Le passé
VIII
De chien à loup
« It's hard to see the pain behind the mask
Bearin' the burden of the secret storm
Sometimes she wishes she was never born »
- Concrete Angel, by Martina McBride
Été, sixième année.
Mal ne savait que penser du livre qu'elle lisait. Sa mère tenait à ce qu'elle le termine au plus vite, et elle savait qu'elle ne pouvait faire autrement que de suivre ses ordres.
De mauvaises choses arrivaient quand on ne suivait pas les ordres. Désobéir avait des conséquences.
Mais ce livre n'avait qu'un intérêt limité. Il parlait de princes et de princesses, et Mal haïssait les princes et les princesses. Les princes et les princesses les avaient enfermées sur cette île, sa mère et elle, et elles étaient des dragons, et les dragons étaient supérieurs, majestueux, puissants. Alors en ce qui la concernait, tous les personnages dégoûtants de ce livre devraient périr dans les flammes, et pourtant clairement ce ne serait pas la fin choisie par l'auteur et ça l'ennuyait. Beaucoup.
Un éclat de voix lui parvint. Aussi glacé que violent. Maléfique n'était pas contente, et comme pour illustrer l'atmosphère qui régnait dans le château, la porte en bois face à Mal claqua contre le mur quand un gobelin à l'air paniqué (Sarouk, toujours particulièrement nerveux) passa en courant dans la pièce pour partir vers les escaliers descendant dans les donjons.
Le regard dédaigneux de Mal observa un deuxième de ces esclaves verts (Varok, plus posé et plus fin) suivre le même chemin.
Elle ne savait pas trop quoi penser des gobelins non plus. Les survivants avaient été bannis avec Maléfique, et ils lui servaient bien, mais même Mal savait que leur violence n'avait d'égale que leur débilité. Et Mal était une experte en gobelins, au moins l'un d'entre eux était en permanence dans ses parages depuis qu'elle existait.
Mieux valait les gobelins que cette ordure de Diablo.
Ses pensées quant au favori de sa mère s'interrompirent lorsque des plaintes d'homme lui parvinrent. De sa place à la table de bois, au milieu de ce salon en pierre glacé, Mal pouvait l'entendre supplier sa mère. Elle pouvait presque le sentir trembler à travers sa voix, comme sa magie pouvait déceler la rage et la cruauté de Maléfique qui lui parvenaient par vagues. Face à ce sentiment écrasant, Mal s'avachit un peu sur elle-même, la tête rentrée dans les épaules, et baissa les yeux sur le livre débile.
« Arrêtez aaargh ! »
La crainte lui serra l'estomac et Mal observa autour d'elle, la nuit à travers la fenêtre, la lueur de la barrière qui brisait l'obscurité et l'empêchait de vraiment voir les nuages qui ne quittaient jamais leur ciel. Ça n'arrivait presque jamais qu'il y ait tous ces cris dans le château, personne n'était assez fou pour mettre sa mère en colère comme ça. Si Mal avait déjà entendu des hurlements de souffrance, ça n'avait pas été à ce point-là et certainement pas à l'intérieur de chez elle.
« Pitié, pitié... »
L'homme s'affaiblissait.
Il y avait des pleurs de bébé depuis plusieurs minutes.
C'était nouveau. Mal n'avait jamais vu de bébé de près. La plupart des gens les gardait au chaud, les cachait.
Le bébé hurlait, c'était un son aigu qui déchirait la nuit. Mal posa les mains sur ses genoux car elles tremblaient, et trembler ne lui causait que des problèmes.
Les dragons ne tremblaient pas.
« Non... »
Le bruit fut étrange. Mouillé. Un gobelin ricana. Jamais bon signe.
Le bébé pleurait toujours.
L'homme sanglotait et gémissait.
Ça ne servait jamais à rien.
Quelque chose se coinça dans la poitrine de Mal, sa respiration peut-être.
« MAL ! »
Elle se leva dans un bond, la gorge serrée, ses yeux s'écarquillèrent et elle commença à avancer presque malgré elle. La porte était restée entrouverte, il fallait qu'elle l'atteigne, sa mère n'aimait pas attendre. Elle devait la rejoindre.
