XIII

Eux quatre contre le monde. Ou presque.


"Lie awake in bed at night
And think about your life
Do you want to be different?
Try to let go of the truth
The battles of your youth
Cause this is just a game

It's a beautiful lie"

- A beautiful lie, by Thirty Seconds to Mars


Cette fois-ci, lorsque Belle pénétra dans la bibliothèque d'Auradon Prep au beau milieu de la nuit, elle prit soin d'alourdir ses pas, au cas où. Une part d'elle ne s'attendait pas vraiment à rencontrer une nouvelle fois Evie, et pourtant la jeune fille se trouvait bien là, au fond près de la cheminée, encore une fois.

Elle s'était levée poliment en l'entendant arriver et Belle fut soulagée de constater qu'il n'y avait plus de crainte visible dans son attitude. Elle lui sourit.

« Je vais commencer à me demander s'il t'arrive de dormir. Puis-je ? »

Evie acquiesça.

« J'ai du mal à m'adapter au rythme d'Auradon, » avoua-t-elle doucement.

Belle s'assit sur un fauteuil en serrant sa tasse de thé dans ses mains, et ce ne fut qu'ensuite qu'Evie reprit sa place de l'autre côté de la table basse, près de la cheminée. Un seul livre reposait près d'elle, fermé, posé sous un bloc-notes qui le cachait en partie. Mais Belle put apercevoir sa bordure bleue. Les sciences, encore.

Pour une fille qui disait ne pas aimer lire et être perdue en cours, elle semblait étrangement apprécier se retrouver seule au milieu de la nuit à étudier.

« Il n'y a pas de décalage horaire pourtant, » plaisanta doucement Belle.

« Le rythme de vie est différent. »

Belle n'aurait su l'expliquer clairement, mais pour la première fois Evie n'avait pas l'air aussi parfaite que d'ordinaire. Peut-être était-ce la lueur du feu de cheminée et l'absence d'éclairage électrique, mais une certaine fatigue se lisait dans ses traits malgré son maquillage aussi fin que d'habitude. Ses cheveux et ses vêtements non plus ne montraient rien de la journée passée.

Voilà une chose que Belle lui enviait. Après les événements et nouvelles du jour et avec le manque de repos, elle avait l'impression que ses os pesaient une tonne et n'aurait pu rester plus longtemps avec ses talons aux pieds et sa robe élégante même si elle l'avait voulu. Elle se félicitait d'avoir emmené avec elle une tenue plus confortable, et avait simplement attaché ses cheveux avant de quitter la chambre. Un peu plus et elle aurait oublié d'enfiler ses ballerines et se serait baladée dans l'école pieds nus.

Le trajet jusqu'aux cuisines avaient été seulement entrecoupé par les salutations aux gardes en poste près de l'entrée. Elle avait décidé de faire une halte sur le chemin du retour dans la bibliothèque, espérant que le lieu tant aimé apaiserait assez ses pensées pour qu'elle parvienne à se reposer.

Elle se demandait pourquoi Evie était encore là, à plus de deux heures du matin, au lieu de dormir comme tous les autres jeunes de l'école. L'instinct de Belle lui murmurait que ce n'était pas pour les mêmes raisons qu'elle, ou pas uniquement. Les Insulaires avaient eu l'air effroyablement calmes face aux sombres nouvelles qu'ils leur avaient apportées.

« Je suis désolée pour Fanny. Si elle faisait partie de votre entourage, tu devais la connaître. »

« Oui, » répondit simplement Evie. « Merci pour votre sollicitude. »

« Est-ce qu'elle était une amie à toi ? »

« Non. Une alliée. Je la connaissais depuis des années, mais je ne passais du temps avec elle que pour le travail. »

« Le travail ? »

« Oui. »

Elle n'explicita pas. Aucun d'entre eux n'en disait plus sans y être obligé, mais Evie avait été plus loquace lors du week-end. Il n'y avait pas de détresse dans sa voix ou son attitude. Elle semblait composée, calme, peut-être un peu triste.

Mais il y avait quelque chose d'immobile dans sa façon d'être, quelque chose de fermé qui ne ressemblait pas à l'attitude ouverte qu'elle semblait vouloir toujours montrer. Belle aurait aimé savoir pourquoi, tout comme elle aurait aimé avoir des réponses à ses innombrables autres questions, à commencer par la raison derrière ces morts arrivés sur leur plage.

Elle fit tourner la tasse dans ses mains.

« Si j'avais su que tu serais là, je t'aurais apporté une tasse de thé. »

« C'est très aimable, mais je n'apprécie pas le thé. »

« Tous les thés ? Il y en a pourtant pour tous les goûts. »

Quelque chose d'étrange passa dans les yeux d'Evie alors qu'elle penchait légèrement la tête sur le côté.

« J'ai bu trop de boissons à base d'eau et de plantes en grandissant, j'ai développé pour elles une sorte d'aversion. »

Herboriste.

Le mot revint, et Belle se demanda encore une fois ce qu'avait bien pu concocter la Méchante Reine sur une Île apparemment morte. Pas uniquement des moyens contraceptifs et des remèdes, sans doute, et les sombres idées qui lui vinrent serrèrent sa poitrine.

« Ta mère te faisait boire beaucoup de thé ? » poussa-t-elle, le ton léger.

Evie ouvrit la bouche, puis la referma rapidement. Sa réponse semblait s'être coincée quelque part en route et elle avala sa salive. Le temps d'une ou deux secondes, un air de confusion enfantine passa sur son visage.

« Parfois il n'y avait pas d'autre chose à boire, » confia-t-elle finalement, sa voix un peu trop basse.

Ça aurait pu être un reproche à son encontre et à l'encontre d'Auradon, une accusation quant à la quantité de vivres et d'eau envoyée sur l'Île, mais chaque fois qu'ils avaient émis ce genre de remarques ils l'avaient fait avec assurance, l'intervention prudemment dosée. Cette fragilité qui échappait presque à la tranquillité ordinaire d'Evie n'avait rien à voir avec ça et l'attention aiguisée de Belle sut le percevoir.

« Parce que ta mère et toi n'aviez rien d'autre, ou parce qu'elle ne te donnait rien d'autre ? »

C'était un peu comme observer un adversaire politique subtilement adapter son discours en plein débat. Juste des micro-réactions. L'angle de la tête, un léger plissage des yeux, la position des épaules, un mouvement des doigts.

S'il était possible qu'Evie ait des lacunes académiques, elle était très loin d'être idiote lorsqu'il s'agissait d'interactions et de manipulation sociale. Belle entrevoyait seulement à quel point.

« Mère a toujours trouvé de quoi assurer notre survie. »

Ce qui ne répondait pas à la question, sans pour autant être totalement hors-sujet, et Belle ne put s'empêcher de sourire, entre fatigue, inquiétude et un amusement un peu cynique, quoique admiratif.

« Tu sais, si tu ignores comment orienter tes études, tu devrais essayer la filière politique ou le droit. »

« Pardon ? »

Evie s'était tendue malgré l'air confus qu'elle se donnait, et Belle s'adossa à son fauteuil.

« Tes talents pourraient y être bien employés. Il n'y a qu'un politicien ou un avocat pour savoir ainsi manipuler les mots. »

Pendant quelques secondes, une étincelle de crainte brilla dans les yeux d'Evie, mais elle dut comprendre qu'elle ne risquait rien et fronça le nez de manière enfantine.

« Ça a l'air fastidieux et inutile. »

« Comme les fictions ? Je ne peux que remarquer que tes préférences vont une fois encore vers le camp opposé. »

Evie se tendit et jeta un œil rapide à côté d'elle, vers le livre toujours caché, avant de se concentrer sur Belle une fois encore.

« Nous n'avons pas encore reçu les romans pour le cours de littérature. »

« Tu pourrais en lire d'autres, en-dehors des devoirs. »

« Je ne lis pas quand j'ai du temps pour moi. »

Ça sonnait encore une fois comme une réponse à tiroirs. Il y avait le sens évident de la phrase, celui en surface, et tous les autres qui ne pouvaient être compris que si l'on était dans le secret. D'ailleurs, Belle découvrait qu'il y avait une micro expression particulière qu'Evie prenait lorsqu'elle délivrait ces réponses-poupées-russes. Une sorte d'espièglerie un peu sombre qui rendait son ton légèrement musical.

« Que fais-tu dans ces moments dans ce cas, en-dehors de tes visites au salon de coiffure ? »

« Des vêtements, ou je me promène, et je passe du temps avec d'autres personnes. »

« Des habitants de votre territoire ? »

« Entre autres. »

« Mais ce ne sont pas des amis. »

« Non. »

« Je n'appelle pas vraiment ça des loisirs, » remarqua Belle. « Si tu fais des vêtements parce que c'est nécessaire et si tu parles à des gens que tu ne considères pas tes amis pour... quoi ? Pour entretenir des réseaux ? Alors c'est du travail. »

« Les adolescents ici font ça à longueur de temps et ne travaillent pas pour autant, » répliqua Evie avec confusion.

« La plupart d'entre eux ne savent même pas ce que travailler veut dire. Ils entretiennent leurs réseaux par narcissisme, désir de popularité, par ennui ou à des fins ambitieuses, ou simplement parce qu'ils aiment s'amuser et avoir des tas d'amis. Mais je doute que ce soient ces raisons qui t'animent, n'est-ce pas ? »

Une expression rapide passa sur le visage d'Evie, un étonnement, une appréciation peut-être, elle la regardait comme si elles se voyaient pour la première fois et Belle ne sut si elle devait se sentir vexée ou flattée. Il y avait un petit sourire au coin des lèvres de l'adolescente, ce n'était pas le sourire aisé qu'elle avait d'habitude, il était plus fin, beaucoup plus discret et accompagnait un air autrement plus mature et assertif.

« Je suppose que nous avons vraiment manqué de temps pour nous adonner à des loisirs, » concéda finalement Evie posément.

« Tu as passé beaucoup de temps seule quand tu étais enfant. Tu devais avoir du temps, alors. »

« Pas tant que ça. Il y avait beaucoup d'apprentissages que Mère tenait à ce que je suive. »

« Et tu passais du temps avec Fergus. »

Le regard d'Evie tomba immédiatement sur ses genoux, sur ses mains, et Belle fronça les sourcils.

