XI

N'avoir aucun choix

(avoir des doutes)


"I've been cold, I've been merciless
But the blood on my hands scares me to death
Maybe I'm waking up today"

-I'll be good, by James Young


S'il y avait bien quelque chose que Carlos appréciait dans cette histoire d'école, c'était que la teneur des cours était globalement intéressante. Il ne se prétendait pas très doué en chimie ni même vraiment intéressé par la matière, mais Monsieur Curry avait l'art de l'enseigner avec une passion contagieuse.

Ses anecdotes et le fait qu'il laissait une grande place aux expériences ludiques ne gâchaient rien, et Carlos se trouvait de fort bonne humeur en ce lundi matin. Avoir passé quarante minutes concentré sur des tubes à essai et autres ustensiles pour parvenir aux résultats escomptés grâce à une succession d'étapes aussi précises que nombreuses lui avait permis de laisser le week-end derrière lui.

Il venait de terminer de nettoyer son plan de travail et se réinstalla, jetant un œil à Evie près de lui. Elle avait passé le cours à feuilleter distraitement le manuel et à esquisser des designs, laissant Carlos effectuer les tâches demandées. À présent ses yeux étaient tournés vers la fenêtre près d'elle, et alors qu'elle observait les jardins, elle avait l'air à des centaines de kilomètres de ce qu'il se passait dans la salle de cours.

Carlos savait qu'en réalité, une partie de son attention demeurait tournée sur leurs alentours.

Il écouta Monsieur Curry terminer de leur expliquer les utilités de ce qu'ils avaient vu ce jour-là, puis le scientifique s'appuya sur le bureau derrière lui.

« Avant que vous me quittiez, j'aimerais vous parler d'une chose. C'est une information qu'on donne dans tous les cours de sciences, plutôt destinée aux dernières années mais il est toujours bon de connaître son environnement. Si vous êtes observateurs, vous avez dû remarquer les tableaux noirs situés dans le couloir sud, avant les salles réservées aux clubs. »

« Ceux avec des choses incompréhensibles dessus ? »

« Exactement, Teodora, » sourit-il. « Ceux avec des choses incompréhensibles. Est-ce que certains d'entre vous ont déjà entendu parler des Problèmes du Nouveau Monde ? Non ? Lorsque tous les mondes ont fusionné pour n'en donner qu'un seul, ce sont plus que des époques et des cultures qui ont dû s'adapter les unes aux autres pour en former une nouvelle. La science et les lois naturelles telles que nous les connaissions, chacun de notre côté, ont également été bouleversées. Certains mondes n'avaient pas de magie, d'autres pas de technologie, le développement des sciences n'était pas le même d'un univers à l'autre. Des problèmes scientifiques ancestraux jamais résolus dans un monde se sont vus trouver des réponses ici, et des lois de la physique immuables dans un autre y ont été brisées. Même aujourd'hui, avec la fusion de la technologie et de toutes sortes de magie, nous nous retrouvons avec des mystères scientifiques sur lesquels planchent nos plus grands esprits. Nous en avons pour le moment identifié huit. Des problèmes que nous ne parvenons pas à démontrer ou du moins, pas complètement. En vingt ans, un seul d'entre eux a été résolu, il y a trois ans, par un chercheur mathématicien de Kumandra. Il va sans dire que chaque résolution est un grand pas pour la science et une avancée dans notre compréhension de ce monde. »

« Alors ce qu'il y a sur le tableau du couloir en bas, c'est un problème à résoudre ? »

« Exact, Navi. Ma génération continue encore aujourd'hui à s'adapter à tous les changements. Nous avons encore du mal à raisonner selon les lois et les possibilités de ce nouveau monde. Ce sera différent pour votre génération, qui n'aura connu que celui-ci. Il ne fait aucun doute que les plus belles réussites et les plus grandes avancées se feront grâce à vous. Aussi, pour encourager les jeunes esprits à s'interroger sur le monde autour d'eux, les royaumes ont décidé de poser ces problèmes dans des endroits publics, notamment les écoles et les universités. Celui qui est ici à Auradon Prep est le troisième de la liste. »

« Ce sont des maths ? »

« Principalement, mais certains problèmes touchent plusieurs domaines à la fois. Les mathématiques bien sûr, mais aussi la physique et la magie par exemple. Maintenant vous saurez ce que cette bizarrerie dans le couloir sud se trouve être, et vous aurez sans doute l'occasion d'en croiser d'autres dans les royaumes, dans les lieux culturels par exemple. Oui, Colin ? »

« Du coup, si on en résout un, on devient célèbre ? »

« Assurément. Il y a aussi une belle prime offerte par l'Académie des Sciences des États Unis. Sans compter bien sûr toutes les offres d'emploi des sociétés, laboratoires et universités qui s'empresseraient d'essayer d'attirer un esprit aussi brillant en leur sein. »

Carlos, lui, songeait plutôt que c'était un peu stupide de vouloir à tout prix résoudre des choses qui visiblement n'étaient pas essentielles à leur survie. Les royaumes ne s'en portaient pas plus mal et il doutait que de si grands bouleversements découlent de la résolution d'un mystère scientifique obscur. C'était d'ailleurs ironique que ces problèmes les travaillent autant alors que la barrière de l'Île restait opaque sans que les grands esprits de leur monde ne se penchent apparemment dessus.

De toute façon, lui préférait de loin le concret, ce qu'il pouvait toucher, modifier, bricoler, utiliser. Il laissait volontiers les calculs et autres formules théoriques à Evie, qui d'ailleurs avait l'air étrangement figée près de lui. Il pouvait sentir que son attention s'était accrue, sa curiosité avait été piquée. Enfin quelque chose sortant de la bouche de Curry qu'elle ne connaissait pas déjà, ça devait être une bouffée d'air frais pour elle.

Lorsqu'ils se levèrent pour se diriger vers la sortie de la classe, la plupart des étudiants étaient déjà partis. Ils préféraient procéder ainsi pour éviter de se retrouver encerclés, ça valait mieux pour tout le monde. Carlos ne savait pas que ressentir face au constat, après une semaine dans l'école, que leurs instincts étaient différents de ceux de tous les autres. Les petits Continentaux ne se trouvaient sans doute pas pris d'une panique montante lorsqu'ils se retrouvaient cernés par des inconnus, ils ne risquaient pas non plus de poignarder un camarade par réflexe en le sentant trop près d'eux.

« Excusez-moi, Carlos, Evie ? »

La voix du professeur figea Carlos. Il se tourna vers lui, s'assurant de garder la porte ouverte dans son champ de vision.

Curry se tenait debout près d'eux, contre son bureau une nouvelle fois, et même si Carlos avait appris à contrôler son anxiété face aux adultes d'Auradon Prep, il préféra garder ses distances.

« Monsieur ? » demanda-t-il.

« C'était votre troisième cours de chimie. Comment ça se passe ? »

L'expérience leur avait montré que bien que certains professeurs se montraient méfiants ou passifs-agressifs, ils ne semblaient ni violents ni sournois. En tout cas, aucun n'avait encore cherché à les piéger ou leur faire du mal, donc Carlos était presque certain que l'intérêt de Curry était sincère.

Il resta tout de même méfiant, se souvenant de la semaine passée, de cette petite entourloupe qui était ou n'était pas destinée à leur encontre. Les notes d'Evie avaient été récupérées et brûlées, et le professeur ne pouvait être certain qu'elles leur avaient appartenues. Ce qu'il avait cherché, Carlos l'ignorait, mais il doutait fort que son but avait été néfaste.

« Ça se passe bien, Monsieur. »

L'air doux et la voix toujours posée et chaude du scientifique ne changea pas alors qu'il se tournait pour s'adresser à Evie.

« Je n'ai pu que remarquer que vous ne semblez pas suivre le cours. Je me dois de vous rappeler vos obligations en classe, il serait bien que vous preniez des notes et que vous vous concentriez. Bientôt vous aurez à rendre vos devoirs comme vos camarades. »

« Je suis désolée, Monsieur, » répondit Evie, les yeux baissés, une main serrée autour de la lanière de son sac nerveusement. Elle avait l'air innocente et embarrassée et timide et Carlos retint un rictus amusé. « Je... j'ai du mal à comprendre tout ça. »

« Je suis certain que votre ami saurait vous expliquer les bases. Le manuel est d'ailleurs plutôt bien fait. »

« Franchement je ne suis pas très... » Sa voix s'étrangla puis baissa dans un murmure. « Je trouve ça compliqué. »

Curry observait Evie attentivement, mais son regard restait clair. Il se redressa et se tourna pour fouiller dans sa sacoche.

« Eh bien, j'ai quelques dossiers que je confie aux élèves qui ont justement un peu de mal à adhérer à la chimie. Ce sont des leçons et des exercices qui reprennent les grands principes vus dans ce cours mais sous un différent angle. Peut-être que cela vous correspondrait davantage. » Il tendit une chemise à Evie et elle l'accepta. « Jetez-y un œil, ça pourrait vous intéresser. »

« Merci, Monsieur. »

Ils le saluèrent et quittèrent rapidement la salle pour se rendre à leur prochain cours.

« Les profs ici sont vraiment... » Carlos fronça le nez, cherchant le mot qui convenait. « Gentils. »

Evie émit un petit son d'acquiescement et il lui prit le dossier pour y jeter un œil. Les premières pages reprenaient effectivement ce qu'ils avaient vu lors des cours passés et les suivantes semblaient concerner des notions qu'il avait aperçu en bouquinant le manuel scolaire. Il allait refermer la chemise, désintéressé, quand une feuille attira son attention.

« Ouah, c'est quoi, ça ? »

C'était des formules, sans aucun doute, mais Carlos ne reconnaissait pas la moitié des éléments. Il fit tourner quelques pages de plus et lut plusieurs phrases de la leçon qui n'était définitivement pas dans leur livre de débutants. Quant aux pages suivantes...

« Il a dû se mélanger les pinceaux dans ses feuilles. Ça m'étonnerait qu'on voit ça avant plusieurs années. »

Evie récupéra le dossier et ralentit presque le pas en survolant la page sur laquelle s'était arrêté Carlos.

« Peut-être, » murmura-t-elle pensivement.

O

Jay ne savait pas si elle l'avait fait exprès, mais Lonnie avait choisi une table idéale dans la cafétéria ce midi-là. Il faisait apparemment trop frais pour que leurs camarades apprécient manger dehors, et puisqu'ils essayaient toujours de jouer les gamins équilibrés et de bonne volonté, refuser l'invitation aurait été mal venu.

Donc ils avaient suivi Jane dans la salle pour rejoindre Lonnie et Doug, déjà installés. La longue table de bois se tenait dans un angle, à droite il y avait une porte-fenêtre légèrement ouverte, les deux entrées et sorties internes du restaurant se trouvaient dans leur champ de vision, et la cuisine était assez loin au fond de la salle pour que les allers et venues des étudiants et professeurs allant se servir ne se fassent pas près d'eux. La table était orientée de telle sorte qu'aucun d'entre eux ne tournait tout à fait le dos au reste de la salle.