Il y avait de la lumière derrière la porte, plus que dans le salon où seule une petite lampe l'avait éclairée. Un pas après l'autre, Mal se rapprocha de ce rayon de lumière, de ces vagues de haine, des pleurs désespérés de l'homme, des cris du bébé.
Sa main attrapa le bois de la porte, elle tira doucement et entra dans la salle. Il y avait un vieux fauteuil inquiétant sur une estrade, comme un trône. Une grande pièce presque vide où Maléfique aimait recevoir ses sujets.
Dont ceux qui la trahissaient, comme cet homme à genoux à ses pieds, le visage en sang, les mains en sang. Il ne devait plus avoir de larmes, car ses épaules tressautaient mais ses yeux restaient presque secs. Et le bébé pleurait toujours, mais elle ne le voyait pas.
« Mal, avance. »
Elle s'exécuta, rejoignit sa mère, vit son rictus satisfait, la lueur cruelle dans ses yeux. D'un geste théâtral, Maléfique désigna l'homme, pâle et tremblant et blessé et pathétique.
« Vois, Mal, comme il faut traiter les êtres qui osent nous trahir. Vois la déchéance humaine. »
Le traître osa relever la tête et croisa le regard de Mal. Il y eut une drôle de lueur dans ses yeux, et la petite fille se demanda ce qui traversait son esprit.
Maléfique s'approcha d'elle. Mal contrôla sa respiration, se força à ne pas bouger. Sa mère posa la main sur son épaule, ses doigts serrèrent trop fort, comme toujours, et Mal retint sa grimace de douleur.
« Dis-moi, quel sort doit-on réserver à un tel misérable ? »
Elle connaissait cette leçon par cœur.
« La mort, Mère, » répondit-elle.
« Tout à fait. Mais tu dois aussi apprendre le pouvoir de la peur. La peur mettra à genoux tes ennemis les plus puissants, la peur assouvira des peuples entiers, la peur t'apportera victoire et soumission. »
Les sourcils un peu froncés, Mal écouta, enregistra, hocha la tête.
« Tuez-moi, faites ce que vous voulez, mais laissez-le ! »
Le chef Mordock et Arouk, les deux gobelins qui restaient dans la pièce, gesticulèrent avec des petits grognements. Ils adoraient les suppliques. Mal tourna son attention vers eux un instant, s'aperçut qu'Arouk tenait quelque chose emmitouflé dans un bout de couverture jaune tout usé.
Le bébé.
« Pitié, laissez mon fils... »
« Mal, qu'est-ce que la pitié ? »
Alors Mal tourna la tête vers sa mère.
« Une faiblesse. Les dragons n'ont pas de faiblesse. »
« Exactement. »
Satisfaite, Maléfique fit un signe à ses minions, un rictus cruel aux lèvres.
Le bébé fut déposé devant l'homme et Mal observa curieusement ce petit être rond et potelé pleurer et gesticuler sur sa couverture. Malgré sa détresse, elle le trouva mignon. Pas plus grand que le bras de l'enfant, il semblait minuscule et vulnérable. Son instinct lui dictait de se baisser pour le prendre, pour le rassurer, mais Mal connaissait sa place et resta bien immobile.
Contrairement à elle, le père tendit aussitôt les bras pour l'attraper. Erreur. Un violent coup à la tête le projeta en arrière. Alors que Mordock reposait son gourdin sur son épaule, satisfait, l'homme au nez cassé bascula sur le flanc pour pouvoir surveiller son bébé, sa terreur pour lui si puissante qu'elle repoussa l'inconscience qui aurait dû accompagner ses blessures.
« Laissez-le ! »
Un geste de Maléfique. Mal n'eut pas le temps de s'interroger. A côté d'elle, Arouk sortit sa dague de sa ceinture, fit un pas et se pencha. Une fois. Deux fois.
Les pleurs du bébé s'étaient arrêtés.
Mal n'avait jamais entendu personne crier comme cet homme.
Les pleurs avaient cessé.
La couverture était rouge.