« Je suis désolée, » dit-elle doucement. « Je n'aurais pas dû le mentionner. »

La jeune fille avait peut-être dit que Fergus n'était pas un ami ni son animal, mais ses réactions la contredisaient et inquiétaient Belle. Ce week-end, il y avait eu un instant lors de leur conversation où Evie avait paru complètement absente, elle avait eu l'air de ne plus entendre sa voix ni d'avoir vraiment conscience de ce qui l'entourait. Elle ne semblait pas mentir quand elle évoquait la nature distante et professionnelle de sa relation avec Fergus ou Estia, et pourtant la façon dont elle en parlait laissait entendre un lien affectif.

Mais avoir des amis avait été tabou, il avait fallu que Ben pousse pour qu'ils consentent à utiliser ce terme pour qualifier les trois autres. Alors peut-être qu'avoir des amis parmi les animaux était quelque chose de si dangereux pour elle que l'évoquer ainsi restait impossible, que l'idée même était devenue inconcevable. La simple évocation de ce lien figeait Evie malgré l'évidence de sa réalité, et il était clair qu'elle n'avait pas tissé consciemment une relation avec les créatures, ou en tout cas se refusait à l'admettre.

Belle avait ses propres réserves quant au fait qu'Evie passait du temps avec des Tarentules géantes mangeuses d'Hommes, mais ça n'avait rien à voir avec l'idée qu'elle ait des amis et plus avec son arachnophobie... et aussi qu'elles étaient des Tarentules géantes mangeuses d'Hommes.

Un frisson la parcourut avant qu'elle ne parvienne à se détacher de l'image.

« Evie ? »

« Oui, » répondit automatiquement la jeune fille, sa voix basse et étrangement petite, le ton presque... servile.

« Est-ce que ça va ? »

La question la sortit de ses pensées. Surprise, elle cligna des yeux et releva la tête, observa quelques secondes Belle.

« Oui. Je suis désolée, je suppose que je suis plus fatiguée que ce que je pensais. »

« Je sais que l'adaptation n'est pas facile, mais tu devrais vraiment essayer de dormir plus. »

Son regard tomba sur la tasse que Belle tenait. Il restait un tiers du thé, trop tiède pour être bon.

« Tilleul ? » demanda Evie.

« Oui, tilleul et valériane d'Auradon. Ce n'est vraiment pas ce que je préfère, mais c'est un mélange qui est censé être apaisant et favoriser le sommeil. »

« Et ça fonctionne ? »

Avec un sourire de dérision, Belle posa la tasse devant elle et haussa les épaules.

« Ça ne fait pas de mal, en tout cas. Notre médecin nous l'a conseillé, parce que nous essayons de ne pas nous reposer sur des moyens plus puissants. Tu as reconnu le tilleul ? »

« L'odeur. C'est une plante qu'on avait encore, ou qui arrivait sur les cargos, comme la plupart des végétaux que Mère pouvait utiliser. »

« Est-ce que tu aimais travailler avec ta mère sur ces préparations ? »

Il y eut quelques secondes de silence.

« Pas vraiment, » offrit Evie posément. « Mais un travail n'est pas censé être agréable, l'important est d'avoir les capacités requises pour le mener à bien. »

« Le travail n'est pas toujours plaisant, mais je ne suis pas d'accord sur le fait qu'il n'est pas censé l'être. Si on le choisit, cela dit. As-tu pensé à ce que tu aimerais faire pour gagner ta vie une fois adulte ? Et je ne parle pas de l'Île, mais d'ici. »

« Non, je n'y ai pas réfléchi. »

« Tu dis que tu n'apprécies pas travailler avec ta mère. Et les vêtements ? Est-ce que tu apprécies les faire ? »

La main d'Evie vint inconsciemment toucher la veste qu'elle portait, noire et bleue, avec quelques clous et strass et surtout cet emblème cousu de fil doré sur le côté droit de sa poitrine. Evie avait choisi une couronne ébréchée comme symbole, ça semblait étrange de ne pas opter pour quelque chose de plus fort ou de plus évocateur, comme les dragons puissants de Mal, le fier cobra de Jay ou les os inquiétants de Carlos. Pourquoi avoir choisi un objet imparfait, incomplet, abîmé, en partie brisé ?

« J'aime le fait que mes vêtements les tiennent au chaud et les protègent, » partagea finalement Evie. Elle fit tourner l'anneau qu'elle portait autour de son majeur, observant prudemment Belle. « Je suppose que j'apprécie les créer, et les coudre. »

« C'est impressionnant, tu sais. Je n'ai jamais rencontré personne de ton âge avec un tel talent. »

« Merci. »

La réponse avait été automatique, mais il y avait une tension dans son maintien et une hésitation dans son sourire.

« J'admire toujours les gens qui arrivent à créer, » confia-t-elle alors avec auto-dérision. « Je suis incapable de faire grand-chose de mes mains, ce qui est ironique parce que j'ai été élevé par un véritable artiste. Mon père est un dessinateur extraordinaire et un inventeur touche-à-tout. Dans notre ancien monde, il pouvait tout réparer, jusqu'à l'horloge la plus complexe. Je le regardais faire quand j'étais enfant, et plus tard je pouvais même prévoir ce qu'il allait faire avant qu'il le fasse. Mais lorsque j'avais moi-même les outils en main, c'était une catastrophe. Je n'ai pas sa minutie, ni même sa patience. Je comprenais ce qu'il fallait faire, mais je n'arrivais à rien. » Elle haussa les épaules. « C'était un peu comme avec les gens. Dans notre village, tout le monde le prenait pour un fou et moi pour quelqu'un d'étrange qu'il ne fallait pas approcher. Les femmes dans ce genre de campagnes n'étaient pas instruites, et je passais mon temps à lire les quelques livres que nous avions au point de les connaître par cœur. »

« Les enfants n'allaient pas à l'école dans ce monde-là ? » demanda Evie, avec une curiosité qui avait l'air sincère.

« Uniquement les garçons, et seulement quelques courtes années. Ensuite ils étaient trop occupés à travailler avec leurs parents. Les filles devaient se contenter de se marier et de se taire. Mais mon père avait vécu toute sa vie à Paris, où les choses étaient un peu plus évoluées, et il avait adoré ma mère. Je ne l'ai pas connue, elle est morte de la Peste quand j'étais bébé, c'est cette épidémie qui a poussé papa à fuir la ville. Ce genre de maladie n'avait aucun remède dans notre monde. Maman était un esprit libre. Brillante et pleine d'assurance. Alors papa voulait faire honneur à sa mémoire et se fichait du qu'en-dira-t-on. Il m'a appris à lire et à écrire, et a toujours encouragé ma curiosité. Mais nous étions très isolés et je me sentais seule. Par ignorance, les autres villageois m'ostracisaient, et en retour j'en suis venue à les dénigrer. J'étais jeune, et auto-centrée, persuadée de valoir mieux qu'eux tous parce que les livres m'ouvraient l'esprit sur un monde plus grand qu'ils n'étaient pas capables de concevoir. Je ne rêvais que de partir, je voulais une autre vie, autre chose, plus. »

« Et vous avez rencontré le roi. »

« À l'époque il n'était pas encore héritier du trône de France. Je l'ai jugé lui aussi. Encore une fois, je me suis crue supérieure à lui, et les circonstances me donnaient peut-être raison. Lui non plus n'était pas parfait. Nous n'étions pas des héros, seulement deux personnes seules qui entretenaient secrètement de l'amertume pour les circonstances de leur existence. Au lieu d'ouvrir les yeux sur tout ce que la vie nous offrait et toutes les opportunités que nous avions, nous blâmions les autres pour notre mal-être. Mais il m'a ouvert les yeux sur ce que pouvaient cacher les apparences, et lorsque nous avons brisé la malédiction et appris à voir les choses autrement, j'ai réalisé à quel point je n'étais pas celle que je pensais être. Je me suis fait des amis, j'ai appris à aller vers les autres, à les comprendre, j'ai appris la tolérance et qu'il n'y avait jamais qu'un seul chemin ou une seule façon de voir les choses. » Elle haussa les épaules, se sentant un peu étrange de partager tout ça. « Papa et moi avons emménagé au château d'Adam. Notre vie a changé en bien des points. Deux ans seulement après notre mariage, les cousins d'Adam sont morts en mer, et il est devenu le premier prince dans la ligne de succession directe du roi. Passer de paysanne à duchesse avait été assez difficile, mais devenir ensuite princesse et future reine du royaume ? Il a fallu quelques temps d'ajustement. Adam n'était pas sûr de lui non plus, mais il était déterminé à devenir un roi bon et noble. Nous n'avons pas gouverné la France plus de trois ans avant de nous retrouver ici, avec de nouvelles frontières, de nouveaux voisins, de nouvelles responsabilités. Et de vieux ennemis. »

« Gaston. »

« Gaston, » acquiesça Belle, sentant la colère familière envahir ses pensées à la simple évocation de l'horrible individu.

Lors de la grande guerre d'Auradon, lui et ses complices avaient fait beaucoup de mal au nom de la vengeance. Adam et Belle y avaient perdu certains de leurs amis et beaucoup de leurs soldats. Même lorsqu'il avait été traîné sur l'Île, Gaston avait continué à leur promettre bien des tourments avec une assurance à glacer le sang. Certaines choses qu'il avait dites la hantaient encore la nuit.

« Est-ce qu'il est toujours en vie ? » demanda-t-elle, réussissant à ravaler son anxiété.

Elle ignorait ce qu'elle espérait entendre, et Evie ne laissa pas ses pensées se montrer.

« Oui, » répondit-elle simplement. « Mais il n'a pas beaucoup de pouvoir, hormis sur ses quelques chasseurs. Ils n'ont plus grand-chose à chasser et ils vivent sur le territoire de Maléfique, alors ils se gardent bien de faire des éclats. »

Sur le territoire de Maléfique... Autrement dit celui que les jeunes contrôlaient et sur lequel ils travaillaient.

« Tu le connais ? »

« J'ai eu quelques fois à faire à lui. Il parle beaucoup. »

L'idée de Gaston interagissant avec Evie lui serrait l'estomac et Belle bougea un peu pour essayer de faire passer ce soudain instinct protecteur.

Sa réaction ne dut pas être très subtile parce qu'Evie lui jeta un regard entre curiosité et confusion, alors Belle se força à se reprendre. Mais puisqu'il n'y avait que lorsqu'elle se montrait sincère et directe qu'elle semblait arriver à quelque chose avec Evie, elle décida de ne pas détourner la conversation.

