Le passé

IX

Des conséquences


"Down is not where I belong
This aching heart won't turn to stone
There's a fire inside these bones"

-Footsteps, by Pop Evil


Été. Treizième année.

Pour Carlos, toute journée qui se terminait par la possibilité d'aller dormir dans le repaire plutôt que de retourner chez Cruella était une belle journée.

Ce n'était pas grave s'il pleuvait, ou s'il serait seul. Il avait dégoté plusieurs livres en bon état, sur l'informatique, sur la physique et un sur l'herbologie qui intéresserait sans conteste Evie. Cela faisait un an que la jeune fille avait rejoint leur bande et Carlos en était le premier heureux. Il n'avait même pas envisagé ce résultat lors de sa proposition lorsqu'ils avaient cherché quelqu'un pour les guider dans le territoire d'Hadès. Même s'il avait su qu'il y avait plus derrière la princesse que ce que les autres percevaient (ayant toujours laissé traîner une oreille dans l'espoir de pouvoir lui parler de nouveau), il n'aurait pu deviner à quel point son addition à leur groupe serait un atout.

Le bonus, c'était que maintenant qu'ils se connaissaient mieux, Evie et lui avaient découvert leur intérêt commun pour les sciences et les livres, et eux qui avaient passé toute leur enfance seuls et silencieux pouvaient avoir de longues discussions passionnées au repaire. C'était agréable.

Les autres bandes commençaient seulement à entrapercevoir pourquoi Mal avait recruté une princesse fragile comme troisième lieutenant. Dans l'année écoulée, Mal lui avait appris à se battre, Jay lui avait appris à manier un sabre, et Evie avait déjà été excellente en lancer de couteaux s'étant entraînée sur les arbres. A l'image de Carlos elle préférait rester à distance en cas de conflit. En échange de ces apprentissages, elle préparait des baumes cicatrisants et des potions, leur apportait de la nourriture qu'elle glanait avec ses sourires et ses marchés, leur enseignait à lire derrière les mensonges et attitudes de leurs cibles, réparait leurs vêtements et leur en confectionnait de nouveaux.

Il avait fallu du temps, comme pour eux tous, mais Evie avait trouvé sa place et Carlos n'imaginait plus leur groupe sans elle. Elle apportait de la lumière, qu'elle soit réelle ou illusion était sans importance, elle n'hésitait pas à insulter Jay quand il devenait trop arrogant, à s'asseoir tout près de Carlos quand il s'enfermait dans un de ses projets pour prétendre que Cruella ne lui avait pas fait passer une soirée horrible, même à taquiner Mal d'une voix mélodieuse quand la jeune fille devenait trop intense. Evie était un atout sur le terrain, un atout lors d'un combat, un atout lors d'une négociation, un atout lors des repos, lorsque ce n'était qu'eux.

Calme, posée, pétillante parfois, Evie aurait pu faire croire à n'importe qui qu'elle n'avait pas sa place parmi eux, qui rentraient régulièrement avec des bleus ou une plaie ou qui se réveillaient au milieu de la nuit en sursaut. C'était même ce qu'avaient dû croire Jay et Mal, avant. (Pas Carlos.)

Et puis il y avait eu ce matin-là, l'hiver dernier. Environ six mois après l'arrivée d'Evie parmi eux. Carlos et Jay étaient allés au repaire récupérer leurs armes pour une mission, mais ils avaient trouvé la princesse à peine consciente à l'intérieur. Pâle et brûlante de fièvre et tremblante, vomissant du sang. Pendant deux jours, Carlos avait été certain qu'elle ne se survivrait pas. Mal n'avait jamais paru aussi immobile, Jay aussi nerveux. Ils s'étaient senti inutiles, à attendre de voir si Evie se réveillerait, si elle s'en sortirait. Quand ils étaient blessés, c'était elle qui sortait des potions ou des crèmes de nulle part, qui savait lesquelles utiliser, qui soulageait la douleur, protégeait des infections, accélérait leur guérison, recousait leurs plaies parfois. Mais pour elle, pour ça, ils n'avaient rien su faire, à part être là.

Elle s'en était sortie. Et même si elle ne l'avait pas dit clairement, quand Mal lui avait demandé ce qu'il s'était passé pour qu'elle soit malade si gravement si rapidement, tous avaient soudain compris pourquoi Evie n'acceptait jamais jamais de nourriture quand quelqu'un lui en proposait spécifiquement. Elle se servait dans leur réserve, elle en volait, elle concluait des marchés pour en obtenir, mais elle ne prenait jamais le moindre aliment qu'on pouvait lui tendre gratuitement ou lui servir directement.

Ils n'avaient jamais su pourquoi la Reine avait empoisonné son héritière, mais ils avaient bien compris que ce n'était pas une première et ne serait pas une dernière. Il supposait que cela faisait sens comme punition de la part de Grimhilde, ils n'avaient certainement jamais vu aucune cicatrice sur Evie. Depuis, Jay et Mal se montraient toujours irritables lorsqu'Evie disparaissait pendant plus de deux jours, et Carlos se demandait s'ils agissaient ainsi pour lui aussi, se demandait s'ils en avaient conscience.

Il aurait dû se méfier de lui-même. À songer à Evie ainsi, à se faire une joie de sa soirée à venir loin de Cruella, il devait avoir attiré l'attention des dieux qui se plaisaient à foutre leur vie en l'air.

Parce que lorsqu'il entra dans le repaire, il ressentit une forte impression de déjà-vu.

« Qu'est-ce qui est arrivé à ton épaule ? » demanda-t-il, horrifié.

Il lâcha ce qu'il tenait et se précipita vers Evie, assise au sol dans un coin du repaire, les genoux contre sa poitrine et sa main droite tenant son bras gauche immobile, parce que cette épaule était blessée, brûlée au troisième degré, le vêtement fondu, la chair rongée. Un haut-le-cœur submergea Carlos, il lutta contre la nausée.

« Evie ? »

Pâle, les traits tirés, Evie leva le regard vers lui. Sa lèvre inférieure était coupée, il y avait du sang sur son menton. Il n'avait presque jamais vu Evie saigner, elle n'était que rarement en première ligne quand ils avaient des problèmes.

« Hey, Carlos. »

Son expression ne trahissait presque rien et sa voix basse restait posée, mélodique.

« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? »

« C'est rien. »

« C'est pas rien ! T'as vu l'état de ton épaule ?! » s'étrangla-t-il, essayant de se souvenir des soins dont elle avait besoin.

Mais il n'avait jamais vu de brûlure aussi grave, jamais, c'était bien pire que les cigarettes de son enfance, et la peau ou ce qu'il en restait... Il ne pouvait même pas imaginer la douleur, et Evie ne bougeait pas, ne disait rien, elle aurait pu sourire son expression aurait été la même.

« Qu'est-ce que je dois faire ? »

« J'ai ce qu'il me faut, » informa-t-elle doucement, comme si elle essayait de le rassurer lui alors que c'était elle qui était blessée.

Il paniquait intérieurement merci bien.

Elle détacha doucement sa main de son bras, sortit de sa poche une petite fiole contenant une potion orange et s'il n'y avait pas eu un léger sursaut dans sa respiration, il aurait pu croire que le mouvement n'avait pas eu de conséquence sur la douleur qu'elle devait ressentir et qu'elle s'évertuait à lui cacher si habilement.

« Qu'est-ce que c'est ? »

Il était certain qu'il n'avait jamais vu cette substance épaisse, ce n'était pas le liquide bleu ciel qu'elle leur faisait boire pour les protéger de toute infection, ni celui qui ressemblait à de l'eau trouble et qui leur donnait un regain d'énergie passager lorsqu'ils étaient trop faibles,... Elle ne répondit pas, fit sauter le bouchon avec le pouce, puis se stoppa et leva la tête vers lui.

