche à nous gaver. J'ai l'impression qu'on a plus mangé depuis qu'on est ici que depuis notre arrivée à Auradon. »
« Ça ne vous fait pas de mal, » remarqua Ben.
Ils se figèrent un peu tous et le jeune homme leur offrit un petit sourire embarrassé.
« Désolé, c'est peut-être mal formulé. Je veux dire que vous manquez un peu de... Que vous avez l'air trop... »
Lorsqu'il s'empourpra, Mal ne put s'empêcher de sourire.
« Eh bien, j'espère que tu es plus doué pour les discours politiques. C'est ridicule. »
Jay se pencha vers Ben et dans un geste surprenant, il lui tapota l'épaule avec sollicitude.
« On a l'air d'avoir crevé de faim toute notre enfance, on sait. »
« Je vais prendre une poire et me taire maintenant. »
« Sage décision, Altesse, » se moqua Mal avec un sourire narquois. « Pour ton info, on se nourrit plutôt bien depuis un an ou deux. Tu aurais dû nous voir avant. C'était encore moins glorieux. »
Cette idée sembla le déstabiliser davantage, et il ne commenta pas. Ce qui était judicieux. S'il voyait dans quel état étaient certains habitants de l'Île...
« Donc, ta mère aime te nourrir. »
« C'est sa façon de compenser mon absence. Dès que je suis ici elle demande aux Samovar de préparer des tas d'encas. Si ça ne tenait qu'à elle, je ne serais jamais allé en internat. Elle aurait probablement trouvé un moyen de contourner la loi sur la restriction de la magie pour demander à un sorcier de créer un tunnel spatio-temporel pour que je puisse rentrer tous les soirs et les week-ends. »
« Je réfute absolument tout, » annonça Belle en arrivant sur la terrasse.
Ben lui sourit, les yeux pétillants.
« Tu ne cessais de chercher des arguments pour ne pas que je aille à Auradon Prep. »
« Tous absolument valables, » se défendit-elle. « Regarde donc. Déjà plus de trois ans d'études là-bas et tu te moques de ta mère dans son dos. »
« Je ne dis que la vérité. Sans papa, nous aurions dû probablement chercher une façon de modifier cette loi. »
« Qui te dit que je ne l'ai pas trouvée ? » répliqua la reine en haussant un sourcil. « Puis-je me joindre à vous ? »
« Je t'en prie, surtout si tu me dévoiles tes plans pour contrer le Haut Conseil sur les questions magiques. »
« Si tu crois que tu peux me soutirer tous mes secrets juste après t'être moqué de moi, Benjamin Florian, tu ressembles encore plus à ton père que ce que je songeais. Et pour ta gouverne, les adolescents ont besoin de manger. Je ne fais que veiller à mes qualités d'hôtesse. Rien à voir avec un quelconque instinct maternel. »
Ben mordit dans sa poire avec un sourire, sans doute pour s'empêcher de répondre.
« Ton deuxième prénom c'est Florian ? » interrogea Jay, le visage sérieux mais des étincelles d'amusement dans les yeux. « C'est... joli. Très princier. »
« Une idée d'Adam, » se défendit Belle avec un petit sourire. « Ne m'accusez pas, je voulais l'appeler Monsieur Malin. »
« Ha ha. Qui se moque de l'autre maintenant ? » rétorqua Ben avec une expression lumineuse. « Florian est un nom courant dans la lignée de mon père. »
Jay haussa les épaules.
« Je ne critique pas, ce n'est pas comme s'ils avaient fait preuve d'imagination en me donnant un nom. »
« Ton père ne t'a pas dit d'où venait ton nom ? »
« Je suis presque certain que ce n'est pas lui qui me l'a donné. Et non, je ne sais pas d'où ça vient. Jamais demandé, de toute façon. Mais je l'aime bien. »
« Est-ce que vous savez qu'à Auradon, nous avons une loi qui permet à tout citoyen âgé d'au moins dix-huit ans de faire une demande pour changer son prénom et même son nom de famille ? »
Mal se tourna vers Belle et cacha sa surprise. Elle l'étudia du regard et le reine le rencontra sans ciller, calme et posée, l'expression ouverte. Il y avait quelque chose d'étrangement doux dans ses yeux et elle ne mentait pas.
Changer son nom...
Ça n'avait pas d'importance, bien sûr. Qu'est-ce qu'ils en avaient à faire, de ce que les papiers officiels de leur stupide royaume pouvaient bien dire d'eux ? De toute façon ils ne comptaient pas rester et encore moins devenir des citoyens dépendants du roi qui les avait tous condamnés.
Mais si elle devait être tout à fait honnête, l'idée était plaisante.
Ne plus jamais avoir à se dire qu'elle était trop faible pour avoir le droit d'utiliser les deux dernières syllabes de son propre prénom. Ne plus jamais avoir à se dire qu'elle n'était qu'une extension au service de Maléfique.
(Fêter le moment où Evie aurait obtenu ce papier qui lui aurait permis de ne plus jamais être appelée Evelyn, et où les garçons auraient définitivement coupé ce dernier pont qui les reliait à Jafar et Cruella.)
« Dix-huit ans ? » répéta Carlos timidement.
« En-dessous il faut l'autorisation des responsables légaux. »
« C'est intéressant, » dit doucement Evie, la voix douce et presque espiègle. Elle s'apprêtait à détourner la conversation, peut-être parce que la tournure ne lui plaisait pas et sans aucun doute pour briser les efforts de Belle qui les entraînait sur un terrain dangereux. « Comment rapporte-t-on l'âge canin à l'âge humain ? Pompon doit déjà avoir dix-huit ans, non ? »
« Très bien, très bien, » soupira Ben alors que tous souriaient à ses dépends. « Moquez-vous. Mais je suis persuadé que Pompon adore son nom. Vous êtes impossibles. Je plains vos amis. »
« On n'a pas d'ami, » intervint Mal avec un rictus.
« Tu en as au moins trois. »
« Des lieutenants. »
« Des amis, » corrigea Ben plus sérieusement mais il garda une expression lumineuse. « Vous étiez peut-être uniquement des alliés au tout début, mais une fois que la complicité et la confiance se sont installées, vous êtes devenus amis. »
Le culot de ce sale petit... !
Les garçons se tendirent subtilement, attendant de voir comment elle allait gérer ça. À côté d'elle, Evie resta immobile et tranquille et Mal se força à caler sa réaction sur la sienne.
Parce que ça faisait plus d'une semaine qu'ils étaient à Auradon et que ce genre de choses n'avait aucune importance pour eux, ils le savaient maintenant. Qu'ils soient alliés ou amis ou autre chose, ils ne jugeaient pas les gens sur la même échelle de valeurs que sur l'Île. Parce que Ben et les autres n'avaient aucune conscience de qui ils étaient.
Ça n'avait pas d'importance, qu'ils sachent ou non.
Le résultat serait le même.
« Si tu veux, » concéda-t-elle donc avec un brillant sourire. Si Evie essayait d'alléger constamment leurs remarques, c'était pour une raison. Ben et la reine cherchaient probablement à obtenir des infos autrement plus importantes. Ils devaient garder le contrôle de la conversation. « Disons que nous sommes amis. Les trois seuls que j'ai sont ici, et ils sont tous trop intelligents pour se plaindre. »
« Nous n'oserions pas, » confirma Carlos en hochant la tête, suivant sa lancée, le ton doux bordé d'humour.
Jay posa une main sur son cœur.
« Jamais. »
« Impossible. »
« Tu vois ? » sourit Mal sans quitter Ben du regard. « De bons amis, vifs d'esprit et malins. Je sais les choisir. »
Il saisit immédiatement le sous-entendu, bien sûr, et haussa un sourcil.
« Mes amis sont très bien. »
Tous les quatre gardèrent le silence.
