XII

Le compte à rebours s'accélère


« Something wicked this way comes
Something we may not outrun

In the distance hear the drums
warning all the chosen ones
Growing louder
in the darkest hour
Something wicked this way comes »

-The Wicked, by Andrea Wasse


Mal se sentait fatiguée.

Ce n'était pas vraiment physique. N'ayant plus grand-chose à préparer pour leur plan, ils avaient des nuits plus longues qu'ils n'en avaient jamais eues avant, bien aidées par le fait qu'à l'école ils étaient maintenant quasiment certains que personne n'essayerait de les attaquer dans leur sommeil.

Non, c'était mental, et elle en avait conscience. Des tas de choses se bousculaient dans sa tête, tout ce temps libre était inédit et lui laissait beaucoup trop d'espace pour réfléchir et ressasser et analyser et espérer.

Le roi, la reine, Marraine, Ben, même tous ces crétins de gamins d'Auradon Prep... Leurs mots tournaient et tournaient en elle et elle ne parvenait pas à les enterrer. Il y avait trop de et si et trop de j'aimerais et c'était dangereux et stupide et ça la rendait irascible et en retour, sa magie s'éveillait, le dragon grondait et elle ne pouvait qu'être tendue, attendant l'instant où elle perdrait le contrôle et la douleur arriverait.

Maléfique avait vraiment le don de pourrir son existence, même quand elle était absente. Son sang était un véritable poison.

Elle aurait aimé pouvoir sécher les cours, pouvoir dire sa façon de penser aux professeurs de la matinée, aux étudiants, casser et provoquer et insulter, mais elle devait se souvenir de leur objectif et luttait pour se contenir. Jay près d'elle bougeait trop. Elle se demanda ce qui lui traversait l'esprit, si lui aussi commençait à se sentir trop à l'étroit, à perdre le contrôle.

Elle n'avait pas revu Ben ce matin-là, ce futur roi, si lumineux et vif d'esprit et pas si droit et pas si honnête et pourtant bon.

Sur l'Île, il n'y avait que deux possibilités. Bon ou mauvais. Héros ou méchant. Les bons étaient doux et stupides et généreux et altruistes, les autres étaient pourris et cruels et égoïstes et vils.

Du moins, c'était ainsi que l'avait toujours vu Mal, mais Mal commençait à comprendre qu'elle n'avait peut-être jamais eu toutes les cartes en mains. Que son enfance sous la coupe de Maléfique avait réduit son champ de vision et que toute une existence à se concentrer sur sa survie lui avait fermé bien des portes. Après tout, parmi tous les gens qu'elle avait croisés sur l'Île, sur le territoire de sa mère, parmi ses ennemis et dans son gang, il y avait quelques personnes qu'elle aurait eu bien du mal à qualifier de cruels ou mauvais. Ils avaient été pathétiques et faibles et elle les avait écrasés et elle les avait dénigrés parce que les puissants, Maléfique et les autres, les avaient réduits à rien d'autre que des sujets et des sous-fifres. Incapables de se révolter contre les plus forts. Et ils avaient eu des familles et... plus que des alliés, et des foyers et des liens et... Tous des criminels, tous coupables, tous sur l'Île, oui, mais peut-être que...

Peut-être que tout n'était pas aussi clair que bon ou mauvais.

Peut-être que le grand roi des bons pouvait être violent et cruel parfois et enfermer toute une population sur une île et détourner le regard même s'il savait que d'horribles choses pouvaient s'y passer, parce que pour son peuple et les siens, c'était la chose la plus raisonnable à faire. Et que ça ne faisait pas de lui un monstre pour autant.

Peut-être que le prince le plus chaleureux et bienveillant qui existait pouvait aussi être stratège et manipulateur et amer et parfois sombre tout en restant l'homme le plus altruiste du monde.

Et... et peut-être que le meilleur des voleurs pouvait être plus qu'un délinquant violent. Qu'il pouvait détourner l'attention de leurs ennemis quand Mal se sentait perdre pieds. Qu'il pouvait flirter de la façon la plus ridicule qui soit pour distraire Evie quand elle sombrait. Qu'il pouvait risquer des conséquences pour ramener des bidules électroniques sans aucune valeur pour lui pour les fourrer dans le placard de Carlos quand il savait que le garçon avait eu une mauvaise journée. Peut-être même qu'il pouvait parfois, rarement, avoir ce genre de comportements avec des presque inconnus, des membres du gang, des habitants du territoire. Peut-être qu'il avait vomi d'émotion la première fois qu'il avait laissé un cadavre derrière lui lors d'un combat. Peut-être qu'il ne parvenait pas à lui cacher cet air vaguement nauséeux qu'il avait quand un corps se trouvait exposé sur la grande place du marché.

Jay n'était pas un ange. Il n'était pas bon.

Mais si elle buvait une potion de vérité, Mal n'emploierait pas le mot mauvais pour le qualifier. Il y avait quelque chose de chaud en lui, de loyal et de précieux qu'il avait toujours réussi à cacher et à enterrer et à garder. Quelque chose qui ressortait plus souvent ces derniers jours, qui se montrait dans son regard, dans ses gestes, même dans sa posture.

Evie et Carlos n'étaient pas mauvais non plus. Ils n'étaient pas vicieux ou cruels naturellement, bien que tous les deux étaient calculateurs et bien plus froids et distants que ce que les personnages qu'ils jouaient à Auradon supposaient.

Derrière toute cette rage et cette rancœur, Carlos cachait une douceur innée que Mal avait dû plusieurs fois lui intimer de ravaler au cours de leur jeune adolescence. Quand il n'y avait qu'eux, quand il se sentait en sécurité, il pouvait avoir l'air jeune et innocent et pétillant et malicieux, si fragile et normal que Mal devait lutter pour ne pas laisser la panique monter en elle parce qu'elle ne pouvait pas avoir un lieutenant si faible. Chaque fois elle devait se raisonner et se souvenir que Carlos était fort et malin et qu'il dissimulait cette part de lui dès qu'il sortait du repaire et n'avait jamais failli.

Evie cachait trop de choses, à tout le monde. Evie se cachait même beaucoup trop de choses à elle-même. C'était à la fois fascinant et inquiétant et parfois même amusant. Mal ne savait pas pourquoi ou comment c'était possible, elle était plutôt certaine que le pas très sain de Ben était loin de couvrir la vérité, mais elle avait tellement observé Evie, tellement passé de temps près d'elle qu'elle avait appris à remarquer l'invisible.

Et la plupart des gens qualifieraient peut-être Mal et Evie de monstres en raison de ce qu'elles avaient dû faire au nom de leurs mères et parfois en le leur, et ce serait mentir de dire qu'elles n'avaient jamais eu le choix ou regrettaient tout, mais si elle prenait le temps d'y réfléchir, de vraiment y songer sans les barrières mentales que l'Île et Maléfique l'avaient forcée à ériger, Mal n'était pas certaine que cruelle et mauvaise et monstre étaient des qualificatifs appropriés pour elle. Ni qu'elle en voulait, d'ailleurs. Et Evie pouvait endosser beaucoup de noms, Evie pouvait même tout être si elle le désirait, mais en son cœur Mal savait qu'il y avait autre chose, quelque chose de pur et de brillant et de lumineux qui était si enterré sous des années de noirceur que même Evie en avait oublié l'existence.

Ils n'étaient pas purement mauvais, tous les quatre.

Mais ils n'étaient certainement pas bons non plus.

S'ils avaient le choix entre eux et le reste du monde, ils ne réfléchiraient même pas. Ce n'était pas une réaction normale. Ce n'était pas la bonne réaction.

Ben (tout comme apparemment ses parents et Marraine et la psy) avait l'air de penser que ce n'était pas irrémédiable. Que, peut-être, avec du temps et de la patience et toutes ces conneries, avec tout ce qu'Auradon avait à offrir, ils trouveraient un équilibre. Sauraient vivre. Vivre un peu comme eux tous, en cessant de haïr et de se réveiller en sursaut la nuit et de surveiller leurs arrières et de guetter le moindre signe de trahison chez leurs interlocuteurs. Vivre sans être tout le temps si tendus. Vivre sans être isolés. Vivre en faisant confiance. Vivre sans avoir peur sans cesse, sans avoir à être mauvais ni bons.

Mal ne savait pas si c'était possible, mais une petite part d'elle avait envie de le découvrir, et elle ne parvenait pas à l'étouffer, à la ravaler, et ça la rendait dingue et augmentait son stress et sa colère.

Quand enfin la dernière heure de cours se termina et qu'ils furent libérés, Jay et elle se dirigèrent vers le point de rendez-vous prévu. Elle était en train de déterminer une excuse pour qu'ils échappent à un repas en groupe quand elle remarqua que bien que Carlos était là (avec le chien dans ses bras) près de Lonnie et de Jane, il n'y avait aucune trace d'Evie.

Leur matinée avait commencé par un cours commun (Peuples et civilisations du monde— que Mal n'avouerait jamais beaucoup apprécier), puis ils avaient été séparés. Jay et elle devaient avoir eu des scores semblables à leurs tests de connaissance, parce qu'ils étaient souvent ensemble. Le mardi matin, c'était d'abord les langues anciennes et ensuite le double cours de sciences politiques, tandis qu'Evie et Carlos devaient supporter des maths et de la physique.

« Carlos. »

L'ordre dans son ton était clair et le garçon se tendit, lui portant toute son attention.

« Où est Evie ? »

« Elle a été désignée par le prof pour ranger le matériel avec d'autres élèves. Je n'ai pas été autorisé à aider, et elle m'a demandé de partir. »

Ça ne lui plaisait pas, même si objectivement Mal savait à présent que chacun d'eux pouvait parfaitement s'en sortir seul dans cette école. Le cours d'initiation à la politique était à l'autre bout du bâtiment, la salle dans laquelle s'étaient trouvés Carlos et Evie par contre était bien plus proche du restaurant et la jeune fille aurait déjà dû être là.

« Combien de temps ? »

« Ça fait quinze minutes, elle devrait arriver. »

Mal balaya le couloir du regard, attendit deux minutes et soupira. Elle sortit son téléphone, lutta pour le déverrouiller puis envoya un message à Evie pour savoir où elle se trouvait. En attendant la réponse, elle écouta distraitement Lonnie parler avec deux autres élèves un peu plus loin, tandis que Carlos et Jane essayaient de faire patienter Camarade, intéressé par les odeurs s'échappant du restaurant au bout du couloir. Jay près de Mal observait les étudiants circulant près d'eux, l'air fermé.

Lorsque son téléphone bipa, il se pencha par-dessus son épaule pour lire avec elle.

[Je retourne à la chambre, je dois soigner une coupure. Je vous rejoins plus tard.]

Le sang de Mal se glaça, mais elle se tourna vers les Continentaux calmement et sourit.

« Désolée, on ne peut pas manger avec vous aujourd'hui. On se verra plus tard ! »

Enfer, être sympathique était épuisant et une véritable perte de temps.

Elle tourna les talons et se dirigea rapidement vers les escaliers, se forçant à avoir l'air détendue. Les garçons la suivaient de près, et aussitôt qu'ils furent au bon étage dans un couloir quasiment vide, ils accélérèrent le pas.

« C'est quoi le problème ? » demanda Carlos, la voix basse.

« Evie est blessée. Rien de grave apparemment. »

Mal ouvrit la porte avec trop de force, mais elle ne le regretta pas quand son regard se posa sur ce qu'Evie tenait.

« Hors de question ! » gronda-t-elle en la rejoignant en quelques pas rapides pour lui arracher la fiole de potion orange de la main.

« Mal ! Qu'est-ce qui te prend ? »

Evie se leva du lit sur lequel elle avait été assise. Son expression se glaça mais Mal ne cilla pas. Elle entendit les garçons refermer la porte derrière eux et fusilla l'autre fille du regard.

« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? »

Evie leva son bras gauche, sa main droite à présent plaquée contre son poignet pour essayer d'empêcher le sang de couler.

« Un gamin a fait tomber un plateau, j'ai tendu la main mais me suis rappelé au dernier moment que je ne pouvais pas utiliser mes pouvoirs devant tout le monde. Du coup tous les instruments sont tombés et se sont cassés et je me suis coupée. »

« Montre. »

Même si elle soupira, Evie s'exécuta. La coupure sur le côté de son poignet devait faire six centimètres et semblait profonde, mais pas assez pour nécessiter des points.

« Heureuse ? Maintenant donne-moi la potion. »

« Non, » rétorqua Mal durement.

« Pardon ? »

« Tu ne bois plus cette merde. »

« C'est juste une coupure, Mal, ça sera terminé en quelques minutes. »

« Je me contrefous du temps qu'elle prendra pour agir. Tu ne la bois pas. On a ce qu'il faut pour soigner une blessure de ce genre. Carlos. »

Mais le garçon l'avait devancée, il déposait déjà leur kit de premier secours sur le lit près d'elles et l'ouvrait, entièrement d'accord avec Mal.

« C'est ridicule, » protesta Evie sèchement. « Je n'ai pas besoin de ça. »

« Tu n'auras pas cette potion. »

« Ça va laisser une cicatrice. »

« Et... ? Elle sera discrète. »

« Je ne peux pas avoir de cicatrice. »

Il y avait quelque chose derrière la colère d'Evie, quelque chose de fragile, alors Mal se força à adoucir son ton.

« C'est fini, ça. La marque se verra à peine. Ça n'a pas d'importance. »

« Bien sûr que ça en a, » contra Evie froidement, son regard allant trouver celui de Jay qui croisa les bras.

« Ça n'en a pas, » soutint-il, la voix ferme et posée. « Tu nous as vus ? Est-ce que ça a de l'importance pour toi ? »

« Ces règles-là ne s'appliquent plus. Plus maintenant. Evie, ne me force pas à t'en donner l'ordre. Je le ferais si je le dois. »

« Tu décides de la façon dont on se soigne maintenant ? »

« Ça, c'est se soigner, » rétorqua Mal en pointant du doigt les fournitures que Carlos venait d'étaler sur le lit. « Ça, » continua-t-elle, agitant la fiole, « c'est juste de la torture. »

« Cette potion m'a sauvé la vie plus d'une fois. »

« J'en ai rien à foutre, ta vie n'est pas en danger. C'est juste une coupure, et tu ne boiras plus ce truc. »

« Et qui m'en empêchera ? Toi ? Tu vas décider de ce que je peux faire ou non en dehors de nos obligations, Capitaine ? »

Mal prit une petite inspiration, étouffa sa colère une fois encore, calma sa magie pour pouvoir contrôler son ton. Elle n'était pas sa mère, elle n'était pas Grimhilde, elle n'était pas un monstre ni une dictatrice, elle ne régissait pas la vie de ses alliés. Elle ne les forçait à rien, même si tout son être lui hurlait de briser la fiole de la potion au sol et d'ignorer Evie.

Mais elle n'ignorerait jamais Evie, ni ses désirs, ni ses peurs, ni ses envies. Ce n'était pas la personne qu'elle voulait être, et c'était une frontière que personne ne la forcerait jamais à franchir.

« Tu n'en as pas besoin, » dit-elle finalement, la voix posée et basse, dénudée de son autorité. « C'est pas grave si la coupure met des jours à guérir. C'est pas grave si elle laisse une petite marque. C'est pas grave, parce que tout le monde s'en fiche ici. Elle n'est plus là, Evie. Il n'y aura pas de conséquence. Alors on va utiliser les méthodes auradoniennes. Et on va oublier que cette potion existe et ne plus jamais l'utiliser. D'accord ? »

Son changement d'attitude provoqua celui d'Evie, dont la posture s'adoucit aussi. Pendant quelques secondes, son masque impassible fit place à une rare vulnérabilité.

« Je ne... »

Il y avait une hésitation fragile chez elle, et son regard évita celui de Mal. Alors la demi-fée tendit sa main libre vers elle.

« Je vais te soigner. J'ai un peu d'expérience avec les coupures, » plaisanta-t-elle sombrement, un petit sourire involontaire aux lèvres.

Il n'y eut aucun mouvement de la part de l'autre fille, et Mal ne bougea pas non plus.

« Evie, laisse-moi te soigner. »

Ce n'était pas un ordre, et elle n'avait pas besoin d'ajouter une marque de politesse pour que la prière dans son ton soit audible.

Pendant quelques secondes, Evie observa sa main sans vraiment réagir. Mal ne sut pas lire ses pensées, mais elle sentit son hésitation et sa crainte. Alors quand enfin la sorcière posa son poignet blessé dans sa paume, elle sentit son cœur faire un bond et dut avaler discrètement sa salive pour desserrer sa gorge.

Elle tendit la fiole à Jay derrière elle, et le garçon s'empressa de la prendre pour aller la vider dans les toilettes. Mal aurait aimé avoir cette satisfaction, mais elle s'assit avec Evie au bord du lit et accepta la serviette humide que lui tendait Carlos.

« Vous pouvez aller manger, » proposa-t-elle aux garçons.

Ils se consultèrent du regard, puis acquiescèrent.

« On vous ramène des trucs, » promit Jay avant de partir.

Une fois dans le silence, Mal posa ses doigts sur la main d'Evie pour qu'elle la retire de la blessure. Elle pressa la serviette sur sa peau, et laissa Evie la lui prendre pour éponger le sang. Pendant ce temps, elle prit une compresse qu'elle imbiba de désinfectant avant d'étudier la bouteille.

« Qu'est-ce que tu fais ? » demanda doucement Evie.

« Je me souviens plus si c'est celui qui pique ou pas. Carlos a dit quand on les a volés qu'il y en a un qui est fait pour ne pas piquer et— eh ! »

Elle fronça les sourcils de mécontentement lorsqu'elle vit Evie presser sans hésitation le coton humide contre sa coupure. Il y eut juste une tension très passagère dans ses muscles qui dura une fraction de seconde et qui informa Mal que malheureusement il s'agissait bien du désinfectant douloureux.

Peut-être avait-elle laissé échapper un petit soupir ou peut-être avait-elle fusillé du regard la compresse un peu trop longtemps, parce qu'Evie sourit.

« C'est juste une coupure, Mal, » lui rappela-t-elle tranquillement.

« Je sais. »

Mal avait récolté assez de blessures pour savoir que ce n'était pas parce qu'on ne risquait pas de mourir qu'on ne souffrait pas. Et la douleur passagère mais vive des désinfectants était une vraie saloperie, peu importe le genre de produits utilisés.

Bien sûr qu'ils avaient tous souffert de maux bien plus graves. Bien sûr que la potion orange lui aurait fait endurer bien pire pendant de longues minutes. Bien sûr qu'Evie tolérait incroyablement bien la douleur et que pour elle ce n'était pas grand-chose.

Ça ne signifiait pas que ça plaisait à Mal. Ça ne signifiait pas que c'était rien.

Elle banda le poignet d'Evie et la laissa aller se laver les mains pendant qu'elle rangeait et jetait les compresses et cotons usés. Lorsqu'elle revint dans la chambre, Evie contemplait son pansement avec un air qui ressemblait dangereusement à de l'anxiété.

« N'y touche pas. Laisse-le tranquille, ça guérira. »

Evie haussa un sourcil en s'avançant vers elle.

« Je sais comment ça marche, » rappela-t-elle.

Mal leva les yeux au ciel. Evie avait beau être une experte en biologie, ça ne voulait pas dire qu'elle lui faisait confiance pour prendre correctement soin d'elle-même.

« Comment tu vas, Mal ? »

La question la prit totalement au dépourvu.

« Quoi ? »

Le regard d'Evie s'adoucit, son expression aussi, et Mal sentit ses propres sentiments s'apaiser.

« Ta magie est agitée, » remarqua doucement Evie.

« C'est juste la situation. »

« Tu penses à ce que t'a dit Ben. »

« Pas toi ? Ça change certaines choses. Pas le plan, évidemment. Juste... j'en sais rien. Je n'aime pas mettre au point une opération sans avoir toutes les variables, tu sais ça. Et ici j'ai l'impression qu'il me manque trop d'informations. »

« Comme si le terrain changeait chaque jour. »

« Exactement, » acquiesça Mal, soulagée d'être comprise. « Ma magie ne m'aide pas. »

« Elle est de plus en plus instable. »

Ce n'était pas surprenant qu'Evie soit aussi sensible aux fluctuations de sa magie. Mal pouvait sentir la sienne, elle aussi. Sentir quand Evie faisait appel à elle, consciemment ou non, et ainsi lire plus facilement ses humeurs.

« Ça va aller, » rassura-t-elle nonchalamment. « On a encore quelques jours devant nous. »

Evie hocha la tête, le regard assombri. Mal préférait quand ses yeux noisette pétillaient, quand ils tiraient plus sur l'or que le marron. Alors elle lui attrapa une main et s'approcha d'elle.

« Tu veux savoir ce que j'ai appris dans leurs cours ce matin ? » demanda-t-elle légèrement, un sourire aux lèvres.

En réponse, Evie pencha la tête sur le côté avec curiosité, et le coin de ses lèvres se souleva.

« Tu as écouté ? Mal, je suis absolument choquée. »

« J'étais vraiment désespérée, je me suis rarement autant ennuyée. Bref, tu sais que Jay et moi avons ce cours ridicule, Introduction à la Politique des gentils crétins lents, aveugles et niais ? »

« Je suis plutôt certaine que ce n'est pas son intitulé, mais oui. »

« On voit que tu n'en as pas entendu le contenu. Heureusement qu'ils ne t'y ont pas inscrite. Aujourd'hui le prof nous a expliqué pendant près d'une demi-heure que si certains des gosses dans la salle voulaient choisir une carrière en politique, ils ne devaient se lancer que s'ils le faisaient pour le bien du peuple qu'ils représenteraient. »

Le petit rire d'Evie fut aussi spontané que sincère, et Mal sentit son sourire s'agrandir.

« Tu mens, » reprocha la sorcière, le visage illuminé par son amusement.

« Absolument pas ! Je le jure sur ma dague ! Je ne sais pas où ils ont trouvé ce type mais même à Auradon il n'a aucune chance de s'en sortir. »

« C'est impossible d'être aussi naïf. J'ai lu des essais de politique moderne, aucun n'était aussi idéaliste. »

« Tu comprends pourquoi j'écoutais. C'était hilarant. Je crois que même les petits Auradoniens ont trouvé ça peu crédible. Et toi ? Est-ce que tu as appris des choses intéressantes dans vos deux derniers cours ? »

« Oh oui. Très intéressantes et tout à fait inédites, » acquiesça-t-elle avec un enthousiasme voulu aussi faux qu'ironique. « Comment résoudre des équations à deux inconnues, pourquoi le ciel est bleu, comment calculer la vitesse de la lumière, et aussi les perspectives qu'ouvre l'intégration des savoirs des peuples magiques dans le domaine de l'énergie. » Evie fronça les sourcils. « En fait, ça, c'était plutôt intéressant. »

Mal haussa un sourcil, amusée.