« Tu peux vaquer à tes occupations. Ça ira. »

« Non. »

Elle soupira, et il put voir son épuisement l'espace de quelques secondes. Elle n'avait été absente que trois jours, mais elle n'avait pas dû beaucoup dormir, peut-être pas mangé non plus, et un bleu se formait sur sa mâchoire, et il y avait du sang sur son visage, et son épaule était massacrée et il n'allait nulle part.

Elle avala la potion, la main à peine tremblante, les yeux fermés. Son corps se tendit, la fiole presque vide tomba au sol près d'elle, sa main se crispa sur son bras pour éviter tout mouvement de son épaule et son souffle se coupa un instant.

Si elle avait eu mal avant la potion, alors à présent elle souffrait atrocement. Carlos avait l'étrange impression que ce tremblement dans son corps, dans sa respiration, dans son expression équivalait à un hurlement pour elle.

« Evie... » souffla-t-il en tendant une main vers elle, mais elle eut immédiatement un mouvement de recul.

« Non. »

Le murmure était aussi sec que fragile et il se figea, baissa le bras. Les yeux d'Evie restaient voilés et Carlos se souvint de leur première rencontre, de son impression d'enfant. Ses yeux ne pleuraient pas mais elle pleurait quelque part en elle, il en était certain, et il aurait aimé pouvoir la toucher, comme elle posait une main dans son dos la nuit, quand il sanglotait en silence dans le noir. Mal et Jay, s'ils l'avaient un jour entendu, prétendaient toujours dormir, mais Evie s'approchait, s'allongeait à cinquante centimètres de lui par terre et posait une main dans son dos. Sans autre mouvement, sans un son, elle posait une main dans son dos et il se rendormait toujours avant qu'elle retire son bras, peu importe le temps qu'il lui fallait.

« Putain, qu'est-ce qu'il s'est passé ?! »

Mal.

Et Jay.

Ils arrivèrent rapidement près d'eux et Evie se tendit un peu plus. Carlos resta accroupi mais se tourna vers leur capitaine.

« Mal, » dit-il simplement, espérant que son ton et son expression feraient comprendre que sa colère n'était pas la bienvenue cette fois-ci, même si elle pouvait cacher d'autres choses.

Elle le fusilla du regard mais baissa d'un ton.

« Evie, qui ? »

« Je vais bien. Ça guérit. Laissez-moi tranquille. »

Il y avait une tension dans sa voix fragile, et Carlos aurait pu jurer qu'elle était encore plus pâle que plus tôt. Il voulait la contredire, mais il remarqua avec stupéfaction que la coupure sur sa lèvre ne saignait plus... Très, très lentement, elle se refermait sous leurs yeux. La brûlure ne semblait pas changer, mais il supposait que les dommages étaient si importants qu'il faudrait beaucoup plus longtemps à la potion pour agir.

Mal ramassa la fiole à ses pieds, l'observa avec suspicion, et posa le regard sur Evie de nouveau. Mais la jeune fille avait fermé les yeux, immobile, la respiration profonde, de la sueur sur le front.

Carlos se redressa doucement et suivit les autres plus loin, à l'autre bout de la pièce où se trouvait le minuscule canapé miteux, le bureau bancal et les placards branlants.

« J'en sais rien, » devança Carlos immédiatement lorsque le regard furieux de Mal se tourna vers lui. « Quand je suis arrivé juste avant vous elle était déjà comme ça. »

« C'est quoi cette potion ? » demanda Jay en croisant les bras. « Si elle guérit, pourquoi on ne l'a jamais utilisée avant ? »

Carlos ne répondit pas, son attention tournée vers Evie. Elle avait ouvert les yeux mais son regard était perdu dans le vide face à elle, sa respiration contrôlée, sa tension palpable. Et son visage complètement inexpressif. C'était terrifiant de la voir ainsi.

Il avait comme l'impression que si Evie ne leur avait jamais parlé de cette potion, c'était parce que la magie noire qu'elle contenait exigeait un prix qu'elle ne voulait pas les voir payer.

Quand il avait mal, il gémissait, il pleurait, il fuyait. Quand Jay avait mal, il grognait et s'agitait. Quand leur capitaine avait mal, elle serrait les dents et insultait et des larmes coulaient parfois sur ses joues malgré elle.

Carlos découvrait que quand Evie avait mal, elle disparaissait. Elle n'émettait pas un son, ne bougeait pas, ne montrait rien. Ses yeux s'éteignaient, et c'était comme si elle n'était plus là.

Il n'était pas le seul que ça perturbait, car Mal s'approcha d'Evie de nouveau, s'assit à un mètre devant elle, sembla plonger ses yeux dans les siens. Quand leur alliée ne réagit pas, quand son regard la traversa, Mal fronça les sourcils. L'expression sur son visage trahit sa peur l'espace de quelques secondes, son inquiétude palpable, puis elle croisa les bras, reprenant un air agacé, et sembla décidée à attendre là ses réponses.

Carlos échangea un regard avec Jay et ils démarrèrent leur soirée, allumant les bougies et les deux lampes, sortant de quoi manger et boire. Carlos alla récupérer ses livres pour les ranger sur une étagère avant de rejoindre les filles.

Mal l'observa faire sans un mot, et comme lui elle porta son regard sur l'épaule d'Evie. La peau semblait repousser couche après couche, les cellules se multipliaient lentement pour reconstituer la chair. Carlos ne put s'empêcher de froncer le nez, dégoûté, et s'éloigna de nouveau.

Il fallut près de trois heures pour que la brûlure laisse place à une nouvelle peau rose et sans doute sensible. La respiration d'Evie changea lentement, devint plus légère, son corps se détendit petit à petit, et son regard voilé et fatigué rencontra enfin celui de Mal.

« Tu peux te lever ? »

Evie relâcha sa prise sur son bras doucement, baissa ses genoux, ses épaules s'affaissèrent alors qu'elle les laissait voir son épuisement. Non, clairement, elle serait incapable de se lever. Jay lui tendit un chiffon humide et la jeune fille l'accepta avant d'essuyer le sang séché sur son visage et son cou d'une main tremblante. Il n'y avait plus d'ecchymose ni de coupure, plus aucune trace sur sa peau parfaite.

Le tissu tomba au sol et elle poussa sur ses pieds pour que son dos repose contre le mur.

« Tu peux te... Evie ! »

Avec un sursaut, la jeune fille revint à elle et cligna lentement des yeux.

« Quoi ? » murmura-t-elle.

Mal soupira.

« Depuis quand tu n'as pas dormi ? Ou mangé ? »

Evie ouvrit la bouche, la referma, peut-être seulement à demi-éveillée parce qu'une étrange crainte habillait son visage alors qu'elle gardait le silence.

« Ton épaule. Comment c'est arrivé ? »

Il y avait une confusion presque enfantine dans le regard zébré de fatigue d'Evie, puis ses doigts allèrent toucher la peau de son épaule, sa respiration se bloqua un instant, peut-être les souvenirs, peut-être la douleur, et elle fronça les sourcils.

« Ça a explosé, » chuchota-t-elle.

« Quoi ? »

« La potion... le... Mauvaise réaction. »

« T'as fait une erreur ? »

« Non. »

Pendant une seconde, Carlos crut que Mal allait insister, allait profiter de l'état étrange d'Evie pour obtenir des réponses. Mais la capitaine resta silencieuse, l'air sombre. Il ne leur avait pas fallu très longtemps pour comprendre que les concoctions qu'Evie apportait à leur groupe n'étaient pas réalisées par la Reine, comme sans doute une bonne partie des potions échangées par Grimhilde. Et Carlos se demanda pourquoi Evie avait visiblement risqué sa vie pour saboter cette potion-là.

« Tu dois dormir, » soupira Mal en se levant.

« Je n'ai pas le droit. Je ne dois pas bouger. »

« Quoi ? » Quelque chose de sauvage, de brûlant voleta un instant dans les yeux de Mal. « Tu es dans notre repaire et c'est moi qui donne les ordres ici, » rappela-t-elle, sa voix ferme et contrôlée. « Rien à foutre des règles des autres, c'est moi qui décide. Tu dois dormir, Evie. »

Evie sembla encore plus perdue, son regard dans le vague, mais elle ne protesta pas, et Mal fit signe aux garçons de la suivre. Le temps qu'ils s'éloignent, les yeux d'Evie s'étaient refermés.