« Il parle seulement ? »

Les yeux de l'adolescente brillèrent un peu de surprise lorsqu'elle comprit ce qu'elle voulait savoir, et elle joua avec son anneau alors qu'un petit rictus discret lui conférait un air assuré et bien moins innocent que ce qu'elle affichait ordinairement.

« Avec moi, oui. Vingt années sur l'Île à manquer de tout l'ont rendu plus faible. Il a vieilli. Il a vécu aux côtés de prédateurs autrement plus dangereux qui lui ont appris où se trouvait sa place sur la chaîne alimentaire. Jamais il n'oserait tenter quoi que ce soit contre moi, je suis une héritière et je suis le lieutenant de Mal. Ce serait vraiment mal avisé de se mettre Maléfique et Mal à dos. »

« Et pas toi ? »

« Pourquoi me craindrait-il ? »

« Parce que tu es un lieutenant et je ne vois pas Mal s'entourer d'incompétents incapables de se débrouiller seuls, même ceux qui savent sourire et se comporter convenablement. »

Evie ne réagit pas, apparemment tranquille, et Belle continua.

« Et permets-moi de douter aussi que votre travail se résume essentiellement à des histoires de gamins. »

« Je n'ai jamais précisé quel genre d'histoires, ni quel genre de gamins. »

« C'est juste, » s'amusa un peu Belle.

Malgré la gravité du sujet et de la situation, l'espièglerie qui échappait à Evie, qu'elle soit calculée ou non, était attachante en dépit des ombres qu'elle cachait. Elle ne savait pourquoi, mais quelque chose avait changé dans leur interaction et Evie semblait se montrer sous un nouveau jour. Moins naïve, moins frivole.

« Gaston a trois fils. »

« Quoi ? »

« Trois garçons. Des jumeaux de dix-huit ans, Gaston Junior et Gaston Trois, et un autre de quinze ans, Gaston Quatre, mais il préfère être appelé Gil. »

« Il... a appelé ses fils Gaston ? Tous ses fils ? »

« Son narcissisme est toujours le trait le plus dominant de sa brillante personnalité. »

Belle ne put empêcher son petit rire, un peu incrédule, un peu triste.

« Trois enfants. »

« Deux mères différentes. La première était une arnaqueuse qui est partie quand les jumeaux étaient petits. Elle est allée au Nord, plus personne n'a entendu parler d'elle. La mère de Gil est morte en couche suite à des complications. Gil a manqué d'oxygène pendant plusieurs minutes, ça a joué sur son développement. Il est légèrement plus lent que la plupart des gens. Il n'a jamais partagé le goût de sa famille pour la violence et la cruauté. Gaston avait l'habitude de l'humilier, ses frères de le frapper. Il a fini à la rue, a erré jusqu'au territoire des pirates et ils l'ont adopté. Il y a un avantage à intégrer des habitants d'autres territoires, outre la provocation. »

« Est-ce qu'il va bien ? »

« Étant donné qu'il vit sur une Île morte et qu'il n'est en rien adapté à sa réalité, je suppose que l'on peut dire qu'il pourrait aller plus mal. »

De l'honnêteté brute, voilà qui était nouveau, comme le dédain qu'elle ne cacha plus tout à fait.

Dire qu'elle était désolée serait probablement malvenu, alors Belle se contenta d'hocher la tête pour accepter l'accusation.

« J'espère avoir l'occasion de le rencontrer. »

Cette idée sembla complètement déstabiliser Evie.

« Pourquoi ? »

« Pourquoi ne voudrais-je pas le rencontrer ? »

« C'est le fils de Gaston. »

« Il n'est pas son père. »

« Et pourtant vous l'avez enfermé dans une prison sans jamais vous soucier de lui. »

« Ce n'est pas le cas. Ce n'est pas ce que nous voulions. Nous nous efforçons de changer les choses. Rien ne pourra jamais racheter nos fautes, mais nous allons tout faire pour reprendre le contrôle de l'Île et libérer ceux qui doivent l'être. »

« C'est ambitieux, considérant que d'après ce qu'a dit Marraine, vous ne savez pas comment vous allez parvenir à ouvrir la barrière sans prendre de risques inconsidérés. »

« Nous y sommes parvenus pour vous. »

« Vous n'avez pas pris le risque d'envoyer des hommes de l'autre côté, et l'ouverture n'a duré que quelques secondes pour permettre la diffusion de l'invitation, et seulement une minute ou deux lors de notre passage. Maléfique nous avait donné son accord pour vous suivre, elle n'allait rien tenter de toute façon, et personne n'aurait osé risquer que la barrière se ferme pour toujours s'il y avait eu un soucis. Ce ne sera pas toujours le cas, si les Insulaires en ont l'occasion, ils essayeront de s'évader. Et si des Continentaux pénètrent dans la cité, ils risquent de ne pas tous s'en sortir. Vous le savez aussi bien que nous. »

« Pas aussi bien, non, et tu le sais. Nous ignorons tout ou presque de l'organisation de l'Île, de la démographie ou de ses dangers. Je comprends que vous ne nous fassiez pas confiance, et que vous ne nous appréciiez pas. Mais vous pourriez nous aider à reprendre le contrôle de l'Île. »

« Nous ne comprenons pas plus que vous comment fonctionne votre barrière ni pourquoi vous n'en êtes plus maîtres. »

Quelque chose dans son ton montrait en revanche tout ce qu'elle pensait de cet état de fait. Quels imbéciles ils devaient être à leurs yeux ! Des idiots s'étant pris pour des dieux dont la création leur avait totalement échappé.

Des idiots cruels s'étant pris pour des dieux leur ayant donné la vie avant de les abandonner sans plus de considération.

Ils croyaient qu'ils les affamaient, qu'ils avaient organisé leur fin lente et cruelle, qu'ils ne leur envoyaient que des déchets et des fournitures cassés, qu'ils les privaient de soin et de confort.

Pourquoi les aideraient-ils ?

Et en même temps, pourquoi ne voudraient-ils pas les aider à changer les choses ?

Doutaient-ils vraiment de leur intentions ? Pensaient-ils qu'ils voulaient reprendre le contrôle de l'Île pour des raisons autres que celles avancées par Ben ?

« Est-ce que tu sais combien il y a d'habitants sur l'Île ? »

« Huit de moins qu'il y a deux semaines. »

La réponse rapide avait dû lui échapper car l'espace d'une fraction de seconde ses yeux s'écarquillèrent et elle se tendit. Son regard tomba vers le sol et sa voix baissa avec une sorte de crainte, son ton vidé de toute fierté ou assurance.

« Tout ce que je sais c'est qu'il y a pas mal d'endroits abandonnés. Des entrepôts, des boutiques et des appartements. Du coup je suppose qu'il y a moins d'habitants qu'il y a vingt ans, malgré les naissances. Mais personne ne tient de registre. »

« Beaucoup de gens sont morts, » murmura Belle sans le vouloir.

Il y avait eu des combats violents avant le retrait des chevaliers, c'était bien pour ça qu'ils avaient préféré protéger leurs ressortissants. La guerre interne s'en suivant avait bien entendu fait des victimes, ils le savaient également. Et ils n'étaient pas naïfs au point de songer qu'autre chose que la loi du plus fort gouvernait l'Île des vaincus. Mais ce qu'ils avaient appris des jeunes jusque-là sous-entendait des morts régulières, des assassinats et des maladies. Est-ce que les habitants mouraient aussi de faim ou de froid ? Dans leur propre royaume ?

« Il se fait tard, » remarqua légèrement Evie. Elle attrapa ses affaires et se leva, la tête baissée respectueusement. « Avec votre permission, je vais me retirer, Votre Majesté. »

« Bien sûr. »

Lorsqu'elle se leva également, elle put sentir qu'Evie suivait ses gestes même si elle ne la regardait pas directement. La table basse les séparait toujours, mais malgré ça et le temps qu'elle avait passé au château la méfiance de l'adolescente ne s'effaçait pas tout à fait.

« Je te souhaite une bonne nuit. »

« De même. »

Evie commençait à partir quand le regard de Belle fut attiré par son poignet, sa prise sur ses affaires ayant fait glisser la manche de sa veste et dévoilé un bandage en partie écarlate.

« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? »

Evie se figea.

« Pardon ? »

« Ton poignet ! Evie, tu saignes. »

« Oh. »

Les yeux de l'adolescente suivirent le regard de Belle et elle baissa un peu les bras pour dissimuler la blessure.

« Ce n'est rien. Juste une coupure. »

« Une coupure ? Elle saigne beaucoup. Comment c'est arrivé ? »

« Un accident en cours, » répondit Evie doucement. Son regard évitait à nouveau celui de Belle. « Je suis désolée, je suis maladroite. »

« Les accidents arrivent. Mais pourquoi est-ce que l'infirmière et Marraine ne nous ont pas appelés ? »

« Appelés ? »

« Au téléphone. C'est la procédure s'il vous arrive quelque chose. »

« Je ne suis pas allée à l'infirmerie. C'est juste une coupure. »

Il y avait de la confusion mais aussi de la tension chez Evie alors Belle se força à adoucir son ton.

« Même si c'est juste une coupure, tu aurais dû aller voir l'infirmière pour qu'elle te soigne et vérifie si tout va bien, elle est là pour ça, pour prendre soin des élèves et des employés de l'école. » Ses pas la menèrent automatiquement de l'autre côté de la table pour s'approcher d'Evie et elle tendit une main vers elle. « Je vais regarder si— »

« Ce n'est rien, » réitéra Evie précipitamment en faisant un pas en arrière, pressant ses bras contre elle.

Belle baissa sa main dans un geste apaisant, la paume tournée vers Evie, et elle cessa d'avancer.

« D'accord, » acquiesça-t-elle d'une voix douce avant de s'invectiver intérieurement.

Elle savait que garder ses distances était un des probables impératifs pour qu'un échange avec les jeunes Insulaires se passe au mieux, pour qu'ils puissent se sentir à l'aise, le docteur Prim avait insisté sur ce fait. Mais Belle n'avait pas pour habitude de devoir autant se contrôler et certainement pas pour habitude de voir un enfant saigner sans rien faire. Il était clair que porter son attention sur sa blessure rendait Evie anxieuse et elle désespérait de lui faire comprendre qu'elle n'avait rien à craindre d'elle.