Ils s'installèrent, échangeant superficiellement sur les cours du matin, et avaient déjà bien entamé leur repas quand Ben se joignit enfin à eux. Il s'approcha de la table, son plateau en main et un sourire aux lèvres qui se figea un peu quand il balaya du regard les gens présents. Aziz s'installa près de Lonnie, comblant le trou laissé entre Jay et elle, et le prince alla s'asseoir à côté de Mal, à l'autre bout de l'autre côté de la table.

« Vous n'avez pas vu Audrey ? » demanda Ben en se penchant pour leur jeter un œil à tous.

« J'ai croisé Sofia tout à l'heure, » informa Jane gentiment. « Elle a dit qu'Audrey ne mangerait pas avec nous, plusieurs élèves avaient besoin d'aide pour des requêtes auprès de l'administration. »

« Oh. Je vois. »

La déception du garçon était pathétiquement apparente, et Jay échangea un regard moqueur avec Carlos.

« Des problèmes dans l'arrangement ? » taquina Lonnie. « Vous êtes moins collés ensemble que les autres années. »

Quelque chose de froid et d'agressif transforma pendant une seconde le doux visage du prince, avant qu'un air avenant ne reprenne le dessus. Ça avait été tellement rapide que même Jay faillit le manquer.

« Nous avons plus de travail, » justifia tranquillement Ben, avant de se concentrer sur son repas un instant.

Du coin de l'œil, Jay pouvait voir Evie à sa gauche observer le prince elle aussi. Il n'était pas le seul à ne pas avoir raté sa réaction éclaire.

Les dynamiques entre les jeunes privilégiés échappaient pour le moment à Jay. Trop de complexité, de faux-semblants différents de ceux de l'Île. D'un côté, ils prônaient l'entraide et le travail d'équipe, la bienveillance et la camaraderie, de l'autre ils se dénigraient ou se marchaient dessus, par derrière ou par devant, avec divers degrés de politesse et de mesquinerie. Plusieurs fois dans les couloirs ou dans les cours, Jay avait entendu des moqueries et des jugements, avait surpris des regards pleins de dédain ou de jalousie.

Ce qui était certain, c'était que la jeunesse dorée d'Auradon ne manquait pas de sournoiserie.

Mais leurs alliances et inimitiés ne s'affichaient pas au grand jour, ou alors n'étaient pas de notoriété commune. C'était une énorme différence de culture entre Auradon et l'Île, car sur l'Île, la seule chose dont on pouvait être certain quant à un compatriote, c'était son appartenance ou non à un gang, et donc ses ennemis et ses alliés. Il y avait une simplicité contenue dans leurs rapports, maintenue par leurs règles, qui n'existait pas dans cette école.

Dans cette école, l'ami d'un jour pouvait être l'ennemi du lendemain. Dans cette école, si quelqu'un tombait en disgrâce pour une raison ou une autre, ses soi-disant amis pouvaient l'abandonner aussitôt pour ne pas être entraînés dans sa chute.

En comparaison, sur l'Île, c'était à la vie à la mort.

Jay n'était pas certain de ce qu'avait voulu dire Lonnie, ou de ses intentions. Mais Ben n'avait clairement pas apprécié, et pourtant il n'en avait rien dit. Pourquoi n'avait-il pas répliqué ? Il était en position de force, il avait l'autorité et le pouvoir, c'était lui le sommet de la hiérarchie, personne d'autre.

Quel crétin, franchement.

Jay ne savait pas s'il avait envie de le secouer pour le réveiller ou de lui mettre son poing dans la figure.

(Une part de lui, qu'il étouffa rapidement, avait envie de demander à Mal de l'introduire dans le gang. Ainsi Jay pourrait répliquer à sa place et écraser dans l'œuf toute tentative néfaste à son encontre.)

(Ils étaient là grâce à Ben. Jay ne l'oubliait pas.)

« Tu ne manges pas ? »

La voix posée du prince attira son attention. Il avait la tête tournée vers Mal, et Jay remarqua la pâleur de la jeune fille, son corps légèrement courbé sur lui même, son immobilité et ses traits tirés. Une de ses mains était sous la table, l'autre formait un poing près de son plateau.

« Si, » répliqua Mal entre ses dents.

Son souffle était coupé, et Jay comprit.

Près de lui, Evie était figée, le regard sombre posé sur Mal.

« Ça ne va pas ? » s'inquiéta le prince en l'observant.

Il leva une main, comme pour la poser sur son épaule, mais se ravisa de lui-même.

« Crampes, » souffla Mal.

Douleurs fantômes, plutôt. Jay savait qu'une de ses mains était probablement plaquée contre sa cuisse, vu sa position. Seule une potion avait empêché Mal de se vider de son sang cette fois-là.

« Ça va passer, » rassura Carlos, prenant le rôle d'Evie puisque la jeune fille ne réagissait pas. « Ça nous arrive parfois. C'est rien. »

Mais c'était atrocement douloureux et ça remuait beaucoup trop de souvenirs. Heureusement seules les potions les plus puissantes exigeaient ce prix, et Evie avait bien fait attention à ne leur en donner qu'en dernier recours. Mal et lui n'y avaient eu droit qu'une ou deux fois. Carlos un peu plus à cause de saignements internes. Evie...

C'était difficile à dire, mais quand Evie ressentait des douleurs fantômes, elle cessait tout bonnement de fonctionner.

Mal expira lentement au bout d'une autre minute et se redressa.

« Tout va bien, » sourit-elle en tournant le regard vers le prince. « C'est passé. »

« Tu es sûre ? »

« Laisse-moi manger tranquille. »

Ben consentit après quelques secondes à obéir, et Mal échangea un regard avec Evie avant de baisser les yeux vers l'assiette de la jeune fille. La princesse se reprit et consentit à continuer son repas, rassurée peut-être.

Ou peut-être qu'elle avait seulement ravalé sa culpabilité. Jay savait qu'il y avait certaines méthodes qu'elle avait détesté utiliser sur eux pour les soigner. Elle n'avait pas eu besoin de le dire, ça avait toujours été évident. Il y en avait même une, sous forme de potion orange, dont elle avait malgré son efficacité refusé de faire usage.

(Sur eux. Pas sur elle.)

Alors que Jane discutait des prochaines vacances avec Aziz, que Ben parlait avec Mal de l'intérêt ou l'inutilité (selon le point de vue) du cours d'économie, Jay vit que l'attention de Carlos était rivée vers un point plus éloigné du restaurant. Il toucha du pied sa jambe pour le forcer à se concentrer sur lui, et l'interrogea du regard. Alors son allié l'invita à porter son attention sur une table plus loin sur sa gauche.

Jay ne comprit pas tout de suite, puis faillit avaler sa bouchée de riz de travers.

Parce qu'à une table ronde, deux garçons plus âgés qu'eux partageaient quasiment la même chaise tant ils étaient proches l'un de l'autre. L'un d'entre eux avait un bras passé autour de la taille de l'autre, et la façon dont il était penché pour lui parler à l'oreille n'aurait en aucun cas pu être le signe d'autre chose que d'une relation intime.

Ravalant une vague de révulsion instinctive et la montée d'adrénaline que l'appréhension provoquait en lui, il étudia rapidement du regard les autres étudiants attablés avec l'apparent couple et ceux autour d'eux. Aucun ne semblait surpris ou dérangé, aucune réaction, rien.

Il contrôla sa respiration, tourna la tête pour échanger un regard écarquillé avec Carlos.

Il jeta un œil à Mal et Evie qui continuaient de discuter avec Ben, puis revint vers Carlos, figé, indécis.

Était-ce possible que... ?

Ils savaient que le continent et l'Île étaient deux mondes à part. Que toute une culture, un mode de vie et un nouveau système législatif étaient nés sur le continent au fil des ans en raison de l'unification des différents mondes, et qu'ils avaient mené la société dans une ère de progrès, de paix et d'équilibre. Et qu'au contraire sur l'Île, les pires mentalités avaient pris le dessus et figé leur existence dans ce qu'il y avait de plus sombre.

Mais de là à...

Finalement ce fut Carlos qui trouva le courage de parler, alors qu'autour d'eux les conversations mouraient naturellement.

« C'est normal, ça, ici ? »

Aziz fronça les sourcils.

« Quoi ? »

Ils suivirent tous le regard du garçon mais aucun Continental ne réagit, cherchant ce qui avait pu attirer l'attention de Carlos sans parvenir à trouver. Jay perçut par contre immédiatement la tension d'Evie et de Mal, qui restèrent figées sans rien dire.

« Je ne comprends pas, » répondit Ben, confus, et c'était une explication en soi.

Le cœur de Jay s'accéléra avec cette éventualité, et quand le regard du prince brilla en repassant sur le couple de garçons, il avala difficilement sa salive. Ben se tourna vers eux, les observa une seconde, hésitant, curieux.

« Tu veux parler de Danny et Saad ? » Il fronça les sourcils et échangea un regard avec Aziz près de Jay, avant de revenir sur Carlos. « Euh... Oui ? » répondit-il prudemment.

« Il n'y a pas de couples de même sexe sur l'Île ? » demanda Doug.

Tous les Continentaux devaient sentir leur tension. Jay essaya de détendre ses muscles, de bouger un peu, mais il avait passé toute une vie à considérer ce sujet comme tabou et dangereux alors il ne put rien faire contre le masque froid que devaient composer ses traits et sa voix trop grave.

« Non. »

Il y eut un petit blanc, et Jane parla timidement.

« Les États Unis ne font pas de différence entre les couples de même sexe ou les autres. L'amour y est célébré, peu importe sa forme. C'est aussi le cas des couples mixtes, quand les personnes ne sont pas de la même espèce. »

« Normal, je veux dire, tant que tout le monde est adulte et consentant et amoureux et heureux, pourquoi faire des différences ? » renchérit Aziz, un peu sur la défensive. « Quelle importance que ce soit des femmes ou des hommes, des humains ou des fées ou des métamorphes, qu'ils soient deux ou trois ou plus ? »

Jay sursauta.

« Vous pouvez être en couple à plus de deux ? » répéta-t-il, stupéfait.

« Ouais, » répondit aisément Aziz en haussant les épaules. « Ça reste rare, tu me diras. C'est déjà pas si évident à deux, imagine à trois. Quelles sont les chances que tu tombes amoureux de deux personnes qui t'aiment aussi et qui s'aiment aussi ? Sans parler de trouver le point d'équilibre de la relation et que ça dure... Mais ouais, c'est possible et reconnu et légal et tout ça. »

Il était absolument abasourdi. Carlos en face de lui avait l'air d'avoir du mal à intégrer ces informations.