Les pleurs avaient cessé et il y avait des gouttes chaudes qui avaient giclé sur Mal et elle ne savait plus si c'était un bébé ou... autre chose, quelque chose de déchiré, de cassé, de mouillé et...
Pourquoi ne pouvait-elle plus respirer ?
Une main s'abattit sur son épaule, serra et serra et Mal ne sentit presque pas la douleur au milieu de ses émotions, de ce bruit aigu dans ses oreilles, mais quand elle rencontra le regard brûlant de Maléfique elle comprit qu'elle venait de faire une erreur. Laquelle ? Laquelle ?! La terreur lui broya le ventre, elle ne bougea pas, elle ne savait pas, l'homme ne faisait plus de bruit non plus, ce n'était pas la première fois qu'elle voyait quelqu'un mourir, ce n'était pas le premier corps qu'elle voyait, il y avait du sang qui coulait de la gorge de l'homme et les yeux de sa mère la brûlaient et il y avait une chose sur une couverture jaune-rouge et...
« Est-ce que ce sont des larmes ? »
Le murmure glacé figea les gobelins et Mal aurait pu jurer qu'un instant, toute l'île s'arrêta.
« N-non. »
Mais Mal réalisa avec horreur que même sa voix débordait de larmes.
Les dragons ne pleuraient pas.
Les dragons n'avaient pas de faiblesse.
Sa mère l'observait avec dégoût. Mal leva une main pour sécher ses joues, pour essuyer sang et larmes, et elle sut immédiatement qu'elle venait de faire une seconde erreur.
Sa magie brûla ses veines et Maléfique expira de rage et de dédain.
« Mère... »
« Silence ! »
Mal se figea d'effroi malgré la douleur.
« Ramasse l'enfant. Tu vas accompagner ces gobelins et tu vas livrer ce bébé à sa mère. Puis vous brûlerez la maison et ses habitants et je ne veux voir aucune autre faiblesse ce soir. Est-ce que tu as bien compris ? »
La menace vibrait au milieu des mots calmes, et Mal lutta pour maintenir son regard. Elle savait que si elle le baissait, il y aurait d'autres conséquences.
« Oui, Mère. »
« Prends-le ! »
Il fallut toute sa jeune volonté pour ravaler ses sanglots, mais elle ne parvint pas à s'arrêter de trembler. Elle se baissa, passa les mains sous la couverture rouge, visqueuse, humide, souleva. La chose ne pesait rien. La chose dégoulinait et combien de litres de sang et pourquoi il était désarticulé et pourquoi sa bouche était ouverte et il y avait un truc rosâtre qui sortait de la plaie béante sur le ventre de la chose et...
La nuit était fraîche. Même si les lourdes portes s'étaient refermées derrière eux, Mal pouvait encore sentir le regard de sa mère dans son dos. Les quelques passants dans les rues à cette heure s'écartèrent vivement de leur chemin.
Mal ne pleurait plus. Elle observait droit devant elle, le visage sans émotion. Ne voyait ni les gens, ni les vieux lampadaires clignotants, ni les maisons. Sentait le sang couler sur ses vêtements.
Les gobelins restèrent silencieux. Ce n'était pas normal, ils n'étaient jamais silencieux. S'ils ne parlaient pas dans leur langue gutturale, ils riaient ou ronflaient ou menaçaient. Mais là, un devant, un derrière, silencieux.
Ils entrèrent dans le bâtiment, dans le minuscule appartement, la femme menaça et recula et lorsque Mordock posa sa patte sur son bras Mal lâcha la chose la laissa tomber au sol et la femme pleura cria tomba à genoux et se balança d'avant en arrière et ne les regarda pas quand les gobelins guidèrent Mal vers la sortie, ne les regarda pas quand le feu engloutit tout, n'essaya pas de sortir ni de survivre et brûla et hurla.
Quelque chose au cœur de Mal hurla aussi.
Puis se tut pour toujours.
O
Printemps. Quatorzième année.
Il y avait des règles sur l'Île de l'Oubli.