« Je suis désolée, » confia-t-elle. « Mais il faut soigner ça. »

« C'est fait. »

« Mal ! »

La main sur le cœur, Belle essaya de se remettre de son sursaut et se tourna vers sa gauche pour trouver la jeune fille à trois mètres d'elle, s'avançant tranquillement, sans un bruit.

« Navrée. » Le petit rictus sur les lèvres de Mal démentait son sentiment de culpabilité. « Je ne cherchais pas à vous surprendre, Votre Majesté. »

« Belle, » corrigea-t-elle automatiquement, mais les enfants de l'Île ne semblaient pas décidés à l'appeler par son prénom.

Mal était habillée cette fois, coiffée aussi, comme si elle s'était levée pour commencer sa journée et qu'il n'était pas près de trois heures du matin. Mais sa peau semblait bien pâle, et Belle remarqua qu'elle avait l'air fatiguée malgré son léger maquillage. Son regard émeraude se tourna vers Evie qui avait profité de la frayeur de la reine pour se reprendre.

« Tu devrais pas saigner. »

« J'ai dû me cogner. »

La demi-fée ne réagit pas et se tourna vers Belle.

« Je vais finir par croire qu'aucune de vous deux ne sait à quoi servent ces quelques heures avant le lever du jour, Mesdames. »

« À propos de cette coupure, il faut vraiment la soigner, » insista gentiment Belle.

« Je l'ai fait. Mais on va changer le pansement et vérifier que le saignement s'est bien arrêté cette fois. Evie, t'es prête ? »

« Oui. »

« On va se coucher. Bonne nuit, Majesté. »

Belle hocha la tête en les observant commencer à partir, préférant ne pas demander où elles avaient trouvé de quoi faire un bandage et si elles avaient vraiment ce qu'il fallait pour s'assurer qu'Evie guérirait bien.

« Les filles ? »

Toutes les deux se figèrent et se tournèrent vers elle, prudentes mais polies.

« Oui ? »

« Vous avez des téléphones, n'est-ce pas ? »

Mal fronça les sourcils légèrement.

« Oui. On s'en sert peu, mais on en a. »

Avec un petit hochement de tête, Belle se dirigea vers l'un des postes informatiques de la bibliothèque, prit le bloc-notes et le stylo et écrivit rapidement. Elle arracha la petite feuille et s'avança près des adolescentes avant de la leur tendre. Mal fit les deux derniers pas qui les séparaient et accepta le papier pour y jeter un œil.

Belle retint un sourire.

« C'est mon numéro de téléphone, » éclaircit-elle, parce que la suite de dix chiffres semblait être un mystère pour Mal. « Vous devriez l'enregistrer dans votre répertoire, et dans ceux des garçons aussi. »

« Pourquoi ? »

Oh, parfois Belle avait juste envie de les prendre dans ses bras.

« Pour que vous puissiez me contacter en cas de besoin. »

« En cas de besoin ? » répéta lentement Mal, dubitative.

Apparemment elle ne voyait pas dans quel cadre elle aurait pu avoir besoin de Belle, et la reine sourit.

« Si vous avez besoin d'aide pour quoi que ce soit. Si vous vous blessez ou êtes malades. Si vous avez une question ou un doute. Ou si vous voulez discuter ou débattre de l'intérêt des fictions ou d'un film ou de l'œuvre de Romary ou de Van Hart ou de tout autre chose. »

Les yeux de Mal brillèrent soudain d'intérêt.

« Vous savez qui est Van Hart ? »

« Oui, » répondit Belle, amusée. « Roan Van Hart était un véritable visionnaire, même si ce n'est pas ce que retient tout le monde. »

Mal sembla vouloir répondre, mais elle se figea et son expression redevint plus neutre.

« Autre chose ? »

« Non, désolée de vous retarder. Bonne nuit. »

Sans un mot de plus, les deux adolescentes partirent et le regard de Belle trouva par hasard la cote sur le dos du livre qu'Evie tenait et qu'elle ne cachait plus tout à fait sans s'en rendre compte.

2B

MAT

5-41

HER

Le rayon 2B n'était pas du tout un endroit que Belle connaissait bien, et pour cause. Quand elle se retrouva face à lui, la signalétique lui apprit que comme l'indiquait le second niveau de la cote, il abritait notamment les ouvrages sur les mathématiques. La troisième ligne faisait référence au sous-thème et dans les documentaires le premier chiffre indiquait le niveau de difficulté des ouvrages, allant de 1, accessibles aux débutants, au 5, qui se destinaient plutôt aux professeurs et chercheurs de passage. Le second chiffre indiquait le thème principal étant traité.

Belle était plutôt certaine qu'aucun cours d'Auradon Prep n'abordait les Théories et conjectures en mathématiques, et même si elle ignorait quel livre avait pris Evie et sur quoi il portait exactement, elle pouvait affirmer qu'il n'y avait absolument aucune raison pour la jeune fille de consulter un tel ouvrage. Il n'allait certainement pas l'aider à mieux comprendre ses cours d'arithmétique de niveau un.

Plus elle passait du temps avec les jeunes Insulaires et essayait de les connaître, et plus Belle était perdue, incapable de répondre à la plus essentielle des questions.

Qui étaient-ils ?

O

Les filles avaient été entraînées par Lonnie et Jordan pour admirer leurs nouvelles tenues (comme si elles pouvaient être plus cool que la moindre création d'Evie— Jay était persuadé que personne sur ce continent n'égalait les prouesses de son amie, surtout avec le peu de matériel auquel elle avait toujours eu accès).

Carlos avait décidé une fois encore d'aller promener ce stupide chien après le déjeuner. À croire que le clebs pouvait pas faire ses besoins sans lui. Mais il devait toujours faire parler Jane, et la mission passait avant tout.

Il se retrouvait donc seul. Non pas que Jay ne pouvait pas rester sans soutien au pays des arcs-en-ciel et des chansons, mais il ne dormait pas très bien ces derniers jours et sa patience s'effritait.

« Comment est-ce que tu as eu toutes ces cicatrices ? »

Sa patience s'effritait rapidement parce qu'aucun de ces petits privilégiés n'avait la moindre once d'instinct de survie. Il semblait même qu'après une dizaine de jours leur si légendaire politesse fondait comme la couche de maquillage sur la tronche de Médusa.

Il ignora Jack ou John ou il ne savait qui, ce fils d'un mania de l'immobilier qui traînait toujours dans l'ombre d'Herkie et des autres, et continua son chemin en direction de l'aile principale. Le large couloir était presque vide, comme d'habitude Jay et Carlos avaient laissé partir la plupart des élèves avant de quitter le restaurant, mais les mecs de l'équipe de Tournoi étaient sortis en même temps, le saluant et discutant autour de lui comme s'il avait envie d'être inclus.

« Oh, Jay ? »

« Fiche-lui la paix, James, » reprocha doucement Aziz.

« Quoi ? C'est une simple question. Je suis un homme curieux. Comme si vous ne l'étiez pas. »

« Je tombe tout le temps, » répondit platement Jay en continuant à avancer sans les regarder. « Je suis maladroit. »

« On t'a vu sur un terrain, faire tes acrobaties, » remarqua Artie en levant les yeux au ciel. « Il n'y a rien de maladroit chez toi. »

« J'ai grandi. »

« Et les autres ? Ils sont maladroits aussi ? Mal et C—»

Le nom se termina en gargouillis alors que James luttait contre Jay en vain. La main du voleur était ferme autour du cou du garçon aux boucles brunes et il le maintenait plaqué contre le mur, son regard plein de haine braqué dans celui, azur, de son camarade. James était plus vieux, un peu plus grand, plus carré aussi, mais il ne savait pas se dégager alors que chaque petit geste de sa part poussait Jay à resserrer ses doigts et à couper sa respiration un peu plus.

Sourd aux petits cris et aux protestations des autres autour d'eux, il leva son autre poing en direction du visage du crétin.

« Tu veux que je te montre ? » murmura-t-il entre ses dents. « Tu veux comprendre ? »

« Jay, lâche-le ! »

« Il est fou ! »

« Tu te crois où, là ?! T'es taré ?! »

Mais Jay ignora Aziz et les autres, son sang bouillant dans ses veines, toute sa frustration et sa rage et ce sentiment d'être un animal piégé le rendant aveugle aux conséquences. Il voulait frapper, il voulait reprendre le contrôle, il voulait leur faire payer, il—

Une main sur son épaule.

Il largua James sur le côté et repoussa la main de son assaillant dans le même mouvement, tournant sur ses pieds, prêt à frapper, mais son adversaire ne bougea pas, ne leva même pas les bras et cette attitude ahurissante le figea.

Chad se contenta de le regarder, les yeux écarquillés comme s'il attendait comme un con d'être cogné et refusait de réagir.

« Ne me touche pas, abruti ! » gronda Jay malgré la crispation dans sa mâchoire, et il savait qu'il était impressionnant quand il était comme ça.

Sur l'Île, personne aurait osé le défier ainsi, pas sans un plan en tout cas, parce que sur l'Île tous savaient que ce genre d'actes avait des conséquences qu'il exécutait toujours.

Sur l'Île, ils savaient de quoi il était capable avec ses poings et ses pieds et ses armes, sa victime pouvait être puissante ou fragile, les résultats étaient invariablement les mêmes, il n'avait pas de pitié et il n'hésitait pas parce que la moindre faiblesse était une fissure par laquelle pouvaient s'engouffrer Jafar et Hadès et Facilier et les pirates et tous les autres gangs qui rêvaient de les voir mordre la poussière.

Il n'y avait personne sur l'Île ou dans ce monde qui ne voulait pas les voir souffrir et disparaître.

(Ils n'étaient rien pour personne.)

Mais Chad se contentait de rester là à attendre, et malgré quelques regards noirs et méfiants les autres près d'eux n'étaient pas menaçants, et Jay ne comprenait pas cette attitude, il ne savait pas comment gérer ça et son corps si tendu ne voulait plus vraiment frapper alors il restait immobile.

Son indécision faisait miroir à celle des garçons autour de lui.

« Qu'est-ce qu'il se passe ici ? »

Le coach avançait rapidement dans le couloir et tous se tournèrent vers lui. Aucun n'eut le temps d'ouvrir la bouche, parce qu'il balaya la scène du regard, le visage fermé.