Ils auraient eu bien des remarques à faire, mais aucune n'aurait été acceptable pour Auradon.
Ben sut parfaitement lire ce fait et balaya l'instant d'un geste de la main.
« Vous verrez, un jour. »
« J'en suis sûre, » rétorqua Mal, sans cacher une seconde son ironie.
« Moi je le suis, » informa-t-il simplement avec une assurance posée, son expression plus sérieuse, et le souffle de Mal se coinça quelque part dans sa poitrine.
Elle comprit brusquement ce qu'avait voulu dire Adam la veille quant à Ben, parce que lors d'un court instant, elle entrevit l'homme derrière ce garçon jovial et faussement naïf, celui qu'il semblait contenir pour une raison qui lui échappait.
Mâture, et droit, et confiant, et lucide, optimiste oui, mais certainement pas idiot. Sûr de lui et perspicace.
Le dragon en elle gronda face à la menace qu'il pourrait représenter et elle dut lutter pour le contenir, pour étouffer la magie qui remontait à la surface.
« Avez-vous d'autres amis sur l'Île ? »
La voix posée de Belle la ramena à la réalité et elle retint la colère qui monta automatiquement face à cette simple question.
Elle n'avait jamais remarqué à quel point ses émotions elles-mêmes avaient été conditionnées par l'Île.
« Nous avons des alliés. Et des sous-fifres, » répondit Jay. « La bande, surtout. Occasionnellement d'autres, pour les besoins du boulot. »
« J'ai du mal à le croire, » s'engouffra Ben. Il se tourna vers Evie et Carlos. « Vous n'avez pas d'autres amis ? »
« Je t'en prie, dis carrément que Jay et moi sommes invivables. »
« Désolée, mais Carlos et Evie sont plus sympathiques. »
S'il n'y avait pas eu la reine, Mal aurait volontiers lancé sa serviette à la tête du prince dans un geste tout à fait mâture et digne.
Ben semblait presque lire en elle parce qu'il ne retint même pas son petit rire.
« Ils sont plus faciles d'approche, je n'y peux rien. »
« Les Insulaires ne seraient pas d'accord avec toi. »
« Ah bon ? »
« Eh non, » confirma Jay avec un sourire. « C'est moi qu'ils viennent plutôt voir en cas de besoin. Et parfois Evie, mais qui peut résister à son charme ? »
Il fit un clin d'œil à la jeune fille et elle répondit en lui envoyant un petit baiser.
« Les gens ne m'aiment pas trop, » informa Carlos avec un faux air timide sans doute emprunté à Evie.
« J'ai du mal à le croire. »
« Crois-le, Ben, » confirma Jay. « Mais de toute façon, ce ne sont pas des amis. Tu ne te fais pas d'ami quand tu passes ton temps à voler et à veiller à ce que tout le monde obéisse. »
« Certains pourraient argumenter que nous sommes plutôt populaires, » contra Evie avec un doux sourire. « Tout le monde nous connaît. »
« Pour être populaire il ne faut pas être aimé normalement ? »
« Eh bien, pas mal d'entre eux ont passé beaucoup de temps à nous courir après. »
Mal fut aussi surprise que les garçons et ne put comme eux retenir le début d'un rire un peu trop cynique, même si Evie avait parlé avec toute l'innocence du monde, bien entendu.
« Ils ne vous attrapaient jamais ? » demanda Ben, son ton léger ne cachant pas les ombres dans ses yeux.
« Ça dépendait des circonstances, » répondit Mal tranquillement.
« C'est pour ça que vous aviez des armes ? »
« Entre autres. Il y avait aussi le fait qu'avoir de bonnes lames est un signe de puissance sur l'Île. C'est assez rare qu'elles soient de qualité. Le décorum, tout ça. Bien sûr elles étaient aussi utiles pour se défendre, comme tu le sais. »
« Pardon ? »
« Quelle sorte d'armes est-ce que tu as sur toi quand tu quittes le château ? Quand tu n'es pas à l'école où c'est interdit, » demanda-t-elle, sincèrement curieuse.
Lui était sincèrement confus.
« Je n'en porte pas. »
Elle l'observa quelques secondes, puis la reine, mais tous les deux avaient l'air un peu déstabilisés par la question. Il ne mentait pas.
« Qu'est-ce que tu fais quand tu es attaqué dans ce cas ? Tu cries ? »
« Ça n'arrive pas. Et si ça arrivait, il y a mes gardes du corps. »
Elle ne put faire autrement que d'échanger un regard incrédule avec ses lieutenants, et fut soulagée de voir qu'elle n'était pas la seule complètement soufflée.
D'accord, que les gamins des héros n'aient pas le droit aux armes dans l'école et que les filles ne soient apparemment pas formées au combat, c'était déjà étrange mais ils pouvaient l'intégrer. Mais que le prince héritier (l'unique héritier) des États Unis se balade à découvert sans prendre de précaution, ça, c'était juste complètement ahurissant.
« Tes gardes du corps ? » répéta Jay en fronçant les sourcils. « Les deux types en costume qui nous ont suivi lors du trajet ? »
« Oui. »
Le voleur prit son verre pour boire une gorgée et cacher son sourire narquois et franchement amusé.
Elle ne pouvait pas dire qu'elle lui en voulait, les deux types au visage fermé avec leurs chaussures brillantes et leur coupe de cheveux beaucoup trop courte avaient eu l'air de tout, sauf de combattants.
Alors que Carlos s'éclaircissait légèrement la gorge pour faire passer son envie de rire dans le silence, Mal planta son regard dans celui de Ben, parce qu'ils devaient être sûrs.
« Je ne comprends pas. Tu as juste ces deux... gardes du corps quand tu quittes l'école ou le château ? Pas d'arme sur toi ? » Puis une pensée stupéfiante lui vint. « Est-ce que tu sais te battre ? »
« J'ai été formé au self-défense et je sais manier une épée, » assura Ben.
Mal n'était franchement pas convaincue, mais soit. Peut-être que même les agresseurs à Auradon n'étaient pas très doués.
« Si tu n'as pas d'épée sous la main, je ne vois pas trop à quoi ça sert de savoir t'en servir. »
« Nous avons plus de gardes quand nous faisons des sorties officielles. Une équipe de sécurité complète et les chevaliers du royaume sont également là pour veiller à ce qu'il n'y ait aucun problème. Mais lorsque la situation ne l'exige pas nous préférons avoir seulement deux à quatre gardes du corps. »
« Et si vous êtes attaqués par plus ? Et s'ils sont distraits ? Et s'ils sont tués ? Tu vas sourire à tes futurs assassins ou kidnappeurs et espérer que ton optimisme les arrête ? »
« Mal, » intervint doucement la reine. « Ici nous ne faisons pas face à des agressions tous les jours. C'est extrêmement rare et nos chevaliers surveillent les activistes opposants pour prévenir tout possible attentat. Nous avons d'autres méthodes que le combat pour nous défendre. »
Bon sang.
Renverser cette monarchie stupide serait vraiment un jeu d'enfants.
Ils étaient tous devenus idiots et beaucoup trop confiants.
Mal se demandait bien à quoi pouvait ressembler l'armée d'Auradon. Si les chevaliers et les soldats étaient semblables aux gardes costumés, ça devait être navrant.
Elle préféra garder le silence, observa la reine, se demanda si elle savait manier une lame. Le roi était musclé, clairement entraîné, et avait gardé une force surhumaine. Ben était sportif, agile, mais elle doutait qu'il ait déjà connu un véritable combat avec toute la violence et le chaos et l'adrénaline qui brouillaient tout. Belle, par contre, était délicate. Courageuse, certes, et intelligente, mais s'ils devaient en venir là, elle ne représenterait aucune menace physique.