Carlos se retourna pour voir pourquoi Jay ne les avait pas rejoints. Il haussa les sourcils de surprise en le voyant se redresser, la princesse dans les bras.

« Tu vas la réveiller, » reprocha-t-il, étonné que ce ne soit pas déjà fait.

Tous avaient le sommeil très léger.

« Elle ne dort pas. Elle s'est évanouie. »

Il alla la déposer sur un matelas et prit le temps de l'installer confortablement, conscient de la raideur de ses muscles après autant de temps dans la même position. Puis il la recouvrit d'une couverture, ses gestes doux alors que son regard brûlait de colère.

Lorsqu'il les rejoignit pour manger, la tension dans sa mâchoire semblait presque douloureuse.

« Je me suis toujours demandé comment c'était possible qu'elle n'ait pas gardé de marque après l'attaque de ces nordistes cet hiver. La blessure était vraiment profonde. »

Carlos fronça les sourcils, la nourriture qu'il mâchait avait soudain le goût de cendres et ça n'avait rien à voir avec son état de décomposition. Dans son esprit flottait l'image d'une petite fille pâle et tremblante, portant une jolie robe pleine de sang alors qu'elle n'avait aucune blessure sur elle.

Il avala difficilement, puis proposa ce qui lui restait à Mal qui haussa un sourcil.

« Un problème ? »

« Je crois que la Reine n'aime pas beaucoup les cicatrices, » marmonna-t-il, la gorge serrée.

« J'en ai rien à foutre de ce qu'elle aime ou pas, » gronda Mal, et ses yeux flashèrent vert acide un instant. « Elle peut prétendre que les potions sont d'elle tant qu'elle veut, mais elle peut pas abîmer un de mes lieutenants. »

« Tu sais comment ça marche, Mal, » prévint Jay. « Les adultes ne se mêlent pas de nos affaires si on ne se mêle pas des leurs sans ordre. Si tu tentes quelque chose, tu dois être certaine de réussir et de couvrir tes traces. Et Evie ne veut pas que tu t'en mêles. »

« Je vous emmerde. Je peux pas respecter les règles et mes serments si je ne sais pas quand mon lieutenant est blessée, et ces putain de potions ne laissent pas de trace. Merde. »

Elle se leva, mit un coup de pied dans son tabouret et alla attraper un coussin et une couverture pour se coucher près du matelas sur lequel dormait Evie.

Jay et Carlos échangèrent un regard avant de se lever pour ranger en silence. Mais à l'instar de Ronan, Diablo, Jafar, Cruella, Hadès et d'autres que Mal haïssait, la Reine restait hors limite. Dans son cas, ils en savaient bien trop peu pour monter une opération, à commencer par les moyens dont elle disposait ou son emploi du temps, et Evie ne leur offrirait aucune information. Sans compter que Maléfique la gardait en vie pour ses alliés, et que sa mort la contrarierait.

Carlos se demanda si un jour les silences s'arrêteraient. S'ils avoueraient qu'ils étaient tous semblables, qu'ils préféraient tous être celui qui revenait blessé plutôt que de voir l'un des trois autres souffrir.

Il se demanda ce que cette faiblesse qu'ils partageaient tous les quatre faisait d'eux.

O

Printemps, quinzième année.

« Allez, mec, pousse-toi ! »

« Dégage, crétin, c'est le mien ! »

Ils se battaient depuis vingt minutes sur leur canapé bancal au tissu à moitié déchiré, et si d'ordinaire leurs bagarres ne dérangeaient pas Evie, ce jour-là elles lui tapaient sur les nerfs. Elle n'avait pas beaucoup mangé ces derniers temps, sa mère en avait eu après elle parce qu'elle ne rentrait pas assez, et cela faisait quelques heures que Mal aurait dû les rejoindre. Ça arrivait, parfois, qu'elle parte un jour ou deux pour accomplir une mission pour Maléfique, mais elle les prévenait tout le temps pour qu'ils ouvrent l'œil et surveillent leur territoire.

Aucune nouvelle depuis la veille.

Mal ne disparaissait pas. Se montrer dans les rues tous les jours restait primordial pour bien rappeler à tous qui avait le pouvoir dans ce coin de l'île. Enfin, elle ne disparaissait presque jamais, car il y avait eu cette fois-là, juste après l'incendie chez les De Vil un an plus tôt, ce jour-là où Evie avait passé des heures à appliquer différents baumes sur la peau de Carlos. Mal avait quitté leur repaire et n'était réapparue qu'une semaine plus tard.

Si Evie comme les garçons avaient leur petite idée sur le coupable derrière l'avertissement clair, brutal et téméraire donné à Cruella, aucun d'entre eux n'en avait jamais parlé, et aucun d'entre eux n'avait jamais su pourquoi il avait fallu des jours à Mal pour se montrer de nouveau. C'était différent des autres fois, quand Maléfique décidait de la tester ou de la punir, quand Mal réapparaissait affaiblie, déshydratée, parfois avec des blessures fraîches sur le corps.

Un grand bruit fit sursauter Evie, et elle fronça le nez en voyant qu'elle venait de faire une rayure sur le croquis de la tenue qu'elle prévoyait pour Jay.

Grâce à leurs capacités et à leur influence, ils n'avaient pas trop de mal à se procurer les ressources les plus rares comme du cuir, des bottes, du matériel pour coudre. Et entre ses talents de créatrice et les talents artistiques de Mal, ils étaient sans doute les mieux habillés de l'Île. Couramment cependant, deux des mieux lookés se battaient pour manger le dernier bout de carotte et venaient de faire tomber toutes les bombes de peinture de leur étagère dans un fracas assourdissant.

« Les garçons ! »

Son ton sec les figea, ils lui jetèrent un coup d'œil et Carlos profita de cette distraction pour avaler sa prise. Avec une protestation, Jay lui mit une petite gifle et se redressa.

« Elle était vieille de toute façon. »

« Ça nourrit quand même. »

Exaspérée, Evie se tourna de nouveau vers son calepin. Tout pourrissait sur cette île, ils ne pouvaient rien planter, rien conserver. S'il y avait eu des animaux lors de sa création, cela faisait bien longtemps qu'ils avaient disparu. Ils dépendaient entièrement d'Auradon. Si un jour les cargos cessaient de venir... eh bien, Evie avait déjà entendu des rumeurs de cannibalisme, mais elle n'était pas pressée de vérifier si les légendes disaient vraies.

L'eau courante et l'électricité étaient capricieuses, soumises à des installations qui n'avaient connu aucun entretien ou presque en dix-neuf ans. Les constructions hasardeuses les unes sur les autres rendaient les acheminements presque impossibles parfois. L'eau chaude était un luxe qu'ils n'arrivaient à avoir qu'à quelques très rares occasions pour ne pas dire jamais, et la plupart des habitants ne se lavaient que deux ou trois fois par semaine tant l'eau restait précieuse. Peu de gens avaient encore une machine à laver en état de marche, la propreté des vêtements et textiles dépendaient de celle de l'eau coulant de leurs robinets et de leurs détergents bien souvent faits maison.

« Et pour Mal, on fait quoi ? Vous croyez que Maléfique l'a su... ? »

Le cœur d'Evie se glaça rien qu'à cette idée. Elle serra son crayon dans sa main et tenta de forcer ces émotions intrusives à disparaître de nouveau pour garder les idées claires. Généralement elle appréciait leur venue, mais parfois elles la surprenaient et embrouillaient tout.

« Qui sait, c'est possible, » marmonna Jay.

Il ne dit rien de plus, les dents serrées, et Evie l'avait assez observé pour savoir lire dans sa gestuelle et son maintien.

Culpabilité. Inquiétude. Colère.