Les Continentaux échangèrent différents regards.

« Vous... savez que c'est normal et naturel, hein ? » demanda doucement Doug. « Les idées discriminatoires et haineuses de certains anciens mondes ont été balayées depuis longtemps. »

Non, il ne savait pas si c'était normal ou naturel ou quoi que ce soit. Il n'avait jamais eu le luxe de se poser la question. Il se fichait même un peu de la réponse.

Tout ce qu'il savait, c'était ce qu'il avait intégré dès l'enfance. Que le moindre signe d'une telle relation ou envie devait être écrasé.

Ben les observa, sombre et sérieux.

« Statistiquement, il est impossible qu'une population entière ne soit attirée que par des personnes du sexe opposé. Alors qu'arrive-t-il sur l'Île si quelqu'un est imprudent et montre ses préférences ? »

Un silence. Jay glissa un regard vers Mal pour avoir une direction, mais la jeune fille se tenait droite et figée et son regard était voilé et ne rencontrait celui de personne. Evie avait l'air calme, la respiration profonde, mais si elle avait été capable d'intervenir, elle l'aurait déjà fait, sans doute pour détourner la conversation. Alors il posa les yeux sur Carlos, un peu paniqué, et le garçon tourna la tête vers Ben.

« Ça dépend de l'humeur des gens, » commença-t-il posément, quelque chose de glacé et de vicieux au fond de son ton dirigé à l'encontre des royaumes. Jay voulut l'arrêter, ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. « Ils ont attrapé deux filles qui se sont embrassés il y a quelques années. Ils les ont brûlées vives. Elles avaient pas plus de treize ans. Quand on était petits, un homme a été écartelé sur la place du marché. Il a fallu des semaines avant que le sang commence vraiment à disparaître du sol. Il paraît que dans le Nord, ils ont enfermé deux hommes dans une cabane avec une tarentule géante et attendu qu'elle ponde et que les petits les dévorent de l'intérieur avant de tout brûler. Alors, ouais, ça dépend de leur humeur. »

Le silence dura quelques secondes, et c'était pour ça que Carlos n'avait pas le droit de prendre le contrôle des négociations, et pourquoi les Insulaires n'allaient jamais le trouver lui pour des problèmes liés au gang. Il pouvait être tordu et vicieux et beaucoup trop sincère, d'une manière frontale et concise qui ne se terminait jamais bien.

Perdre du temps l'avait toujours exaspéré.

« Putain de merde, » souffla Aziz, une fois qu'ils furent certains que le garçon était sincère.

L'horreur les avait figés tout entiers et Jay était presque sûr que la façon dont les yeux de Lonnie et de Jane brillaient trahissait des larmes naissantes.

Avant que Ben ne se reprenne, Evie sembla enfin sortir de son propre esprit.

Elle s'éclaircit la gorge élégamment, mais Jay savait que c'était probablement pour contrôler sa voix.

Il ne voyait pas comment elle allait réussir à les sortir de là, et d'ailleurs elle n'essaya même pas.

« Les Méchants sont intolérants, » confirma-t-elle posément. Trop posément. Il manquait les émotions qui auraient pu faire trembler son menton, il manquait une réaction, quelque chose qui n'aurait pas crié dissimulation. Elle ne souriait pas mais n'avait pas l'air assez bouleversée, et si Jay admirait sa capacité à enterrer la terreur et la nervosité qui devaient inévitablement l'étouffer face à cette conversation, il ne pouvait qu'être surpris de la voir échouer à jouer parfaitement son personnage. « C'est... » Elle baissa les yeux. « C'est différent, là-bas. »

Murmure et tristesse.

C'était déjà plus de son niveau habituel.

Ben hocha lentement la tête, contenant apparemment son choc.

« Je vois, » dit-il. « Pour que les choses soient complètement éclaircies, sachez qu'ici, toute discrimination, insulte ou attaque envers une personne en raison de sa situation amoureuse est punie par la Loi. »

Sérieusement ?

C'était plus qu'ahurissant, à ce stade. Plus les jours passaient et plus le gouffre entre l'Île et cet endroit grandissait, et Jay au lieu d'en être rassuré sentait son inconfort augmenter.

Comment pouvaient-ils s'en sortir si les règles étaient si différentes ? Comment savoir quand s'arrêter, quand agir, quand éviter ?

Mal et Evie évitaient de croiser le regard de l'autre, et son cœur se serra.

Ce n'était pas qu'il comprenait vraiment ce lien entre elles, ce n'était pas qu'il ne devait pas étouffer parfois cette réaction négative instinctive qui ne lui appartenait pas tout à fait quand il surprenait un regard ou une émotion qui les trahissaient, mais même lui pouvait voir à quel point c'était extraordinaire. Après la vie qu'elles avaient eue, qu'elles soient capables de ressentir ça, de le comprendre, de l'exprimer ? C'était un putain de miracle.

« L'amour est important, » continuait Ben avec une maturité et un sérieux étranges. « Essentiel. Au final, c'est tout ce qui compte et c'est la seule chose qui nous protège contre les ombres. »

Et qu'est-ce qu'il pouvait y avoir de plus cruel que de se retrouver là, dans cet endroit qui n'était certes pas parfait, mais qui leur offrait pourtant tant de libertés et de sécurité ?

Qu'est-ce qu'il pouvait y avoir de plus cruel que de savoir que tout s'arrêterait bientôt, et qu'ils ne pourraient jamais rien faire de toutes ces assurances ?

Jay se demanda ce qui pouvait bien traverser l'esprit des filles.

Lui savait que chacune de ses pensées était teintée d'amertume et de rage.

O

« Est-ce que je peux entrer ? »

Carlos leva la tête et plissa les yeux. Jane se tenait timidement debout sur le pas de l'atelier où il se trouvait. La plupart des autres ados étaient encore en cours en ce milieu d'après-midi, et il profitait du calme ambiant pour se vider la tête en testant deux ou trois de ses idées.

« Bien sûr, » répondit-il en recentrant son attention sur le petit moteur électronique qu'il était en train de monter.

La jeune fille le rejoignit près de l'établi et il put sentir son regard sur lui.

« Est-ce que c'est pour un cours ? »

« Non. J'aime juste bricoler. Ça me détend, » confia-t-il distraitement.

« Les autres sont occupés ? »

Après leur entretien avec Marraine, qui n'avait mené à rien d'intéressant, Jay était parti courir. Evie travaillait dans sa chambre, quant à Mal, elle avait mis en application le plan et profité du temps libre de Ben pour l'ensorceler. Ils avaient quitté l'école un peu plus tôt.

« Oui, » dit-il, espérant que sa capitaine reviendrait vite. « Tu n'as pas cours ? »

« Mon cours d'élégance et de bienséance a été annulé. »

Il étouffa son rire moqueur et Jane fronça les sourcils.

« Quoi ? » demanda-t-elle doucement, et même si elle manquait d'assurance, il y avait un filin d'acier dans sa voix qui surprit et plut à Carlos.

« Cours d'élégance ? » répéta-t-il en se redressant pour lui prêter toute son attention. « Pourquoi ? »

Elle s'empourpra.

« C'est... C'est une Lady de la Cour qui prend sur son temps pour venir nous parler de mode et des tendances et de la façon de se comporter en société. C'est utile pour ceux d'entre nous qui ne sommes pas... tu sais, des héritiers comme les autres ou très doués. »

« Et c'est bien ? »

« C'est utile, » répondit-elle, sans avoir l'air vraiment convaincue.

« Tu préférerais pas étudier autre chose ? »

« J'en ai besoin. »

« Pourquoi ? »

« Les autres... » Elle rougit une nouvelle fois et détourna le regard. « Les autres ne m'apprécient pas beaucoup, » confia-t-elle. « En dehors de Ben, Audrey et Doug, mais c'est parce qu'ils sont nobles et gentils. Je suis trop... transparente. Différente. »

« Parce que tu n'es pas l'enfant de privilégiés ? Ou parce que tu n'es pas arrogante ? Ou parce que tu as été créée par des fées se prenant pour des dieux ? »

Elle se figea, puis expira doucement.

« Un peu tout ça, je crois. »

Ce sentiment de solitude, de non appartenance et de décalage, c'était quelque chose que Carlos avait ressenti longtemps dans son enfance. Il pouvait comprendre, alors il ravala ses sarcasmes et se souvint que Jane était l'une des leurs, même si elle avait été élevée dans un autre monde.

« Je n'aime pas tes vêtements, » dit-il posément, sincèrement. « Et tu devrais couper tes cheveux, ou les coiffer autrement. Ça veut pas dire que tu es différente d'eux, ou que tu es inférieure à eux. Les nœuds, c'est obligé ? »

Apparemment stupéfaite par sa franchise abrupte, elle se redressa, puis croisa les bras, un éclair d'indignation dans ses yeux cristallins.

« Tu peux parler. Si tu crois que je n'ai pas vu que vous avez tous un code couleur et un emblème... Parfois il est bien visible comme sur le dos de vos vestes, et parfois tout petit sur vos manches ou ailleurs, mais vous le portez sous une forme ou une autre tout le temps. Les os, c'est obligé ? » répliqua-t-elle.

Elle manquait de froideur ou de mordant, mais il ne put s'empêcher de sourire avec surprise, ravi.

« C'est une question de réputation, » se défendit-il. « Comme ça, tout le monde sait qui on est, peu importe où on va. Tous les gens importants sur l'Île ont un emblème. »

« Certains d'entre nous ont à porter l'héritage de leurs parents. »

« D'accord, mais il doit y avoir un moyen de l'intégrer plus subtilement ou de manière plus stylée, » répondit pensivement Carlos. « Tu aimes tes vêtements ? »

Elle eut l'air prise au dépourvu, comme si c'était la première fois qu'on le lui demandait.

« Non, » finit-elle par murmurer. « Non, pas vraiment. »

« Tu devrais en parler à Mal et à Evie. Elles pourraient au moins faire quelque chose pour tes cheveux. Et Evie serait sans doute ravie de te donner des idées pour ta garde-robe. Par contre prévois une heure ou deux parce qu'une fois qu'elle est lancée elle peut perdre toute notion du temps. »

« Elles... Elles feraient ça ? »

« Tu es une sans-nombril, » répondit-il simplement.

Mal ne serait peut-être pas ravie de l'intrusion mais elle verrait sans doute ça comme contrecarrer les plans de Marraine pour sa progéniture et le ferait avec joie. Evie apprécierait la distraction.