Combien avaient-ils de gardes sur le domaine ? Combien pouvaient-ils en faire venir et en combien de temps ? Et à l'école ?
La reine parlait d'autres méthodes de défense... La technologie ? La magie ? N'était-elle pas plus ou moins oubliée à Auradon ?
« Ces agressions, sont-elles perpétrées par des adultes sur l'Île ? »
La colère fit courir la magie dans ses veines. Elle se souvint de toutes ces fois où des groupes d'assassins lui étaient tombés dessus, toutes ces fois où les ennemis de Maléfique avaient essayé de la massacrer, elle pourrait citer chaque blessure qu'avaient dû supporter ses lieutenants – ses amis, en raison de ce genre de tentatives.
Mais elle pouvait voir les membres de leur bande aussi, tous ceux volés ou tabassés ou agressés au fil des années, tout ce qu'elle avait dû faire pour que les attaques cessent petit à petit.
Elle pouvait voir les habitants, jeunes ou non, à la merci de ceux qui se montraient les plus fous ou violents – dont elle-même.
« C'est ce à quoi on doit s'attendre, Votre Majesté, quand on enferme des tueurs, des bourreaux, des violeurs et des pirates ensemble sur une île fermée. On peut difficilement croire qu'ils vont se sourire et vivre en bons voisins. »
Son ton était dur et elle pouvait percevoir la soudaine tension chez ses lieutenants, mais elle ne détourna pas les yeux. Belle essaya de rester neutre, pourtant son regard était voilé par d'étranges sentiments.
« Alors vous vous défendez. »
« Se battre, fuir, se cacher, ça dépend de ses capacités. Ça dépend de son identité. Ça dépend de ce que l'on veut être. »
Victime. Ou bourreau.
(Mais en réalité, au final, tout ce qui comptait c'était de survivre.)
« Vous aviez tous des armes. Vous savez tous vous battre, donc. »
« Certains mieux que d'autres. Comme on l'a dit, les armes sont aussi une sorte de symbole. »
Il fallait qu'ils continuent à voir Evie et Carlos comme étant inférieurs à eux, il fallait qu'ils restent dans le flou quant à leurs capacités et savoirs pour qu'ils gardent l'avantage.
C'était toujours plus simple de frapper quand on avait des atouts dans la manche et qu'on était sous-estimé.
« Je cours vite, » informa nerveusement Carlos en baissant les yeux quand Belle tourna la tête vers lui.
Mal adorait quand ils étaient tous sur la même longueur d'ondes sans qu'elle ait à donner d'indication.
« Ils sont sous ma protection, » rappela-t-elle alors qu'Evie bougeait un peu sur sa chaise, faussement mal à l'aise. « Ils savent se défendre, mais si des crétins essayent de les toucher, ils doivent s'attendre à des conséquences. Entre ça et nos parents, nous avons un bouclier assez grand. »
Conneries.
Un bouclier contre le menu fretin, oui. Mais au final, les plus fous et les plus puissants n'en avaient rien eu à faire de leurs parents.
Les hommes d'Hadès, de Facilier et des pirates n'avaient jamais hésité à lui tomber dessus en nombre. Carlos avait plusieurs fois dû rappeler à tous qu'il n'était pas un petit joueur pour leur faire passer l'envie de se servir de lui contre Cruella ou Mal. Jay avait échappé plus d'une fois de justesse à la mort face à ceux qui auraient aimé prendre leur revanche sur lui ou Jafar. Combien de fois Evie avait-elle dû se débarrasser de pauvres fous essayant de se venger d'elle ou de la reine ? Sans compter cette fois-là, où elle n'avait pas réussi à se dégager assez vite.
Parfois ils s'en tiraient presque indemnes.
Et parfois...
« Est-ce que ce sont vos parents qui vous ont appris à vous défendre ? »
Pour le contrôle de la conversation, c'était raté, et elle perdait patience. Heureusement elle n'était pas seule face à cet interrogatoire.
« C'était important pour eux, » acquiesça Evie simplement.
Parfait. Sincère et qui ne disait pas grand-chose.
Sauf que la reine semblait en avoir assez de leurs réponses évasives.
« Comment ça ? »
Il y eut deux secondes de battement qui ne furent pas détectées par leurs interlocuteurs, mais Mal les sentit jusque dans ses os, ces secondes. Elle sentit l'hésitation, elle sentit le doute, elle sentit le poids des souvenirs aussi.
Elle ne donna aucune indication à Evie et fut un peu surprise quand, au lieu de détourner une nouvelle fois ou de mentir, elle choisit de l'imiter et de balancer des vérités.
« Avoir des héritiers faibles et sans défense aurait été un affront et aurait eu des conséquences sur leur réputation. »
Mal sentit la surprise des garçons. Mais ne faire qu'éluder était au final pire que de lâcher certaines informations. Au moins ainsi ils gardaient un semblant de contrôle au lieu d'être probablement soupçonnés de mentir sans arrêt.
« Alors ils vous ont entraînés ? » demanda Ben, essayant peut-être d'imaginer la chose.
Mal sourit avec toutes ces dents.
« Exactement, » confirma-t-elle, laissant la glace envahir ce simple mot.
Entraînés à obéir, à endurer, à craindre et subir et s'agenouiller.
Entraînés à se faire obéir, à faire endurer, à inspirer la crainte et à forcer les autres à subir et s'agenouiller.
C'était plutôt ironique, cette éducation tout-en-un. Leurs parents auraient dû la breveter.
« Est-ce que vous diriez que vous leur ressemblez ? »
« Excuse-moi, est-ce que tu me demandes si je ressens l'envie de maudire des peuples entiers et de m'en prendre à des nourrissons ? »
« Non ! » s'étrangla Ben en se figeant. « Je me suis mal exprimé, je suis désolé. Je voulais juste dire que dans toutes les familles les membres se passent des expressions ou des manières d'être... et je me rends compte que cette remarque pourrait être très mal perçue. Oubliez. Navré. »
Mais trop tard.
Parce que Mal n'avait pas envie de le voir, n'en avait jamais eu envie, mais elle connaissait la réponse.
Il lui arrivait de voir Jafar dans la posture que Jay prenait lorsqu'il donnait ses ordres et supervisait.
Il lui arrivait de voir Cruella dans les gestes erratiques de Carlos lorsqu'il s'enthousiasmait et dans son rictus lorsqu'il s'apprêtait à frapper.
Il lui arrivait de voir Grimhilde dans l'expression glacée d'Evie lorsqu'elle menaçait et dans son joli sourire lorsqu'elle manipulait.
Elle se demandait à quelles occasions ses amis pouvaient voir Maléfique en elle, et l'idée lui serra le ventre.
La tension autour de la table aurait pu devenir un problème, mais Evie secoua la tête avec un petit rire.
« Mal s'amuse juste à te déstabiliser, Ben. N'y fais pas attention. »
« Toujours à briser mes plans machiavéliques, princesse, » rebondit-elle immédiatement avec un rictus, prenant soin d'éclaircir son expression et d'échanger un regard avec Evie. « J'y peux rien, c'est juste une cible facile. »
« Sois gentille, » lui rappela-t-elle, sa main droite lui demandant de la laisser prendre le contrôle de la discussion.
Elle accepta. Elle était incapable de contrôler ses émotions, semblait-il, et c'était aussi humiliant que rageant.
« Comme tu l'as dit, comme dans toutes les familles, nous avons hérité de certains traits de nos parents. C'est inévitable. Pourquoi es-tu si curieux quant à nos relations avec eux ? » demanda-t-elle, candide et curieuse et...
Oh.
Brillant.
Maintenant Ben n'avait plus que deux choix.
Mentir, ou poser cette question autour de laquelle ils tournaient et tournaient sans cesse, cette question que le roi avait évoqué la veille face à Mal sans pour autant l'énoncer directement.