« Tu réalises que je n'ai la réponse à aucune de ces choses, pas vrai ? »

« Je ne disais— »

« Je sais, » coupa immédiatement la fée en serrant sa main pour essayer d'apaiser sa soudaine tension. « Tu es brillante, je sais ça. J'aime ça, » ajouta-t-elle rapidement, luttant pour ne pas détourner le regard avec embarras. « Tu peux râler contre la stupidité des cours quand tu veux. Ou la nôtre. Ou même commenter les essais indigestes que tu aimes tant lire ou t'enthousiasmer sur je ne sais quel bidule que vous trafiquez avec Carlos. Je ne prétendrai pas tout comprendre, mais j'écouterai. » Elle prit une petite inspiration pour faire passer son anxiété avant de continuer. « J'aimerais écouter. Si tu veux parler. De n'importe quoi. »

Est-ce que c'était aussi maladroit qu'elle en avait l'impression ?

Bordel, Mal n'était jamais à court de mots, elle était éloquente et une as de la rhétorique, elle n'était en rien timide alors pourquoi son cœur battait aussi vite ?

Elle ne faisait rien de dangereux.

Elles étaient à Auradon et sans doute au bout de leur chemin, alors pourquoi devrait-elle garder le silence ? Pourquoi ne pourrait-elle pas plonger ?

Il n'y aurait pas de conséquence ici, Ben et les autres l'avaient dit, ils avaient... des règles contre les conséquences, ils avaient des lois opposées à celles de l'Île et...

Et Mal était si fatiguée de devoir se contrôler tout le temps, fatiguée de devoir écraser cette part d'elle quand elle savait que ce n'était certainement pas la part anormale ni même la plus révoltante. Elle était assez lucide pour avoir conscience que si ça faisait ressortir la haine des tarés sur l'Île, alors c'était probablement quelque chose qui n'était pas mauvais. Ça ne pouvait pas être contre-nature quand Evie faisait naître des choses en elle qui lui donnaient assez de force et de courage pour vaincre tous ses ennemis et continuer à avancer.

L'Île était loin, elle serait peut-être morte dans quelques jours, et Mal voulait.

« On se parle tout le temps, » remarqua doucement Evie.

« Tu sais que ce n'est pas tout à fait vrai. En réalité, on se parle rarement. On ne se parle pas des choses qui sont importantes. »

« Les sciences sont importantes ? »

« Pour toi, oui. »

« C'est seulement un outil. »

« Alors pourquoi tu n'en parles jamais vraiment ? »

« Tu veux que je te parle de mathématiques, Mal ? »

Il y avait un sourire amusé sur son visage mais son regard était vif et attentif.

« Tu sais ce que je veux dire. Parfois tu ne dis rien de ce que tu penses vraiment. Tu ne partages pas ce que tu aimes. Et je sais que sur l'Île c'était important que les autres ignorent en partie ton intelligence et que la reine ne sache pas tout, mais on est plus sur l'Île, et il y a juste nous. »

Les quelques secondes de silence broyèrent l'estomac de Mal mais finalement, après avoir analysé sa demande, Evie finit par acquiescer.

« Tu ne parles pas de tout non plus, tu sais, » remarqua-t-elle doucement.

Mal fronça les sourcils.

« Quoi ? »

« Tu ne parles pas de tous ces livres d'art que tu dévores depuis qu'on est ici. »

« Ouais, » concéda Mal en levant le yeux au ciel, un peu embarrassée. « C'est... Ils sont intéressants. On n'avait pas trop le temps de se poser des questions sur les courants d'art présents dans les différents mondes sur l'Île. Je suis plutôt certaine que ça t'ennuierait profondément, mais je peux t'exposer pourquoi je pense que le néo matérialisme expressif est une fumisterie et pourquoi Roan Van Hart est un génie incompris. »

« Je n'ai jamais entendu parler de lui. »

« Evie, tu ne peux pas lire tous ces trucs inutilement compliqués sur les sciences et les maths et la politique et l'Histoire et ne rien connaître ou presque des arts. Tu sais qu'il y en a douze, n'est-ce pas ? »

« Je suis au courant. Une bonne partie n'est pas utile. »

Même si elle s'était attendue à une remarque de ce genre, Mal ne put que lâcher sa main et pousser son épaule pour lui manifester son mécontentement.

« Tu ne peux pas dire un truc pareil et rester mon lieutenant ! C'est juste impossible. Qu'est-ce qu'on serait sans les arts ? Des robots, des fantômes ! Même l'Île en était remplie, c'est pour dire à quel point ils sont essentiels ! »

« Les sciences sont essentielles, elles permettent de comprendre et de créer et d'améliorer, elles permettent de survivre. Les arts ne servent à rien. »

« Evie, si je n'étais pas ta capitaine et si je ne devais pas obéir aux Règles, je te frapperais, là, tout de suite. »

La jeune fille se contenta d'afficher un petit rictus narquois.

« Tu es une artiste dans l'âme, Mal. Bien sûr qu'on ne s'entendra jamais sur ce point. »

Mal ne put s'empêcher de rire, et son amusement se teinta d'une chaude affection lorsque l'air espiègle d'Evie devint confus.

« Tu ne vois vraiment pas, hein ? » souffla Mal.

« Je ne te suis pas, non. »

Elle aurait pu l'embrasser à cette seconde tant ses sentiments l'envahirent, mais elle se contenta de lui attraper la main pour l'entraîner vers son lit avant de prendre le carnet d'Evie et de l'ouvrir sur une page au hasard. Elle caressa du bout des doigts les croquis de différents vêtements colorisés, puis se tourna vers Evie.

« Qu'est-ce que tu vois ? »

« Des designs qui n'ont jamais été terminés, » répondit Evie doucement, incertaine.

Mal sourit.

« Moi je vois de la créativité, et de l'inventivité, de la passion. Je vois de l'imagination et du rêve et du talent. »

« On a besoin de vêtements, Mal. »

« Ce ne sont pas seulement des vêtements quand c'est toi qui les fais. Ce sont des pièces uniques et personnalisées et spéciales. Originales et parfaites et longuement réfléchies. Ce sont des œuvres d'art. Tu sais dessiner, tu sais créer. Et ce n'est pas seulement les vêtements, mais les potions et les poisons, le maquillage et les crèmes aussi, et l'ingénierie. Tu es une artiste, Evie. Et c'est exactement pour ça qu'on se comprend aussi bien. »

« Tu dessines des paysages et des gens avec une assurance et un sens de l'observation et du détail que je n'ai absolument pas. Tu tagues et tu peins et tu décores et je serais incapable de faire ça. »

« Nos arts sont différents, les tiens sont plus utiles, plus pratiques, si tu y tiens. Disons que tu es une artiste cartésienne. »

« C'est ridicule. »

« Et pourtant c'est vrai, » sourit Mal, victorieuse. « Comment tu peux êtres aussi brillante et aussi ignorante ? »

Une lueur de colère s'alluma dans les yeux d'Evie, mais Mal ne la laissa pas répliquer.

« Tu es pleine de contradictions. C'est pour ça que tu es tellement douée pour manipuler les autres. Parce que sans savoir ça, on ne peut pas te comprendre. Sans cette clé, impossible de te percer à jour. »

« Tu peux parler, Madame je mets à genoux tout un territoire par la terreur le jour et je dessine des animaux imaginaires la nuit. »

« Les deux ne s'excluent pas mutuellement, » rétorqua Mal avec un petit rictus. « Imagine si je pouvais faire sortir ces créatures du papier. J'aurais une armée pour soumettre mes ennemis. C'est ce que je veux dire. Tu n'aurais pas été aussi brillante si tu n'avais été qu'intelligente. C'est ta créativité mêlée à ton génie qui font de toi quelqu'un d'exceptionnel. C'est un mariage parfait, en quelque sorte. »

Evie avait l'air un peu hésitante. Elle la regardait intensément, ne semblait pas savoir comment réagir. Mal crut qu'elle était allée trop loin, qu'Evie allait modeler son expression pour cacher son trouble et se retirer de la conversation, mais soudain un petit sourire, lumineux et réel, éclaira son visage et ses yeux.

Mal fut celle à être perdue soudain, et elle se retint de bouger lorsqu'elle sentit sa nervosité augmenter.

« Quoi ? » demanda-t-elle finalement.

Au lieu de lui répondre, Evie pencha légèrement la tête sur le côté, ses yeux toujours dans les siens, et son sourire s'adoucit.

« Pourquoi tu ne parles jamais la langue des gobelins devant nous ? »

« Quoi ? »

« Quand tu parles à Mordock et aux autres lors d'opérations ou dans la rue. Pourquoi tu ne leur parles jamais dans leur langue ? Tu la parles, non ? »

C'était... absolument pas une question que Mal aurait cru un jour entendre, et elle lutta un instant pour rassembler ses pensées.

« Oui, » répondit-elle finalement, avec hésitation. « C'est la première langue que j'ai su parler, en fait. »

« Mais tu ne la parles pas devant nous. »

« Ils comprennent la nôtre parfaitement, et vous ne parlez pas le gobelin. Vous ne les supportez pas, d'ailleurs. »

Personne n'appréciait les gobelins, et Mal comprenait bien, ils étaient immondes et vulgaires et cruels et vicieux et pas toujours très malins.

« Ils sont tes alliés, » dit doucement Evie. « Je respecte ça. Vous travaillez ensemble, vous vivez ensemble, ils t'ont appris beaucoup de choses. Je sais ça aussi. Je comprends l'attachement que tu peux leur porter. »

« Je ne suis pas attachée à eux ! » protesta immédiatement Mal.

Evie ne réagit pas, et Mal croisa les bras.

« Ce ne sont que les esclaves de Maléfique, ils sont utiles, c'est tout. »

Lorsqu'Evie ne changea pas d'expression, ne cessa pas de la regarder avec cette chaleur au fond des yeux, Mal la fusilla du regard, vaincue.

« Où est-ce que tu veux en venir ? »

« Tu as dit que tu voulais qu'on se parle davantage. Tu voulais dire plus ouvertement, non ? Plus honnêtement ? Alors je te parle. Et je te dis que je comprends. Tu... Tu t'attaches, Mal. Ça fait partie de toi, et Maléfique et tous les autres n'ont jamais réussi à t'arracher ça. Tu t'attaches. Tu t'es attachée aux garçons, à moi, à notre bande. Et tu as toujours été attachée aux gobelins, ce qui est bien plus compréhensible que l'attachement que tu as pour Ben. »

Le nœud dans la poitrine de Mal se desserra avec ces derniers mots, parce qu'il y avait une lueur étrange dans les yeux d'Evie et qu'entendre être ainsi énoncée sa pire faiblesse n'était pas grand-chose au final face aux émotions que cette fille pouvait faire naître en elle.

« Tu n'arrives pas à cerner Ben, » comprit Mal, intriguée.

« J'essaye. » Evie fronça les sourcils. « Mais il est différent. »

« Tu ne peux pas enfermer les gens dans des cases. »

« La plupart du temps, si. Et une fois qu'ils sont dans une case, ils sont aisés à manipuler, à prévoir, à contrôler, à vaincre. Mais Ben, et ses parents aussi, et certains des autres... Il y a de nouvelles variables qu'il faut que j'assimile. »

« Evie... Les gens ne sont pas des équations que tu peux résoudre. »

« Je t'assure que si. »

« Non. Est-ce que je suis dans une case ? »

« Je n'ai pas besoin de te mettre dans une case. »

« Pourquoi ? »

« Tu n'es pas un ennemi. »

« Et tous les autres le sont ? »

Mal vit les traits d'Evie changer en une seconde, les émotions disparaître de son regard et son visage devenir un masque neutre, volontairement ou non.