Certaines que les adultes avaient instaurées dans le sang – les territoires et leurs frontières, les taxes de Maléfique pour ses sujets, le bannissement de la Reine, l'interdiction d'agresser sexuellement un enfant, l'interdiction d'essayer de saboter les cargos venant d'Auradon.
D'autres implicites que tous suivaient pour éviter d'attirer les regards des puissants – ne trahit pas un chef de territoire, ne traîne pas au Nord, ne regarde pas Hadès dans les yeux, évite les Huns, ne prend aucune nourriture venant de la Reine, garde ton bébé loin de Maléfique, ne touche pas à un des cinq héritiers gratuitement sans l'autorisation de son parent, ne t'en prends pas à un pirate ou tous les pirates te tomberont dessus, ne fais aucune allusion au poids face à Ursula,...
Et il y avait les Règles de l'Île, des règles instaurées par la jeune génération, que tous les enfants et adolescents suivaient et qui permettaient leur survie dans leur monde gris et cruel.
Les briser avait des conséquences que tous, sans exception, veillaient à appliquer.
C'est pour ça que Freddie Facilier n'hésita pas en pénétrant sur le territoire de Maléfique.
Plus tôt dans la journée, Freddie avait été occupée avec quelques-uns des membres de sa bande dans la salle attenante à l'établissement de son père. Elle revoyait avec eux le planning des patrouilles de la semaine à venir ainsi que l'entraînement des plus jeunes, quand son lieutenant, Eddie Balthazar, avait fait une entrée remarquée, la porte claquant derrière lui dans un geste théâtral et incontrôlé peu caractéristique.
Eddie, grand, mince, ténébreux, assez laid, avait une courte année de moins qu'elle. À seize ans donc, le garçon avait toujours été plutôt taiseux et froid, mais aussi malicieux, loyal et intelligent. Ils avaient grandi dans la même rue et lorsque Freddie avait décidé que si un adolescent devait mener un groupe qui prendrait la relève de son père à la tête du territoire ça devait être elle, elle avait immédiatement fait de lui son bras droit.
Et Eddie avait semblé encore plus fermé que d'ordinaire alors que les autres jeunes étaient rapidement sortis. Claudine Frollo avait clos les portes, pâle et tremblante. À quinze ans, la jeune fille blonde aux yeux bruns faisait une formidable éclaireuse et guetteuse mais une piètre combattante. Cependant elle avait hérité de son paternel une propension au machiavélisme et de sa mère une capacité à garder la tête froide face aux journées les plus folles.
Un trop bruyant, l'autre bouleversée.
Freddie avait donc su avant même qu'un mot ne sorte de leur bouche qu'elle n'allait pas aimer ce qu'ils allaient lui rapporter. Et pour cause.
La cousine de douze ans d'Eddie avait disparu trois heures auparavant après avoir échappé à la vigilance de sa mère. Elle venait d'être retrouvée dans une ruelle. Elle survivrait mais resterait marquée à vie.
Douze ans, c'était juste un an de plus que la petite sœur de Freddie, Celia.
La pensée lui donnait envie de vomir.
Il avait fallu du temps à Eddie, ses parents et sa tante pour rassurer Lila. Mais il avait obtenu une description, la mention d'un tatouage, et donc une identité. Freddie était immédiatement allée voir son père, accompagnée de ses deux amis. Deux choix leur avaient été offerts.
Soit son père allait voir Maléfique et elle devrait régler le problème.
Soit Freddie allait voir Mal.
Il les avait laissé prendre la décision, et le fait qu'il lui fasse ainsi confiance lui serrait l'estomac de fierté. Elle s'était tournée vers Eddie, avait immédiatement vu sa détermination dans son regard.
Alors Freddie n'avait pas demandé à son père la protection de quelques-uns de ses hommes, elle n'avait pas non plus ordonné à certains des membres de leur bande de les accompagner.