« Et pourquoi tu aurais besoin d'un cours sur les bonnes manières ou je ne sais quoi ? » demanda-t-il curieusement. « Tu n'as pas l'air du genre impolie. »

« C'est juste pour mieux m'intégrer. »

« Tu fais partie du Conseil des élèves, non ? Et tu aides ta mère parfois. Être utile, avoir des compétences, ce n'est pas bien vu ici ? Sur l'Île, c'est ce qui fait de toi quelqu'un d'important. Et si t'es pas bien dans cette école, pourquoi ta mère ne t'envoie pas ailleurs ? Des écoles, il y en a plein des différentes dans les royaumes, je l'ai lu sur internet. »

« Auradon Prep est la meilleure. Ceux qui en sortent avec un diplôme en poche sont automatiquement sélectionnés par les meilleures universités. »

« Tu sais où tu veux aller ? »

« Non, mais... j'aimerais travailler dans une Fondation qui aide les autres. Dans le social. Je voudrais... je voudrais aider. »

C'était une drôle d'idée, mais il y avait une lueur dans le regard de Jane qui était réelle et chaude.

« T'es comme Mal, non ? À moitié fée. Tu as des pouvoirs, toi aussi ? »

Elle eut l'air gênée. Elle leva une main et observa sa paume un instant.

« Je sens la magie sous ma peau. Tout le temps. Mais... la magie ici n'est pas encouragée et maman veut montrer l'exemple alors... »

« Alors quoi ? Tu l'étouffes ? »

« Je ne m'en sers pas. Maman me parle de notre culture, elle me parle de notre histoire, mais elle ne m'apprend pas la magie. Et je crois que ça... Tu sais, je crois que ça lui fait du mal, au fond. Que ça lui manque. » Elle se mordit la lèvre inférieure. « Et puis de toute façon, elle n'a pas trop le temps pour tout ça. Pour moi. Elle m'aime, mais elle doit veiller sur tous les enfants et son travail est prenant. » Elle hésita. « Est-ce que... Est-ce que Mal se sert de ses pouvoirs parfois ? »

« Ouais, » répondit simplement Carlos, sachant que tant que ça restait du domaine du privé, ce n'était pas illégal. « Pour des petits trucs, » ajouta-t-il pour brouiller les pistes. « Des petits tours. Elle dit que ça la rend anxieuse de l'étouffer tout le temps, qu'elle a besoin de l'utiliser un peu de temps en temps. Personne ne lui a appris à s'en servir, elle connaît pas de sorts compliqués, mais pour certaines choses apparemment c'est juste instinctif. »

« Oh. »

« Mais franchement, si ça te tient à cœur, t'as qu'à forcer ta mère à t'écouter. Tu es trop effacée. Marraine nous pose sans arrêt des questions, c'est exaspérant, et je suppose que si on avait envie de lui donner des réponses, elle écouterait. Je ne vois pas pourquoi toi, elle ne t'écouterait pas. Dis-lui, Jane. Dis-lui que tu as besoin de réponses. Ou que tu veux passer du temps avec elle. »

Elle avait l'air... soufflée par la suggestion et Carlos gigota un peu sous son regard. Puis un petit sourire apparut sur son visage, et il se figea.

« Quoi ? » demanda-t-il avec méfiance.

« J'aime bien ta façon de voir les choses. »

Il n'était pas vraiment certain qu'elle dirait ça si elle savait qu'il rêvait régulièrement de brûler cet endroit.

« Est-ce que tu as fini ? » demanda-t-elle, avant de s'empourprer une nouvelle fois. « Je... J'allais chercher Camarade pour le promener dans le parc. Est-ce que tu veux te joindre à nous ? »

Jane était trop innocente pour chercher à le piéger, et Carlos se figea. Pourquoi lui demanderait-elle ça, si ce n'était dans le but de lui soutirer des infos ou de le manipuler ?

En dehors de Jay, Mal et Evie, personne n'avait jamais apprécié lui parler et encore moins passer du temps avec lui.

« Carlos ? »

Elle avait l'air hésitante et...

Et lui, il prendrait bien l'air.

« Oui. D'accord, je viens. »

O

Ben était aux anges.

Il avait envie de chanter et de danser et de rire, il ne s'était jamais senti aussi bien et libre et heureux.

Mal était avec lui, et elle était la source de tout ce qui allait bien, chaque fois qu'il posait les yeux sur elle il n'avait qu'envie de sourire, lui faire plaisir était tout ce qu'il voulait. Elle était spéciale, si spéciale, il avait tellement de chance de la connaître, d'être en sa compagnie.

Lorsqu'elle avait suggéré qu'ils aillent se balader en-dehors de l'école, il avait immédiatement accepté avec enthousiasme. Il avait des tas de devoirs et un rendez-vous téléphonique, mais si Mal avait envie de passer du temps avec lui, il ne pouvait refuser.

Alors il avait eu l'idée de lui montrer le lac enchanté. C'était normalement un endroit plutôt romantique, et Mal était seulement sa camarade, mais c'était aussi un endroit magnifique qu'il souhaitait partager avec elle. La promenade sur le sentier, une fois qu'ils furent descendus de la limousine, sembla déjà plaire à la jeune fille. Elle ne cessait de sourire, apparemment amusée, alors qu'il lui racontait quelques unes des anecdotes les plus folles de son enfance. Peu importe les détails embarrassants ou même ce qui n'aurait jamais dû sortir du château, car c'était Mal et il ne voyait pas pourquoi il lui cacherait quoi que ce soit, ça semblait totalement contre-nature.

« Et tu l'aimes vraiment à ce point ? » demanda-t-elle, une note incrédule et légère et amusée dans son ton qu'il n'aurait jamais songé entendre chez elle.

Il acquiesça avec enthousiasme et tendit la main vers elle pour l'aider à descendre du pont. Elle leva les yeux au ciel mais accepta son geste.

« Bien sûr ! » répondit-il. « Pourquoi est-ce que ça t'étonne ? C'est mon chien ! C'est un de mes meilleurs amis ! J'ai grandi avec lui. Il est tombé malade il y a deux ans, tu sais, j'étais terrifié. Chaque fois que je pense qu'un jour il ne sera plus là, j'ai le ventre qui se serre. » Il fronça les sourcils. « Je vais m'effondrer quand ça arrivera. »

Elle lui jeta un coup d'œil ahuri avant de détourner le regard vers leur destination, mais il ne put s'empêcher de noter quelque chose qui ressemblait étrangement à de l'affection dans son expression.

Puis il aperçut le lac et écarta les bras quand enfin ils y arrivèrent.

« Tada ! » s'exclama-t-il. « J'adore venir ici. C'est un endroit sacré, alors tout le monde n'y est pas autorisé donc on peut être tranquilles, loin des paparazzis. »

« Joie, » commenta Mal platement.

Il ne cacha pas son amusement comme il l'aurait fait d'ordinaire.

Pourquoi est-ce qu'il lui cacherait quoi que ce soit, après tout ?

« J'aime ton caractère, » confia-t-il, incapable de réprimer son grand sourire.

Elle lui lança un regard incrédule, puis secoua la tête en étouffant un petit son amusé.

« Tu ne me connais pas. Et tu es fou, Benjamin. Je commence à m'en rendre compte. »

« Pourquoi ? Parce que je trouve que tu es quelqu'un d'intéressant ? »

« Comment ça ? » demanda-t-elle, prudente et curieuse.

« Tu es forte, et courageuse, et parfois mesquine, et un peu trop froide, » avoua-t-il. « Ça, ce n'est pas ta plus grande qualité. Mais tu es protectrice aussi, envers tes amis. Et intelligente. Et amusante. J'aime bien ton sarcasme. »

« Ben, » souffla-t-elle avec un petit rire, les yeux pétillants. « Tu es pas croyable. »

« Ah bon ? Tu sais, un jour, j'espère qu'on deviendra amis. »

« Quoi ? »

« J'aimerais être aussi l'ami de Carlos, et de Jay, et d'Evie. Je vous trouve étonnants, et je pense qu'on pourrait bien s'entendre. »

« Ben, tu ne nous connais pas. »

« Je sais, » répondit-il. « Je sais, mais j'ai envie de vous connaître, Mal. De vraiment vous connaître. J'aimerais que vous me voyiez vous aussi, que vous me connaissiez. Que vous cessiez de voir Prince Ben, et que vous voyiez juste Ben. »

Elle avait l'air un peu soufflée par cette révélation, et il ne put s'empêcher de continuer, il ne pouvait pas s'empêcher de continuer, c'était Mal et il pouvait tout lui dire et ça le rendait si heureux de parler !

« Personne ne me voit juste moi, tu sais. Ou presque personne. J'adore Aziz et Doug et Jane et les autres, ce sont mes amis, mais ils ne me voient pas. Ils ne peuvent pas me voir. Parce qu'il y a cette couronne et parce qu'il y a trop d'enjeux. »

Elle fronça les sourcils.

« Est-ce que tu ne leur fais pas confiance ? »

« Si. Non. Ça dépend pour quoi. Je ne fais pas confiance à la politique. Je ne fais pas confiance à qui ils seront peut-être une fois sortis de l'école, une fois pris dans les engrenages du pouvoir. Ce sont des gens bien, Mal, et je les aime, et je sais qu'ils seront sans doute géniaux, mais tant que je n'en suis pas certain, tant que je ne suis pas sûr, je ne peux pas leur faire vraiment confiance. »

Elle avait l'air troublée.

« Alors tu mens. »

« Non, » sourit-il. « Pas vraiment. Même si je ne montre pas tout, je suis leur ami et ils sont mes amis, et je serai là pour eux et je les apprécie. Et je suis sincère, c'est important pour moi, la sincérité. » Il sourit plus grand. « Je sais que tu ne peux pas comprendre. »

Il rit quand elle rit, surprise. Puis elle le contempla quelques secondes.

« Tu as dit presque personne. Tu as un allié. »

Il rit une nouvelle fois.

« Tu vois ? Quand tu utilises ce genre de mots, je ne sais pas quoi penser. J'ai un allié, » avoua-t-il sur le ton de la confidence. « C'est un secret. »

Elle haussa un sourcil.

« Qui est-ce ? » demanda-t-elle.

Il n'aurait pu se taire même s'il l'avait voulu. Il ne le voulait pas.

« Audrey, » dit-il. « Ce n'est pas évident ? Je croyais que c'était évident. »

« Audrey. »

« Bien sûr. C'est ma meilleure amie. C'est la seule qui me voit. Est-ce que ce n'est pas comme ça avec tes alliés ? Est-ce que ce ne sont pas les seuls qui te voient et tes meilleurs amis ? »

« Ben, » soupira-t-elle, et c'était une sorte d'exaspération chaleureuse qui teintait son ton une nouvelle fois. « On en a déjà parlé. »

« Ce sont tes meilleurs amis, » chanta-t-il. « Alliés et meilleurs amis. »

« D'accord, ce sont mes meilleurs amis, » marmonna-t-elle en levant les yeux au ciel.

« Pourquoi est-ce que c'est si dur de le dire ? C'est évident, tu sais. C'est évident que vous êtes importants les uns pour les autres. Que vous êtes une famille. »

Elle se figea, et il y eut un éclair de frayeur et de colère dans son regard mais elle se maîtrisa. Puis comme si elle se forçait mentalement à baisser les armes, à baisser sa garde, ses épaules s'affaissèrent un peu et elle détourna les yeux.