Il lança un couteau sur un poster de propagande avec un air sombre. Auradon leur envoyait des livres (fiction et documentaires), mais aussi tout un tas d'affiches vantant les mérites de l'amour et du Bien. Même après presque deux décennies ils continuaient, et Evie trouvait ça aussi stupéfiant qu'hilarant. Les habitants les affichaient un peu partout pour s'amuser à les dégrader ou à s'en servir pour cibles.

« Si ça se trouve c'est pas ça, » essaya de tempérer Carlos nerveusement. « Si ça se trouve c'est juste une mission comme les autres. »

Evie essaya de respirer calmement. Mal allait bien. Elle devait aller bien. Elle n'avait pas survécu quinze ans sur cette île pour disparaître maintenant.

Deux heures plus tard, alors qu'elle était plongée dans ses recherches sur une façon de contourner le besoin de sang de chèvre pour une potion, elle remarqua que la nuit tombait et fut forcée d'accepter qu'ils n'auraient pas de réponse quant au devenir de Mal ce jour-là. Ils avaient décidé de tous rester et les garçons devenaient agités, peu habitués à ne pas bouger de la journée.

« Qu'est-ce que tu regardes ? »

« Ça s'appelle une encyclopédie, Jay. »

« Marrant, crétin. Montre ! Un cheval. Qu'est-ce qu'on en ferait de toute façon ? On peut courir d'un bout à l'autre de cette île en quelques heures. »

Un bruit caractéristique les mit tous sur leur garde. Evie attrapa une fiole près d'elle, Jay sortit un couteau, Carlos brandit un sabre.

Quelqu'un montait.

Normalement personne n'oserait même s'approcher des escaliers qui menaient à leur étage, si leurs noms et réputations ne suffisaient pas à dissuader toute forme de vol ou d'attaque, les pièges qu'ils avaient installés un peu partout, eux, repousseraient définitivement toute tentative. Et encore faudrait-il que qui que ce soit sache où se trouvait leur repaire.

« Mal ? » souffla doucement Carlos en observant leur capitaine avancer doucement pour s'arrêter à l'entrée de la pièce.

Elle était trempée de pluie, la tête baissée, et elle s'écroula sans qu'aucun d'entre eux n'ait le temps de l'attraper.

Jay fut le premier près d'elle et la retourna prudemment. Mal était pâle et tout son corps tremblait, pris de violents spasmes. En dehors de ça elle ne semblait pas blessée, et elle n'était pas amaigrie et presque délirante comme lorsque Maléfique l'enfermait des jours dans le noir dans un petit cachot sans rien à manger et avec bien trop peu d'eau.

« Mal ? »

Ses yeux étaient entrouverts mais elle ne semblait pas vraiment les voir.

« Jay, porte-la jusqu'au matelas. Carlos, des serviettes ! »

Ils la déshabillèrent complètement pour essayer de la sécher au mieux, la couvrirent de couvertures, mais les spasmes ne cessaient pas et de temps en temps un gémissement de souffrance montait de sa gorge.

« Qu'est-ce qui lui arrive ? » souffla Carlos. « Elle est malade ? »

« J'en sais rien. » Evie fronça les sourcils. « Je peux peut-être essayer un décontractant musculaire... »

« Je vais chercher de l'eau. »

Mais elle l'entendit à peine car le corps de Mal venait de devenir inerte et sa respiration silencieuse.

« Mal ? »

Elle attrapa ses épaules et la secoua un peu mais n'obtint aucune réaction, ni de ses yeux entrouverts, ni de sa bouche entrouverte, rien parce que...

« Elle ne respire plus ! Jay, Carlos ! Elle ne respire plus ! »

Ils savaient qu'ils risquaient leur vie tous les jours.

Mais ne plus sentir le pouls de Mal sous ses doigts, ne plus voir de lumière dans ses yeux ? Evie n'avait jamais rien vécu de plus terrifiant.

« Mal ! »

« Pousse-toi ! »

Jay l'écarta sans ménagement et tapa du poing contre la poitrine de Mal, une fois, deux fois. Mal prit une inspiration et Evie lutta pour étouffer la tempête d'émotions qui serra son ventre.

« Oh putain, » souffla Carlos près d'elle. « Putain... »

« Elle respire, » informa Jay, les mains tremblantes. « C'est bon. Son cœur est reparti... Elle respire. »

Evie crut un instant qu'elle allait vomir mais se reprit en sentant la main de Carlos sur son épaule.

« T'es sûr ? » demanda-t-il à Jay.

Le voleur tourna la tête vers eux, pâle, le poignet de Mal toujours entre ses doigts.

« Ouais, je suis sûr, je sens son pouls. Va falloir la surveiller. »

Pendant près de trois heures, Evie resta près de Mal et ne la quitta pas des yeux, refusant que Carlos ou Jay la relaie. Ne pas bouger, rester concentrée... Ils ne comprenaient pas à quel point c'était familier pour elle, qu'elle pourrait tenir encore longtemps en ignorant la douleur, la faim, la soif et la fatigue si elle le devait. (Et elle ne voulait surtout pas qu'ils comprennent— ils avaient tous leurs démons.)

Les garçons vaquaient à leurs occupations plus loin, à la lumière d'une des deux lampes, et la pluie continuait à battre bruyamment les toits de tôle et de bois. Il n'y avait que les nuits d'averses que l'Île se faisait presque silencieuse, les éclats de voix ne leur parvenaient pas avec ce bruit constant. Evie aimait le silence. Evie était la seule d'entre eux à aimer le silence.

Mal avait l'air si petite. Là, nue sous ces couvertures, pâle et inconsciente et tremblante, elle semblait minuscule.

Le cœur serré, Evie tendit la main, poussa une mèche violette de son front. Juste à la racine de ses cheveux, Mal avait une cicatrice discrète qu'elle avait récoltée lors d'une mauvaise rencontre. Elle avait pris une pierre en plein front. À la place d'Evie. Ça aurait pu la tuer et plus tard, elle avait justifié son geste en disant qu'elle ne pouvait pas se permettre de perdre une alliée aussi précieuse.

Cette idiote.

Evie savait que l'horreur, l'inquiétude, la joie ou même la colère qu'elle ressentait parfois en lien avec Jay, Mal ou Carlos trouvaient toujours leur source dans une émotion douce, plus chaude, plus puissante. Elle tenait à ces personnes, elle avait de l'affection pour eux. Elle était triste quand elle les voyait blessés ou affamés, furieuse quand elle songeait à ce que leurs parents leur avaient fait subir, apaisée quand elle entendait leurs rires résonner. Lorsqu'elle dirigeait son regard vers les forêts d'Auradon, elle ne rêvait pas pour elle, mais pour eux.

Elle les aimait.

Elle ne devrait pas, mais elle les aimait, c'était comme ça. Elle ne comprenait pas comment elle en était capable, ni pourquoi elle ne ressentait ce genre d'émotions qu'auprès d'eux. Mais elle avait eu tôt fait d'identifier tous ces sentiments qu'elle n'avait jamais auparavant ressentis. C'était peut-être parce qu'elle ne les goûtait qu'avec eux qu'elle ne craignait pas de les montrer parfois.

Et Evie savait, après des années à les côtoyer, à se battre à leur côté, à saigner et lutter avec eux, que chacun d'entre eux ressentait la même chose, inconsciemment ou non. Pour eux, l'amour n'existait pas, la famille était un concept lointain et l'amitié n'était qu'une notion absurde.

Mais elle, l'héritière de la Reine-sorcière, avait trois amis qu'elle aimait et qu'elle considérait comme sa famille.

Heureusement, l'héritière de la Reine-sorcière savait dissimuler et mentir et cacher.

Les spasmes s'espacèrent au cours de la nuit, et Evie s'autorisa à s'assoupir.

Un mouvement la fit sursauter, elle fronça les sourcils et observa autour d'elle. Les garçons dormaient à l'autre bout de la pièce, il faisait toujours nuit, et Mal ouvrait doucement des yeux encore rougis par la douleur et par les larmes.