Elle avait parcouru les rues battues par la pluie glacée, Eddie et Claudine avec elle, et n'avait pas hésité une seconde à se rendre au centre de la cité en quête de Mal ou d'un de ses célèbres lieutenants. Pourtant, et ça lui coûtait de s'en souvenir, sa dernière venue dans ces rues avait eu des conséquences fâcheuses pour elle. Sa défaite cuisante face à la bande de Mal restait douloureuse. Aussi Freddie ne fut pas surprise de se voir barrer le chemin au détour d'une rue. Les guetteurs avaient dû la repérer aussitôt qu'elle avait quitté le territoire de sa famille.
Brent avait son âge, la rumeur voulait qu'il avait toujours été au côté de Mal et de Jay, et qu'il était le gamin le plus âgé de l'Île, le premier de leur génération à y être né. Freddie ne connaissait pas sa date de naissance, donc elle ne savait si c'était vrai ou si Hadie ou Anthony ou Pierce ou un autre avait droit à ce titre. (Elle-même était née en fin d'année, donc ça l'excluait.)
Entouré de trois garçons armés, Brent la contemplait avec colère.
« Tu n'as rien à faire ici, Freddie. Mal a été claire la dernière fois, même pour faire un échange sur le marché tu dois envoyer quelqu'un. Tu sais ce que tu risques. »
« Je suis là pour parler à ta capitaine, » répliqua-t-elle. « Règles de l'Île. Je demande une entrevue. »
Elle savait que Mal était parfois absente, mais il y avait toujours un de ses lieutenants pour gérer la bande et prendre les décisions à sa place. C'était assez inhabituel, Freddie, CJ, Harriet, Uma et Hadie avaient tous un seul lieutenant qui faisait office de second. Si un capitaine n'était pas là, c'était à lui que revenait l'autorité, vers lui que devaient se tourner les membres du gang ou les autres capitaines en cas de conflit ou de besoin. C'était leur plus proche allié, le seul en lequel ils avaient une totale confiance.
Mal n'avait pas un seul lieutenant, elle en avait trois. Jay pouvait être absent en même temps qu'elle, son autorité retombait alors sur les épaules des deux autres. Néanmoins tous avaient toujours songé que l'absence d'un capitaine et de son second rendait forcément le gang plus fragile, le territoire plus vulnérable. Mais Hadie avait appris à ses dépends que Carlos savait parfaitement protéger les intérêts de sa capitaine même en étant seul aux commandes. Freddie ne doutait pas une seule seconde que le résultat aurait été le même si la princesse avait été l'unique présente alors. Il n'y avait que les plus crédules pour en douter.
En général, quand quelqu'un avait besoin de faire passer un message, il cherchait à éviter de le donner directement à Mal, qui avait tendance à terrifier tout le monde. Carlos mettait souvent les autres mal à l'aise, silencieux et étrange. La plupart des gens cherchait à avoir à faire à la princesse ou mieux encore à Jay, qui se montrait le plus abordable du quatuor, ou du moins le moins imprévisible.
Mais Freddie espérait pouvoir régler ça avec Mal directement.
Brent finit par hocher la tête face à sa demande, fit un signe et Allan derrière lui s'éclipsa. Ils attendirent un moment en silence, les passants leur lançant des regards méfiants et prudents. Et lorsque Mal et Jay arrivèrent enfin, accompagnés par cinq jeunes, la rue se vida immédiatement.
Ils avaient beau avoir quatorze ans, ils dégageaient tous les deux un charisme évident, aidés par leur réputation, par leurs cheveux reconnaissables et par leurs vêtements bien ajustés, robustes et colorés, loin des affaires usées et ternes de la plupart des habitants. L'air furieux qu'ils avaient à cet instant ponctuait l'ensemble.
« Tu sais ce que tu risques en te montrant ici, Freddie, » avertit Mal en s'arrêtant à trois mètres d'elle. « Qu'est-ce que tu veux ? »
« Règles de l'Île. Droit de représailles. »
Immédiatement Mal fronça les sourcils et Jay se figea. Puis l'héritière de Maléfique se tourna vers les garçons derrière elle.
« Brent, Allan. Allez chercher les autres. »
Le premier prit immédiatement la ruelle de droite, le second monta le long d'une échelle vers un toit. Freddie fronça les sourcils, sentant Eddie se tendre derrière elle.