« C'est peut-être évident ici. Je ne sais pas. Ça l'est pas sur l'Île. Sur l'Île, si ça avait été évident, on serait morts. »

Quelque chose se noua en lui, et l'euphorie recula un peu.

« C'est pour ça que ça te mettait en colère quand on disait que vous étiez amis. Mais ici, on s'en fiche. »

Elle releva le regard vers lui, vulnérable une seconde, hésitante, puis hocha la tête.

« Ouais. Apparemment. »

Il n'aimait pas la voir si triste, alors il eut une idée géniale. Il retira sa chemise, puis commença à desserrer sa ceinture.

« Ben ! » s'étrangla-t-elle. « Qu'est-ce que tu fais ?! »

« On va se baigner ! »

« Euh... non. »

Il se figea, le pantalon au milieu des cuisses, un peu boudeur.

« Non ? »

« Pas moi. »

« Oh. » Puis il retrouva son sourire. « Je vais y aller tout seul alors. Juste un plongeon. Tu peux m'attendre là-bas. »

Il désigna le vieux kiosque en pierre qui bordait l'eau, puis retira ses chaussures avant de courir pour rejoindre l'endroit d'où il pourrait plonger.

Lorsqu'il réapparut entre les arbres, surplombant le petit lac cristallin, il vit que Mal était appuyée contre une des colonnes et l'observait. Il lui fit de grands signes, heureux d'arriver à la faire sourire.

« Est-ce que ce sont des couronnes sur ton caleçon ? »

Il baissa les yeux sur son sous-vêtement, puis haussa les épaules avec un sourire.

« Oui ! »

Elle fit un signe de la main, comme si elle ne pouvait le croire, mais le petit sourire qu'elle affichait semblait doux. Déterminé à retirer toute trace de tristesse de ses yeux, il recula de quelques pas, et se précipita dans un saut ridicule en grondant comme une bête.

L'eau était beaucoup trop fraîche en ce mois d'octobre, et il se figea face au choc thermique. Puis ses yeux s'ouvrirent alors que son rythme cardiaque s'accélérait et pendant une seconde, toutes ses pensées lui échappèrent.

Son esprit s'éclaircit, un voile se leva, et il faillit boire la tasse. Lorsqu'il remonta à la surface, à l'abri des rochers, il passa des mains tremblantes dans ses cheveux et essaya de réfléchir.

De la magie.

Mal avait utilisé de la magie sur lui.

Sans doute un sortilège.

Elle l'avait ensorcelé !

Pourquoi ?!

Il ne se sentait pas faible. Ça n'avait pas été douloureux, et elle s'était contentée de l'inviter en balade et de discuter avec lui. De lui poser des questions. Sur lui et sur la magie et sur Marraine et...

Et il avait été incapable de ne pas répondre.

Qu'est-ce qu'elle faisait ? Qu'est-ce qu'elle voulait savoir ?

Bon sang, que voulait-elle ? Est-ce que son royaume était en danger ?

Il se força à rester calme, à réfléchir. Elle ne l'avait pas blessé, elle ne lui voulait pas de mal, elle s'était juste contentée de le rendre idiot et heureux pour qu'il réponde honnêtement à ses questions.

Se méfiait-elle de lui à ce point ? C'était fort possible, vu ses interrogations et ses réactions à ses réponses. Elle avait eu l'air complètement abasourdie d'apprendre qu'il voulait être leur ami, par exemple.

C'était... C'était peut-être une bonne chose.

Une excellente chose, même.

Peut-être qu'elle comprendrait enfin qu'il était de leur côté. Qu'ils ne leur voulaient pas de mal, qu'il n'y avait pas de piège. Peut-être qu'ils pourraient enfin avancer.

Il rougit brusquement en se souvenant de tout ce qu'il lui avait dit.

Oh dieux et fées, il s'était déshabillé devant une jeune fille qu'il connaissait à peine ! Il s'était mis en caleçon devant une camarade qui avait deux ans de moins que lui sans aucune raison !

Mortifié, il ferma les yeux et baissa la tête, avant de prendre une lente inspiration. Il pouvait entendre Mal l'appeler, il n'avait plus beaucoup de temps.

Il fallait qu'il joue le jeu. Qu'il continue. Mal avait semblé confiante, étrangement ouverte elle aussi, il ne l'avait jamais vue ainsi, ça devait signifier que Ben n'était pas censé se souvenir de tout ça ensuite, le sort devait sûrement lui effacer la mémoire, ça voulait dire qu'il pouvait continuer à répondre et à discuter et peut-être... peut-être qu'elle lui parlerait, elle aussi. Elle lui parlerait si elle pensait qu'il ne se rappellerait de rien.

Il n'aimait guère l'idée de la tromper, mais elle l'avait ensorcelé en premier, aussi immature que ça puisse être.

Et s'il parvenait à la convaincre qu'ils étaient en sécurité ici à Auradon avec eux...

Il plongea dans l'eau de nouveau et commença à revenir vers le kiosque, quand il entendit le bruit d'un corps qui sautait dans le lac.

Il remonta à la surface et fut surpris de la voir se débattre dans l'eau, alors il nagea rapidement vers elle, la prit dans ses bras et la raccompagna le plus vite possible sur les vieilles marches de pierre. Une fois qu'il l'eût déposée en sécurité, il lui lança un regard incrédule.

« Tu ne sais pas nager ! Pourquoi tu as sauté ? »

Il ne put éviter le coup de poing qu'elle lui asséna à l'épaule.

« Tu m'as fait peur, crétin ! »

« Tu as sauté pour me sauver ? »

« Qu'est-ce que j'aurais fait si le prince héritier des États Unis d'Auradon était mort alors que j'étais seule avec lui, hein ? » Elle se leva, passa une main dans ses cheveux et fit un mouvement exaspéré en voyant l'état de sa robe. « Et est-ce que j'ai droit à un remerciement ? Non ! Je suis trempée, et rien ! »

Son air furieux et renfrogné était... étrangement adorable. Presque enfantin.

Il ne put s'empêcher de rire.

« Merci, Mal, » souffla-t-il néanmoins, et elle le fusilla du regard, agacée.

Il alla s'asseoir près d'elle, au soleil, essaya de ne pas montrer son embarras d'être aussi dénudé face à elle. Il regretta de ne pas avoir mis un plus grand caleçon ce matin-là, celui-ci était un peu trop court et près du corps pour servir de maillot de bain. Et pire, maintenant qu'il était trempé, le tissu collait à sa peau et n'avait plus rien de décent. Mortifié, ayant l'impression d'être nu, Ben plia ses jambes pour les remonter nonchalamment contre sa poitrine même si Mal ne semblait absolument pas perturbée. Elle ne lui avait même pas accordé un regard.

« J'aurais dû prévoir des serviettes. »

« Esprit de l'air, esprit de l'eau, faites que je sois sèche au plus tôt. »

Face à son regard éberlué, elle haussa un sourcil hautain, parfaitement sèche. Avait-elle hérité de tous les pouvoirs de Maléfique ? Les maîtrisait-elle ?

Il fronça le nez.

« Tu n'as pas une formule pour moi ? » Elle continua à le fusiller du regard. « Non ? Tant pis. »

Il laissa passer quelques secondes, puis lui sourit.

« Je pourrais t'apprendre à nager, si tu veux. »

« Je sais presque nager. »

« Oui, j'ai vu tes progrès fulgurants. »

Il sourit plus grand, essayant d'imiter cette joie et cette candeur à toute épreuve qui l'avaient habité lorsqu'il était sous l'emprise du sort.

« On a pas tous eu la chance d'apprendre avec des gentils professeurs, » rétorqua-t-elle.

« C'est ma mère qui m'a appris, » corrigea-t-il.

« Moi aussi. La première fois qu'on m'a jetée à l'eau, je devais avoir dans les quatre ans. Ursula et Maléfique se prenaient la tête pour la distribution des produits arrivés sur les cargos, on était près du port. Maléfique a fait une remarque de trop, alors Ursula m'a attrapée avec ses tentacules et m'a balancée dans la baie. »

Ben avala difficilement sa salive.

« Et qu'a fait ta mère ? »

« Rien, » répondit simplement Mal. « Elle a regardé. J'ai réussi à me sortir de là, et elle est partie pendant que je vomissais de l'eau salée et polluée sur les planches pourries du port sous le regard d'une partie des pirates et de quelques gobelins. » Elle s'appuya sur ses mains pour étendre ses jambes devant elle avec un petit soupir. « Soit je survivais, soit j'étais inutile. »

« Ça me rend triste. »

Elle tourna le regard vers lui, puis sourit, un petit sourire de dérision, amer et las.

« Ne le sois pas pour ça. Sans ce genre de choses, je ne serais pas devenue assez forte pour survivre. Pour mener un gang. Pour être là. » Elle se redressa, puis changea d'expression. « Tes parents, qu'est-ce qu'ils veulent ? »

« Dans la vie ? »

« Enfer, Ben, est-ce que tu es toujours aussi agaçant au naturel ? »

« Audrey dit que oui. »

« Qu'est-ce que tes parents nous veulent ? »

« Rien, » répondit-il. Alors c'était ça, qui les inquiétait tellement que Mal était prête à prendre le risque d'utiliser sa magie contre lui ? « Ils n'étaient pas ravis que je vous invite, au début. Ils avaient peur. C'est normal. Ce sont mes parents, et des dirigeants. Imagine, si vous aviez été des psychopathes. »

« Imagine, » railla Mal platement.

« Je veux dire, si vous aviez attaqué les premières personnes que vous aviez rencontrées par exemple. C'est un pari presque fou que j'ai fait en décidant de proclamer votre venue. Avant ça, Audrey et moi en avons parlé des semaines, Mal, des dizaines d'heures , » raconta-t-il, soudain excité à l'idée de partager ça avec quelqu'un d'autre. « On a imaginé toutes les possibilités, les ramifications, toutes les oppositions que le Conseil aurait, on a imaginé faire autrement, proclamer autre chose, mais le timing était trop serré, tu vois ? Il fallait quelque chose d'énorme, de puissant, quelque chose qui les force à se rappeler, à revoir leurs positions, à se tourner enfin vers l'Île. Il fallait commencer par ça. »

« Commencer ? » répéta-t-elle lentement.

« Oui ! Mal, vous n'êtes que les premiers, tu sais ça. Une fois que vous serez intégrés, une fois qu'on saura comment faire plus facilement, j'en ferai sortir d'autres. D'autres enfants. Tous les enfants. Et les adultes qui le méritent aussi. Et ceux qui sont trop horribles, ceux-là je les enfermerai dans des prisons où ils ne verront plus jamais personne. »

« Ben... »

Incapable de s'en empêcher en raison de l'énergie qui le parcourait soudain, il se redressa sur ses genoux, planta son regard dans le sien.