« On ne devrait pas parler de ça. »

« Pourquoi ? »

« C'est compliqué. »

« Bien. Alors je vais te dire comment je vois les choses. Tu ne peux pas tout prévoir, tout calculer, Evie. Tu sais ça, l'Île nous a appris ça. Tu dis que je m'attache comme si c'était quelque chose d'extraordinaire, mais ça l'est pas. »

« Je ne m'attache jamais. »

« C'est des conneries. Et moi ? Et Carlos ? Jay ? Et Java ? D'où est-ce que ça sort, si tu ne t'attaches jamais ? »

« C'est différent. »

« Pourquoi ? »

« Je ne sais pas, » avoua Evie, il y avait comme de la colère dans son ton alors qu'elle s'éloignait d'elle. « C'est comme ça. »

« Tu n'arrives pas à comprendre que Ben aime son chien. »

« Parce que tu le comprends ? »

« Je trouve ça un peu stupide, mais je le comprends. Ce genre d'attachement n'est pas différent des faiblesses des gens sur l'Île, toutes ces choses dont je me servais pour leur faire payer leurs affronts à Maléfique. »

« Il n'y a pas que son chien, il y a tous ces risques qu'il prend avec nous. Je sais ce que tu as dit hier, mais ça n'a pas de sens. »

« Justement, Evie, on a toutes les clés pour comprendre Ben depuis hier. Il n'y a plus de mystère. Tu ne crois pas que si tu ne le comprends pas, c'est peut-être parce que quelque chose en toi ne veut pas le comprendre ? Parce que le comprendre serait dangereux ? »

« Je... je vois pas ce que tu veux dire. »

Mais elle avait pâli, et sa voix était devenue plus rauque. Mal songeait qu'une part d'Evie savait exactement ce qu'elle voulait dire, au fond d'elle.

« Ce serait dangereux de comprendre son altruisme, de comprendre sa dévotion et sa loyauté, de comprendre son attachement à son chien, son amitié avec lui, leur lien. »

« Je— »

« Je t'ai vu parler à Estia. Je sais que tu as un lien spécial avec toutes ces choses dans les Bois Morts, qu'elles te comprennent et que tu les comprends à cause de ta magie. Je sais que tu travailles avec elles et que tu te sers d'elles. Mais tu as donné un nom à Estia. »

« C'était un échange. Je ne suis pas attachée à elle. »

« Pourquoi tu n'as jamais parlé de Fergus ? »

La magie de Mal brûla ses veines pour l'avertir quand la température de la pièce chuta tellement que son souffle passa ses lèvres en condensation.

Pendant une seconde d'horreur, Mal vit Evie changer, sa posture, son expression, elle eut l'air jeune et terrifiée et plus vraiment là. Mais ça ne dura pas, Evie reprit le contrôle et se redressa, évitant son regard en se dirigeant vers son bureau.

« On s'arrête là, » intima-t-elle, la voix posée et détachée. « J'ai du travail à finir. »

Mal sut alors trois choses.

La première, qu'elle avait toujours plus ou moins su : la part d'Evie qui était lumineuse et pleine d'empathie et que Mal pouvait voir lors de rares instants éphémères était enfouie et verrouillée (probablement avec d'autres choses moins réjouissantes) au fond d'elle derrière de puissantes barrières.

La deuxième, qu'elle comprenait avec effroi : ces barrières mentales n'avaient jamais été aussi fragiles.

La dernière, qu'elle avait ignorée jusqu'à présent : Fergus était important. Fergus était une clé.

« Evie... » souffla-t-elle doucement, hésitante et le cœur serré. Elle s'approcha de l'autre fille mais Evie ne se tourna pas vers elle. « Je suis désolée. J'essayais pas de... »

« Je sais, Mal. » Sa voix était toujours posée, toujours détachée et neutre alors qu'elle sortait un dossier de son sac. « Fergus était utile, nos échanges m'aidaient beaucoup. Il est mort et j'ai dû trouver d'autres ressources. Ça a été ennuyeux, c'est tout. »

« D'accord. »

Les garçons arrivèrent et déposèrent tout un tas de nourriture sur la table, et Mal accueillit cette distraction avec soulagement. Ils regardèrent un peu la télévision en mangeant, se moquant allègrement des émissions et insultant occasionnellement les idiots à l'écran, puis il fut l'heure de rejoindre Marraine.

O

La situation était délicate et reposait sur un fragile équilibre.

Ben en avait plus que conscience après le week-end et la veille, et il avait passé une bonne partie de la nuit à en discuter avec Audrey— une fois qu'il l'avait assez calmée pour la dissuader d'aller s'en prendre à Mal.

Elle avait concédé que garder ce secret serait mieux pour tout le monde, mais qu'ils devraient être plus attentifs encore aux Insulaires. Il y avait clairement bien plus derrière leur attitude que ce qu'ils soupçonnaient, et ce qui était ressorti de la conversation au restaurant lors du déjeuner de la veille n'en était qu'une preuve de plus.

Ben avait assuré à Aziz, Doug et Lonnie qu'ils prendraient les devants quant aux révélations de Carlos, il avait donc relaté à Marraine ce qu'ils avaient appris et se retrouvait convié en ce début d'après-midi à participer au moment d'échange entre elle et les Insulaires, sans doute pour servir de tampon. La fée songeait qu'ils seraient peut-être plus éloquents s'il était là, ils avaient apparemment été plutôt fermés la veille lorsqu'elle avait essayé de leur parler de leur week-end et ils n'avaient bien entendu pas du tout évoqué leur découverte de la variété des familles du continent.

En apprenant comment réagissaient les habitants de l'Île face au moindre signe d'intérêt pour quelqu'un du même sexe, Marraine, Adam et Belle avaient été aussi horrifiés qu'eux. Ils devaient avant tout déterminer si Carlos n'avait pas exagéré, bien qu'ils s'accordaient tous à dire que ce serait étonnant. Est-ce que ce genre de violence extrême était une normalité dans la société insulaire ?

Lorsqu'ils entrèrent dans la pièce, Ben leur sourit et leur fit un petit signe amical. Tous le considérèrent avec la même suspicion en allant s'asseoir.

« D'accord, » annonça Mal en croisant les bras sans les saluer, devançant Marraine qui n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche. « Est-ce que c'est quelque chose qu'on a dit ou qu'on a fait ? »

« Pardon ? »

Elle leva les yeux au ciel.

« Vous n'avez vraiment aucun talent pour cacher vos émotions, tous les deux. Quel est le problème, cette fois ? »

Il haussa un sourcil et tourna la tête vers Marraine, mais la fée n'avait pas l'air surprise et reçut l'attitude défiante et blasée de Mal avec calme. Était-ce toujours comme ça ?

« Bonjour, » commença Marraine en appuyant sur le mot, et Mal haussa un sourcil en réponse, l'ombre d'un rictus sur ses lèvres. « Benjamin est venue me trouver ce matin pour me faire part de la discussion que vous avez eue avec vos camarades lors du déjeuner d'hier. »

Une fraction de seconde, Mal tourna un regard glacial vers Carlos qui se ramassa un peu sur sa chaise. Jay se redressa et croisa les bras, l'expression dure, tandis qu'Evie, à la droite de Mal, vérifiait sa manucure tranquillement.

« Et ? »

« Et je suis inquiète, Mal. Non, » arrêta Marraine posément dès que la jeune fille ouvrit la bouche. « Pas de sarcasmes sur ce sujet, s'il te plaît. »

Surprise peut-être, Mal consentit à garder le silence en s'avachissant un peu sur sa chaise. Marraine prit le temps de les observer et Ben nota qu'au contraire de ses habitudes extraverties et chaleureuses, elle resta statique, debout juste devant son bureau. Lui s'appuya contre la table à sa droite et observa la fée serrer ses mains devant elle dans un geste qu'il interpréta (peut-être à tort) comme une étrange nervosité.

« Nous avons conscience que les choses sur l'Île n'ont pas tourné comme nous l'espérions. Nous savons que c'est pire que ce que nous avions envisagé. Je vous ai dit que nous ne savons absolument pas ce qu'il s'y passe depuis que nous avons perdu le contrôle sur la barrière et je vous ai expliqué que nous travaillons depuis longtemps à résoudre le problème. Mais il est vrai que nous avons sous-estimé l'urgence de la situation. »

Un petit son amusé et cynique échappa à Jay.

« Au bout de seize ans on peut plus trop parler d'urgence, » lâcha-t-il en croisant les bras, une lueur étrange au fond des yeux.

« Effectivement, » concéda Marraine sans prendre offense de cette interruption. « L'Île est un endroit violent et dangereux, vous n'avez pas besoin de l'énoncer clairement pour que nous le comprenions. Mais il nous est difficile d'appréhender jusqu'à quel point si vous ne nous parlez pas. »

« On fait que ça, de vous parler, » marmonna Jay en s'avachissant sur sa table, son menton sur ses bras, apparemment las. « On vous parle à vous tous les jours, les gamins ici ne nous laissent jamais tranquilles, on parle à la doc, même au roi et à la reine,... Quand est-ce qu'on pourra bouger un peu ? J'en ai marre d'être enfermé dans cette école. »

La fée ne le reprit pas pour son attitude, ni pour son vocabulaire ou son maintien, alors qu'elle l'aurait fait pour n'importe quel autre élève de l'école. C'était aussi intéressant de constater que bien qu'ils ne l'appréciaient vraisemblablement pas beaucoup et se méfiaient d'elle, les quatre Insulaires ne craignaient pas Marraine comme ils avaient parfois semblé avoir peur d'Adam et de Belle.

Peut-être qu'elle avait su apparaître inoffensive à leurs yeux au fil des jours.

« Le faites-vous vraiment ? » demanda l'adulte en haussant un sourcil.

C'était presque un challenge, et Ben observa avec intérêt les adolescents réagir. Mal se redressa, son visage se durcit. Bien qu'il resta affalé sur sa table, Jay modifia légèrement sa position, plus droit, son regard attentif soudain fixé sur la fée. Carlos décroisa les bras, tourna légèrement la tête pour avoir dans son champ de vision ses amis en plus du prince et de Marraine. Evie, occupée à vérifier son maquillage dans son miroir de poche, se figea une seconde avant de sortir un tube de gloss de sa trousse sans se préoccuper de la suite.

Marraine fit un petit pas vers eux, un geste nonchalant, presque inconscient. Mais Ben réalisa que ce n'était pas inconscient, et que ce n'était pas presque un challenge.

C'était un défi pur et simple, et la fée l'avait voulu ainsi.

Pendant une seconde, l'atmosphère fut extrêmement tendue et Ben sentit son estomac se serrer quand il lui sembla voir les iris de Mal briller.

Mais aussi soudainement la jeune fille se détendit, posa son menton au creux de sa main, son coude sur la table, et sourit.

« Pourquoi est-ce que vous ne nous demandez pas directement ce que vous voulez savoir ? Histoire qu'on ne perde pas tous notre temps. Comme l'a dit Jay, on a des tas de choses à faire, nous. Goûter tous les desserts dispo dans la cuisine, travailler tous ces trucs pour les cours, se faire des amis pour la vie, apprendre à être gentils et généreux, tout ça, tout ça. »

Marraine soutint le regard de la fille de Maléfique un instant, l'air toujours doux et avenant, et hocha la tête.

« Evie, veux-tu bien nous accorder ton attention, s'il te plaît ? »

La jeune fille en question sursauta, puis baissa le gloss qu'elle avait été sur le point de réappliquer. Elle cligna des yeux et tourna la tête vers eux, avant de sourire avec embarras en les voyant tous la regarder. Elle avait perdu le fil.

« Pardon ? »

Ben l'aimait bien, mais son intégration dans le gang de Mal restait un mystère. Il se demandait quels talents elle cachait pour être devenue un lieutenant, ou cela reposait-il seulement sur son ascendance ? Et possiblement sur les sentiments qu'entretenait Mal à son égard. Ça ne pouvait pas être uniquement sur ses prouesses en tant que couturière et ce n'était clairement pas sur sa vivacité d'esprit, même si Ben se sentait un peu honteux de songer ainsi.