Sous le regard patient d'Evie, son attention tranquille et son expression lumineuse, Ben se décomposa un peu.
Mal pouvait comprendre, il était difficile d'évoquer ce genre de sujets quand Evie avait cet air innocent et fragile, quand on pourrait croire qu'elle n'avait jamais ne serait-ce qu'entendu parler des aspects sombres du monde.
Mais il étudiait Evie du regard avec un peu trop d'attention, comme la reine, comme s'ils essayaient de la comprendre.
« Je croyais que c'était plutôt la place du docteur Prim d'évoquer ce genre de sujets avec nous, » reprit Evie avec confusion lorsqu'elle perçut la même chose.
Cela sembla débloquer la situation, et Belle hocha la tête.
« Oui, effectivement. Nous sommes désolés si nous vous avons mis mal à l'aise en raison de notre indiscrétion. »
Mal hocha la tête en réponse, mais elle n'arrivait plus à se détendre. Ça ne s'arrangea pas quand Lumière arriva sur la terrasse.
« Votre Majesté, Madame de Châtenoy est ici pour votre rendez-vous. »
« Oh, oui, merci beaucoup, j'arrive tout de suite. »
Belle se leva élégamment de sa chaise et leur sourit.
« Je suis désolée, je dois vous quitter. Je vous verrai plus tard. »
Lorsqu'elle disparut à l'intérieur du château, Mal respira un peu mieux. Ça ne dura pas, car aussitôt un étrange pleur s'éleva d'une fenêtre ouverte plus loin.
Elle se sentit immédiatement pâlir, la bile remonta dans sa gorge et elle lutta pour se contenir.
Mais le cri résonnait toujours.
« C'est un bébé ? » interrogea Carlos en fronçant les sourcils.
« Oui, celui de Madame de Châtenoy, » répondit Ben. « Apparemment il n'est pas content. Il a probablement faim. »
Les plaintes continuaient, et le dragon en Mal s'éveilla, tourna et tourna et tourna, les souvenirs explosèrent et elle sentit ses mains devenir moites, moites de sueur, moites de...
Elle ne pouvait plus respirer et lorsqu'elle baissa les yeux, tout ce qu'elle vit, ce fut du jaune et du rouge.
« Excusez-moi, » souffla-t-elle, essayant de maintenir les apparences, mais elle était presque sûre que sa voix était tout sauf normale, trop étranglée, trop rapide, trop...
Elle sauta sur ses pieds, entra dans le château, il fallait qu'elle s'éloigne, il fallait qu'elle s'éloigne du bébé, des autres, le dragon en elle grondait et sa magie brûlait ses veines et elle n'arrivait pas à se contrôler et ses mains...
O
Cette journée ne semblait être qu'un enchaînement de problèmes.
Evie croisa le regard de Carlos et Jay et leur intima de rester à leur place et de faire diversion. Puis elle sourit à Ben.
« Je vais accompagner Mal. »
« Elle va bien ? »
« Tu sais comment sont les filles, » lui fit remarquer Jay avec un roulement d'yeux complice. « Jamais capables d'aller où que ce soit toutes seules. »
Evie profita de la réponse de Carlos pour s'éclipser. Elle ne savait pas pourquoi soudain Mal avait brusquement perdu le contrôle, pourquoi elle avait pu sentir sa magie réagir, mais elle n'allait certainement pas laisser sa capitaine sans renfort.
Ses instincts lui permirent de la retrouver aisément, dans la salle de bains de leur chambre. Elle s'arrêta à la porte et observa Mal, tremblante, se laver frénétiquement les mains. Il y avait une expression étrange sur son visage, paniquée, horrifiée, et Evie sentit son cœur s'emballer.
« Mal ? » appela-t-elle prudemment.
« Evie... » gémit Mal d'une voix fragile. Elle tourna la tête vers elle, ses yeux brouillés par les larmes. « J'arrive... J'arrive pas à le laver ! »
Au cours de son adolescence, Evie avait vu ses trois amis dans toutes sortes d'états psychologiques ou physiques. Il arrivait à Mal d'avoir des crises de rage, de paniquer, de se figer, en proie à un flashback ou à en lutte avec le conditionnement mental que lui avait fait subir Maléfique.
Mais elle ne se souvenait pas avoir déjà vu sa capitaine aussi fragile et terrifiée.
Mal semblait toujours être là, dans le présent avec elle, et pourtant quelque chose la hantait.
« Qu'est-ce que tu veux laver ? » demanda-t-elle en s'approchant doucement, en l'observant frotter ses mains avec beaucoup trop de force sous l'eau.
Elle avait une bonne idée de la réponse, mais elle voulait surtout que Mal cesse ses mouvements.
« Le... le sang... Evie, j'arrive pas à le laver. Le bébé... »
Le bébé.
Bien sûr que c'était le bébé.
« Mal, regarde-moi. »
« Je peux pas le laver... »
« Mal. » Elle tendit la main, arrêta l'eau, essaya d'ignorer à quel point sa poitrine se serrait à la vue de Mal dans cet état. « Il n'y a pas de sang. »
« Si, » protesta l'autre fille, la voix pleine de sanglots. « Il... Il... Il l'a tué et... et j'arrive pas à nettoyer le sang... »
Evie n'avait vu des tout-petits que lors de ses missions ou quand des parents désespérés étaient venus vers elle pour passer un marché pour obtenir de l'aide. Outre la vulnérabilité de ces petits êtres, il y avait une raison toute simple au fait que hormis chez les pirates les gens cachaient l'existence de leur jeune progéniture. Maléfique.
Malgré ça elle était certaine de n'avoir jamais entendu Mal parler d'un bébé avant ce jour.
Elle tendit les mains doucement, prit celle de son amie dans les siennes et la força à arrêter de les frotter. Puis elle laissa sa magie glisser de ses doigts vers ceux de Mal et s'enrouler autour de la sienne, brûlante et impatiente.
« Tout va bien, » rassura-t-elle doucement. « C'est fini. »
« Je... Je dois... »
« Mal. Nous sommes à Auradon, dans le château. Il n'y a pas de sang sur toi, juste de l'eau. »
« J'arrive pas à... J'arrive pas... » Elle renifla, les yeux toujours sur leurs mains, et secoua la tête. « Je dois les laver. »
« Regarde-moi, Mal. »
Après quelques secondes, le regard vert se planta dans le sien avec hésitation. Evie se souvint à quel point elle haïssait voir Mal pleurer quand elle sentit ses propres émotions serrer sa gorge.
« Je suis là. Tu vois mes mains ? Est-ce qu'elles sont tâchées ? »
Mal baissa les yeux puis secoua la tête.
« Pourtant elles sont autour des tiennes. Elles sont propres parce que les tiennes sont propres. Je suis là, avec toi. Au château du roi d'Auradon, à Auradon, et il n'y a pas de sang sur toi. »
Après quelques secondes, Mal relâcha un souffle tremblant, ses mains serrèrent les siennes et elle sentit sa magie s'apaiser.
« Evie... »
« Oui ? »
« Le bébé. J'arriverai pas... »
« On va rester dans la chambre jusqu'à ce qu'il s'en aille. »
« Merde, » souffla Mal en baissant la tête. Elle dégagea ses mains pour essuyer rapidement les larmes de son visage, mais elle tremblait encore. « Merde. »
« Ça va. »
« J'aurais pu... Putain, je sais pas ce qu'il s'est passé... »
« On n'aurait pas pu prévoir qu'un bébé serait là. Ni ta réaction. »
« C'était il y a tellement longtemps... De toutes les conneries... » Mal la contourna pour repasser dans la chambre avec frustration. « Je hais cet endroit. Je déteste ce putain de royaume et ce qu'il fait de nous. »
« Je sais. »
« Si on ne peut plus passer une journée sans que l'un de nous pète un câble et risque de provoquer un scandale ou pire... Il faut qu'on trouve cette foutue baguette et qu'on mette fin à toute cette comédie. Ça devient bien trop dangereux ! »
Evie croisa les bras, l'observa marcher à travers la pièce, cet endroit magnifique et luxueux qui pourrait abriter dix personnes et en nourrir dix fois plus rien qu'avec la richesse de la décoration. Elle aussi détestait leur situation, mais elle détestait encore plus leur perte de contrôle qui ne cessait de grandir quoi qu'ils fassent.