« Ceux qui vous ont fait du mal, Maléfique et tous les autres, je les enfermerai à tout jamais sous terre. Ils n'auront plus aucun contact avec quiconque jusqu'à leur mort, et il ne pourront plus jamais faire de mal à qui que ce soit. »

Elle l'observait comme si elle le voyait pour la première fois.

« C'est... devenu très sombre très vite. »

« Je suis optimiste, mais pas naïf, » sourit-il se forçant à être plus léger. « J'adore mes parents, ce sont des gens bien. Ils ont fait des erreurs, ils le savent. Ils s'en veulent, et ils aimeraient aider à présent. C'est ça qu'ils vous veulent, Mal. Vous aider. »

« Nous aider ? »

« À aller mieux. À guérir. »

Un éclair de colère froide envahit son regard vert.

« Un peu tard, non ? »

« Oui, » avoua Ben aisément.

« On va bien. »

« Je ne crois pas. Mais vous pourriez. Ici, vous pourriez. Un jour. »

« Un jour, » répéta Mal avec un sourire de dérision. « Ben... Trop d'optimisme n'est pas une force, ni une bonne chose. Tu ne tiendrais pas une heure sur l'Île. »

« Je sais. Ça a l'air d'être un endroit atroce. Un endroit où aucun enfant n'aurait dû être. Je vais changer ça. »

« Quand tu seras roi. »

Il sourit en grand.

« Quand je serai roi, quand Audrey sera reine... Mal, est-ce que tu veux connaître un secret ? » Il se pencha vers elle, son regard dans le sien, et baissa la voix, ne put empêcher la conviction, le serment derrière ses mots. « Audrey et moi allons changer le monde. »

« Tu... »

Sa voix était un peu étranglée, et elle l'observait avec un mélange de sentiments étrange.

Après deux ou trois minutes, elle sembla se détendre un peu.

« Qu'est-ce que vous allez changer dans votre monde parfait ? » demanda-t-elle, un brin sarcastique.

« Rien n'est jamais parfait. Pour commencer, je retravaillerai les lois sur l'utilisation de la magie et assouplirai les mesures prises après la guerre pour que les gens possédant des pouvoirs puissent davantage s'en servir et ne se sentent pas discriminés. Il y aura plus de mixité dans la haute société aussi. Petit à petit, nous balayerons toutes ces anciennes règles, toutes celles qui nous lient les mains, qui dirigent nos vies. Petit à petit, nous donnerons plus de pouvoir aux peuples, pas seulement à ceux bien-nés ou aux nobles. Mais à tous. »

« Comment ? » demanda Mal, apparemment fascinée et incrédule.

« Par des votes. Sur des lois par exemple. Audrey a fait beaucoup de recherches, est-ce que tu savais que dans certains anciens mondes, des pays étaient dirigés par des gens élus par le peuple par un système de majorité ? Que ces gens changeaient régulièrement ? Imagine un monde où tous les habitants pourraient donner leur avis simplement en votant sur des questions législatives. Imagine la légitimité que cela donnerait aux décisions. »

« Et vous voudriez mettre ça en place ? »

« Pas aussi vite. Pas totalement. Mais un jour, j'aimerais être un roi tourné vers son peuple, à l'écoute, qui gouverne avec lui. Et déjà, je compte bien gouverner avec Audrey. Qu'elle ait les mêmes pouvoirs que moi. » Il sourit. « Elle est plus lucide que moi de toute façon. Les femmes de la haute société qui sont encore sous le joug d'anciennes règles ou vieilles traditions retrouveront plus de libertés. Finis les protocoles à la noix et la séparation des cours et les sports non mixtes et toutes ces balivernes. C'est une des premières choses que je changerai une fois roi. J'exigerai qu'à Auradon Prep chaque élève ait le droit de faire ce qui lui plaît. C'est quand même fou qu'on en soit encore là alors qu'une partie des royaumes est dirigée par des reines ! »

« Et tu crois qu'ils vont te laisser faire ? »

« Oh, Mal, » sourit-il de toutes ses dents. « Je serai roi des États Unis d'Auradon, par décret du Haut Conseil. Je suis adoré de tous, Audrey est adorée de tous. Nous avons les peuples de notre côté, nous avons tissé des liens avec nos camarades, la plupart d'entre eux nous respectent, et ce sont eux les grands noms de demain. Ça ne se fera pas en un jour, » concéda-t-il. « Il nous fera toute la durée de notre règne. Mais ils ne pourront pas nous arrêter. »

Mal cligna lentement des yeux, et un fin sourire, un réel sourire naquit sur ses lèvres.

« Vous avez tout prévu, hein ? »

« Ce n'est pas que ça nous amuse ou nous ravisse. Mais si nous sommes prisonniers de nos conditions, alors nous allons nous en servir pour nos propres intérêts. Si nous devons sacrifier nos vies pour accomplir notre devoir, alors nous allons faire en sorte que nos enfants aient toutes les libertés que nous n'avons jamais eues. »

« Tu penses déjà aux enfants ? » taquina-t-elle.

« J'aimerais bien avoir au moins un garçon et une fille, » confia-t-il, se sentant plus libre qu'il ne l'avait jamais été de pouvoir partager tout ça, de pouvoir se confier. « C'est un peu égoïste. J'aimerais leur offrir ce que nous n'avons jamais pu avoir. Je voudrais que mon fils puisse passer ses week-ends avec ses copains et choisir ses cours, que ma fille soit libre de courir et de rire fort et de s'habiller comme elle le souhaite. J'aimerais qu'ils puissent choisir leurs destins. J'aimerais qu'ils aient une véritable enfance, sans le poids des devoirs et surtout sans le poids du passé sur leurs épaules. » Son ton s'adoucit. « J'aimerais qu'ils aient tous les deux le sourire d'Audrey et ses yeux, qu'ils aient son espièglerie et son humour, son cœur et son courage aussi, et sa répartie. »

Mal l'observa étrangement, puis un petit soupir s'échappa de ses lèvres.

« Oh. »

« Quoi ? »

« Tu l'aimes. »

« Oui ? »

« Non, je veux dire... Tu es amoureux d'elle. Tu l'aimes. » Elle fronça les sourcils. « On croyait... Le mariage arrangé, et les remarques de tout le monde, et... »

Il secoua la tête.

« Audrey est l'amour de ma vie, » assura-t-il, incapable de maintenir l'air bon enfant qu'exigeait le sortilège, mais Mal ne sembla pas s'en soucier. « Il n'y a pas de mariage arrangé, il n'y en a jamais eu. Tu as rencontré mes parents, tu crois vraiment qu'ils me feraient ça ? Tu crois que maman permettrait que je sois enfermé dans une fausse relation ? »

Elle fronça les sourcils.

« Non. Je suppose que non. »

« Est-ce que ça arrange nos familles ? Bien sûr que oui. Bien sûr qu'ils ont dû l'espérer. Je connais Audrey depuis que je suis né. Nous avons passé énormément de temps ensemble. C'est ma meilleure amie. Mais personne ne dicte mes sentiments ou les siens, personne. Je suis amoureux d'elle depuis que j'ai douze ans, nous sommes ensemble depuis que nous en avons quatorze, officiellement ensemble depuis nos seize ans. Les gens parlent, les journalistes inventent. Ça servirait à rien de démentir à ce stade. Toute notre vie est étalée depuis toujours partout dans le monde. Mais il y a leur Ben et Audrey, et nos Ben et Audrey. Ils ne le sauront pas avant longtemps, s'ils le savent un jour. »

« Alors... qui est le cerveau derrière le couple ? J'ai un gros doute, quand je te vois. »

« Je te remercie, » sourit-il. « Nous sommes une parfaite équipe. Elle me comprend, elle sait qui je suis, elle me complète. Elle me remet à ma place quand j'en ai besoin, et elle est là quand j'ai l'impression que je vais m'écrouler. Quand nous serons amis, tu apprendras à la connaître. Je sens que vous n'allez pas toujours vous entendre. »

« Ah oui ? »

« Elle aussi est sarcastique. »

« J'en suis sûre. »

« C'est exactement de ce genre d'attitude dont je parle, » s'amusa-t-il. « Tu devrais entendre ce qu'elle a à dire après les séances du Conseil auxquelles nous assistons. »

« J'arrive pas à imaginer Princesse Audrey dénigrer ses pairs. »

« Pas ouvertement. Mais Princesse Audrey n'est pas une petite princesse creuse. Princesse Audrey n'est même pas romantique. »

Mal porta une main à son cœur.

« Non ? » souffla-t-elle, faussement horrifiée mais peut-être bien surprise.

Ben grimaça.

« Je sais, » gémit-il. « Je suis désespéré, Mal. J'adore tous ces clichés romantiques, moi. »

« Sans rire. »

« J'adore lui offrir des cadeaux et lui faire des compliments, et elle les apprécie, mais certainement pas à leur juste valeur, » se plaignit-il. « Tu sais que quand je la complimente trop, elle lève les yeux au ciel et me traite d'idiot ? Et quand je chante pour elle, elle quitte la pièce et me claque la porte au nez ! »

Le rire de Mal n'était pas feint.

« Oh, mon pauvre. J'imagine. »

« Ce n'est pas drôle ! »

« Non, bien sûr. »

« Du coup je chante souvent, pour l'ennuyer. » Il sentit son sourire se faire plus doux. « Elle prend ce petit air adorable, avec un petit froncement juste là, sur le nez... » Puis il soupira. « Elle me manque parfois. Ces derniers mois, on ne se voit pas aussi souvent qu'on l'aimerait. »

« À cause de vos emplois du temps, » compléta Mal après une hésitation.

« C'est juste beaucoup, tout le temps. Et les gens pensent qu'on se laisse guider, mais c'est tellement de travail. Nous sommes parvenus à vous faire sortir de l'Île, mais il y a tellement de choses qui en découlent... À la fin de l'année scolaire, nous quitterons l'école. Je deviendrai roi. Les gens s'attendent à des fiançailles, un mariage... Et bien sûr qu'il y en aura un, mais j'aimerais juste avoir le temps, tu vois ? J'aimerais juste pouvoir... respirer. Pouvoir être là pour elle. Lui faciliter les choses. Éviter qu'elle soit tiraillée et faire en sorte qu'elle n'ait plus à supporter les pressions dues à sa position. »

« Pourquoi tu ne le fais pas ? Tu es le futur roi. »

« À cause de toutes ces règles, de la bienséance, des rapports diplomatiques,... Oh, Mal, si tu savais combien de fois j'ai rêvé de dire ma façon de penser à Leah et à toute sa clique de vieilles gourdes ! Si je pouvais... ! »

Il soupira, fit un geste des bras. Mal s'était tendue.