« Circulez, tous. Sauf toi, Jay. Toi, tu viens avec moi. »

Jay essaya de contrôler la bouffée de rage et de crainte qui tourbillonna en lui, et il se força à suivre l'adulte lorsque celui-ci avança à travers le couloir sans un regard en arrière.

Ils débouchèrent dans une large salle presque vide, avec une petite scène en bois et comme partout, des immenses fenêtres offrant une vue magnifique du domaine boisé. Jay se figea à l'entrée restée ouverte et observa le professeur se diriger au fond de la salle vers un tas de panneaux et de piquets de bois.

« Tu sais qui je suis ? »

« Le coach sportif et le prof de sports, Monsieur. »

L'homme ne se tourna pas vers lui mais Jay put entendre son petit souffle amusé alors qu'il soulevait un fin panneau de contreplaqué.

« Je parlais de mon nom. »

Observant avec méfiance ses mouvements, Jay ne bougea pas de sa place, près de la porte ouverte. Il chercha dans sa mémoire l'identité de cet homme en se demandant ce qui était attendu de lui et ce qu'il risquait.

« Lopin ? »

« Nottin, » corrigea le coach en posant sa charge contre un mur. Il se dirigea de nouveau vers la pile et prit cette fois un grand piquet ou un poteau, en tout cas quelque chose de dangereux. « Je m'appelle Thomas Nottin. Ça te dit quelque chose ? »

Jay continua à observer ses gestes, mais l'adulte se dirigea vers la scène avec le piquet. Il n'avait jamais été l'expert du gang quant aux identités et lignées, et il était loin de connaître par cœur tous les héros liés aux méchants de l'Île. Ce nom ne lui disait absolument rien en tout cas, mais il n'était pas certain de pouvoir l'avouer sans se prendre du bois à travers la figure.

« Si ça ne te dit rien, c'est normal, » assura l'homme en luttant pour positionner le lourd piquet dans un trou dans la scène. Il chercha à l'orienter correctement, ses muscles se contractant sous l'effort et sa voix tendue en réponse. « Je ne suis pas quelqu'un d'important, tu vois. Tu sais comment j'ai eu ce poste, dans l'école la plus célèbre du monde ? »

« Non. »

« Je ne suis pas un ancien grand athlète. Je suis un sportif, et j'adore ça. Mais je ne viens pas d'un monde moderne où on pouvait faire du sport un métier. J'étais écuyer, au service de Sire Enguerrand, chevalier du roi Arthur. Je viens d'une toute petite famille qui avait été anoblie suite aux actes de mon père lors des guerres du roi précédant, Charles. Lorsque nous avons tous été catapultés ici pour finir par nous retrouver dans une grande guerre contre tout un tas de tyrans et de magiciens fous, j'ai continué mon service auprès de mon seigneur. Il est mort au combat face à Mim et à sa clique, comme mes frères et mon père. Mais j'ai pris une épée, et je me suis battu sans jamais reculer face aux sorcières. J'ai sauvé la vie de quelques personnes, j'ai eu quelques médailles pour récompenser ma bravoure et mes actes. Tu sais ce que sont les médailles ? »

« Des trucs ronds en métal qui peuvent avoir de la valeur. »

« Des attrape-poussières qui ne servent à rien d'autre qu'à te rappeler les pires moments de ta vie. » Le piquet enfin en place, Nottin se redressa et s'essuya le front du dos de la main avant de s'agenouiller, de prendre un outil à ses pieds pour sécuriser le poteau en position. Il commença à serrer les vis tout en continuant à parler. « Mais ce sont ces médailles qui ont attiré l'attention de Ses Majestés et de Marraine lorsqu'ils cherchaient des gens de confiance pour constituer le corps enseignant de cette académie. Ça, et le fait que je venais de passer mon diplôme d'éducateur. La plupart des combattants sont devenus gardes, policiers ou chevaliers, enfin la version moderne des chevaliers, ce qui équivaut plutôt à l'élite des forces de l'ordre. Mais j'estime que j'ai vu assez d'horreurs, de souffrance et de morts pour plusieurs vies. Je voulais autre chose, » déclara-t-il. Sa tâche terminée, il se leva lentement en se tournant vers lui. « Je ne suis personne pour les livres d'Histoire. Mais lorsque tout a failli sombrer j'ai fait ce que j'ai pu pour protéger ce en quoi je crois. »

« Et aujourd'hui vous gardez des gamins trop gâtés. »

Le coach haussa une épaule.

« On peut le voir comme ça. Mais c'est pas ainsi que je conçois mon travail, c'est pas pour ça que j'ai décidé de quitter Camelot pour vivre ici. Tu sais ce qui est passionnant avec les jeunes ? C'est qu'ils sont persuadés de tout comprendre, de tout savoir. Si on ne fait pas attention, on peut croire qu'on les a cernés au premier regard. Eux-mêmes sont certains de savoir qui ils sont. Mais en réalité ils ont tout à construire, ils sont capables de changer, d'apprendre et de désapprendre, ils peuvent se fracasser au sol et se relever pour avancer sur un autre chemin. Ils peuvent se remettre en question et s'améliorer et mieux encore, ils peuvent changer les choses autour d'eux. Pour peu qu'ils croisent la route de quelqu'un prêt à leur accorder plus qu'un regard lorsqu'ils en ont besoin. »

« C'est ça que vous faites ? »

« C'est ça que je veux être. Dans cette école, il y a des tas de gamins différents qui viennent des quatre coins des royaumes, avec des cultures et des rêves parfois à l'opposé les uns des autres. Ils vivent dans un monde qui cherche encore comment s'équilibrer. Ils seront dirigeants ou décideurs ou à la tête d'empires commerciaux, ils n'ont pour la plupart jamais manqué de rien et se croient au-dessus de tous. Ils sont au-dessus de tous. Est-ce que ça les rend crétins ? Parfois. Est-ce qu'ils sont tous des imbéciles ? Je ne crois pas, non, et ceux qui le sont peuvent encore changer. En sortant de cette école, ils retourneront chez eux façonner le monde. Les quatre années qu'ils passent ici sont déterminantes pour nous tous. »

Nottin alla prendre un autre piquet pour le ramener sur la scène et le placer dans le trou prévu pour lui.

« Je suis un ancien écuyer, un ancien soldat, un vétéran, un survivant, un prof, un coach, un éducateur. Un époux et un père aussi. C'est ancré, pour moi il n'y a pas de mystère. J'ai plus de quarante ans, et il m'a fallu longtemps pour comprendre et trouver ma place, et ça me plaît d'être ici, de bosser avec des gamins. »

Avec un petit bruit, le piquet se mit en place et le coach se redressa pour se tourner vers lui.

« Et toi, Jay de l'Île de l'Oubli, fils de Jafar, qui es-tu ? »

« Je suis pas un gamin, » corrigea immédiatement Jay en ravalant à peine la pointe de colère qui montait en lui.

« Non, » acquiesça le professeur, sa voix soudain plus grave. Il se baissa pour serrer les vis du piquet. « Tu n'es pas un gamin, pas comme eux. Mais j'ai vu un enfant en toi parfois, quand tu étais sur le terrain, ou quand tu fais du sport et que tu oublies. »

« Oublier ? Vous l'avez dit, il y a des trucs qu'on oublie pas. »

« On peut apprendre à vivre avec. »

« Je ne suis pas le fils de Jafar. Et l'Île n'est pas mon pays ou je ne sais quoi d'autre, c'est une putain de prison. »

« Très bien, alors qui es-tu ? »

Jay voulait répondre, il sentait la rage monter, il sentait le désarroi aussi, parce qu'il voulait répondre, mais il ne savait pas quoi répondre.

Il ne savait pas.

Il n'était pas Jay de l'Île, il n'était pas le fils de Jafar, il n'était pas un crétin d'adolescent, il n'était pas, il n'était pas, mais qu'est-ce qu'il était alors ?

« Tu sauras, un jour, » lui dit simplement Nottin en se levant, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, la plus évidente alors que Jay se noyait dans la peur et l'incertitude et qu'il savait que les doutes pouvaient le tuer. « Tu as le temps. Tu pourras décider de qui tu veux devenir, Jay. »

Puis il se détourna de lui, comme s'il ne venait pas de le plonger dans un océan glacé d'anxiété, comme si sur l'Île Jay ne l'aurait pas tabassé pour ne pas avoir à ressentir tout ça. Il alla récupérer le grand panneau de bois qu'il avait posé contre le mur puis lui jeta un coup d'œil.

« J'aurais rien contre un coup de main. Tu comptes me regarder faire longtemps ? Je croyais que vous vous targuiez de ne pas être paresseux. »

Sans trop y réfléchir, Jay fit quelques pas et se retrouva à soutenir le panneau avec le coach.

« On travaille seulement pour nous-mêmes, on n'aide pas les autres, » marmonna-t-il, même s'il faisait tout le contraire.

« Peut-être, mais je commence à fatiguer et ça ira plus vite à deux. »

« Qu'est-ce que vous faites, d'ailleurs ? »

« Monsieur Sanchez, le professeur d'art et de théâtre, m'a demandé de monter la structure pour lui. Il s'est fait un lumbago, j'ai proposé de l'aider. »

« C'est quoi un lumbago ? »

« Il a mal au dos, » éclaircit le professeur en soulevant le panneau. « On doit le faire glisser entre les piquets. Tu vois la rainure de ton côté ? Faut le faire glisser dedans. »

Jay s'exécuta en hochant la tête. Une fois qu'ils eurent réussi à mettre le panneau en place, il suivit Nottin vers les autres morceaux.

« La structure va servir pour ses élèves, ils vont travailler avec des marionnettes. »

« Qu'est-ce que c'est ? »

« Des accessoires pour conter des histoires. Tous les mondes avaient ces trucs en commun apparemment. C'est comme des poupées en chiffon ou en bois, qui te servent de personnages et que tu bouges. C'est carrément flippant selon moi, mais les gens adorent, surtout les enfants. Va savoir pourquoi. »

Puisque Jay était là et que ça faisait longtemps qu'il n'avait rien eu à faire de ses mains, il aida le coach à terminer de monter tout le petit théâtre, soulagé de sentir sa tension se dissiper grâce au travail. Nottin lui parla de sport, de Tournoi surtout, lui rappela qu'il y avait toujours une place pour lui dans l'équipe s'il le désirait. Il avait vraiment apprécié son énergie et ses prouesses. Jay refusa, mais il posa tout de même quelques questions parce qu'il en avait, des questions, et que Nottin avait l'air de prendre plaisir à lui répondre et à parler de son activité favorite. Il n'y avait pas de faux-semblant, pas de menace, pas d'agacement ni d'impatience dans son attitude, rien qui inquiéta Jay. Le professeur n'était pas prudent ou nerveux face à lui, il ne le regardait pas avec pitié ou méfiance, pas comme Marraine, le roi, la reine ou les autres. Il avait l'air détendu.