« Tu dois te calmer, » demanda-t-elle posément.
« Je sais. »
« Mal. »
Son ton sec arrêta enfin sa capitaine et Evie s'approcha d'elle.
« Tu dois te calmer, et reprendre tes esprits. On ne peut pas faire ça ici, on ne peut pas s'énerver ni se briser ici. On est au cœur d'un territoire ennemi, le roi et la reine sont présents, il faut qu'on garde notre sang-froid. »
Le regard de Mal brilla un instant d'une colère instinctive face à son ton, puis l'expression s'estompa.
« Je sais, » répéta-t-elle avant de fermer les yeux et d'inspirer doucement, recouvrant son calme. « Ça va. C'est bon. »
Au combien Evie aurait aimé pouvoir lui prendre la main, la laisser faire exploser sa colère pour mieux la canaliser, lui demander si elle voulait parler de cette histoire de bébé, elle savait qu'elle ne pouvait pas. Si Mal perdait de vue leur situation, c'était à elle de la lui rappeler et de la remettre sur les rails.
Leur survie en dépendait.
O
Lorsque Carlos accompagna Jay pour aller chercher les filles, une fois certains que les visiteurs avaient quitté le château, ils trouvèrent Evie et Mal aussi tendues qu'eux. Il n'avait aucune idée de ce qui avait déstabilisé Mal, mais puisque ça arrivait extrêmement rarement et puisque le stress qu'ils ressentaient tous atteignait clairement des sommets, Carlos n'avait qu'une seule envie, disparaître.
C'était juste un instinct ancré en lui. Si la situation était incontrôlable et si les ennemis étaient en position de force, fuir représentait la seule possibilité de survie.
« Ça va bientôt être l'heure du déjeuner, » informa Jay en s'arrêtant au milieu de la chambre.
Mal laissa échapper un petit soupir exaspéré.
« J'en ai marre des déjeuners. »
« Au moins après, ils nous ramèneront à l'école. »
Il y eut un instant tendu où ils s'observèrent, peu certains de pouvoir parler. Jay et Carlos avaient inspecté leur chambre la veille et n'y avaient pas trouvé d'appareil suspect qui pourrait faire croire à une surveillance, mais ils ne pouvaient s'empêcher de rester méfiants.
Après quelques secondes, Mal leur signala de parler librement. Elle devait considérer qu'ils n'étaient pas espionnés.
« Carlos a raison. Un déjeuner et on s'en va, » rappela Evie posément en se levant du fauteuil avec élégance. « Gardons la conversation légère, centrons-la sur Ben et sur l'école. Sa relation avec ses parents est... » Elle chercha une seconde à qualifier ce lien si étranger. « Elle est complice, et taquine. Il n'a pas peur d'eux. Ils veillent sur lui. Même s'il y a des désaccords entre eux, je doute qu'ils se montrent violents. »
« T'es sûre de ça ? Ils pourraient mentir. »
« Il n'y a pas de duplicité dans la manière dont sa mère le regarde, et aucun signe de crainte quand le roi s'approche de lui. Et avec nous, Ben se montre toujours amical. Les relations amicales à Auradon sont basées sur le partage, la camaraderie et les jeux. Ils se moquent les uns des autres. »
« Comme nous. »
« Mais gentiment. Ils ne s'insultent pas. »
Jay fit une petite moue.
« Oh, princesse. On est trop mesquins pour toi ? »
« Plutôt trop adorables apparemment. »
Alors que Carlos ricanaient, Jay leva les yeux au ciel.
« Rappelez-moi de brûler le placard et les robes d'Audrey avant de quitter l'école. »
« Où est-ce que tu voulais en venir, Evie ? » demanda Mal en l'ignorant.
« Si jamais le roi et la reine sont encore avec nous pour le repas, ils nous laisseront centrer la conversation sur leur fils. Nous pouvons continuer à taquiner Ben, c'est un moyen de communication acceptable entre eux. Et nous montrer sympathiques avec lui ne peut qu'être positif pour notre image. »
Heureusement, ils pouvaient toujours compter sur Evie pour garder la tête froide.
« D'accord, » accepta Mal. « Taquineries mais pas de méchanceté. Ça enlève un peu tout le sel, mais bon. On peut le faire. On le lance sur l'école et ce genre de trucs, et on les laisse pas détourner la conversation. »
« Et si- »
Jay fut interrompu par quelqu'un frappant à la porte.
« On est jamais tranquilles, même dans un putain de château à dix mille pièces, » maugréa-t-il en allant prudemment ouvrir.
C'était Ben. Qui souriait.
Carlos se retint de justesse de lever les yeux au ciel. Il n'en pouvait plus de cette expression lumineuse sur le visage du prince.
« Hey, » salua Ben. « Tout va bien ? »
« Oui. Pourquoi ? »
La tranquillité de Jay surprit Ben qui n'osa pas demander comment allait Mal. La jeune fille d'ailleurs s'avança vers lui avec un sourire.
« Besoin de quelque chose ? »
« Je me disais que puisqu'on a encore un moment avant le repas, vous voudriez peut-être voir notre bibliothèque ? »
Carlos ne put empêcher son cœur de faire un bond à cette idée. La bibliothèque de Belle et Adam était légendaire. Il adorerait y jeter un coup d'œil. Il essaya de toutes ses forces de garder un air blasé mais fut certain que les étincelles dans ses yeux ne passèrent pas inaperçues. Près de lui Evie réussit à cacher son intérêt. Ils avaient été trop surpris à l'école pour réagir avec détachement mais ils étaient cette fois-ci mieux préparés.
Mal ne les consulta pas.
« D'accord, » lâcha-t-elle comme si l'idée l'ennuyait mais qu'elle n'avait rien de mieux à faire.
Jay et elle étaient très loin d'être idiots, mais la lecture n'avait jamais été un de leurs passe-temps préférés, alors Carlos se trouva d'autant plus heureux qu'elle ait accepté.
Essayant de ne pas avoir l'air empressé, il emboîta le pas à Evie derrière Mal et Ben. Jay fermait la marche, couvrant leurs arrières.
La fameuse bibliothèque se trouvait au premier étage, que Ben ne leur avait que partiellement fait visiter la veille. Elle s'ouvrait grâce à deux immenses portes de bois clair au bout d'un couloir, et quand il poussa les battants, Carlos ne put cette fois ravaler son ébahissement.
L'endroit devait composer un quart de l'étage de l'imposant château. Face à l'entrée, de l'autre côté de la pièce, dominait une imposante cheminée en marbre entourée de confortables canapés et fauteuils, d'un gigantesque tapis et de petites tables. D'immenses fenêtres laissaient entrer la douce lumière du soleil, les moulures au-dessus de leurs têtes étaient rehaussées d'or et sur le plafond un paysage peint s'offrait à la vue de quiconque aurait la présence d'esprit de lever les yeux. Et contre les murs, les très, très hauts murs, se tenaient des dizaines de bibliothèques de bois bleu pâle, recouvrant quasiment l'intégralité de la salle sur trois niveaux qu'on pouvait rejoindre par des escaliers de bois en colimaçon. Ils donnaient accès à des couloirs étroits en mezzanine dont les garde-fous revêtaient des décors dorés. Autour des portes et devant la cheminée des œuvres d'art étaient exposées, quelques peintures mais aussi des statues de bois et de marbre dont certaines semblaient même soutenir les galeries.