« Nous apprécions les qualités telles le respect et l'écoute dans cette école, » expliquait Marraine patiemment. « Peux-tu ranger tout cela, s'il te plaît ? »

« Oh, oui, » répondit tranquillement Evie avec un petit sourire poli et candide en s'exécutant. « On ne nous avait pas dit qu'avoir une apparence peu soignée et un physique fade faisait partie des marques de politesse continentales. » Elle se redressa une fois qu'elle eût rangé ses affaires dans son sac et planta son regard dans celui de Marraine, son sourire un peu plus grand. « J'aurais dû m'en douter en vous observant. Je vous prie de m'excuser. Je vous écoute, Madame. De quoi parliez-vous ? »

Un petit son moqueur échappa à Carlos tandis que Jay lançait un regard plein d'affection à Evie. Mal secoua la tête, comme dépitée, et se retourna vers Marraine qui elle, observait la jeune fille sans apparemment savoir que répondre à ça et comment prendre ces mots.

Mais Evie se tenait droite et plus poliment que ses camarades, son sourire lumineux, ses grands yeux innocents, alors Marraine reprit, un peu hésitante et le ton plus doux.

« J'aurais aimé que nous revenions sur les propos de Carlos quant aux crimes commis sur l'Île en raison de l'orientation sexuelle des victimes. »

« Oh, » souffla Evie, les sourcils légèrement froncés et son sourire disparu. Elle jeta un regard hésitant à Mal, bougea un peu sur sa chaise, puis baissa les yeux. « Pourquoi ? »

Sa voix était si basse que Ben ne put s'empêcher d'intervenir, d'attirer l'attention loin d'elle.

« Est-ce que c'est quelque chose de commun sur l'Île, ce genre de crimes atroces ? »

« À quel moment un crime passe-t-il de la catégorie normale à atroce ? » intervint Mal en braquant son regard dans le sien. « Définis aussi ce que tu considères comme commun pendant que tu y es, Altesse. »

Refusant de se laisser balader ou impressionner, Ben se redressa.

« Disons un meurtre hors d'un combat équitable pour l'atrocité. Disons plus de deux fois par an pour considérer ce genre de choses communes. »

Beaucoup de sentiments passèrent sur le visage de la demi-fée en peu de temps. La colère, l'ironie, quelque chose qui ressemblait à de la crainte, la rancœur, puis le calme narquois revint rapidement pour tout couvrir. Il aurait aimé jeter un œil aux autres pour avoir plus d'indicateurs sur leur état d'esprit, mais il ne pouvait détacher son regard de Mal.

Mal était la capitaine, Mal était la dirigeante, Mal prenait tout ce qui n'allait pas dans son sens comme un défi et ne reculait que lorsqu'elle n'avait plus le choix, alors il n'allait pas détourner les yeux et risquer qu'elle lise ce geste comme une soumission ou une capitulation.

Lentement, sans doute parce qu'elle avait pesé le pour et le contre, elle pencha légèrement la tête sur le côté, le coin droit de ses lèvres relevé dans un rictus froid, sa posture détendue.

« Disons que oui, alors. »

« Le meurtre gratuit est commun ? »

« Tu n'as pas parlé de gratuité, » remarqua Mal, et la lueur amusée dans son regard mit Ben mal à l'aise. « C'est quoi, un meurtre gratuit ? Dans le cas contraire quelqu'un paye un gars pour en tuer un autre ? Ou c'est la victime qui est censée payer ? Mais du coup c'est un suicide ? Ou un suicide assisté ? Ça existe ? Je te signale qu'on n'a pas de monnaie sur l'Île, on parle pas en terme de gratuité ou non. »

Ben lutta pour trouver que dire, les yeux écarquillés, mais Jay ne lui laissa pas le temps d'absorber son choc.

« Des gens tuent d'autres gens. Ça arrivent de temps en temps, » confirma-t-il d'un ton lent en se redressant tranquillement. « Je comprends même pas pourquoi on perd du temps là-dessus. Vous avez enfermé tous les criminels sur l'Île. Ils commettent des crimes. Quelle surprise. »

« Je... »

« On peut revenir sur cette idée de meurtre gratuit ? »

« C'est un concept intéressant, » soutint Carlos en fronçant les sourcils. « Tu peux développer ? »

« Non, » coupa Marraine posément, et Ben eut l'humiliante impression d'être repêché d'un bassin à requins.

Elle les observa, le visage plus fermé que d'ordinaire, et tous détournèrent leur attention de Ben rapidement. Ils la considérèrent, leurs rictus disparus, et changèrent subtilement d'attitude.

Ben essaya de se consoler en songeant que la fée avait dû apprendre à se tirer de leur façon de l'embrouiller au cours de la semaine précédente, ou peut-être ne s'était-elle jamais laissée déstabiliser ainsi.

« Avez-vous déjà été témoins de meurtres ? » demanda-t-elle, et Ben resta un instant scotché par cette question aussi directe que choquante.

Il n'était pas le seul.

Tous semblèrent pris au dépourvu.

Evie croisa les bras contre elle. Ce geste inélégant était inédit venant d'elle.

« Il y a beaucoup de rumeurs sur l'Île, » partagea-t-elle avec hésitation, la voix un peu trop basse. Elle détourna les yeux quand ils se concentrèrent sur elle. « Les deux hommes et l'araignée, par exemple. On ne peut pas savoir si c'est vraiment arrivé. Les gens racontent des tas de choses, sur des gens disparus sans explication, sur des corps retrouvés sans vie sans que personne ne puisse expliquer comment, sur des violences commises par des habitants dont la réputation grandit en conséquence. »

« Est-ce que ça veut dire que ce qu'a dit Carlos n'est peut-être pas vrai ? » demanda Ben, ne sachant s'il devait être soulagé ou confus.

Mal haussa les épaules.

« Non, l'homme du marché, lui c'est sûr. C'est le lieutenant de Maléfique qui a donné l'ordre. Elle était furieuse, à cause du sang partout. C'est pas très bon pour l'hygiène, » ajouta-t-elle en fronçant le nez. « Les gobelins n'ont pas arrêté de râler, ils ont mis longtemps à nettoyer, on pouvait encore voir des traces des jours après. »

« Tu l'as vu ? »

Il n'avait pu empêcher la question de passer ses lèvres mais elle répondit tout naturellement.

« Non, j'ai vu les conséquences. À l'époque, je passais beaucoup de temps avec les gobelins. J'apprenais le métier. »

« Ta mère est la chef la plus puissante de l'Île. »

« Elle aime à le penser. »

Il hésita, et elle sourit, carnassière.

« Est-ce que tu veux me demander si ma mère a déjà mis à mort des gens, Ben ? Si elle a déjà tué ? »

Il n'y avait pas de colère ni même de tension dans son ton, et le prince ne sut que répondre. Elle pencha la tête sur le côté.

« As-tu seulement accès aux dossiers des prisonniers ? Parce que cette question est stupide. »

Bien sûr qu'elle l'était.

Maléfique n'avait pas obtenu la soumission de tous les êtres des Landes par sa bonté d'âme. Non, elle l'avait obtenue après des années de cruauté et d'horreurs. Et quand la Maison Rose avait résisté, avait refusé de s'incliner devant elle, avait lutté pour l'empêcher de sévir dans leur royaume, elle avait massacré les gardes du château, avait tué tous ceux se dressant sur son chemin et avait débarqué au baptême de la princesse pour leur promettre la mort et la désolation.

Alors demander si elle avait tué sur l'Île, surtout au vu de la façon dont la dépeignaient les quatre ados, était d'une idiotie sans nom.

Mais ce qui inquiétait en fait Ben, c'était la place de Mal dans tout ça. Avait-elle été présente ? Avait-elle toujours vécu au milieu de ce genre de choses ? Avait-elle vu sa mère ordonner la mort d'autres personnes ? Avait-elle vu des gens être assassinés ?

« Et pour les filles ? » demanda-t-il, incapable d'empêcher le petit étranglement dans sa voix. « Est-ce que tu sais si c'est vrai ? Est-ce que tu sais si c'est vraiment arrivé ? »

Parce qu'il se souvenait de leur âge, parce que l'idée le rendait malade.

Il fut surpris de ne pas avoir droit à une réponse rapide de la part de Mal, sursauta presque quand Jay poussa sur ses pieds pour reculer un peu sa chaise, le bruit de frottement brisant le silence désagréablement.

« Ouais, c'est vrai, » lâcha-t-il quand il eut toute leur attention. « Tout le monde l'a su. Et non, on n'a pas été convié à l'événement, on fait pas des meurtres une fête où on invite tout le monde, et c'était pas sur notre territoire de toute façon. T'as fini avec tes questions ? Parce que le fait qu'on les trouve tordues devrait vraiment te souffler que t'abuses, mec. »

Sa froideur surprit Ben, jusqu'à ce qu'il note que Mal s'était figée, jusqu'à ce qu'il se souvienne de la veille, de ce dont ils parlaient, de ce qu'elle devait ressentir.

« Parfois quelqu'un s'énerve ou règle ses comptes en public, » continua Carlos, le regard accusateur et glacé, mais son ton sous contrôle. « On a tous vu des morts. C'est pas franchement exceptionnel ni si terrible. Ça fait partie de la vie. Je vois pas pourquoi vous en faites toute une histoire. Les gens meurent pas ici ? »

« Merci, Ben. Je pense que tu devrais retourner en cours, » intervint Marraine avec un petit sourire contrit, mais sa voix chaleureuse.

Il acquiesça. Il était évident que sa présence n'aiderait pas, qu'il n'avait pas pris le bon chemin, alors il s'excusa, salua tout le monde et quitta la pièce, laissant Marraine se charger de la suite.

Et espérant qu'ils parviendraient rapidement à faire assez parler les Insulaires pour reprendre le contrôle de cette île cauchemardesque.

O

Elle avait espéré que la présence de Benjamin adoucirait l'attitude des enfants de l'Île, mais ça n'avait pas été une réussite. Elle avait oublié que Ben était jeune, dépassé lui aussi par ce qu'ils apprenaient, et qu'il était encore prompt à perdre le contrôle de ses sentiments— Marraine avait toujours songé avec tendresse que le prince se laissait parfois trop envahir par sa compassion.

(Ce n'était pas un défaut, au contraire. Trop de royaux perdaient de vue cette qualité ces dernières années.)

Mais ça n'avait pas été un instant dénué de tout intérêt.

Mal, Evie, Carlos et Jay n'avaient pas la même façon de réagir face à Benjamin que face à elle, et les observer avait été fort intéressant. Ils lui prêtaient plus aisément une oreille mais ils avaient aussi tendance à le contrer plus rapidement et plus franchement, à le manipuler aussi, et ne craignaient pas d'être froid avec lui. Ce qui était plus que surprenant, car ça voulait dire que bien que Ben représentait Auradon et avait autorité et pouvoir, les autres adolescents avaient au cours des derniers jours décidé de le traiter presque comme un égal. Il y avait encore une prudence, mais certainement pas assez grande pour qu'ils se censurent autant qu'avec elle ou d'autres adultes.

« Je suis désolée d'avoir à évoquer ces sujets avec vous, » dit-elle doucement. « Ça ne m'enchante pas. »

« Pouvons-nous parler d'autre chose alors ? » demanda doucement Evie, les yeux sur son bureau.

Le cœur de Marraine se serra.

Puis elle revit Evie dans cette même salle, avec son regard vif et perçant, sa voix suave et assurée, ses déductions perspicaces. La différence entre son attitude d'alors et cette fille vulnérable et distraite lui parut soudain bien trop grande, et elle laissa libre-cours à ses sens féeriques.