Une heure plus tard, Jay rejoignit sa chambre, presque apaisé, son esprit vidé par l'activité physique. Il avait juste le temps de prendre une douche avant d'aller voir Marraine avec les autres.

O

Mal était fatiguée.

C'était comme si la douleur ne quittait plus tout à fait ses muscles, et elle ne parvenait plus à se détendre, anticipant sans cesse une nouvelle crise qui la plongerait dans l'agonie.

Serait-ce la dernière ?

Allait-elle vraiment crever comme ça sur le sol d'Auradon sans avoir l'opportunité de... de... plus ?

Elle ne parvenait même pas à vraiment se concentrer sur les élucubrations de Marraine, qui avait semblé décider de les abreuver de son savoir sur le royaume ce jour-là, peut-être pour éviter toute discussion trop lourde pour une fois. Manque de chance, elle n'avait l'attention de personne.

Elle n'avait pas besoin de se tourner vers eux pour savoir que chacun de ses lieutenants pensait au moins en partie à autre chose.

Carlos était étrangement mutique, et ce même quand ils avaient été seuls dans la chambre. Il ne travaillait pas sur un de ses gadgets, mais il réfléchissait à elle ne savait quoi depuis quelques temps, son regard se posant sur eux par moments avant de rapidement se détourner quand il était attrapé.

Jay les avait rejoints juste avant d'entrer dans la salle, et il y avait quelque chose sur son visage fermé qui éveillait tous les sens de Mal. Elle voulait lui ordonner de lui révéler à quoi il pensait ainsi, sombre et résigné, mais elle n'était pas prête à parler, lasse d'avance d'une éventuelle confrontation.

Evie avait semblé pareille à elle-même, et couramment elle jouait distraitement avec un crayon puisque Marraine lui avait demandé de ne pas dessiner pendant son cours. Le mouvement était rythmique, deux roulements vers la droite, trois vers la gauche, une pause, trois vers la droite, deux vers la gauche, une pause, et elle recommençait. Ses yeux avaient du mal à se fixer sur la fée et Mal savait que ces petits mouvements répétitifs étaient probablement l'alternative au dessin ou à la comptine. Son anxiété montait mais Mal n'y pouvait rien. Elle n'avait néanmoins pas besoin de vérifier son poignet pour savoir qu'Evie avait suivi ses ordres et qu'elle n'avait plus touché à sa blessure.

Même si elle avait conscience qu'Evie ne l'avait pas fait volontairement, elle ne pouvait s'empêcher d'être furieuse. Pas contre Evie, mais contre tout le reste. Contre Grimhilde en premier lieu, qui l'avait forcée toute sa vie à préparer et boire cette putain de potion orange qui n'agissait vraiment que si les blessures n'avaient pas commencé à se refermer. Alors Evie, lorsqu'elle n'avait pu en boire immédiatement, avait toujours fait en sorte que la moindre coupure reste ouverte jusqu'à ce qu'elle puisse avaler la concoction.

Cette crainte de garder une cicatrice et de faire face aux conséquences restait ancrée en elle et Mal n'avait pas su comment lutter contre ce conditionnement en-dehors d'un ordre direct.

Ce n'était pas qu'user de son autorité pour protéger les siens l'ennuyait, c'était juste que...

Elle aurait préféré pouvoir faire autrement.

Alors effectivement Marraine n'avait la complète attention de personne cet après-midi-là, et elle finit par s'en rendre compte avec un petit soupir qu'elle ne chercha même pas à cacher.

« Très bien, » dit-elle. « Vous ne voulez pas parler, et écouter n'est apparemment pas au programme du jour. »

« Pourtant c'est si passionnant, » railla Jay. « Vous avez conscience que vous nous parlez d'endroits complètement inconnus pour nous ? Je sais même pas vraiment où est la capitale. »

La fée sembla prendre en considération ce fait et eut l'air chagrinée un instant, avant de tirer une chaise pour s'asseoir face à eux, devant son bureau.

« Bien. Alors dis-moi de quoi tu aimerais parler. »

« Oh, j'en sais rien, par exemple pourquoi vous vous targuez d'être les bons quand vos enfants sont opprimés ? »

« Je te demande pardon ? »

Mal se redressa alors et n'eut pas besoin d'un geste pour faire comprendre à Jay de la fermer. Elle reprit les rennes.

« Certaines choses nous interrogent, » dit-elle plus doucement, faussement confuse. « Pourquoi Jane n'a pas l'air de savoir comment se servir de sa magie ? Pourquoi vous n'avez pas de baguette ? Pourquoi les princesses de cette école ont toutes l'air si délicates et les princes tous l'air assurés d'avoir le monde à leurs pieds ? Pourquoi ils sont si sûrs d'être bons alors qu'ils sont aussi mesquins que la fille Sarrousch dès que certains ont le dos tourné ? Pourquoi vous ne leur apprenez pas ce qu'il se passe réellement avec la barrière de l'Île ? Personne n'a l'air d'être au courant de votre petite bévue. Pourquoi les filles ne peuvent pas faire de Tournoi ou de duel et les garçons ne peuvent pas apprendre le stylisme ou l'esthétisme ? Pourquoi est-ce que vos enfants ne sont pas libres ? »

« C'est beaucoup de questions, » commença lentement Marraine, un peu soufflée et carrément prise au dépourvu.

« Il y a beaucoup de choses pas très claires dans votre beau royaume, Fée Marraine. Mais qu'aurions-nous pu attendre d'autre des fées qui ont créé des bébés pour les balancer dans une prison pleine de criminels dans laquelle elles laissent enfermée toute une génération d'enfants qui n'ont rien fait pour mériter une telle condamnation ? »

Marraine ne détourna pas le regard, mais il y avait des ombres dans ses yeux et son air pincé cachait un tressaillement. Elle prit quelques secondes, peut-être pour décider comment réagir, mais Mal ne sut lire plus loin dans son expression.

« Il y a quelque chose que vous ignorez sur la barrière. »

Mal savait que si quelqu'un ignorait des choses sur la barrière, ce n'était certainement pas eux. Mais leur connaissance restait leur plus grand moyen de pression potentiel, alors elle garda le silence.

Marraine prit ça comme de la curiosité, en tout cas elle avait enfin toute leur attention, c'était certain, et elle les observa calmement, sombrement.

Un mauvais pressentiment s'empara de Mal.

« Vous pensez sûrement que nous avons observé les bébés naître sur l'Île sans nous en inquiéter, et que notre seule réaction a été d'espérer que d'avoir des enfants rendrait aux vaincus un peu d'humanité, un peu de bonheur. Est-ce que vous croyez réellement que nous sommes si naïfs ? »

Eh bien...

« Le travail des chevaliers sur l'Île n'était pas seulement le maintien de l'ordre et la surveillance, ils devaient aussi s'assurer qu'un système de santé fiable y demeure et maintenir notre registre des habitants à jour. Chaque naissance était enregistrée et les enfants devaient être suivis. Mais même alors que nous avions encore le contrôle sur la barrière et des hommes sur l'Île, nous savions que nous ne pouvions laisser la vie d'innocents entre les mains des détenus. Nous n'aurions pu intervenir assez rapidement pour les aider et pour les sauver s'ils avaient été en danger. »

Maintenant elle avait définitivement l'attention de Mal. Où voulait-elle en venir ?

« La barrière est comme... comme un vêtement. Elle est composée d'une multitude de fibres qui sont imbriqués pour la former et la rendre résistante. Ces fibres sont de natures différentes, et ont des rôles différents. Les sorciers, les fées, les mages, les créatures magiques, nous avons tous apporté notre savoir et nos pouvoirs, chacun dans son domaine. Certains ont travaillé à créer l'Île, sa géographie, sa topographie, certains ont créé sa météo et son atmosphère, d'autres la cité et la nature, d'autres encore ont veillé à sa biodiversité. Les plus puissants sorciers ont tracés des enchantements pour rendre la barrière indestructible, impénétrable et pour qu'aucune magie ne puisse être pratiquée sous elle. Les mages ont veillé à son équilibre, pour que toutes ces magies cohabitent et créent un tout. La barrière et l'Île sont liées, elles existent par la même magie, et je suppose que c'est pour cela que ce que vous avez décrit, la mort de la nature et la décrépitude de la cité entre autres, est arrivé. L'équilibre de la barrière s'est rompu petit à petit, alors il en a été de même pour chaque élément de l'Île, jusqu'à sa nature profonde. »

Même s'ils n'avaient pas su les détails, ça faisait un moment qu'ils avaient compris le lien, merci bien.

« Quel rapport avec votre naïveté ? » demanda Carlos en fronçant les sourcils. « Et quel rapport avec les enfants de l'Île ? »

« Lorsque des bébés ont commencé à naître, nous avons décidé de ne rien laisser au hasard et nous avons tissé autre chose dans la barrière. »

« Les fées, » murmura Evie.

Elle observait Marraine intensément, le crayon à l'arrêt, et Mal pouvait sentir sa magie froide l'entourer, compacte et dense comme de la glace.

Marraine hocha la tête avec un petit sourire sans joie.

« Les fées, » acquiesça-t-elle. « Je ne sais pas ce que vous avez entendu du passé de vos parents, des histoires et des guerres, du rôle des fées dans certains mondes. »

« Des fées de votre race ou apparentées ? Maléfique n'a pas arrêté de vous maudire et de se moquer de votre rôle et de vos croyances, alors je connais. Les bénédictions, réaliser les vœux, veiller sur les gens. »

« Sur les enfants, Mal. Bénir les nouveaux nés, veiller sur les enfants et réaliser les vœux des petits en danger pour améliorer leur existence. Protéger. »

Mal sentit sa gorge se serrer et l'acide brûler son estomac, mais elle se força à hausser un sourcil calmement.