« Hey, » souffla doucement Evie en se penchant sur elle.

« Evie ? »

« Oui. »

Mal fronça les sourcils, essaya de se redresser mais ne put que fermer les yeux quand tous ses muscles se contractèrent une nouvelle fois. Le petit gémissement de douleur perça le cœur d'Evie.

« Doucement, » conseilla-t-elle. « Ne bouge pas. Respire lentement. Tu nous as rejoints au repaire il y a quelques heures. On est tous là. »

Pendant que Mal contrôlait sa respiration, Evie replaça la couverture correctement sur elle. Il faisait froid et humide, comme toujours en cette saison, le chauffage n'existait presque pas sur l'Île et le repaire n'avait pas de cheminée. Sans pouvoir s'en empêcher, elle attrapa la main de Mal et la serra. Mal avait toujours la peau très chaude, plus chaude que la normale, sans doute en raison de son ascendance. Mais cette nuit-là, sa peau était froide.

Lorsqu'elle releva les paupières, ses yeux verts étaient de nouveau embués de larmes et Evie fronça les sourcils.

« Comment tu te sens ? »

« Géniale. »

« Mal. »

« Ça ira. »

« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? »

« Elle a su... Maléfique, » souffla Mal. « Conséquences. »

« Qu'est-ce qu'elle a fait ? »

« Sa magie, mon sang... Ma magie. » Mal ferma les yeux une seconde. « J'irai mieux dans quelques jours. »

« Mal... Elle fait ça souvent ? »

« Non, c'est trop... c'est la cinquième fois... C'est quand elle est vraiment, vraiment furieuse... »

« Repose-toi. »

Pour une fois, Mal ne la repoussa pas quand Evie passa ses doigts sur son front, dans ses cheveux. Elle s'endormit et la sorcière serra les dents.

La vague de haine qui l'envahit fut aussi brutale que vive, et Evie lutta pour la ravaler. Ils s'étaient attendus à un retour de bâton après la semaine passée bien sûr, mais pas de cet ordre-là... Jay et Mal avaient dit avoir été discrets, avoir couvert leurs traces, mais tout ce qui se passait sur son territoire finissait par arriver aux oreilles de Maléfique.

Et Maléfique n'était pas Cruella ou Jafar. Maléfique avait des gobelins et des hommes qui la gardaient.

Et Maléfique pouvait tuer Mal d'un simple geste.

Maléfique restait intouchable.

Comme Grimhilde, pour des raisons différentes. Parce qu'Evie savait que s'il arrivait quelque chose à Carlos ou Jay ou Mal, elle perdrait un bout d'elle-même, de son cœur et de son esprit. Elle perdrait un peu de son contrôle si ferme sur sa santé mentale, que tant d'autres n'avaient déjà plus sur ce rocher maudit.

Et si Mal mourait...

Si Mal mourait, elle emporterait avec elle tout ce qui restait d'humain en Evie.

Elle se pencha sur elle, déposa un baiser sur son front et sourit en imaginant sa réaction.

Puis elle s'assit contre le mur une nouvelle fois, et la veilla longtemps avant de se rendormir.

O

Automne. Quinzième année.

Evie ne savait pas laquelle de ses premières potions avait mené à des cadavres. Ses premières années de vie n'étaient qu'un maelstrom de leçons en tout genre, de l'étiquette à la lecture, du maquillage aux bases de l'herbologie, des maths à la chimie, de la danse de bal à la pomme empoisonnée, de la négociation à la couture, du charme au mensonge, de la manipulation à la souffrance, de l'envoûtement au meurtre.

Elle se souvenait qu'elle avait d'abord appris à suivre les recettes simples et adaptées à l'Île de sa mère. Puis elle avait dû les améliorer. Puis les dériver. Son talent avait été remarqué, les demandes s'étaient très vite compliquées, et elle avait dû apprendre à composer ses propres mélanges, s'appuyant sur les bouts de recettes ancestrales de la Reine et les divers livres qu'elles s'étaient procurées sur la chimie, l'anatomie ou l'herbologie.

Alors non, elle aurait été incapable de dire laquelle de ses premières potions, sans doute un poison tout simple, avait mené à son premier assassinat aussi indirect soit-il. Mais elle se souvenait de la première fois qu'elle avait été témoin de ces morts. Pas de la mort en général (les anciens prisonniers de sa mère avaient parfois été tués alors qu'elle travaillait à quelques mètres de là), mais le supplice de Ratcliffe et des siens avait été la première fois qu'elle avait assisté à la fin de ses propres victimes. Cela dit elle avait été elle-même bien trop occupée à supporter le poison en restant debout et composée pour vraiment faire attention à la petite mise en scène de Facilier et de la Reine.

Elle se souvenait aussi de la première fois qu'elle avait été envoyée faire le travail seule, la fiole dansant entre ses doigts habiles, le liquide tombant dans l'eau sans qu'aucune de ses cibles ne s'en rende compte, les corps s'écroulant à ses pieds quelques temps plus tard. Une famille du Nord ayant défié Hadès. Deux adultes, un jeune ado.

Du haut de ses dix ans de vie, tout ce qu'elle avait ressenti avait été le soulagement d'avoir réussi sans que personne ne la repère.

Elle avait été âgée de dix ans aussi, la première fois qu'elle avait utilisé un des couteaux de lancer que les pirates lui avaient donnés en partie d'un paiement à Grimhilde. Elle les avait gardés pour elle et s'était entraînée dans les bois. Quand elle s'était fait surprendre par un voleur au retour d'une mission au centre de la cité, elle n'avait pas hésité à en lancer un dans sa poitrine, droit au cœur. Là non plus, elle n'avait rien ressenti si ce n'était du soulagement, et peut-être une pointe de satisfaction. Même quand elle avait été récupérer le couteau, quand elle l'avait senti érafler une côte en le retirant du cadavre, aucune émotion particulière ne l'avait traversée.

Puis elle avait rencontré Mal et la bande, avait été témoin des combats, des réactions de certains à la vue du sang et des blessures, avait vu Brent Sinclair, pourtant presque un homme, se briser complètement en se rendant compte que son épée venait de transpercer un adversaire— qui s'apprêtait à le tuer lui-même, du reste. Avait remarqué que Mal était plus agitée, plus abrasive, plus irréfléchie les fois où une mission pour Maléfique correspondait à une nouvelle rumeur de passage à tabac ou d'intimidation sanglante (ou pire). Sa capitaine avait alors tendance à provoquer des combats pour un rien et à laisser à ses opposants des ouvertures pour la frapper, pour lui laisser bleus et ecchymoses qu'elle refusait ensuite d'apaiser avec une crème.

Et il y avait tout le reste aussi, ces émotions qu'ils avaient tous tout le temps, même quand ils les étouffaient ou les cachaient. La rage, l'embarras, la satisfaction, l'horreur, l'excitation, la honte, l'affection, la joie, la passion, la fierté.

Evie les observait, les comprenait, les copiait à la perfection, mais elle ne les ressentait pas, pas avec une telle intensité. Jamais, ou presque. C'était peut-être parce qu'elle restait fascinée par ces manifestations d'humanité qu'elle se montrait si douée pour les détecter chez les autres, pour les manipuler et s'en servir.

Bien sûr, étrangement, des sentiments l'habitaient quand il s'agissait de Mal, Carlos, Jay ou Java, mais ils demeuraient une exception. Le reste du temps, quand ils n'étaient pas concernés, tout était trop lointain en elle et elle se contentait d'imiter les comportements qu'elle voyait pour mieux se fondre parmi eux, pour mieux survivre.

Alors parfois Evie se demandait si ces années dans cette tour avaient broyé quelque chose à l'intérieur d'elle. Ou peut-être toutes ces potions qu'elle avait dû boire. Ou alors c'était simplement qu'elle était comme la Reine et certains des habitants de cette île, mauvaise. Un monstre froid et sans âme.