La magie d'Evie parcourait la pièce en fins filins qui avaient dû s'étendre lentement au fil des minutes. Elle circulait le long des meubles et des objets pour tisser un réseau auquel la jeune sorcière pourrait faire appel si elle le désirait. Ça aurait pu être une réaction instinctive à sa peur et à son anxiété mais la magie aurait été autrement chaotique et aurait dégagé un parfum de panique et de détresse que la fée aurait immédiatement perçu. Non, ce pouvoir-là était froid, un courant étonnamment calme et cohérent. Que cette magie soit consciente ou non, elle ne trahissait ni crainte ni tristesse, rien de ce qui pourtant composait l'expression d'Evie à cet instant.

Peut-être était-elle une fée portant un grand amour aux humains, mais elle les côtoyait justement depuis assez longtemps pour savoir qu'il ne fallait pas toujours se fier à ce qu'ils disaient ou aux apparences qu'ils se donnaient.

« Je veux être certaine que les choses soient claires, » répondit-elle en gardant son ton doux, sans montrer ce qu'elle percevait. « Je sais que l'Île est sombre et que vos vies ont été très différentes de celles des enfants d'ici. Mais il est important que vous compreniez qu'il vous a été inculqué des choses qui ne sont ni vraies ni bénéfiques pour vous. »

« On a compris. Deux femmes, deux hommes, deux ou trois ou plus, peu importe la race, » intervint Carlos d'un ton frisant l'arrogance mais assez posé pour ne pas être qualifié comme tel. « L'amour est beau, l'amour est bon. Nous, on a jamais trop eu à redire, même sur l'Île, hein. C'est pas comme si on faisait ça, tomber amoureux ou se mettre en couple, et on passait pas notre temps à chasser les déviants— ou peu importe le terme que Frollo et les autres utilisent. Ça nous a jamais trop intéressés, on avait autre chose à faire de notre temps, et franchement on s'en foutait, de ce que les gens faisaient entre eux. »

« J'aimerais que tu surveilles un peu plus ton vocabulaire, » remarqua Marraine. « Mais merci pour ces éclaircissements. »

« On va pas aller insulter les gens pour leurs relations. Ce serait vraiment du temps de perdu. On n'est pas débiles. » Jay haussa les épaules. « Je dis pas que nos compatriotes auraient les mêmes avis, vu ce qu'on entendait sur l'Île à ce sujet. Mais nous, on est cool sur ça. C'est bizarre et tout, surtout cette histoire d'être en couple à plusieurs, mais vous faites ce que vous voulez. »

Les garçons avaient l'air sincères au moins, en tout cas Marraine ne voyait pas de dégoût ni de haine dans leurs regards, et c'était un soulagement de ne pas avoir à gérer des jeunes endoctrinés prêts à juger et insulter et discriminer. Un peu étrange aussi, s'ils n'avaient jamais entendu autre chose que des propos homophobes. Mais elle soupçonnait qu'ils avaient bien d'autres manières de penser autrement plus inquiétantes.

Mal rencontra son regard sans ciller, ayant écouté ses amis sans intervenir, impassible. Elle semblait tendue, mais elle sourit.

« Même avis, » dit-elle de ce ton posé et amusé et assuré qu'elle utilisait presque toujours. « Est-ce que c'est tout ce dont vous vouliez nous parler ? »

« Je pense, pour aujourd'hui, oui. Mais il y a d'autres sujets que nous devrons bientôt aborder. »

« Comme ? »

« Vos parents. »

Elle se tendit.

« Vous êtes nombreux à vouloir nous parler d'eux. Je croyais que la psy était là pour ça. »

« Elle est là pour vous, oui. Nous aussi. » Puisque sa réplique provoqua un silence sur lequel elle avait bien compté, Marraine en profita pour sourire et terminer la conversation. « Je vous laisse profiter de votre fin d'après-midi. Vous pouvez y aller. »

O

« Vous ne devriez pas le nourrir comme ça. »

Sam releva le regard vers Carlos, qui l'observait du coin de l'œil alors qu'il examinait les objets disposés sur la commode du bureau. Elle se redressa après avoir gratté une dernière fois le dos de Camarade et sourit.

« Désolée. C'est qu'il est tellement mignon. »

« Jane dit qu'il le fait exprès. Pour qu'on lui donne des friandises. Mais il faut pas le nourrir. C'est pas bon pour lui, même s'il a l'air d'avoir faim. »

« Je ne recommencerai pas, » promit-elle, agréablement surprise de voir le garçon communiquer ainsi avec elle.

Camarade, sentant bien qu'il venait de perdre l'avantage, sauta sur le canapé et se roula en boule pour démarrer une petite sieste.

« Je suis contente que tu l'aies amené. »

« Vous aimez les chiens ? »

« Beaucoup. J'ai grandi avec un chien. J'ai pensé à en adopter un, mais j'ai peur de manquer de temps pour lui. Tu aimes bien Camarade ? »

« Oui, » répondit-il, baissant un instant le regard sur le casse-tête en bois qu'il tenait avant de le reposer pour s'intéresser à une figurine. « Jane devait le récupérer, mais elle a été retenue. »

« Est-ce que tu t'entends bien avec elle ? »

Il haussa les épaules.

« On promène Camarade ensemble parfois. Elle aime parler de ses cours, et des films qu'elle a vus. »

« Est-ce que tu aimes lui parler ? »

« Ça me dérange pas de l'écouter. » Il passa ses mains dans ses poches et se tourna pleinement vers elle. « Ça lui fait plaisir, je crois, parce qu'il n'y a pas beaucoup de personnes qui lui parlent ou qui aiment passer du temps avec elle. Je comprends ça. »

« C'était ton cas ? »

« Quand j'étais petit. Personne me parlait. Je parlais à personne. Jusqu'à ce que je rencontre Mal et Jay. On se parlait un peu, pour le boulot, pour se mettre d'accord. Mais tout a vraiment changé quand Evie nous a rejoints. Elle non plus elle ne parlait à personne avant. Elle et moi, on a tout de suite su se comprendre. On se parlait beaucoup, on a des trucs en commun. Avec Mal et Jay, pour moi, ça a pris plus de temps. Mais avec Evie ça a été facile. »

« Avoir des intérêts et des points communs est souvent une excellente base pour devenir amis, » dit Sam simplement.

Carlos hésita, puis hocha la tête.

« Evie a été ma première amie. »

« Je suis surprise. La semaine passée, tu m'as dit ne pas avoir d'ami. »

« C'est pas pareil. » Il tritura nerveusement la balle de tennis qu'il tenait. « On parle pas comme ça, normalement. On... On ne peut pas dire ces trucs. Les penser. Les ressentir. Mais... ici, c'est différent. »

« Oui. »

« Ce sont mes alliés. Mais apparemment, ici, ça veut dire amis. Quand on passe autant de temps ensemble et qu'on se comprend. Alors ici, je peux le dire. »

« Tu peux dire tout ce que tu souhaites, Carlos. Souviens-toi que dans ce bureau, tu es libre de parler de ce que tu veux. »

« Evie a été ma première amie, » répéta-t-il, sa voix plus forte et son débit rapide, comme si l'on pouvait lui arracher ces mots, cette vérité, avant qu'il n'ait eu le temps de l'énoncer. « Elle est devenue mon amie la première fois qu'on s'est rencontrés. On était petits. On se connaissait pas, je savais même pas qu'elle existait. C'était la première enfant qui me parlait en-dehors d'un échange ou d'insultes. Elle... J'étais curieux. Ça n'a duré que quelques minutes, je ne l'ai pas revue avant plusieurs années. Mais quand elle m'a répondu, et quand elle a souri et ne m'a pas attaqué, elle est devenue mon amie. Même si je savais rien d'elle et que j'avais de grandes chances de ne jamais la revoir et même si j'étais sûr qu'elle m'avait oublié. »

« Qu'est-ce que ce souvenir précis évoque en toi ? »

« Comme... des sentiments ? »

« Oui. Comment tu te sens quand tu y repenses ? »

Il sembla réfléchir quelques secondes et reposa la balle sur la commode.

« Triste, » finit-il par avouer.

« Tu peux me dire pourquoi ? »

Avec un petit haussement d'épaules, il chercha un nouvel objet digne de son intérêt.

« Ça ne sert à rien, on ne peut rien changer. »

« Il y a des choses que tu aimerais changer ? »

« Pas vous ? C'est comme ça. On fait des choses, il se passe des choses, des choses arrivent à des gens, et on aimerait avoir fait autrement ou avoir pu faire autrement ou que des choses ne soient pas arrivées, mais c'est impossible. Alors on oublie et on avance. »

« Tu peux me donner un exemple si tu veux. »

« J'aurais aimé avoir eu le courage de mettre mon poing dans la figure du roi ce week-end. »

Elle retint vaillamment son sourire amusé et étonné.

« Oh ? »

« Il fait comme s'il n'était au courant de rien, comme s'il était surpris, par tout, » expliqua Carlos, son regard et son ton durcis. « Comme si ce n'était pas lui et les autres qui étaient responsables de l'Île, comme si c'était pas eux qui étaient responsables de tout. Mais on peut rien dire ou faire, parce qu'ils ont toujours le pouvoir. »

« Est-ce que tu penses que tu te serais senti mieux si tu avais pu le frapper ? »

« C'est toujours plutôt satisfaisant. Mais seulement si les conséquences en valent la peine. Là, c'est pas le cas. »

« Qu'est-ce que tu ressens par rapport à ton séjour chez le roi et la reine ? »

« J'en sais rien. C'est compliqué. Ben, lui, ça va. Ses parents... Ils sont étranges. Je ne sais pas. »

« Il y a d'autres façons d'exprimer ce que tu ressens que la violence. »

« Je sais, mais aucune aussi directe. »

« Est-ce que tu utilisais la violence sur l'Île ? »

« Ouais, » répondit-il après quelques secondes. « Tout le monde le fait. Je devais aider à contrôler le territoire, et parfois ça tournait mal. »

« Est-ce que ça te manque ? »

« La violence ? »

« Par exemple. »

« Un peu, » avoua-t-il prudemment. « Et là-bas, les gens me reconnaissent. Là-bas, j'ai de l'importance, j'ai un rôle, ils savent de quoi je suis capable et ils respectent ça. Et quand il y a un problème, on sait le gérer. C'est pas vraiment me battre ou cogner qui me manque. Mais ce qui vient ensuite, quand on a réussi à régler le problème. »

« Le contrôle. »

« Ici, on l'a pas. »

« Est-ce que tu es sûr de ça ? C'est vrai que tu n'es pas libre de faire ce que tu veux, il y a des lois et des règles, mais tu gardes le contrôle sur ta vie, sur tes choix. Tu peux décider ou non de participer dans nos séances par exemple, d'écouter en cours, bientôt tu pourras décider de ce que tu veux étudier, de ce que tu veux devenir. Tu peux passer du temps avec tes amis et Camarade, t'en faire de nouveaux aussi, faire ce que tu aimes. Tu peux faire tout ça, Carlos. Ça ne dépend que de toi. Est-ce que ce n'est pas ça, avoir le contrôle ? »

Son regard était perdu quelque part vers la fenêtre, et Sam le laissa rassembler ses pensées patiemment.

« Ça n'y ressemble pas, » dit-il finalement. Il alla s'asseoir au bout du canapé et accueillit Camarade sur ses genoux quand le chien vint quémander de l'attention. « C'est pas ce que je ressens. »

« Qu'est-ce que tu ressens ? »

Il ne répondit pas, occupé à caresser l'animal, mais Sam n'avait pas vraiment compté sur une réponse orale. L'anxiété due à sa perte de repères et sa frustration avaient toujours été claires.

« Est-ce que l'Île te manque, Carlos ? »

Un petit reniflement moqueur et mesquin lui répondit.

« Pourquoi crois-tu que ça ne te manque pas ? C'est l'endroit où tu as grandi, c'est l'endroit où sont tous les gens que tu connais, tous ceux qui partagent ta culture, c'est l'endroit où tu dis avoir le contrôle sur les choses. »

« Seulement sur certaines. »

« C'est l'endroit où est ta famille. »

Il lui lança un regard confus, avant qu'il ne se glace.