« D'accord... C'est quoi le problème avec la fameuse Leah ? »

« C'est une vieille mégère, égoïste et froide comme la pierre. Elle a élevé Audrey, l'a entraînée, tout ce qui compte pour elle c'est qu'elle soit jolie et parfaite et fasse un beau mariage et représente Auroria comme si Audrey n'était rien d'autre qu'un panneau publicitaire au service de sa famille. Mes parents ne m'auraient jamais forcé à épouser quelqu'un. La famille d'Audrey ? J'en suis pas si certain. »

« Je comprends pas. Ils sont où, ses parents ? Pourquoi sa grand-mère a autant de pouvoir sur elle ? Aurore et Philippe ne sont pas censés être parfaits ? »

« Ils ne sont jamais présents pour elle, » rétorqua amèrement Ben. « Toujours à droite et à gauche, en voyage ou occupés. Ce ne sont pas des gens mauvais. Ils s'adorent l'un l'autre, mais je suppose qu'adorer leurs enfants de loin leur suffit. Aurel a été plus ou moins élevé par Stefan, c'est d'ailleurs lui qui le forme pour son future rôle de monarque. Leah était bien trop heureuse de s'occuper d'Audrey comme elle n'a jamais pu s'occuper d'Aurore. Devine qui a été la plus chanceuse des deux, au final ? »

« Ça doit pas être si terrible. Et Audrey est presque une adulte. Presque la reine de tous. »

« Tu ne comprends pas. Tant qu'Audrey ne sera pas mon épouse, elle ne vivra pas avec moi. Tant que c'est le cas, elle continuera à faire partie de la famille royale d'Auroria et devra s'acquitter de ses devoirs, répondre aux invitations, représenter le royaume. Leah la force à être présente partout, tout le temps, et Audrey ne peut jamais rien faire de bien, pas avec Leah. Elle a toujours quelque chose à lui reprocher, sans arrêt. La façon dont elle lui parle... » Il serra les dents, sentit la Bête gronder en lui. « Audrey ne dit jamais rien. Répondre à sa grand-mère est impossible, je ne sais même pas si elle pourrait. Et ne pas se présenter quand elle requiert sa présence à un événement officiel pourrait être mal vu et rejaillir sur l'image de sa famille et sur moi. Alors elle encaisse. Elle joue la parfaite princesse. Et elle attend le moment où nous pourrons enfin être plus libres. Un jour peut-être. »

« Tu veux que je lui jette un sort, à la vieille ? »

Mal semblait plus que sérieuse. Il hocha la tête.

« Ça m'arrangerait, oui. »

« Ben ! » souffla-t-elle, lisant sans doute sa sincérité ou... ah oui, il ne pouvait être autre chose que sincère d'après ce qu'elle savait. « Tu es... surprenant. »

« Si je n'étais pas si certain que ça blesserait Audrey et entacherait tout ce qu'on essaye d'accomplir pour nos peuples, ça ferait longtemps que j'aurais dit leurs quatre vérités à tous les Rose d'Auroria. Ne me lance pas sur le sujet de ce pédant d'Aurel. »

« D'accord, je ne te lance pas. »

« Je ne suis pas toujours d'accord avec mon père. Mais au moins quand c'est le cas je peux lui dire. Je peux débattre. Je sais que j'ai de la chance. »

Mal fit un petit signe de tête, sans doute un acquiescement.

« J'aimerais faire tellement, tu sais, » lui dit-il doucement. « Mais chaque fois que je fais un pas, je me rends compte que je ne peux pas faire tant que ça. Je vous ai fait venir tous les quatre, mais je ne peux pas effacer ce qui vous est arrivé, ou votre méfiance. Je ne peux pas accélérer les choses ou les réparer. Et pour Audrey, tout ce que je peux faire c'est être là comme un imbécile à attendre. »

« C'est ce qu'elle pense ? »

« Quoi ? Non. Elle est plutôt du genre à lever les yeux au ciel et à me dire d'arrêter de me morfondre. »

« Alors pourquoi tu es si inquiet ? »

« C'est pas ce qu'on fait quand on aime ? S'inquiéter ? C'est juste que... Elle n'en parle pas, tu vois ? Ce week-end par exemple, si elle est venue au château plutôt qu'à l'école quand elle a enfin pu échapper au gala et à sa grand-mère, c'est parce qu'elle n'était pas bien. Mais elle ne m'a rien dit. Elle garde tout en elle. Je la connais depuis toujours et je l'ai rarement vu pleurer. »

« Evie ne pleure pas non plus. »

Le murmure était si bas, si doux que Ben ne l'entendit presque pas. Il sembla aussi surprendre Mal, comme si les mots lui avaient échappé, mais elle ravala vite sa crainte.

« Jamais quand elle est... . »

Il voulait poser des questions, mais il se souvint qu'il était censé être ensorcelé et devait se laisser guider. À sa grande surprise, Mal continua.

« Elle ne me parle pas non plus... Enfin, rarement. » Elle baissa les yeux, et elle avait l'air fragile soudain, hésitante et sombre. « On porte tous nos propres démons. Je suppose que c'est comme s'inquiéter. C'est quelque chose qu'on fait pour les autres. Quand on les... » Sa voix s'étrangla. « On ne laisse pas nos démons les hanter. »

« Je crois que parfois, ça aide, de porter les démons à plusieurs. Moi, ça m'aide. Ça m'aide de parler à Audrey. À mes parents aussi, parfois. Et je pleure. Quand je suis seul. Devant Audrey si vraiment ça ne va pas. Et ça aussi, ça aide. Ça fait du bien, j'ai l'esprit plus clair ensuite. Je respire mieux. »

« Ouais, » souffla-t-elle. Un murmure fragile, presque emporté par le silence. « Parfois. »

« Mais pas Evie. »

« Non, pas Evie. Elle... Elle compartimente bien plus profondément que nous tous. Elle compartimente tout. »

Il fronça les sourcils.

« Ça n'a pas l'air très sain. »

« Ça ne l'est pas, » avoua Mal doucement. « Mais on a tous nos méthodes pour survivre. Si... » Elle hésita, puis sans doute parce qu'elle se rappela qu'il ne se souviendrait de rien, qu'il était sous son emprise, elle continua. « Si j'avais pu, je l'aurais arrachée à Grimhilde. Je l'aurais fait il y a des années. Mais les conséquences auraient été... » Elle remonta le regard vers lui, et il y avait une lueur froide et mature dans ses yeux qui figea Ben. « Si les circonstances te font souffrir, si elles font souffrir Audrey, alors n'attends pas pour les changer. N'attends pas, Ben. Trouve une solution, et n'attends pas. Si j'avais pu, je n'aurais pas attendu. »

Il tourna ces mots dans son esprit, le cœur serré, et acquiesça lentement.

Puis il pencha la tête sur le côté en étudiant Mal, son expression pensive, son regard lointain, voilé par des ombres que Ben ne pouvait que deviner.

« Evie est ici maintenant. Loin de l'Île et de sa mère. Elle ira bien. »

Un petit son, comme un rire étouffé, un rire sans aucune joie ni vie, échappa à Mal qui ferma quelques secondes les yeux.

« Tu crois que parce qu'elle a de la nourriture, une machine à coudre, un téléphone et de l'eau chaude, elle ira bien soudainement, comme ça, en claquant des doigts ? Quelques discussions avec la psychologue, et on laissera tout derrière nous ? On oubliera ? Il y a des choses qu'on ne peut pas oublier, Ben. Des choses qui reviennent la nuit, et qui te hantent même quand tu as les yeux ouverts. Tu crois qu'on arrêtera d'haïr ce monde, les royaux qui nous ont enfermés, ces putain de fées ? Je peux pas, Ben. Je peux pas regarder Jay et Carlos et Evie sans haïr. Je ne peux pas me souvenir sans haïr. Je ne sais même pas fonctionner sans haïr. »

Il avala sa salive, hésita – – et se souvint qu'il ne devait pas hésiter.

« Mes parents haïssent. Beaucoup de nos parents ont haï. Ça a donné l'Île. C'est un cercle sans fin, la haine. Elle n'engendre que la souffrance. Et je suis désolé que vous ayez dû payer pour nous tous. Mes parents et Marraine et les autres aimeraient rattraper leurs erreurs, mais ils ne demandent pas le pardon. Et s'ils le pouvaient, chacun d'eux reviendrait en arrière pour tout changer. Mais c'est impossible. Tout ce qu'on peut faire, c'est avancer. »

« Avancer, » répéta Mal, ironique et quelque chose d'étrangement humide dans la voix. « Dommage. »

« Je suis heureux qu'on puisse parler, » confia-t-il, essayant d'effacer cette expression glaçante sur son visage. « Tu vois qu'on peut être amis. »

Elle haussa les sourcils.

« C'est ça que tu retires de tout ça ? »

« Je suis persuadé qu'on ferait une super équipe. »

« Tu es vraiment bizarre. Tu sais ça ? »

« Bizarre ? »

« Oui. »

« Non. Même ma meilleure amie ne m'a jamais dit ça. Est-ce qu'Evie est ta meilleure amie ? »

La question eut l'air de la décontenancer complètement, puis un petit sourire étrange, inédit habilla son visage.

« Je suppose, en langage auradonien, oui. »

« Parle-moi de votre relation, et je te dirai si c'est le cas. »

« Elle... Elle m'épaule. Elle m'aide dans mon travail. On discute d'un peu tout parfois, et pas seulement du boulot. J'aime bien passer du temps avec elle, même si on partage simplement le même espace. Elle m'exaspère parfois, et je ne la comprends pas toujours, mais en même temps c'est la seule personne avec laquelle j'arrive à vraiment parler. La seule avec laquelle je suis toujours sincère. Et elle arrive à me faire sourire, et à me rassurer. Je me sens en sécurité, avec elle. Et je ne me sens vraiment détendue que lorsque je sais qu'elle va bien. Et tu devrais la voir sourire, » confia Mal, les yeux perdus dans le vague. « Un vrai sourire, pas comme tous ceux qu'elle a tout le temps. C'est rare, mais quand elle sourit vraiment... Et quand elle rit vraiment... Il n'y a rien de plus beau, Ben. »

Oh.

Oh.

« Ouaip, c'est ta meilleure amie, » conclut-il en hochant la tête avec un grand sourire et il espérait que ses émotions ne le trahissaient pas.

Sa meilleure amie, oui, mais ses sentiments allaient clairement au-delà de ça. En avait-elle conscience ? Mal semblait trop perspicace pour ne pas le savoir.

Et puis soudain les révélations horribles de ce midi lui revinrent en tête et il lutta pour continuer à respirer normalement et maintenir son expression lumineuse, parce que...

Il n'arrivait même pas à imaginer. Au milieu de cette existence atroce qu'elle avait vécu, elle avait dû aussi enterrer son amour pour son amie en sachant que s'il était découvert, un sort horrible lui serait réservé par ses compatriotes.