« Je suis curieuse de savoir la suite, parce qu'il y a clairement un rebondissement quelque part. »

Il y avait quelque chose de très fragile dans l'expression de Marraine, ce n'était pas du regret, ni vraiment du chagrin, pas non plus de l'accablement. Mais c'était puissant et inquiétant et vrai.

« Si vous cherchiez aujourd'hui à savoir combien de bébés ont été bénis à travers les royaumes ou combien de souhaits ont été exaucés, combien d'enfants ont été guidés par mon peuple ces dernières années, la réponse serait très simple. Il n'y en a pas eu. Pas un seul depuis presque vingt ans. C'est en partie pour cela que beaucoup de fées ont préféré se retirer dans les Landes ou les autres territoires magiques, pour ne pas à avoir à contempler le monde sans pouvoir intervenir, sans pouvoir accomplir leur raison de vivre. Il faudra encore plusieurs années avant que nous puissions à nouveau reprendre notre véritable rôle. Vous voyez, nous ne pouvions pas nous rendre sur l'Île à chaque naissance, nous ne pouvions pas veiller convenablement sur les enfants de l'Île en raison de la barrière et du danger que représentaient les habitants. Et il était impensable de laisser les petits sans notre protection. Alors notre seule solution, la seule chose que nous puissions faire, c'était l'impossible. Tisser dans la barrière elle-même une bénédiction unique, née de la volonté de toutes les fées, assez puissante pour durer des années, pour protéger toute une génération sans plus d'intervention de notre part. Un seul vœu, que nous avons toutes fait, destiné à protéger chaque enfant vivant sous la barrière jusqu'à ce qu'il devienne adulte. Que jamais quiconque puisse faire du mal à un enfant sur l'Île, peu importe sous quelle forme, peu importe la raison ou la personne. Pour accomplir cela, nous avons concentré assez de magie dans la barrière pour que la bénédiction ne faiblisse pas avant la prochaine génération, l'équivalent d'années de dons et de sorts, ce qui impliquait de sacrifier tous les autres petits de ce monde dans l'intervalle. Mais nous faisions confiance à Auradon et les royaumes alliés pour veiller sur leurs enfants à notre place pendant que notre magie veillerait sur ceux de l'Île. »

Un silence de quelques secondes s'installa.

Mal n'arrivait pas à intégrer cette information, elle ne savait pas ce qu'elle devait dire ou penser ou ressentir.

« Je veux être sûr d'avoir pigé, » lâcha finalement Jay, immobile. « Vous et les autres fées, vous ne pouvez plus bénir et veiller magiquement sur les enfants d'ici jusqu'à nouvel ordre parce que toute votre réserve de pouvoirs spécial bébés et gamins en détresse est passée dans un sortilège dans la barrière qui est censé protéger tous les gosses là-bas pendant une génération. »

« Oui. »

Le rire bas et sec de Carlos ne présageait rien de bon.

« C'est fabuleux. »

Mal se tourna vers lui et lui intima silencieusement d'arrêter là. Elle savait reconnaître cette attitude et ils avaient besoin de ces infos, et non pas que Marraine les enferme dans leurs chambres ou elle ne savait quoi parce que l'un d'eux avait dépassé les bornes. Jusque-là les Auradoniens avaient été étonnamment tolérants et elle n'avait pas envie de découvrir où se situait leur limite.

« La bénédiction fonctionnait, » assura Marraine doucement. « Elle fonctionnait, nous en avons eu la preuve la première année, alors nous ne nous sommes pas inquiétés du traitement que les enfants— que vous receviez. »

« Mais petit à petit vous avez perdu le contrôle de la barrière. »

« Quelque chose a dû interférer avec les sortilèges en place. Pas seulement l'équilibre de l'Île, tous les sortilèges, y compris celui qui vous protégeait. Quand nous avons retiré les unités de chevaliers, et quand nous vous avons envoyés là-bas, la bénédiction devait déjà être corrompue. Mais nous l'ignorions. Nous ne l'avons jamais su. »

Comme ils n'avaient jamais su qu'il n'y avait plus du tout d'animaux ou de cultures sur l'Île, comme ils n'avaient jamais su que tout ce qu'ils envoyaient pourrissait, comme ils ne savaient toujours pas pour la magie noire.

C'était quoi le terme déjà ?

Hubris.

Et... Ha !

Ça avait dû leur faire drôle de les voir débarquer avec leur maigreur et leurs cicatrices et leur attitude qui devait crier la façon dont ils avaient vécu.

Elle espérait qu'ils n'en avaient rien dormi pendant de longues nuits.

(Elle savait que c'était sans doute le cas, et une petite part d'elle s'interrogeait. Devait-elle n'en être que plus furieuse, ou au contraire sa rage devait-elle en être apaisée ?)

« Je pense que c'est tout ce que nous avions à nous dire aujourd'hui, » déclara-t-elle finalement en se levant et en attrapant ses affaires.

Elle n'avait aucune envie de risquer une réaction à chaud des garçons ni de découvrir si Evie finirait par faire quelque chose de cette magie qu'elle accumulait depuis plusieurs minutes.

Ses lieutenants suivirent son ordre silencieux et Marraine se contenta de les observer partir, assise seule sur sa chaise, en silence.

O

« Qu'est-ce qu'il se passe, Mal ? »

« Vous vouliez parler de mes cours, alors je parle de mes cours. »

« Tu es agitée. Tu parles mais ton esprit est ailleurs. »

« Bien sûr qu'il est ailleurs, » cracha Mal, sentant sa magie illuminer ses iris, la rage rendant son ton sec.

Face à elle, la psy ne réagit que partiellement et contrôla sa crainte.

« Est-ce que tu veux parler de ce qui te préoccupe comme ça ? »

Mal sauta sur ses pieds. Il fallait qu'elle bouge, de toute façon elle n'était visiblement même plus capable de cacher ses émotions, voilà ce que deux semaines à Auradon avaient fait d'elle. Quelqu'un d'incontrôlé, quelqu'un qui se ferait tuer dès qu'elle reposerait un pied sur l'Île, dès que Maléfique...

« Qu'est-ce qu'ils vous ont dit sur la barrière ? » demanda-t-elle en faisant des allées et venues derrière le canapé, avant de se stopper vers la fenêtre, d'appuyer son épaule contre le mur et de croiser les bras dans un effort pour contenir sa magie bouillonnante. « Vous savez quoi là-dessus ? »

« Le docteur Harris et moi avons été mis au courant de certaines choses lorsque nous avons commencé à travailler avec vous. »

Ils n'avaient plus revu Harris depuis leur arrivée, mais Mal nota l'info pour plus tard. Apparemment le doc faisait toujours partie du camp adverse.

« Ils vous ont dit pour ce soi-disant sort de protection ? »

« Ils l'ont mentionné. »

« Une grande réussite, comme tout le reste ! »

« Malheureusement. Le roi et la reine ont été furieux et bouleversés lorsqu'ils ont appris que le sort n'avait pas fonctionné. Marraine était... Elle était vraiment accablée. »

Mal se décrocha du mur et ouvrit les bras.

« Oh, ils sont quoi ? Tristes ? Coupables ? Inquiets ? Les pauvres ! Ce sont des crétins incompétents, comment est-ce qu'ils ont pu être aussi négligents ? Même le plus débile des lieutenants sait que n'importe quelle opération doit toujours avoir au moins un plan de secours ! Vous savez ce qu'il se passe quand c'est pas le cas ? Tout foire ! Et il y a des putain de conséquences et on ne peut pas effacer les conséquences et des gens payent et des gens... »

Sa voix s'étrangla et elle dut avaler sa salive. Elle aurait aimé pouvoir songer que c'était la rage, la haine, mais il y avait beaucoup plus que ça qui dansait dans sa poitrine et dans son esprit à cet instant et qu'elle ne parvenait pas à étouffer, à cacher, à contrôler.

Tu marches trop vite.

« Pourquoi es-tu en colère ? »

« Pourquoi je suis en colère ? » répéta Mal avec stupéfaction. « Pourquoi ?! »

« Oui, pourquoi. Explique-moi. »

« Ils sont encore pires que ce que je pensais ! Ils sont là devant les caméras et le monde entier à prétendre être des héros si bons et au-dessus de nous, et en fait ils sont égoïstes et idiots et tout est de leur faute ! »

« Qu'est-ce qui est de leur faute ? »

« L'Île ! Ces enfoirés ont fait tout ça, et ils ont laissé des monstres avoir des enfants, ils nous ont livrés à des monstres sans s'apercevoir que leur plan était foutu d'avance comme les pires des amateurs et maintenant ils voudraient qu'on leur livre l'Île sur un plateau et qu'on... quoi ? Qu'est-ce qu'ils attendent de nous ? »

« Qu'est-ce qui est de leur faute ? »

« Vous allez arrêter de répéter vos questions stupides ?! »

« Tu cries, mais tu n'expliques rien. Je sais que tu es furieuse. Mais essayent de faire le tri dans tes sentiments, Mal. »

« Je les hais, voilà ce que je ressens ! Je les ai haïs toute ma vie, et je suis déjà fatiguée de devoir les supporter et plus j'en apprends, plus je dois contrôler toute cette colère... »

« Pourquoi les haïssais-tu, avant de venir ici ? »

Mal prit le temps de plusieurs inspirations, elle dut faire l'effort de réellement ravaler sa magie qui brûlait sa peau et menaçait de détruire bien plus. Elle avait passé l'heure précédente à dessiner et à essayer de rester calme, alors qu'Evie sur l'autre lit avait été occupée à travailler sur elle ne savait quoi.

Mais ses pensées avaient tourné et tourné et à présent elle était là comme une idiote à perdre le contrôle de ses émotions devant Prim.