« Cruella n'a jamais été ma famille. »

« C'est ta mère. »

« Non. On a des gènes en commun à cause d'une magie qui n'aurait jamais dû être. C'est tout. »

« Elle ne te manque pas ? »

« Ne faites pas comme si vous ne saviez pas qu'elle était tarée. Vous savez ce qu'elle aurait fait à Camarade si elle l'avait attrapé sur l'Île ? Ce qu'elle a menacé de me faire plus d'une fois. Ce qu'elle a essayé de me faire une fois. »

C'était... inattendu. Tristement, ce qui était stupéfiant était plus le fait qu'il se montrait presque ouvert ce jour-là que ce qu'il évoquait. Ce revirement en une semaine la laissait presque pantoise et elle se demanda ce qui avait bien pu se passer ces derniers temps pour provoquer un tel changement.

« Je suppose que la violence, ça vient d'elle, » partagea-t-il, le ton bas et amer. « Elle aimait ça, faire mal. Mais du coup, je sais encaisser, et je sais terroriser. C'est utile, et si on est utile, on survit. »

« Tu sais que la maltraitance est punie par les États Unis, n'est-ce pas ? »

Il lui lança un regard glacial.

« Parce qu'ils s'en sont préoccupés quand ils nous ont balancés sur leur Île sans plus jamais se soucier de nous ? »

« Ce que je veux dire, c'est qu'en en parlant tu peux déclencher une procédure d'enquête. Qu'en décidant d'en parler ainsi, tu es automatiquement considéré comme un mineur en danger et que personne ne te laissera retourner sur l'Île chez Cruella. Que tu n'auras plus jamais à rentrer chez elle et que tu resteras en sécurité. Que quand le gouvernement le pourra, il l'arrêtera et la mettra dans une prison où plus jamais elle ne fera du mal à quelqu'un. C'est ça aussi, avoir le contrôle. Avoir le pouvoir de changer ta propre vie. »

Étonnamment, un sourire narquois apparut sur le visage de Carlos.

« Ils auraient dû l'enfermer bien avant, non ? Mais ça n'a pas d'importance. Vous voulez savoir quoi ? Qu'elle éteignait ses cigarettes sur moi quand elle en avait ? Qu'elle aimait me battre avec ce qui lui tombait sous la main ? Que je devais faire tous les jours des listes interminables de corvées et qu'elle ne me nourrissait que de ses restes et seulement quand elle y pensait ? Elle a failli me tuer plus d'une fois. Mais j'ai survécu. Je suis là. Et je souhaite bien du courage à votre cher gouvernement pour lui mettre la main dessus. Ça fait un an que personne ne l'a vue. Elle est sortie un jour et n'est plus jamais revenue. J'ai jamais su ce qui lui était arrivé, et je m'en contrefiche. Alors ils peuvent me renvoyer sur l'Île sans problème, vous voyez. »

Luttant pour rester calme et ne pas réagir trop ouvertement, Sam prit le temps de plusieurs respirations.

« Pourquoi n'as-tu pas parlé de cette disparition plus tôt ? »

« C'était pas important. Elle était là, elle est plus là, c'est plutôt une bonne nouvelle. C'est pas comme si les Continentaux avaient jamais cherché à faire quelque chose pour arranger les choses sur l'Île, à part avoir retiré leurs troupes pour les protéger et nous avoir offerts à des tarés en croisant les doigts. Et vous voudriez quoi ? Que je compte sur eux ? »

Son dédain et sa colère étaient limpides au travers de sa sincérité brute.

« Tes sentiments t'appartiennent et tu as tout à fait le droit de les ressentir, » se contenta-t-elle de dire doucement. « Je n'ai pas à te dire ce que tu dois ou non faire, Carlos. Je suis seulement là pour t'aider à avancer. »

Il ravala sa rage et se concentra sur le chien une fois encore.

« Si Cruella a disparu, où vivais-tu ? As-tu gardé sa maison ? »

« Je vivais là où je vis depuis que Mal est venu me chercher. Dans notre repaire. On retournait tous chez nos parents régulièrement, pour travailler pour eux. Mais c'est dans le repaire qu'on vit vraiment. »

« Comme une famille. »

Il ne répondit pas, ne leva pas les yeux. La tension dans son corps fut automatique et il sembla lutter contre sa réaction mais ne desserra pas les dents.

« Tu as raison, quand tu dis qu'on ne peut pas modifier le passé, au combien on aimerait pouvoir le faire. Tout ce qu'on peut faire, c'est choisir comment agir dans l'instant présent et se tourner vers l'avenir. Je pense que c'est ce que tentent de faire Ses Majestés et Son Altesse Benjamin, ainsi que leur entourage. Mais rien ne pourra changer ce qui t'est arrivé. C'est injuste, et terrible. Ta colère et tous tes autres sentiments sont légitimes. Tu n'as pas à les étouffer, mais ne les laisse pas t'empêcher de te tourner vers l'avenir, Carlos. Ne les laisse pas te retenir. »

O

Sur l'Île, il arrivait certains jours que le repaire soit plongé dans le silence même lorsque tous les quatre étaient présents.

Tous enfermés dans leurs pensées après une semaine trop lourde, après une journée difficile.

C'était un peu cette ambiance qui baignait la chambre des filles ce soir-là. Ils avaient opté pour y dîner, comme la plupart du temps, et Mal ne savait pas si elle devait être soulagée de cette familiarité ou anxieuse.

Alors quand on frappa à la porte à près de vingt-et-une heures, l'adrénaline électrisa son corps en un temps record et elle fut sur ses pieds et ses gardes avant même de comprendre. Autour d'elle, ses lieutenants avaient eu la même réaction. Elle échangea un regard avec eux, et Evie utilisa ses pouvoirs pour glisser ses livres sous sa couette, Carlos cachant son prototype dans le placard. Puis ils prirent place tout naturellement autour de la porte, à quelques mètres derrière Mal, assez éloignés les uns des autres pour couvrir toutes les éventualités. Jay avait un bras dans son dos, prêt à saisir son couteau, Carlos avait une main dans sa poche probablement autour d'une invention électrique et les doigts d'Evie reposaient élégamment sur sa coiffeuse, près de ses produits de beauté. La moitié contenait potions et poisons.

Leur tension ne descendit pas quand Mal ouvrit la porte pour découvrir Marraine, Adam et Belle dans le couloir vide. Pas de gardes, pas de chevaliers. Elle signala à ses lieutenants de garder le silence et leurs positions.

« Nous sommes désolés de vous déranger à cette heure, » s'excusa Marraine, mais il y avait quelque chose de sombre dans ses yeux et de grave sur son visage. « Nous devons vous parler. Pouvons-nous entrer ? »

Comme s'ils avaient le choix.

Elle fit quelques pas en arrière sans leur tourner le dos et les laissa avancer dans la pièce, les garçons ajustant leur position pour la flanquer plus efficacement.

« Bonsoir, » salua la reine avec un petit sourire poli mais contrit.

Le roi l'imita et Mal hocha la tête.

« Bonsoir. Que nous vaut l'honneur de cette visite ? » demanda-t-elle, et elle aurait aimé que son ton soit plus ironique, ou plus mordant, mais il resta posé et un peu trop tendu alors que le couple royal observait rapidement la pièce autour d'eux et les petits ajustements à la décoration.

En dehors de ça, l'endroit était immaculé. Ils ne souhaitaient donner aucune raison au personnel d'entretien de les signaler à Marraine ni aucun indice les trahissant à qui que ce soit pénétrant dans la chambre. Tout était parfaitement rangé, parfaitement propre, parfaitement neutre.

« Malheureusement rien de bon, » commença Adam. Il avait l'air un peu fatigué, un bouton de trop était même ouvert en haut de sa chemise blanche sous sa veste de costume. « Étant donné les circonstances, Belle et moi avons décidé de vous tenir informés d'un événement inquiétant. Il va de soi que ce dont nous allons discuter ne doit pas sortir de cette pièce. »

Mal haussa un sourcil en dissimulant sa surprise. Ce n'était absolument pas ce à quoi elle s'était attendue. Elle avait plutôt songé à de nouvelles questions ou des conséquences suite à leurs dernières révélations.

Du coin de l'œil, elle nota les réactions de ses trois lieutenants. Tous trois étaient en faveur d'un échange.

« Vous nous informez, nous gardons le secret, » acquiesça-t-elle.

Le roi hocha la tête. Ce n'était pas ainsi que se concluait normalement un échange, mais elle prendrait ça pour un accord. Elle n'avait aucune envie de lui expliquer les bonnes façons de faire.

« Plusieurs corps se sont échoués sur les plages ce matin. »

Sa magie chauffa ses veines mais elle contint parfaitement sa réaction. Elle n'avait pas besoin de tourner la tête vers ses amis pour savoir qu'eux aussi étaient restés impassibles.

« Et ? » dit-elle simplement. « Ce n'est pas la première fois, si ? »

« Cela reste un fait rare et ça fait longtemps que ce n'était pas arrivé. Puisque vous avez mentionné que les corps ne sont normalement pas mis à l'eau au sud, il va de soi que l'arrivée de huit corps au même moment nous interroge. »

À leur place, Mal aurait été soucieuse, elle aussi.

L'anxiété qui monta en elle allait de paire avec l'agitation de sa magie.

Huit cadavres au même moment, ce n'était ni un hasard ni une négligence. C'était voulu et c'était probablement un message.

Visiblement le roi entretenait lui aussi cette hypothèse, car la reine, Marraine et lui les observaient attentivement. Mal ne pouvait faire autrement que plonger.

« Vous avez leurs identités ? » demanda-t-elle.

Belle acquiesça.

« Celles des adultes, » répondit-elle doucement, et l'espace d'un instant la tristesse envahit son expression avant qu'elle ne la contrôle. « Pas celles des enfants. »

« Les adultes ? »

Une petite hésitation. Belle avait probablement peur de leur annoncer une terrible nouvelle, que l'un des noms soit celui d'un proche.

« Arthurus Mor'du, Bill Sykes, Jack Mullins, Catherine de Tremaine, Anastasie de Tremaine. »

Maléfique, sans aucun doute.

L'absence du nom de Javotte desserra un peu sa poitrine. Evie n'avait pas réagi, mais son expression avait perdu ce calme avenant qu'elle y affichait toujours. Il n'y avait rien de plus dangereux au monde qu'une Evie trop immobile et complètement impassible, et Mal lutta pour rester concentrée sur les adultes, espérant qu'en retour ils se concentreraient sur elle.

« Je suppose qu'ils ne sont pas morts de façon naturelle. »

« Non. Je suis désolée. Vous les connaissiez ? »

« Le pirate et les Tremaine ne vivaient pas sur notre territoire. J'ai croisé les deux autres parfois. Connaître n'est pas vraiment le terme. Les enfants ? »

Leur nonchalance les dérangeait, mais Mal ne savait pas comment était censé réagir un ado du continent face à ce genre de nouvelles. Bouleversé ? Compatissant ? Triste ? Apeuré ?

Elle n'en avait aucune idée. De toute façon elle n'était pas certaine que les adultes l'auraient crue si elle avait tenté de jouer la comédie.

Mais ils avalèrent ses mensonges, ils ne pouvaient faire autrement.

« Nous avons leurs portraits, » expliqua Adam alors que Belle sortait un fin fichier de son sac.

Mal tendit une main et la reine le lui confia. Lorsqu'elle l'ouvrit, elle ne fut pas surprise par le visage qu'elle découvrit.