« On peut parler en petit comité ? »
Mal l'observa une seconde, puis fit deux signes aux quelques jeunes qui les avaient encerclés. Tous s'en allèrent, hormis Jay. Freddie observa la rue autour d'eux, vit qu'ils étaient seuls, et se rapprocha un peu de Mal pour pouvoir parler plus doucement.
« Une fille a été agressée sur notre territoire. »
« Une des tiennes ? » interrogea Mal, peu importunée par la pluie qui ruisselait sur son visage.
« Ma cousine, » précisa Eddie sombrement.
Sans réaction, Mal se tourna vers lui.
« Elle est vivante ? »
« Oui, » précisa le garçon entre ses dents alors que Claudine retenait à peine ses émotions.
Mais ils savaient tous que Mal était froide et ne montrait jamais rien de plus que de la colère. Freddie doutait qu'elle n'avait aucun cœur comme certains se plaisaient à le dire, mais elle savait aussi qu'en dehors de ses obligations dues à sa place de capitaine, Mal n'avait probablement aucune empathie pour les membres de sa bande, pour personne, vraiment. Elle était dangereuse, violente, intelligente et mauvaise, et malgré leur attitude moins glaciale, ses lieutenants se montraient guère plus humains. Ils se servaient des autres, mentaient, manipulaient, blessaient. C'était commun sur l'Île, mais la plupart d'entre eux n'en faisait pas une habitude non plus lorsqu'il y avait d'autres recours. Elle savait qu'eux quatre en tiraient une certaine satisfaction, qu'ils aimaient prendre des raccourcis même s'ils traçaient les chemins les plus sombres, qu'ils n'étaient pas seulement distants et froids, mais aussi parfois vicieux et mesquins.
« Mal, » intervint Freddie pour éviter à Eddie d'avoir à le dire, parce qu'il fallait le dire, « elle a été violée. Et elle a douze ans. »
La tension soudaine chez la jeune fille ne surprit pas tout à fait Freddie, il était de notoriété publique à présent que Mal ne tolérait pas certains actes sur son territoire, ça incluait les mutilations et tortures, et ça incluait les agressions sexuelles – les très rares commises sur les enfants comme celles commises sur des adultes. Mais il y eut quelque chose d'étrange dans son regard à cet instant, quelque chose qui n'était pas de la colère, et elle tourna immédiatement la tête vers Jay. Il sembla la comprendre, tourna les talons et se mit à courir pour rejoindre la rue de droite par laquelle était parti Brent.
Freddie cacha son étonnement. Mal se retrouvait seule face à eux, et même si leurs règles dictaient qu'ils ne pouvaient s'en prendre à elle dans ces circonstances (et elle n'était franchement pas assez folle pour tenter quoi que ce soit, trois contre Mal n'étant absolument pas un chiffre en leur faveur), il y avait un certain décorum qui allait avec le fait d'avoir toujours au moins un allié à ses côtés.
Passant une main le long du col de sa veste pour l'ajuster et empêcher l'humidité de pénétrer trop facilement en-dessous, Freddie jeta un nouveau coup d'œil autour d'elle. La pluie battante et la faible luminosité ne gênaient en rien son champ de vision. Tous étaient parfaitement habitués à ce genre de météo. Il pleuvait au moins trois jours par semaine sur l'Île, un climat ensoleillé et chaud n'était pour eux que des histoires pour enfants naïfs rêvassant à un monde qui n'était pas et ne serait jamais le leur.
« On sait qui est l'agresseur. »
« Un des miens ? » gronda Mal.
« Non. Ni de Maléfique. Mais un habitant de votre territoire. »
« Qui ? »
« Un ancien mercenaire au service de Ratcliffe. Le Loup noir. »
Les iris verts de Mal s'illuminèrent un instant, et Freddie essaya de ne pas être fascinée par cette démonstration de magie si rare sur leur île quasi morte. Carlos arriva sans un bruit, dégringolant agilement du toit près d'eux, et Jay les rejoignit presque au même instant, légèrement essoufflé et sombre.
« Ton père et toi voulez vous en charger vous-mêmes, ou vous me le laissez ? » demanda Mal, la voix froide et tremblante de colère.