La bibliothèque de l'école était grande, avec ses nombreuses travées alignées ou arrondies.
Mais celle-ci... Celle-ci était spectaculaire, elle devait contenir des dizaines de milliers de livres de toutes les époques. Il y avait même quelques piles au sol ça et là, qui attendaient peut-être une place ou un lecteur, et au contraire des rayons d'Auradon Prep, les étagères ici n'étaient pas parfaitement rangées, il y avait parfois des livres couchés ou posés sur les autres, le bord de la cheminée en était aussi envahi.
Pas étonnant que même sur l'Île ce détail de l'histoire de la Belle et la Bête avait circulé.
« J'ai passé beaucoup de temps ici, » informa Ben en avançant et en regardant les murs avec une sorte d'affection et de bien-être qui ne saurait être feinte. « Je jouais, je lisais, j'imaginais. J'écoutais ma mère me raconter les histoires qu'elle adore. On a passé des tas de soirées assis ici à lire, mes parents et moi. »
Jay émit un petit son en observant autour de lui, un peu sceptique.
« Et tu arrives à trouver ce que tu veux là-dedans ? »
« On a un classement, » informa Ben, étrangement fier. « Même si on est jamais d'accord dessus. »
Carlos avait beau observer, il ne voyait aucun panneau ni aucune indication sur les bibliothèques et ne pouvait discerner la façon dont les ouvrages étaient rangés. Par contre il pouvait voir que ceux tout en haut de la pièce étaient les plus anciens en avisant les reliures usées et le style d'ouvrages, il pouvait aussi déterminer que la fiction semblait séparée des essais. En dehors de ça, difficile d'y voir plus clair.
Non pas que ça avait de l'importance, c'était pas comme s'il pourrait revenir fouiner pour dénicher quelques romans. Avaient-ils de bons livres d'espionnage ? C'était un genre qu'il découvrait et il le préférait de loin aux éternelles quêtes épiques mêlées de romance qui arrivaient sur l'Île.
Il devait forcément y en avoir dans tout ça. Des romans d'aventure aussi, et peut-être qu'il y en avait avec des animaux. Ou de la magie. Il savait que même à Auradon il y avait des romans avec des fées, des sorciers et des créatures étranges.
Mais son enthousiasme se freina de lui-même alors qu'il continuait à observer le décor. Cet endroit confortable et luxueux qui devait être chaud en hiver et frais en été, rempli à craquer de plus de livres que quiconque serait capable de lire en une vie. Et pendant ce temps-là, sur l'Île, ils n'avaient rien d'autre que des ouvrages déchirés ou jaunis ou tâchés, et il n'en avait que faire de savoir si c'était la magie noire qui était responsable de l'état des marchandises, il s'en foutait même complètement.
L'amertume lui broyait l'estomac.
Ce sentiment cependant fut immédiatement remplacé par l'adrénaline et la crainte quand derrière eux les portes s'ouvrirent brusquement. Il sursauta et fit quelques pas précipités en arrière, la poitrine serrée, la tête rentrée dans les épaules par réflexe. Du coin de l'œil, il vit que ses amis avaient tous eu la même réaction que lui, effrayés et immédiatement sur leurs gardes.
« Ben ! Tu... »
La reine se figea en s'apercevant que son fils n'était pas seul, et vu la manière dont elle les observa, la façon dont elle se redressa calmement et baissa la voix, leur réaction à son entrée trop vive était loin d'être passée inaperçue même si Carlos et les autres firent leur possible pour se reprendre.
« Navrée, » s'excusa-t-elle avec un petit sourire un peu crispé. « Je cherchais Ben. »
Le prince qui s'était par la force des choses retrouvé entre sa mère et eux détacha son regard soucieux du quatuor pour se tourner vers Belle.
« Oui ? » demanda-t-il, tendu.
Mais ce n'était pas uniquement leur réflexe et leur attitude nerveuse qui avaient provoqué ce sentiment.
« Tu ne répondais pas à tes messages, » reprocha-t-elle doucement.
« J'ai oublié mon portable dans le salon. Qu'est-ce qu'il y a ? »
Belle se tourna vers le couloir et Ben suivit son regard comme les autres adolescents pour découvrir Audrey debout plus loin. La jeune femme leur sourit et hocha la tête pour tous les saluer.
« Audrey est venue nous rendre visite, » expliqua inutilement la reine, le ton léger.
Il n'y avait rien de très léger dans la façon dont Ben tourna la tête vers eux pour s'excuser rapidement avant de marcher en direction de la princesse sans un autre regard en arrière. Il posa une main dans le dos de sa petite-amie et tous les deux disparurent au détour du couloir.
Carlos réalisa qu'ils se retrouvaient du coup seuls avec la reine.
« Une visite surprise ? » demanda Mal simplement.
« Oui, » répondit Belle avec un sourire, mais il semblait un peu crispé. « Ses obligations se sont terminées plus tôt que prévu. Ben vous a montré notre trésor, » dit-elle en jetant un œil à la pièce autour d'elle.
Le détournement était un peu abrupt, mais Mal dut décider que les affaires de la princesse ne les concernaient pas.
« Oui. » Elle haussa les épaules. « Impressionnant. Ça fait beaucoup de papier. »
« Oui, je sais, ça pourrait alimenter beaucoup de feux pour l'hiver. »
Les yeux un peu écarquillés, Carlos se figea et observa la reine tourner la tête vers Evie qui pencha la tête sur le côté avec un petit sourire. Il y avait une sorte d'humour qui se mêlait à l'attention dans le regard de Belle, alors le garçon comprit qu'il n'y avait aucun danger.
« À condition d'avoir aussi du bois, » compléta Mal en haussant un sourcil sans relever l'échange entre leur alliée et la reine.
« Lorsque vous nous rendrez de nouveau visite, vous pourrez emprunter quelques livres si le cœur vous en dit. À condition bien sûr qu'ils ne finissent pas dans un feu. »
« Oh, » sourit Mal de toutes ses dents. « Ne vous en faites pas. »
Si jamais la barrière venait à tomber, si Maléfique laissait les autres méchants vaquer à leurs désirs de vengeance, il y avait de grandes chances pour que cet endroit finisse en cendres avec le reste du château. Carlos préférait ne pas songer à ce que Gaston ferait de la reine s'il parvenait à lui mettre la main dessus. Malgré les années elle restait une jolie femme.
L'idée le rendait nauséeux, et il s'invectiva pour cette réaction de lâche et de faible.
Qu'en avait-il à faire, de ce qu'il pourrait advenir de Belle et des siens ?
Tant que lui et ses alliés s'en sortaient, le reste n'avait pas d'importance.
O
Au final, ils n'eurent pas à lutter pour contrôler la situation lors du déjeuner.
Adam avait été appelé pour un problème urgent et la présence d'Audrey maintint la conversation sur des sujets mondains, Belle lui demandant des nouvelles de sa famille et de ses études, et la princesse répondant agréablement et posant ses questions en retour. Lorsqu'ils furent impliqués dans les échanges, Mal et ses amis s'en tinrent à leur plan et centrèrent la discussion sur l'école et Ben.
Et enfin, enfin, ils furent dans la limousine pour les deux heures de route qui les ramèneraient à Auradon Prep.
Carlos avait été un peu déçu de devoir dire si vite au revoir à Pompon, et le chien avait semblé du même avis, essayant de grimper dans la voiture à la suite de son maître et son nouvel ami. Mais ils avaient pu partir sans encombre et sans animal.