Parce qu'Evie, elle, ne ressentait rien quand elle tuait. C'était elle ou eux, et la seule chose qu'elle savait faire, c'était survivre. Alors quand sa vie était menacée, ou quand son capitaine, ses lieutenants ou des membres de leur bande étaient menacés, elle agissait. Quand elle avait dû tuer pour se protéger, ça avait été dans le feu de l'action, un réflexe ou un acte inévitable. Les deux fois où elle avait dû assassiner pour respecter un marché qu'elle avait elle-même passé, elle l'avait fait rapidement, proprement. Les quelques fois où elle avait dû le faire pour la Reine, où elle n'avait pas eu le choix de la méthode, elle avait simplement rationalisé les choses et avait agi presque malgré elle.

Et puis elle avançait. Elle ne s'arrêtait jamais.

Survis, et après réfléchis.

Sauf que l'Île ne lui laissait pas le temps de réfléchir, parce que sa vie était en jeu tous les jours.

Peut-être que c'était plus simple. Peut-être que c'était pour ça qu'elle ne ressentait pas d'émotion en règle générale. Peut-être qu'elle avait inconsciemment enfermé une partie d'elle quelque part, à l'intérieur— dans une tour ou une cellule ou une chambre pleine de miroirs.

Objectivement, cette absence d'émotion semblait être le pendant involontaire de ses glissements. Ça avait commencé quand elle était enfant, quand elle avait compris qu'elle mourrait ou deviendrait folle si elle ne trouvait pas un moyen d'échapper à son quotidien.

Alors quelque chose s'était cassé.

Depuis elle pouvait se forcer à glisser en elle, à devenir un fantôme, là mais pas vraiment là, consciente mais pas vraiment consciente, elle voyait et ressentait mais moins, comme si son corps savait et endurait pendant que son esprit ignorait et s'évadait. C'était devenu un réflexe, un instinct quand la reine la terrifiait, quand la douleur était trop intense, quand le désespoir la noyait. Elle ne se souvenait pas vraiment, ensuite, et c'était mieux ainsi.

L'ennui c'était que plus le temps passait, plus ça lui arrivait sans qu'elle ne le maîtrise. Parfois, quand son esprit menaçait de se souvenir, de réagir, de tout savoir et comprendre et reconnaître et ressentir, sa conscience s'échappait d'elle-même et elle disparaissait. Elle glissait et tombait et ne contrôlait plus rien, ni ce qu'elle voyait, ni ce qu'elle disait, ni ce qu'elle faisait. Comme un sinistre effet secondaire, ce qui lui avait permis de survivre depuis l'enfance se retournait contre elle et devenait sa pire faiblesse. Alors tout ce qu'elle avait vécu comme un fantôme revenait pour hanter sa réalité et tout menacer, tout ce qu'elle avait ignoré et enfermé si longtemps ressortait et ébranlait toutes ses si précieuses illusions à coup de flashbacks terribles et d'émotions trop vives.

Mais Evie reprenait toujours le contrôle ensuite. Ravalait une nouvelle fois tous ces sentiments parasites qui n'existaient même pas en temps normal.

Il y avait eu l'Ombre des Songes aussi, et incapable de devenir un fantôme pour y faire face, Evie avait cru perdre la raison, et peut-être bien qu'une petite partie d'elle n'était jamais revenue. Alors elle avait commencé à prétexter ne pas avoir assez d'ingrédients pour travailler, avoir besoin de choses bien spécifiques introuvables sur l'Île, avait fait en sorte de rentrer moins souvent. Il fallait qu'elle freine les désirs de la Reine, qui à l'instar des pires sadiques de cette prison, souhaitait des substances toujours plus inventives, comme si un simple poison ou poignard ne faisait pas aussi bien l'affaire. Il fallait qu'elle limite la circulation des potions les plus vicieuses, et donc qu'elle cesse d'en produire pour Grimhilde ou ses clients, et petit à petit, c'était ce qu'elle avait fait. Même si elle devait payer son insubordination à chacune de ses visites, ça ne changeait pas grand-chose à son quotidien.

Elle avait compris que Grimhilde perdait contact avec la raison quand elle s'était laissée bouffer par sa jalousie, quand Evie avait assez grandi pour que sa beauté soit évidente, quand elle s'était révélée si brillante qu'elle avait réalisé des potions inaccessibles à la sorcière sans grimoire et sans ressource, quand elle avait réussi à survivre à ses missions et ses déambulations sur l'Île. Evie n'était encore en vie que parce qu'elle pouvait ramener les ingrédients nécessaires à toutes les potions dont la Reine avait besoin pour ses échanges, et grâce à la liberté de mouvement dont elle bénéficiait pour les livrer. Rien d'autre.

Mais Evie s'approchait de l'âge adulte, comme Mal, et leurs mères les percevaient de plus en plus comme des menaces. Leur existence prendrait bientôt fin si elles ne prenaient pas les devants, mais pour l'instant elles ne pouvaient pas agir directement contre la fée ou la sorcière.

Elles avaient d'autres comptes à régler avant, de toute façon.

« Tu es certaine de ce que tu avances, Altesse ? »

« Anthony, je suis toujours certaine de ce que j'avance, » affirma-t-elle avec un sourire.

Le jeune homme la considéra un instant, mortellement sérieux comme toujours, le port digne, et il eut l'air ennuyé malgré son évidente hésitation. Il serait incapable de dire si elle mentait et Anthony de Tremaine détestait sentir qu'il ne maîtrisait pas la situation.

« Même si j'obtiens un passage sauf jusque là-bas— »

« Excuse-moi, est-ce que je t'ai donné l'impression que nous négociions ? » coupa-t-elle, gardant son sourire, laissant son ton avenant jouer avec la glace. « N'ai-je pas été assez claire il y a un mois ? »

« Ce pirate ne fait pas partie de ta bande, » contra-t-il avec agacement, comme il l'avait déjà fait quelques semaines plus tôt. « Et il est vivant. »

Elle laissa les secondes filer, observa le garçon de trois ans son aîné, grand et fin, châtain aux yeux bleus, lutter pour garder son air impassible. Il avait choisi par fierté de refuser d'intégrer la bande de Freddie Facilier, et seul, avec la plupart des jeunes de l'Île à dos, il n'avait pas beaucoup d'appuis si ce n'était la protection de sa grand-mère.

Une fois qu'elle sut que la nervosité d'Anthony menaçait de percer son air arrogant, elle jeta un œil rapide au salon de coiffure vide autour d'eux avant de se rapprocher de lui.

« Les potions sont uniquement à destination de ceux avec lesquels nous les échangeons. Que dirait Lady de Tremaine si elle savait que tu avais fouillé ses affaires et que tu l'avais volée ? Elle serait tellement déçue... »

« Pas vu, pas pris. »

« Je suis certaine qu'elle le verra ainsi. Et tu connais les nouveaux Accords. Si Freddie apprenait ce que tu as fait à Gil alors que les pirates étaient ici pour conclure un échange avec elle... Je suis certaine qu'elle serait ravie de pouvoir te donner une petite leçon. » Elle effaça le sourire de son visage, laissa ses traits devenir neutres et froids, et il se tendit, lutta visiblement pour ne pas reculer, surpris. « Si tu veux que j'oublie les libertés que tu as prises, tu vas aller remettre ce paquet aux Huns. Ils t'attendent demain. »

« Et si je ne le fais pas ? »

Une petite part d'elle fut presque impressionnée par son audace.

« Tu as mangé aujourd'hui ? »

Il serra les dents, la fusilla du regard, mais ne dit rien d'autre. La porte de la bâtisse s'ouvrit et des pas légers retentirent derrière elle.

« Evie ! »

La jeune fille attendit qu'Anthony monte à l'étage avant d'effacer toute froideur de son expression et de se tourner vers Java juste à temps pour être serrée dans ses deux petits bras pâles.

« Bonjour, Java. »

« Java ! » reprocha la mère de la fillette de dix ans.