(Ben songeait que cette haine homophobe était surtout un prétexte qu'avaient trouvé les pires monstres de la prison pour laisser libre cours à leur perversité et leur soif de sang plutôt qu'une réelle conviction, d'ailleurs.)

Il n'osait même pas songer à la terreur qui avait dû habiter Mal tout ce temps, à ce qu'elle avait dû ressentir.

La jeune fille s'était reprise, elle avait de nouveau cet air tranquille et un peu amusé qu'elle avait souvent, ignorante de toutes ces pensées qui le traversaient.

« Alors, pas de plan particulier nous concernant ? »

« Non. Enfin, sauf celui de vous aider, et de reprendre le contrôle de l'Île. » Il laissa son sourire devenir plus fin. « Et de me servir de toi pour ensorceler Leah. »

« Il y a un côté dangereusement machiavélique chez le petit prince chéri d'Auradon, » apprécia Mal avec un petit rictus.

« Le prince chéri peut s'énerver quand on s'en prend à ceux qu'il aime. Oh, si tu pouvais aussi faire en sorte de rallonger les journées pour que je puisse avoir le temps de faire autre chose que des devoirs avec Audrey... »

« Tu n'es pas encore roi, et la magie est toujours aussi mal vue. Désolée. »

« Cruel, » souffla Ben. « En plus à l'école, nous ne pouvons même pas nous rejoindre la nuit. »

Le regard de Mal s'écarquilla.

« Et pourquoi tu voudrais rejoindre une princesse au milieu de la nuit ? »

« Parce que j'aime dormir avec elle. J'aime la serrer contre moi quand je m'endors et j'aime l'avoir dans mes bras et j'aime me réveiller avec elle et j'aime ces discussions qu'on ne peut avoir qu'en chuchotant dans le noir. » Il laissa une petite pause, puis ne put résister. « J'aime aussi lui faire l'amour. »

L'air scandalisé de Mal le fit éclater de rire. Elle le frappa au bras, un sourire pointant au coin de ses lèvres.

« Benjamin d'Auradon ! Je suis absolument outrée ! »

« Quoi ? Nous sommes ensemble depuis des années, nous avons dix-huit ans, nous nous aimons. Attendre le mariage, c'est seulement dans les vieilles histoires. J'imagine que personne ne pense vraiment qu'on attend, même si bien sûr nous avons toujours des chambres séparées, même quand nous restons au château de mes parents. Enfin, officiellement séparées. »

Mal sourit plus grand, amusée.

« Ben ! »

« Nous ne faisons pas ça à l'école, beaucoup trop de risques. »

« Dans le château de tes parents ? »

Il haussa les épaules.

« Mes parents ne nous le reprochent pas, tant que nous restons responsables et discrets. »

« Tu as cassé tout le mythe des princes et des princesses innocents et parfaits. Je suis déçue. »

« Alors tu ne devrais vraiment pas t'interroger sur ce qu'il se passe parfois dans la chambre de Chad à l'école. »

La jeune fille grogna et il ne put s'empêcher de rire face à son expression dégoûtée.

« Je ne veux rien savoir. Rien. »

« Sage décision. Lâche, mais sage. »

O

Evie se leva quand enfin la porte de leur chambre s'ouvrit.

Comme les garçons, elle observa Mal entrer alors que le soleil descendait sur Auradon.

Il y avait une étrange tension dans les muscles de leur capitaine, un voile dans son regard qu'elle ne sut interpréter.

« Alors ? » demanda Jay. « On doit filer ou ça roule ? »

« Ça va, le sortilège a fonctionné, il ne se rappelle de rien de précis. »

« La baguette ? » demanda Carlos en croisant les bras.

« Marraine l'a avec elle. Elle ne s'en sert pas et Ben ne sait pas si elle l'a sur elle et la dissimule ou si elle l'a cachée quelque part. »

« Ça ne nous arrange absolument pas. »

« Non. »

« Et pour le reste, qu'est-ce qu'il a dit ? »

Mal avait l'air pensive, presque détachée. Elle s'arrêta près de la fenêtre, puis se tourna vers eux avant de faire un geste des bras étonnamment inutile.

« Apparemment il n'y a pas de piège. »

« Aucun ? »

« Ils veulent savoir ce qu'il se passe sur l'Île et comment reprendre le contrôle. »

« Ça, on le savait déjà, » remarqua Jay.

« C'est tout. »

« Sérieux ? Peut-être que Ben est dans le noir. »

« Non. Non, je ne crois pas. Il en était convaincu. Tout ce qu'ils veulent, c'est reprendre le contrôle de l'Île. Tout ce que lui veut, c'est faire sortir tous les prisonniers qui pourraient s'intégrer et emprisonner les autres... ailleurs. »

« Et... et nous ? » demanda doucement Carlos.

Il y avait une incrédulité persistante dans l'expression de Mal, dans sa voix. Lorsqu'elle répondit, son ton était presque fragile, sa phrase plus interrogative qu'affirmative.

« Ils veulent nous aider ? »

Evie observa les garçons rester immobiles, surpris, pensifs. Elle observa Mal, son attitude inhabituelle, si clairement en dehors de sa zone de confort.

« Nous aider à quoi ? » interrogea finalement Jay prudemment, et il y avait une pointe de... quelque chose dans sa voix.

Quelque chose qu'Evie n'y avait jamais entendu, quelque chose de presque lumineux, quelque chose de tremblant et de dangereux.

« Nous aider à nous intégrer ici, » expliqua Mal en croisant les bras. « À nous adapter. À... à aller mieux, apparemment. »

Un nouveau silence les enveloppa.

« Il a dit ça ? » souffla Carlos.

« Et apparemment, il nous aime bien. Il rêve d'être notre ami. »

Jay haussa les sourcils.

« Huh. »

« Ouais, » balaya Mal en levant les yeux au ciel. « Franchement si vous croyez qu'il est étrange maintenant, vous devriez le voir quand il est complètement sincère. »

« Qu'est-ce que ça donne ? »

« Ce qu'on pensait. Il n'est pas idiot et il est même stratège, il a un côté sombre et il est mature et bien moins naïf qu'il veut le faire croire. »

« Il est dangereux, » en conclut Carlos.

« Oui. Oui, il est dangereux, » confirma Mal lentement, mais il n'y avait pas de dureté dans son ton, toujours cette voix trop posée, trop pensive.

Evie fronça les sourcils, continua de les observer alors que Mal haussait les épaules.

« Notre venue n'est qu'une première étape dans un plan de plusieurs décennies. Audrey et lui ont de grands projets pour les royaumes, ils jouent un rôle pour arriver à leurs fins. Ils veulent transformer un paquet de choses par ici, l'Île n'en est qu'une parmi d'autres. »

« Qu'est-ce qu'on fait, du coup ? » demanda Jay en modifiant un peu sa position, passant son poids sur son autre pied.

Evie connaissait ce mouvement chez lui. Un signe d'hésitation, de nervosité.

Un nouveau silence. L'indécision.

C'était dangereux et il y avait dans l'air comme une nouvelle énergie chargée d'une émotion inédite et prudente.

Evie plissa les yeux, puis fit un pas en avant.

« On ne change rien, » dit-elle, la voix ferme. Elle rencontra le regard surpris de Mal sans ciller. « Le plan ne change pas. On continue à chercher le moyen de mettre la main sur cette baguette. »

Les garçons jetèrent un œil à Mal, et leur capitaine hocha la tête.

Jay soupira.

« Noté. On ne change rien. Je vais descendre manger. Je commence vraiment à me faire à tous ces repas. »

« Je te suis. »

Carlos le bouscula un peu sur le chemin de la porte et Jay le poursuivit rapidement. Une fois qu'ils furent sortis, Mal s'adossa au mur derrière elle, son regard planté dans celui d'Evie.

« Dis ce que tu as à dire, » invita-t-elle, la voix pas tout à fait froide mais certainement pas chaleureuse non plus.

« Notre équilibre est déjà précaire. Ce n'est pas le moment d'avoir des doutes. »

« Je n'ai aucun doute. »

« Vous en avez tous. »

« Excuse-moi ? » gronda Mal froidement en faisant un pas vers elle, ses iris illuminés.

Evie ne bougea pas, peu impressionnée.

« Tu as du respect pour le prince. »

Les dents serrées, Mal contint la magie grondante qu'Evie put sentir monter en elle.

« Je sais ce que je fais. »

« Je n'ai pas dit le contraire. Je dis juste que tu as du respect pour lui, et qu'il est dangereux. Peut-être qu'ils ne nous veulent pas du mal directement. Ça ne veut pas dire que leurs actions ne nous en causeront pas. »

« Tu dis tout ça comme si j'avais confiance en eux. » Mal la contourna rapidement, furieuse et agitée. « Je sais qui ils sont. Je sais ce qu'ils ont fait, je sais de quoi ils sont responsables. Tu crois vraiment que je ne les déteste pas ? »

« L'un n'empêche pas l'autre. Ben est... intéressant, » concéda-t-elle, même si elle ne comprenait le garçon que très partiellement. Ce n'était pas comme si elle lui avait accordé énormément d'attention jusque-là, il y avait simplement beaucoup trop de choses et de paramètres à surveiller pour étudier un seul individu. Il ne l'avait pas intriguée comme il intriguait Mal. « Mais nous avons un plan à suivre et une mission à accomplir, et dans ce cadre il est autant un ennemi qu'une victime potentielle. »

Probable.

Elle ne le dit pas, même si l'évidence flottait entre elles.

« Mal, » reprit-elle plus doucement, « nous n'avons pas le choix. Tu sais ça. »

Après plusieurs inspirations, les traits de la jeune fille s'adoucirent, ses épaules s'affaissèrent un peu. Elle détourna le regard.

« Peut-être... que j'aurais aimé en avoir un, » murmura-t-elle.

Sa confession engendra des étincelles de tristesse et d'affection au creux d'Evie, et elle baissa le ton elle aussi.

« Je sais. »

« Si au final une issue se présente, » reprit Mal prudemment, sa voix un peu plus sûre, son regard dans le sien de nouveau, « s'il y a une chance pour vous de vous en tirer, d'être... libres... Si jamais on vient à manquer de temps, ou si ça ne tourne pas comme on veut d'une façon ou d'une autre, vous saisirez cette chance. »

Tout l'être d'Evie se rebella contre cet ordre, sa magie glaça sa peau et la força à frissonner mais elle resta calme, parfaitement tranquille à l'extérieur. Une simple promesse passa ses lèvres.

« Je respecterai mes serments. »

Mal sembla vouloir insister, fronça les sourcils seulement pour se raviser. Elle savait reconnaître un combat perdu d'avance.

« Bien, » murmura-t-elle, scellant cet accord.

(Scellant leur destin.)

O