Centrée sur son téléphone, Audrey ne participa que peu à la conversation que Ben essaya de maintenir au début du trajet. Carlos pouvait voir qu'elle consultait des réseaux sociaux et des articles de presse, il avait vu Ben faire de même régulièrement au cours de la semaine et supposait que ça devait faire partie de ces obligations dont ils devaient s'acquitter au vu de leurs statuts. Se tenir au courant et surveiller leur image digitale, peut-être. Les autres ados avaient le même réflexe, mais il y avait une attention chez les royaux lorsqu'ils s'adonnaient à ce passe-temps qu'il ne retrouvait pas chez les autres.
Quand enfin la princesse glissa son téléphone dans sa poche, Ben lui sourit. C'était ce genre de sourires doux et presque inconscients, apparus malgré les gens quand les sentiments débordaient d'eux à la vue d'une autre personne, avec ce regard attentionné plein d'émotions et cet aveuglement passager à tout ce qui pouvait les entourer.
(Carlos le connaissait secrètement. Il l'avait vu deux fois, en observant Mal et Evie.)
« Est-ce que tu es à jour dans tes devoirs ? »
Audrey lui sourit.
« Pour les cours ? Oui. Les miracles existent. Pour mon précepteur ? Jamais. Je dois de toute façon revoir les préparations pour le Bal d'hiver. »
« Encore ? Mais c'était finalisé. Je croyais que le Comité avait tout validé. »
« Je veux juste être certaine que je n'ai rien raté. »
« Audrey... »
Le ton était doux et intime et inquiet. Carlos observa le visage de la princesse se fermer, devenir un masque souriant faussement heureux, faussement tranquille, ce genre d'expressions qu'Evie prenait souvent depuis qu'ils étaient sur le continent.
« Ce sont juste quelques vérifications. »
Le couple échangea un regard qu'il ne sut décrypter, toute une conversation secrète, et Ben finit par rendre les armes. Il haussa les épaules, puis fit la moue.
« Je suppose que je passerai ma soirée seul, dans ce cas. »
« Pauvre toi, » le plaignit sa petite-amie en lui serrant l'avant-bras. « Si tu veux un rendez-vous, il y a un nouveau restaurant que j'adorerais essayer dans la capitale. »
L'expression de Ben s'illumina à cette idée. Puis il déchanta.
« Je suis plutôt certain que nous n'avons aucune soirée de libre en commun cette semaine. »
Audrey sembla réfléchir et acquiesça.
« Pas tout de suite. »
« Ça a l'air compliqué, » lâcha Mal en les observant.
Il n'y avait pas de mesquinerie dans son ton, étonnamment. Ben soupira.
« Entre nos précepteurs, nos devoirs à l'extérieur de l'école, la fin de nos études, le sport et les activités extra-scolaires, sans compter les obligations politiques ou familiales, nos emplois du temps sont plutôt bien remplis. C'est assez difficile de trouver du temps à passer en tête à tête. Parfois on étudie ensemble. »
« Romantique. »
« La romance est réservée aux héros et au peuple. »
Ben lança un regard à Audrey qui baissa les yeux une seconde.
« Ce ne sont pas mes paroles, » dit-elle doucement.
« Je sais. »
Carlos se souvint de tout ce qu'avaient dit Aziz, Ally et les autres sur Ben et Audrey et leur relation et leur futur mariage. Il avait du mal à cerner les choses. Les deux royaux semblaient s'apprécier, il n'était pas rare de les voir échanger quelques mots au détour d'un couloir et il y avait une complicité entre eux qu'ils n'auraient su cacher même s'ils avaient essayé. Mais étaient-ils plus que des amis ? Leurs émotions allaient-elles sincèrement dans ce sens ? Il n'en avait aucune idée. Leur union semblait en tout cas programmée, et Carlos en savait assez pour savoir que c'était extrêmement bénéfique pour leurs deux familles, politiquement mais aussi diplomatiquement, sans parler de l'effet que leur histoire avait sur leur image auprès des peuples des États Unis.
« Mais juste pour éclaircir les choses, » reprit Ben d'un ton léger, souriant en grand, « je suis extrêmement romantique. »
« Sans rire, » railla Mal. « On vient d'être témoin de tes talents. Tu nous vois très impressionnés. »
« C'est juste un problème d'emploi du temps. Je sais parfaitement prévoir un rendez-vous galant et la surprendre avec des gestes romantiques. »
« Je n'en doute pas. Vous conviez la presse aussi ? »
« Tu es trop cynique, » balaya-t-il sans en prendre offense. « On croirait entendre Aziz. »
Aziz était peut-être cynique et peut-être irrespectueux, mais Carlos doutait qu'il ait tort.
« Et une fois que tu seras couronné, est-ce que tu feras ce que tu voudras ? » demanda Jay, et sa curiosité était aussi sincère que son sarcasme.
« Comment ça ? » demanda Ben sans se départir de son calme.
« Visiblement tu es pressé dans tous les sens et tu dois faire attention à ton image et tout ce bordel. Et une fois que tu seras roi, qu'est-ce que ça changera, à part le fait que tu auras une plus grosse couronne quand tu souriras pour les caméras ? Ton père et le Conseil continueront à tirer tes ficelles, non ? Quelles décisions est-ce que tu pourras prendre par toi-même ? »
L'expression sur le visage de Ben ne changea pas, mais Carlos put voir quelque chose d'étrange dans ses yeux alors que son sourire s'agrandissait.
« Je prends des décisions. Ma proclamation n'a pas ravi grand-monde, vous pouvez vous en douter, et pourtant vous êtes là. »
C'était un exploit. Ça, il n'y avait aucun doute. Cette proclamation avait dû être un calvaire à faire passer, mais il avait réussi, et ils étaient là, effectivement.
« Qu'est-ce qui changera quand je serai roi ? » répéta Ben tranquillement. Puis il haussa les épaules et sourit encore. « Je suppose que seul le temps nous le dira. »
Audrey près de lui ne réagit pas, aussi composée et jolie que d'ordinaire, l'expression lumineuse. Parfaite.
Carlos se retint de jeter un œil à Mal, il trouvait soudain la grande limousine un peu trop petite et il aurait aimé pouvoir sortir ou au moins avoir plus d'armes sur lui.
Juste quand il se disait que la famille royale ne représentait pas une grande menace, qu'ils étaient sincères au moins dans leur intention de ne pas leur faire de mal, qu'ils seraient incapables d'aussi bien dissimuler un plan néfaste, Ben faisait... ça.
Ce quelque chose derrière son air jovial et naïf mettait tous ses alliés sur le qui-vive, mais Jay brisa l'instant prudemment.
« Genre, tu pourras enfin prendre la main de ta femme librement ? »
Audrey pencha la tête sur le côté.
« Il peut prendre ma main. »
« Et elle peut prendre la mienne. Ou mon bras. Et nous pouvons poser une main dans le milieu du dos de l'autre. Et nous tenir proche l'un de l'autre aussi, jusqu'à nous frôler. Je peux aussi me pencher vers elle pour murmurer des choses à son oreille. » Ben haussa les épaules. « Les journalistes adorent. »
« Ouah, la liberté. »
« Ce sont d'anciennes règles de bienséance, » explicita Audrey. « D'autres royaux sont un peu plus libres, mais nos familles sont trop importantes pour briser ces traditions. Certains nobles y sont attachés. En public et lors d'événements, nous respectons cela. »
« Quand nous sommes seuls avec nos amis proches, nous sommes un peu plus libres. Face à mes parents aussi. »
« Et la famille d'Audrey, » compléta Jay.
Aucun d'eux ne rata la tension que les deux royaux dissimulèrent pourtant parfaitement.
« Audrey est plus souvent à Auradon qu'à Auroria depuis le début de nos études à Auradon Prep, » informa simplement Ben.