Javotte, grande femme disgracieuse brune aux yeux noirs, avait l'air exaspérée et inquiète. Bien que les traits tirés de son visage émacié pourraient faire penser qu'elle avançait dans la cinquantaine, Evie était presque certaine qu'elle n'avait même pas atteint ses quarante-cinq ans.

« Ne saute pas sur les gens, c'est dangereux ! »

« Désolée. »

« Ne t'excuse jamais, » corrigea immédiatement Evie d'une voix ferme en redressant les lunettes rayées sur le nez de la jeune fille.

Java lui sourit, mi embarras mi joie, et Evie sentit son cœur se serrer autant avec affection qu'avec inquiétude. Elle ignorait pourquoi la jeune fille faisait naître toutes ces étincelles d'émotions en elle, mais ça la rendait infiniment précieuse. Comme lorsqu'elle était près de ses alliés, Evie se sentait un peu plus normale quand elle côtoyait Java, quand elle n'avait pas à constamment prétendre.

« Altesse, » salua prudemment Javotte en s'approchant. « Nous avions rendez-vous ? »

« Non, c'est une simple visite. »

« Pour me voir ? » demanda Java avec excitation.

« Pour te voir. »

L'immense sourire lumineux qu'elle lui offrit réchauffa Evie, qui se détendit pour la première fois de la semaine. Elle avait inexplicablement adoré Java dès qu'elle l'avait rencontrée, presque cinq ans plus tôt, et ça avait été étrangement réciproque.

« Mais ne cours plus jamais dans le dos de quelqu'un comme ça, » rappela-t-elle.

« D'accord ! »

Trop d'enthousiasme, trop de lumière, trop de tout. Depuis qu'elle connaissait Java, Gil, Celia, Fanny et d'autres, Evie s'était parfois demandé combien d'enfants comme eux vivaient sur l'Île, décalés et jovials et apparemment bons, trop pour ce monde, trop pour survivre. Combien d'entre eux mouraient chaque année, trop faibles, protégés par des parents ou des amis qui les aimaient, qui se battaient à leur place, qui les touchaient avec affection, qui leur léguaient autre chose que des ombres qui dansaient et dansaient dans leur esprit ?

(Parfois, Evie se demandait où se situait l'exception en réalité. Du côté de Java et des autres, ou du côté d'Evie et des siens ?)

Java la tira vers un coin du salon, pour lui montrer les couleurs qu'elle avait réussi à créer grâce au liant sur lequel avait travaillé Evie et qui avait apparemment fait des miracles. Elle avait aussi par le passé trouvé le moyen pour les Tremaine de composer des teintures qui ne détruisaient pas les cheveux au bout de quelques mois, et leur avait donné des recettes pour des démêlants et des lotions qui ne les rendaient pas uniquement dépendants des arrivages d'Auradon. Ça leur avait amené de nouveaux clients, et Evie et les autres héritiers dénotaient nettement moins dans le décor, capillairement parlant. En échange de ses services, les Tremaine lui coupaient et coiffaient les cheveux et lui donnaient des informations.

Javotte rangeait des produits plus loin, gardant Evie à l'œil, même si elle avait depuis longtemps cessé de se méfier de ses intentions en ce qui concernait Java.

« Tiens, j'ai trouvé ça pour toi. »

De la petite sacoche bleue qu'elle portait souvent en bandoulière, Evie sortit une petite boite en métal cabossée et la donna à Java. La petite fille retint à peine son excitation et l'ouvrit, les yeux écarquillés de bonheur devant tous ces bouts de plastique colorés, certains transparents, d'autres avec des paillettes.

« Trop méchant ! »

« Tu pourras créer de nouveaux accessoires avec tout ça. »

« Où tu les as volés ? Ou bien tu les as échangés ? »

« Moins de questions, Java. »

« Oui oui, » souffla la jeune coiffeuse, les joues rosies.

Evie espérait vraiment qu'un jour ou l'autre Java retiendrait tout ce qu'elle essayait de lui inculquer. Elle n'était pas certaine qu'une fois Tremaine disparue, Javotte et Anastasie réussiraient à maintenir le réseau qu'elle s'était créé, et sans ces informations, sans cette influence, leur situation deviendrait plus compliquée. Le salon leur suffirait pour obtenir de quoi manger et les essentiels, mais si un jour quelqu'un les prenait pour cibles... ce n'était pas la nervosité de Javotte et la dépression d'Anastasie qui allaient les sauver, et Evie ne faisait absolument aucune confiance à Anthony pour faire ce qu'il faudrait, à commencer s'attacher la protection d'un capitaine.

« Qu'est-ce que tu veux en échange ? »

« Une tresse africaine. »

« D'accord... »

Alors que Java la tirait pour l'installer sur un tabouret bas et commençait à brosser ses cheveux d'un air concentré tout en babillant sur ce que sa mère et elle avaient vu sur le marché, Evie l'observa pensivement dans le miroir. Java grandissait, bientôt elle aurait l'âge d'entrer dans une bande. Au Centre et à l'Est, la plupart des gosses qui en avaient le besoin et les capacités n'étaient pas acceptés au sein d'un gang avant treize ou quatorze ans, plus jeunes s'ils avaient vraiment des talents intéressants. Plus la bande était grande, plus il fallait partager les butins, il était hors de question d'intégrer des gens à la légère. Java était vive d'esprit, espiègle, créative et une coiffeuse reconnue. Elle savait aussi se faire discrète, mais elle ne savait pas se battre, ni voler, ni se défendre. Sa famille était trop connue pour qu'elle puisse faire le guet.

Elle grandissait, elle devenait vraiment mignonne, et ça aussi c'était une inquiétude. Javotte ne la laissait jamais sortir seule, et elles ne quittaient le salon et l'appartement qui était situé au-dessus qu'en milieu de journée. Mais un jour ou l'autre Java devrait s'émanciper, apprendre à aiguiser son instinct de survie.

L'Île était un endroit dangereux. Mais Evie savait que certains parvenaient à y vivre sans plonger dans ses méandres, à se maintenir à la surface sans attirer les foudres des puissants, en échappant aux regards et donc aux dangers. Elle espérait que Java serait de ceux-là.

Il ne lui arriverait rien. Elle entrerait dans une bande, la leur de préférence, et elle ne serait jamais seule.

Elle ne subirait pas la même chose que Javotte. Elle ne vivrait pas la même épreuve qu'Evie.

Mais Evie avait su se battre, tuer, survivre, et elle s'était quand même laissée surprendre, alors quelles chances avait Java ?

Non. Si Evie n'avait pas réagi assez vite, si elle n'avait pas réussi à se dégager à temps, c'était parce que son esprit brisé l'avait trahie. Parce qu'à l'instant où il l'avait empoignée, où elle avait senti le couteau s'enfoncer dans sa peau, où l'éclair de terreur l'avait frappée, elle s'était retrouvée enfermée dans un coin de sa conscience. Et le temps qu'elle revienne et qu'elle reprenne le contrôle de son corps, il avait été trop tard.

Java avait une chance d'échapper à tout ça, les agressions et les monstres. À présent que les nouveaux Accords étaient en place, les capitaines veilleraient à les faire respecter. Leur travail finirait par porter ses fruits.

Elle garderait cette étincelle en elle qui était si contagieuse. Elle continuerait de s'émerveiller de la moindre petite chose ordinaire. Elle continuerait de rêver de glace à la vanille, de feux d'artifice et de robes de bal.

« Tu sais, tu n'as pas besoin de venir voir la coiffeuse la plus géniale de cette île pour une simple tresse. La prochaine fois, j'attendrai une demande à la hauteur de mon génie. »

Et elle continuerait de la faire sourire sans qu'elle n'ait à lutter pour maintenir l'expression plus d'une seconde.

« Entendu, » acquiesça-t-elle en se retournant.

« Et tu as intérêt à effacer ça. » Java fit un mouvement dramatique pour désigner les mains d'Evie en haussant un sourcil. « Et lâche le rouge pour trouver du bleu foncé. C'est toujours plus sympa sur toi. Mais peu importe la couleur, arrange-moi ça ! »

Observant sa manucure presque fichue due à son travail des derniers jours, Evie hocha la tête.