« Anthony de Tremaine, » identifia-t-elle. « Fils unique d'Anastasie et de je ne sais plus qui. Dix-neuf ans. Il était sans-bande, il vivait sur le territoire de Facilier avec les siens. » Elle tourna rapidement la feuille, sentant la tension chez ses trois amis. Mais ce n'était pas le visage pétillant de Java. Ça ne l'empêcha pas de ressentir une rage bouillante qui illumina ses iris. « Fanny Medusa. »

« Vous la connaissiez, » nota Marraine prudemment.

Mal ne leva pas la tête de peur de perdre le contrôle de sa magie.

« Elle faisait partie de ma bande. Dix-sept ans. Fille unique de Mildred Medusa et de Francis Snoops. Elle vivait sur notre territoire, avec son père de préférence, aussi souvent qu'elle pouvait échapper à sa mère. »

La jeune fille avait été utile de nombreuses fois ces dernières années et son intégration à son service signifiait que Mal avait eu le devoir de la protéger dans la mesure du possible. Mais Mal était ici sur le continent et Maléfique avait tué Fanny. Mal n'aurait pu faire grand-chose pour elle si Fanny avait brisé une règle, mais ça la remplissait tout de même de colère et de frustration. Le vieux Snoops devait être effondré. C'était un lâche pathétique qui n'avait jamais su tenir tête à Medusa et manquait probablement de faire un arrêt cardiaque dès qu'il entendait le nom de Maléfique, mais tout le monde savait qu'il adorait sa gosse.

Le dernier portrait laissa Mal confuse. L'adolescent était plus jeune, et ses traits ne lui disaient absolument rien. Elle leva le dessin au-dessus de son épaule.

« Non, » répondit immédiatement Jay.

« Non plus. »

Alors Mal tourna le regard vers Evie qui quitta sa position latérale, idéale pour attaquer par surprise, et fit quelques pas vers elle en restant à distance des trois adultes. Son regard se posa une seconde sur le portrait.

« Poe Rourke. Le petit frère de Platine. Quatorze ans. Nordiste. »

Mal referma le fichier et le tendit à la reine.

« Je suis désolée si ces personnes vous étaient chères. »

« Ne le soyez pas, Votre Majesté. Nous ne formons pas d'attachement et n'en avons certainement aucun pour les habitants de l'Île. »

Le visage de Fanny dansa devant ses yeux et elle ravala une vague de haine et de honte.

« Vous n'avez aucune idée de ce qui a pu se passer ? » interrogea le roi.

« Il n'y a aucun lien entre ces gens, ils ne vivaient même pas sur le même territoire. Ils n'avaient sans doute pas les mêmes ennemis ni alliés. Ça doit être une coïncidence, ou alors quelque chose s'est passé pour que tous énervent la même personne. »

Il l'observait avec suspicion, mais il finit par acquiescer.

« Nous nous inquiétons de la situation sur l'Île. La seule fois où plusieurs corps sont arrivés à peu près au même moment sur les côtes ou ont été repêchés la même semaine dans nos eaux a été l'année passée. »

Conséquence de la Bataille.

Mais Maléfique ne risquerait pas de provoquer une nouvelle fois un tel fiasco.

« Je n'ai pas d'explication, » mentit Mal.

Il se força visiblement à se détendre, son ton changea légèrement, devint un peu plus doux, peut-être un peu plus chaud. Le changement était subtil mais le rendit moins impressionnant, moins autoritaire et sérieux.

Mal apprécia sa capacité à moduler son attitude, même si elle ne fut pas dupe.

« Ces deux jours se sont bien passés ? »

« Oui. Tant que vous ne me forcez pas à résoudre des équations et des problèmes, je n'essayerais pas de brûler l'école. »

Sa plaisanterie provoqua une étincelle inédite dans les yeux du roi.

« C'est noté. »

« Ce serait de toute façon bien hypocrite de votre part, d'après ce que j'ai cru comprendre. »

« Oui, » concéda-t-il. « Je n'apprécie pas les mathématiques. Mes années d'apprentissage sont un très mauvais souvenir. Ça s'est soldé par une profonde aversion pour ce domaine. Quand Ben vivait avec nous et avait besoin d'aide pour comprendre ses leçons et faire ses devoirs, je quittais tout bonnement le château. »

« Je savais que tu n'avais pas autant de rendez-vous dans la capitale que tu le prétendais, » s'offusqua Belle en tapant légèrement son bras. « Je te rappelle que nous sommes mariés et que nos vœux incluent notre alliance face à l'adversité. »

« Désolé, chérie, j'aurais dû préciser en petits caractères à l'exception de toute forme de mathématiques, ça aurait été plus honnête. »

« Je me débrouillais toujours pour que Big Ben s'occupe des maths de toute façon, » avoua-t-elle aisément.

L'échange léger et affectueux avait probablement pour but de les mettre à l'aise, de les déstabiliser ou de briser la tension, et Mal ne put s'empêcher de tomber dans le piège, parce qu'elle ne pouvait qu'être complètement abasourdie par un tel comportement venant d'adultes et qui plus est, d'adultes en position d'autorité.

Et c'était qui, Big Ben ? Mal ne se souvenait pas avoir rencontré qui que ce soit avec un nom aussi débile. Avait-il un lien avec Ben ?

« Il était effectivement doué pour les maths, avec toute sa rigueur et sa patience, » acquiesça doucement le roi, et une seconde son regard se fit lointain, sa voix douce pleine de souvenirs.

Oh.

Big Ben n'était plus, donc. Un ami, ou un employé, ou un membre de la famille, en tout cas quelqu'un d'assez proche pour avoir un surnom.

Peut-être que Ben ne se nommait pas Ben par hasard.

« Nous devrions vous laisser, » se reprend Belle. « Il se fait tard, et vous avez des cours demain matin. »

Mal dut retenir sa réaction et elle méritait franchement une médaille. Est-ce que la reine sous-entendait qu'ils devraient aller se coucher de bonne heure pour être en forme le lendemain pour bien étudier comme s'ils étaient des stupides gamins dans un de leurs films ? Personne ne leur avait jamais dit quand ils devaient aller se coucher. Ça avait plutôt toujours été l'inverse, d'ailleurs. Certains jours, ils se seraient bien écroulés de sommeil mais avaient dû continuer à travailler pour survivre.

« Au revoir. »

En auto-pilote, Mal répondit à leurs salutations et referma la porte derrière eux.

Ils attendirent cinq minutes avant de parler.

« C'était plutôt prévisible, » commença Carlos avec hésitation en se laissant tomber sur le lit d'Evie.

« Elle joue un jeu dangereux. On sait que le temps est compté et qu'elle doit s'impatienter, mais prendre le risque de déclencher une guerre... »

« Ça m'étonnerait qu'elle ait pris ce risque, Jay. Elle n'est pas idiote, » contra Mal avec plus d'agressivité qu'elle ne l'avait voulu. Mais sa magie grondait et elle luttait pour la contenir. « Elle a probablement respecté les règles pour ne pas déclencher d'hostilités. Elle a dû manipuler et pousser jusqu'à ce qu'ils fassent tous une faute lui donnant une raison légitime de les faire disparaître. Ou alors elle a frappé dans l'ombre. Pas vu, pas pris. »

« Comment on sait qu'elle en a pas tué plus ? »

« Elle nous les aurait envoyés aussi. On savait que ne pas respecter les délais aurait des conséquences. »

Les garçons avaient une expression sombre, les dents serrées. Peut-être pour Fanny, peut-être pour Morning et Remus et Java, pour l'affront qui leur était fait en tant que lieutenants. Frustrés, et amers, et piégés, comme elle.

S'en prendre directement à celui que Mal avait désigné comme leader de la bande en son absence aurait été une grave erreur. Même Maléfique avait conscience qu'il fallait compter sur la jeune génération à présent, et elle plus que tout autre chef de territoire devait faire attention. La bande de Mal était la plus grande, la plus puissante, Maléfique avait perdu une partie de ses hommes et son précédent lieutenant l'année précédente, elle avait besoin des adolescents, de leur nombre et de leur organisation et de leurs compétences pour garder le contrôle sur son territoire. Alors au lieu de tuer Remus, elle s'en était pris à son père. Une façon de rappeler à la fois à Mal et aux habitants du Centre qu'elle avait tout pouvoir.

La mort de Sykes montrait probablement que Remus avait dû imiter leur stratégie. Parce que ce n'était pas Morning qui le secondait, mais Brent Sinclair. S'en prendre à Sykes père plutôt qu'à Helga n'avait pas de sens, même s'il fallait se méfier de l'intelligence et de la ruse de cette femme. Maléfique avait dû songer qu'elle éliminait le parent du second de Remus, à tort.

Elle espérait que Brent, Remus et Morning n'avaient pas réagi comme des imbéciles et avaient gardé la tête froide. Elle ne pouvait de toute façon rien faire d'ici et n'avait aucun moyen de savoir ce qu'il se passait sur l'Île, si le gang continuait à honorer ses serments et à tenir le Centre malgré les actes de Maléfique.

Quant aux autres victimes, piochées sur les trois autres territoires... Ils avaient tous passé des marchés importants avec Mal au cours de la dernière année. Rien d'incroyable, juste des informations, des services et des marchandises, mais ces échanges leur avaient permis de mieux asseoir leur autorité et n'étaient pas passé inaperçus.

Que Maléfique ose s'en prendre à eux au risque d'être découverte et de déclencher une nouvelle guerre envoyait un message clair à Mal sur ce dont elle serait capable si elle n'accomplissait pas au plus vite la mission qui lui avait été confiée.

« Vous pensez qu'elle a Java et sa mère ? » demanda finalement Carlos en jetant un regard inquiet à Evie.

« Non, » répondit immédiatement Mal fermement. « Si c'était le cas, elle se serait fait une joie de les envoyer sur les plages. Tout le monde sait que la gamine est sous la protection d'Evie, et donc sous la mienne. Elles ont dû réussir à s'en sortir. »

« Je le crois aussi, » appuya Evie, le visage sombre. « Mais entre ça et le reste, on commence à trop attirer l'attention. On ne va bientôt plus pouvoir être assez libres pour agir facilement. On doit trouver cette baguette. »

« Carlos, essaye de faire parler Jane. Si quelqu'un sait ce qu'en a fait Marraine, c'est sa fille. »

Le garçon acquiesça en silence, les sourcils légèrement froncés.

Mal soupira discrètement en sentant une migraine arriver et alla s'enfermer dans la salle de bains en espérant qu'une douche bien chaude l'aiderait.

Elle préférait ne pas songer à ce que Maléfique pourrait faire s'ils ne réussissaient pas à avancer, et serra les dents quelques minutes plus tard quand la douleur la fit tomber sur le sol de la cabine. Les yeux embués de larmes, elle observa des gouttes de sang être emportées par l'eau et porta faiblement une main à son nez. Elle dut lutter pour combattre la nausée qui l'assaillit quand la souffrance glissa dans ses veines et manqua de la faire hurler.

Plusieurs minutes durent passer, peut-être même plus encore, parce que quand elle regagna un peu de contrôle sur ses sens elle sentit la magie d'Evie courir sur sa peau et se mêler à la sienne pour la maîtriser.

Une serviette fut passée autour de son corps, elle sentit des bras l'aider à se relever et sortir de la douche. La douleur avait reculé mais elle l'avait laissée faible et étourdie, un sifflement constant envahissait ses oreilles et elle ne voyait pas très clair. Néanmoins elle fit son possible pour aider Evie à la sécher et à l'habiller, sans doute beaucoup trop gauche, et nota distraitement que les garçons avaient disparu quand elle fut enfin allongée dans son lit.

Elle ne savait pas si Evie lui parlait, était incapable d'entendre, mais elle sentait sa magie et elle sentit ses doigts froids sur son front, le long de sa joue et dans ses cheveux. Les gestes doux et la présence d'Evie près d'elle apaisèrent assez son anxiété et sa tension pour qu'elle se laisse attirer dans l'inconscience.

O