« Mes parents sont souvent absents et mon frère reste avec mon grand-père pour parfaire sa formation de futur monarque. En général je suis avec Grand-mère Leah quand j'ai le temps de faire le voyage jusqu'à Auroria ou quand elle est en visite à Auradon. »
« Comme ce week-end, » élucida Evie tranquillement.
Audrey dut acquiescer.
« Comme ce week-end. Nous étions conviées à une réception et un déjeuner. »
« Je serais curieuse de la rencontrer, » remarqua Mal l'air de rien, un petit rictus sur les lèvres. « Maman avait tant de choses à dire sur elle. »
« Ma grand-mère également, » répliqua Audrey sans en prendre apparemment offense mais son ton plus piquant. « Je doute que dans l'immédiat une rencontre soit une bonne idée cependant. »
Ben haussait les sourcils.
« Définitivement pas une bonne idée, » souffla-t-il, mais il avait presque l'air déçu de devoir confirmer.
« Donc vous pouvez vous toucher que d'une certaine façon, » reprit Jay pour les éloigner des sujets épineux. « Et je suppose que pour les baisers, c'est pareil. »
« Exactement, » sourit Ben. « Tout dépend de la compagnie et des circonstances. En règle générale, c'est non. Dans la réalité, personne ne prendrait offense pour un petit baiser sur le visage. Les baisers sur la bouche ravissent en général tout le monde, donc même les plus fervents défenseurs des anciennes règles ne peuvent s'y opposer. Tant que tout reste très chaste. »
Carlos dut se mordre la langue pour ne pas rire en voyant Evie tourner un regard glacial vers Jay pour l'empêcher d'ajouter une remarque ou une question qui aurait été à coup sûr absolument déplacée.
« Et dire que nous pensions qu'Auradon était une terre de liberté, » soupira Mal, faussement peinée.
« Ne t'inquiète pas. Si tu veux embrasser à pleine bouche une personne consentante au beau milieu de l'école, personne ne t'arrêtera. »
Aussi surprise que Carlos, Mal ne put s'empêcher de sourire avec un amusement non feint. Ben brilla de fierté face à sa réaction.
« Comme je l'ai dit, quelques royaux seulement sont tenus de suivre strictement ces règles. Bon, cela dit, Auradon Prep est un peu particulière et il vaut mieux garder les marques d'affection publiques dans le spectre de l'acceptable pour la haute société. »
« Les gens seraient plus choqués de vous voir montrer de l'affection pour quelqu'un que par la façon dont vous le faites, » ajouta Audrey.
« Quelle horreur, » acquiesça Ben en fronçant le nez. « Imaginez. Un enfant de l'Île capable d'étreindre un ami ou de tomber amoureux. Quel scandale. »
« Le scandale durerait deux secondes. Ensuite il y aurait la fascination et l'adoration sur les réseaux. »
Ils avaient réussi à perdre Mal.
« Quoi ? »
« Tu sais depuis combien de temps le peuple n'a pas eu de grande histoire à se mettre sous la dent ? » demanda Ben avec un sourire amusé. « Les amourettes des royaux et les spéculations sur les futurs mariages, c'est le quotidien. Les scandales ne sont jamais bien grands et souvent étouffés, et les critiques sur telle tenue ou tel comportement sont éphémères. Le regard des peuples est tourné vers vous. Vers le danger que vous pourriez représenter bien sûr, je ne vous apprends rien. Mais vers le reste aussi. Vos histoires intéressent. Imaginez s'ils avaient en plus une amitié épique à commenter ou encore mieux, une romance. »
Aucun d'entre eux ne se tendit trop ouvertement, mais Carlos fut certain que l'effroi qui le parcourut tout entier avait eu un écho chez ses amis, et il essaya de respirer le plus naturellement possible alors que Jay se reprenait déjà.
« Imaginez ça, » lâcha-t-il platement. « Dommage qu'il n'y ait rien d'épique chez nous, et encore moins d'amour chez les méchants. »
Ben aurait pu insister, continuer, mais il se contenta de s'adosser au siège, apparemment parfaitement détendu.
« Peut-être. Aucune des histoires qui finissent dans les journaux ou les livres n'est véridique, de toute façon, la réalité est toujours déformée, on ne voit que ce qu'on a envie de voir, ou besoin de voir. »
Cette fois-ci, Carlos se retint de frissonner.
Il avait toujours préféré ne pas voir trop clairement les choses autour de lui.
Rester dans les ombres et laisser les ombres l'aveugler l'avaient gardé en vie bien trop longtemps pour qu'il ne soit pas terrifié à l'idée de faire un pas dans la lumière.
Rien de bon ne pouvait y être révélé.
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« Ce ne fut pas un désastre complet, » commenta Belle en entrant dans le bureau d'Adam lorsqu'elle fut certaine qu'il avait terminé sa conférence vidéo.
Son mari se leva pour s'étirer avec un petit grognement et acquiesça.
« Effectivement. Des nouvelles ? »
« Ben a prévenu qu'ils étaient bien arrivés à l'école. »
Elle s'approcha de lui et il passa un bras autour de sa taille pour la serrer contre son torse un instant. Puis il se redressa une fois qu'il eût déposé un petit baiser sur ses cheveux.
« Ils sont... intéressants, » commenta-t-il lentement.
« C'est une façon de voir les choses, » s'amusa sombrement Belle. « On ne peut jamais être sûrs de leurs réactions, c'est cinquante-cinquante. La colère ou la peur. »
« Ça faisait longtemps que je n'avais pas vu ce genre de crainte dirigée vers moi. »
Elle le connaissait par cœur et perçut aisément ses émotions, alors elle lui attrapa la main et la serra.
« Ce n'est pas toi. »
« Bien sûr que c'est moi. En partie. J'étais à la tête du Conseil qui a créé l'Île et entériné toutes les décisions la concernant. »
« Nous sommes tous responsables. L'important maintenant c'est d'aller de l'avant. »
« Facile à dire. Même avec tout ce qu'ils nous ont appris, nous n'en savons pas bien plus long. Et c'est sans prendre en compte le fait que certaines choses doivent être des mensonges. »
« Tu as réussi à établir un dialogue avec Mal. C'est plus que ce que nous espérions. »
« Oui, » admit-il. « Mais elle n'a pas fait de pas vers moi. »
« Tu en as fait un vers elle. Tu lui as tendu la main. Elle le sait, consciemment ou non. Leur tendre la main c'est tout ce que nous pouvons faire pour le moment. »
« Tu as discuté avec Evie pendant que j'étais avec Mal. »
« Je ne parviens pas vraiment à la cerner. »
« Elle est charmante. Plus ouverte que les autres. Plus posée aussi. »
« Oui. »
« Qu'est-ce qui te préoccupe ? »
« Elle ment. »
« Evie ? »
« Oui. »
« Une partie de ce qu'elle a dit semblait être vrai. Mais ils mentent sans doute tous à certains moments. »
« Le problème avec Evie, c'est que je n'arrive pas à savoir quand elle ment, et pourtant je sens qu'elle ment. Tout le temps. » Elle soupira. « C'est juste le stress, je suppose. Tu as raison, une partie de ce qu'elle a dit était vrai, évidemment, mais... Je ne sais pas. J'aimerais juste qu'on en sache plus. »
« Ils ont bien conscience de ce qu'on aimerait savoir, et c'est justement ça qu'ils prennent bien soin de contourner ou de nous cacher. » Il la prit dans ses bras. « Comme tu l'as dit, pour le moment tout ce qu'on peut faire c'est tendre une main. »
Belle garda le silence, se contenta de profiter de son amour et de sa chaleur, mais la peur et les doutes tournaient au creux d'elle inlassablement.
Une conviction lui serrait le cœur et ne la laissait pas en paix.
Elle était plutôt certaine que ces enfants ne sauraient jamais saisir une main tendue.
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