« Je m'en occuperai. »

Java lui sourit en fronçant un peu le nez, chassa une de ses mèches colorées de devant ses lunettes et croisa les bras.

« Tu nous as habitués à mieux. Notre seule princesse ne peut pas se permettre de ne pas être stylée, après tout. »

« Sois assurée que ça ne se reproduira pas, je suis juste un peu fatiguée en ce moment. »

« J'ai vu. »

« Oh ? » défia Evie, qui avait parlé sans vraiment le penser, souhaitant juste changer de sujet.

Mais Java se contenta d'hausser les épaules, une émotion prudente dans le regard.

« Tu deviens très silencieuse quand tu es fatiguée, tu sais. »

Elle devenait très silencieuse quand ses pensées risquaient de la submerger. Mais peut-être que Java savait ça aussi, et c'était juste pathétique.

Alors qu'elle aurait dû être plus au contrôle que jamais, comme Jay ou Carlos qui semblaient de mieux en mieux gérer leur situation et leur passé, Evie avait l'impression que plus elle avançait plus elle luttait pour ne pas sombrer. Pour ne pas tomber, et rester enfermée en elle pour toujours peut-être.

« J'aime juste t'écouter, » offrit Evie avec un petit sourire, et ce n'était pas un mensonge, pas vraiment. « Et je dois y aller. Mal s'énerve quand on rentre trop tard la nuit. »

Un petit gloussement adorable s'échappa de Java et Evie sentit son cœur s'alléger.

Précieuse, précieuse petite étincelle.

« On se verra plus tard dans la semaine, peut-être. »

« Ce serait chouette ! »

« Si tout va bien, j'aurais les croquis pour ta veste. »

« Trop hâte ! »

« En attendant, sois mauvaise, tu veux ? »

« Pas de question, pas d'étreinte, pas d'excuse, moins de sourires, moins de bavardage, moins d'enthousiasme, ne pas aider les autres, ne pas détailler du regard, ouais, ouais, je maîtrise. Oublie pas de repeindre tes ongles ! »

« Tu sais à qui tu parles ? »

Avec un petit rire, Evie lui fit un petit signe de la main, hocha la tête en passant devant Javotte et quitta le salon.

O

Le lendemain, elle s'assura qu'Anthony irait bien faire ce qu'elle avait exigé de lui. Elle le suivit de loin, discrètement, le vit nerveusement progresser dans les ruelles étroites du territoire d'Hadès, échapper de justesse à un sinistre chasseur, puis arriver devant l'entrée cachant la demeure des quatre derniers Huns, ces guerriers froids, intelligents, puissants et brutaux, qui vivaient à l'extrême nord de la cité, juste avant les terres arides.

Le plan n'était pas très compliqué en soi, Mal avait juste attendu le bon moment, et quand Carlos était rentré au repaire quelque jours plus tôt, l'oeil clos, le poignet cassé et des hématomes sur les flans, Evie avait croisé son regard et il n'en avait pas fallu davantage.

Le bruit avait couru que les Huns recherchaient des pierres à polir, sans doute pour leurs épées. Rufus, un homme vivant près de chez Hadès, avait des pierres à polir et cherchait des étoffes chaudes pour l'hiver.

Et puis Evie s'était trouvée sur la route de Daren plusieurs fois ces dernières semaines. Daren, roux aux yeux sombres, dont le père, forgeron de l'Île, avait été condamné pour avoir allégrement fabriqué et vendu des armes aux ennemis des royaumes, et qui recherchait toujours tous les métaux qu'il pouvait faire fondre pour fabriquer les lames que tous les habitants de la cité venaient lui échanger. Et qui avait mis la main sur une caisse d'outils en métal ? Les Huns.

Daren aimait flirter avec Evie, et Evie aimait avoir des informations utiles. Daren voyait toutes sortes de gens entrer dans l'atelier de son père, sur le territoire Facilier, et lorsqu'elle lui avait susurré qu'elle pourrait obtenir du métal pour eux, il n'avait pas été avare en potins.

Mais Evie n'allait certainement pas aller frapper à la porte des Huns elle-même. Mal non plus, ni aucun membre de leur bande— ils avaient un léger passif. Anthony avait été l'agent parfait, Evie ayant de quoi le faire chanter et lui faire garder le silence. Et s'il finissait en épouvantail ? Ce ne serait pas une grosse perte, puisqu'il était seul, et que les Tremaine ne sauraient jamais qui l'avait envoyé.

Les Huns ne le tuèrent pas cependant. Ils acceptèrent le Lord comme intermédiaire entre eux et Daren, prirent le paquet scellé, entrèrent chez eux pour vérifier ce qu'il contenait loin du regard d'Anthony avant de lui confier un sac d'objets en métal pour conclure l'échange. Anthony n'avait plus qu'à rentrer et le donner au forgeron, ce qu'il fit immédiatement— il savait pertinemment qu'Evie mettrait ses menaces à exécution dans le cas contraire. Les Huns eux se trouvaient très satisfaits d'avoir à présent un plaid bien chaud à échanger avec Rufus pour récupérer des pierres à polir.

Puis Cruella se rendit compte que sa couverture manquait— le dernier accessoire qu'elle avait en fausse fourrure suite au bûcher organisé par Mal. Dans sa démence, elle avait toujours cru qu'il s'agissait de peaux de chiens, et sa disparition la fit plonger dans une crise d'hystérie sans précédent. Ce fut autant un jeu d'enfant pour Mal d'envoyer Remus lui suggérer que les Huns possédaient ce qu'elle cherchait que l'avait été le vol de la précieuse couverture.

La conclusion de tout cela fut ce qu'elles avaient prévu.

Cruella, sans prise avec la réalité, débarquant en hurlant chez les Huns, armés et cruels, pour les attaquer dans le but de reprendre possession de son trésor.

Ce n'était pas pour rien que les quatre guerriers vivaient en bordure de la ville, dans le Nord, et que tous les évitaient depuis longtemps. Ils tuaient littéralement pour un rien et n'avaient pas peur de se faire des ennemis puissants.

Evie les observa sortir le corps sanglant de chez eux pour aller le balancer à l'océan quelques rues plus loin, puis elle disparut dans les ombres pour retourner au centre de la cité sans être vue.

Les jours suivants virent plusieurs bruits courir. On parlait de la crise de Cruella. On parlait de sa disparition. On murmurait qu'elle s'était jetée à l'océan. Qu'elle avait traversé les quartiers nord prise de folie pour continuer à avancer et partir sur les terres mortes de l'Île. Qu'elle avait mis la tête dans un de ses pièges à loup.

Plus les jours passèrent, plus les rumeurs devinrent folles.

Personne ne parla des Huns. Encore moins d'Evie ou de Mal ou de quoi que ce soit pouvant les rattacher à cette disparition.

Cruella devait être éliminée. Sa démence semblait lui avoir fait oublier l'avertissement de Mal, elle avait recommencé à aller trop loin dans la violence, et même si Carlos ne rentrait chez elle qu'occasionnellement, obligé d'y retourner de peur de ce qu'elle ferait dans le cas contraire, il avait été à sa merci lors de ces soirées. Trop terrifié par sa mère, trop conditionné à obéir et à subir.

Peut-être qu'un jour ou l'autre, elle l'aurait tué. Peut-être qu'un jour ou l'autre, il aurait craqué et l'aurait tuée.

Les deux options avaient été inacceptables.

Cruella avait brisé leurs règles, elle avait dû faire face aux conséquences.

Evie sourit en trinquant avec les autres une semaine après la disparition.

Carlos eut l'air perturbé au début, inquiet qu'elle revienne. Puis les jours passèrent, et un espoir mêlé d'ombres et de soulagement naquit dans ses yeux. Ses yeux qui avaient cherché ceux de Mal, une question au bord de ses lèvres des semaines durant.

Il ne demanda jamais.

O