Freddie tourna la tête vers Eddie, lui laissant le choix.
Jamais encore ils n'avaient eu à prendre ce genre de décisions. Son père n'hésiterait pas à tuer le pervers si Mal le leur livrait, mais elle se demanda si la haine qui semblait déborder d'Eddie à cet instant le pousserait à le faire lui-même.
Eddie laissa son regard tomber sur Carlos, puis sur Jay, et enfin sur Mal.
« Il souffrira ? » demanda-t-il, sa voix étranglée par les émotions qu'il contenait.
Mal pencha légèrement la tête sur le côté, son regard dans le sien.
« Si c'est ce que tu souhaites, » offrit-elle simplement.
Alors Eddie hocha la tête, et Freddie acquiesça.
« Il est sur ton territoire, nous te laissons t'en charger, » conclut-elle.
Il y eut l'étincelle d'une satisfaction malsaine dans le regard de Mal une seconde, quelque chose de torturé et de glacé, de violent et d'effrayant.
« Bien. »
Alors Freddie se détourna d'elle et de ses deux lieutenants et accéléra le pas pour s'éloigner.
Comme beaucoup sur l'Île, et même plus via son père, Freddie savait que les quatre héritiers étaient dangereux. Seuls et mystérieux et différents. Instables, imprévisibles, prêts à tout. Ils n'avaient de lien qu'avec les trois autres, disparaissaient régulièrement, s'en prenaient aux plus faibles comme aux plus puissants. Leur mantra stipulant que toute émotion n'était que faiblesse les rapprochait plus des nordistes et des tarés que d'eux tous. Ils n'obéissaient qu'à eux-mêmes ou à leurs parents, ne respectaient personne, ne participaient jamais à aucune des fêtes annuelles données dans les quartiers (les rares instants de paix et de joie dans leur monde) et même, d'après la rumeur, aux quelques célébrations lancées par leur propre bande.
Comme beaucoup sur l'Île, et même plus via son père, Freddie avait un début de réponse à tout ça. Jafar, Maléfique, la Reine et Cruella. Il y avait Méchants et méchants, Tarés et tarés, Monstrueux et monstrueux. La vie de Mal et de ses lieutenants était juste un festival de majuscules, et elle les avait façonnés dangereusement.
Quelques années plus tôt Freddie avait entendu son père mentionner un sombre souhait les concernant. Mais ils avaient tous survécu, étaient toujours là, et ils semblaient gagner en influence d'année en année. Alors le plan du Docteur Facilier et des autres semblait avoir dévié, leur espoir avait pris une autre forme.
Freddie n'était pas convaincue.
Elle avait entendu les rumeurs elle aussi. Mal qui avait humilié un allié de Maléfique ayant eu la noble idée de broyer les pattes d'un gobelin pour s'amuser, Carlos qui avait réparé le récupérateur d'eau d'une vieille dame sans rien demander en échange, le petit Tom qui avait retrouvé l'anneau légué par son père dans sa poche alors que Jafar le lui avait arraché, l'avertissement qui semblait être arrivé aux oreilles de tous selon lequel s'en prendre à Java Tremaine serait comme déclarer la guerre à la princesse,...
Mais ce n'était que ça, des bruits le long des murs, des faits isolés qu'ils nieraient tous violemment si l'on osait les mentionner face à eux.
Alors non, Freddie n'était pas convaincue, et ce n'était pas seulement parce que Mal l'avait remise à sa place brutalement ou parce qu'ils la mettaient tous profondément mal à l'aise. Elle avait du respect pour eux, d'une certaine façon. La force et la résilience demeuraient des qualités qui ne pouvaient être ignorées.
Néanmoins, ça ne faisait pas d'eux des gens sur lesquels elle pouvait compter pour voir son avenir s'éclaircir. Ce stupide plan ressemblait un peu trop à croiser les doigts en restant terrés comme des lâches, observant de loin de jeunes chiens enragés se battre contre des loups faisant deux fois leur taille.
Il y avait peu de chance que le sang ne gicle pas jusqu'à eux.
O