« Ils ont créé l'Île et nous ont enfermés là-bas. On crevait de faim et de froid, on manquait de tout ! »

« Et à présent, tu les as rencontrés. Tu en sais plus. Tu sais ce qu'ils essayaient de faire, tu sais qu'ils ne voulaient pas tout ce qui est arrivé. »

« Ils auraient pu intervenir beaucoup plus tôt ! »

« Ils auraient pu. »

« Ils auraient dû ! »

« Oui. Pourquoi les hais-tu aujourd'hui ? »

« Pour tout ça ! »

« Ils ne veulent pas affamer les prisonniers et leurs enfants. Tu sais ça maintenant. Ils ne savaient pas. »

« L'ignorance n'est pas une excuse. »

« Non. Mais c'est une raison. Ils pensaient avoir le temps pour reprendre le contrôle de la barrière. Ils ne savaient pas que le froid et la faim et la violence étaient un tel danger. Ils croyaient que le sort de protection fonctionnait. »

« Il ne fonctionne pas du tout, » rétorqua Mal avec dégoût. « Il n'a pas fonctionné une seule fois ! »

« Mais il aurait dû. Ils étaient inquiets alors ils ont cherché à protéger les enfants de l'Île. Ils voulaient vous protéger. »

« Ils ont échoué ! »

« Est-ce que c'est pour ça que tu les hais, Mal ? »

« J'ai besoin de personne pour me protéger, je ne suis pas une gamine sans défense ! Ce que je ne supporte pas c'est leur arrogance, c'est leur stupide orgueil de vainqueur et leur débilité, c'est toute cette putain d'incompétence ! »

« Vraiment ? »

« Est-ce que vous avez la moindre idée de la puissance qu'a dû représenter une bénédiction faite par autant de fées ?! Ce que représente toute cette magie, toute cette... cette bonté ? Assez de pouvoir et de volonté pour protéger des dizaines d'enfants pendant des années ? Même Maléfique n'aurait pu imaginer que ça puisse être possible ! »

« Et ça l'a été. »

« Non ! Non, parce que la magie a été corrompue, elle n'a pas fonctionné ! Toute cette puissance et rien ! Rien. »

Rien.

Aucune protection, aucune aide, rien.

Des dizaines de fées, certaines parmi les plus puissants êtres de tous les mondes réunis, des bonnes fées avec de bonnes intentions qui avaient voulu leur bien et qui avaient voulu veiller sur eux et...

Rien.

Face à la haine et à la noirceur, leur magie avait plié.

Aurore n'avait eu besoin que de trois pauvres fées, Cendrillon d'une seule, et Mal et ses amis en avaient eu des dizaines, des centaines peut-être, et ils avaient été condamnés et c'était...

C'était injuste.

C'était tellement injuste, incompréhensible, ça lui donnait envie de hurler et pourquoi ?

Toute sa vie, elle avait été persuadée de n'être rien aux yeux de personne. Toute sa vie elle avait craché sur le roi, la reine, tous leurs homologues, sur ces stupides fées, tous des menteurs et des lâches et des monstres semblables à leurs parents mais cachés derrière des illusions pailletées de faux héroïsme, aussi cruels que tous les autres.

Mais ils avaient voulu les protéger.

Ils ne les avaient pas abandonnés, pas tout à fait, pas vraiment.

Ils avaient fait les mauvais choix et ils auraient dû faire autrement.

Mais ils avaient voulu les protéger.

Et c'était déjà plus que ce que quiconque avait un jour fait pour eux.

« Pourquoi es-tu furieuse, Mal ? »

Parce que...

Parce que...

Ils avaient échoué.

Ils avaient voulu les protéger, et ils avaient échoué. Et Mal aurait voulu qu'ils réussissent, et Mal voulait croire en leur bonne volonté autant qu'en leur négligence, et elle aurait...

Elle aurait aimé être protégée.

Elle aurait aimé...

Elle voudrait...

Mais sa magie roulait sous sa peau, la douleur diffuse parcourait chacun de ses muscles chaque fois qu'elle faisait un geste, la pointe de son épée de Damoclès griffait sa nuque et elle aurait aimé pouvoir vivre.

Aucune issue, aucune solution. Marraine et les autres avaient voulu la protéger mais son existence avait été misérable et elle allait mourir.

Ils avaient échoué.

« Mal ? »

« Ça n'a pas d'importance, » finit-elle par dire, la voix trop rauque.

« Ce que tu ressens a de l'importance, parce que tu as de l'importance. »

Un petit son trop mouillé et ironique s'échappa de ses lèvres et elle détourna le regard. La psy semblait presque inquiète.

Mal passa ses mains dans ses poches, très calme soudain. Lasse et épuisée.

« Est-ce qu'on peut s'arrêter là ? »

« Tu sais que tu peux partir quand tu veux. Mais est-ce que tu es certaine que tu en as vraiment envie ? Tu peux dire tout ce que tu veux ici, et je peux t'aider à cerner tes sentiments pour mieux les comprendre. C'est important pour avancer. »

« Vous cherchez quoi ? Vous voulez nous aider ? Qui vous dit que vous n'échouerez pas, vous aussi ? Vous voulez nous sauver, docteur ? » Mal sourit, son expression glacée. « Qui vous dit que nous en avons envie ? Qui vous dit que nous le méritons ? Qui vous dit que c'est possible ? Laissez tomber. »

Elle tourna le dos à Prim et se dirigea vers la porte.

« Vous ne pouvez pas nous sauver. C'est trop tard. »

« Je n'abandonnerai pas, Mal, » assura la psy, la voix forte et ferme dans son dos alors que la jeune fille sortait du bureau. « Nous n'abandonnerons pas. »

O

Des rires résonnaient dans la tête de Carlos.

Des rires légers, faciles, libres. Des rires qui prenaient forme dans un monde où ils n'avaient pas besoin d'être mesquins ou fous pour exister sans conséquence.

C'était ceux de Doug, de Lonnie, de Jane, d'Aziz, de Sofia, d'Audrey et de Ben, alors qu'ils passaient du temps ensemble dans un des salons, discutaient et riaient et plaisantaient parce que la soirée débutait à peine et qu'ils avaient du temps avant le dîner.

Les jeunes étaient installés sur les canapés, les fauteuils, le tapis moelleux, près de ce feu qui était allumé alors qu'il n'y avait aucune raison à cela— il faisait déjà bien assez bon. Il y avait des boissons sur la table basse, ils étaient détendus et confiants, et ils avaient sans même y penser invité Carlos qui avait juste cherché à rejoindre sa chambre. Tellement naïfs et heureux et protégés qu'il ne leur venait pas à l'esprit qu'ils invitaient peut-être un loup cruel dans leur petite bergerie.

Ils étaient curieux, des questions sans cesse dans leurs yeux qu'ils ne posaient pas vraiment, peut-être par peur d'entendre les réponses. Il y avait des regards de sympathie ou de pitié aussi, mais il n'y avait jamais d'insulte ou de dédain, pas venant d'eux en tout cas. Ils l'incluaient dans leur conversation comme s'il pouvait participer à un débat sur le meilleur dessin animé de tous les temps, lui demandaient de les soutenir quand un autre les charriait, lui proposaient un verre de jus de fruits ou une chips chaque fois qu'ils se servaient sans jamais rien demander en échange, sans aucune arrière-pensée.

Jane aimait discuter avec lui de films et d'animaux et du peuple féerique et de nourriture— parce que Carlos aimait poser des questions sur ces sujets. Doug lui parlait de robotique et de technologie et lui prêtait ses appareils sans penser une seule seconde que Carlos les volerait ou les détruirait juste parce qu'il en avait le pouvoir. Aziz n'était pas subtil dans ses tentatives de lui faire abandonner son comportement distant et prudent. Ben et Audrey étaient pareils à eux-mêmes, doux et forts, là sans jamais s'imposer ni essayer d'aller trop vite malgré leur plan.

Est-ce qu'ils savaient, tous ?

Est-ce qu'ils savaient ce que donnerait Carlos pour pouvoir être à leur place ?

Est-ce qu'ils savaient ce qu'il aurait sacrifié pour voir ses trois amis aussi bien ?

Peut-être un peu. Vaguement.

Assez pour s'en servir contre lui s'ils en avaient eu envie, mais ces gens n'en faisaient rien, ils ne cessaient de tendre la main vers eux, maladroitement, sincèrement, ignorant tout d'eux ou de leurs intentions.

Était-ce ça, la bienveillance, la générosité ?

Carlos avait envie d'en profiter— et pas d'une façon cruelle.

Non, il avait juste envie de se fondre dans les coussins moelleux sans veiller à rester sur ses gardes ou à être dans une position lui laissant un accès aisé à son couteau. Il avait envie d'en savoir assez sur le cinéma ou le sport pour pouvoir participer à leurs conversations idiotes et inutiles, il avait envie d'avaler une boisson sans que son estomac se contracte de rancœur, il avait envie de jouer avec Camarade et de ne pas se demander ce qu'il adviendrait de lui si Maléfique brûlait tout le domaine.

Il avait envie de voir Jay devenir une star sur les terrains et battre à leurs propres jeux tous ces princes et ces seigneurs, de l'entendre rire joyeusement à chaque victoire.

Il avait envie de voir Evie ridiculiser chaque professeur de cette académie et être fière de son intelligence.

Il avait envie de voir les talents artistiques de Mal époustoufler toute l'école et de la voir libre de montrer ses émotions.

Il avait envie de les voir heureux, de les voir s'épanouir, de les voir...

Il voulait être heureux.

Juste une fois.

Lorsque les autres étudiants descendirent dîner, il partit de son côté pour retrouver les filles et Jay dans la chambre des premières. Les nouvelles du jour les avaient tous stupéfaits, elles n'avaient en tout cas rien fait pour effacer leur colère, mais Carlos savait qu'il n'était pas le seul déstabilisé.

Jay avait les bras croisés, appuyé contre le mur, et Evie semblait un peu ailleurs, assise sur une chaise près de la table.

Mal était un peu pâle et pour cause, elle n'arrivait toujours pas à arrêter son saignement de nez. Assis sur le bord de son lit, Carlos l'observait faire des allées et venues en se demandant ce qui pouvait provoquer une telle agitation chez elle d'ordinaire si contrôlée.

« C'est ton entretien avec la doc ? » demanda-t-il.

Elle le fusilla du regard.

« C'était il y a des heures, je m'en suis remise. Ça s'arrête pas, » se plaignit-elle en jetant un autre coton ensanglanté dans la poubelle. Elle alla vers sa table de nuit pour y prendre une autre des compresses prêtes à l'emploi qui y avaient été disposées et la porta à son nez. « Evie, t'es sûre de toi ? »

« Ça va s'arrêter, » répliqua la sorcière sèchement. « Arrête de bouger comme ça. »

Mal émit un petit son mécontent, sans doute en raison de l'ordre, mais ses pas cessèrent et Carlos retint un petit sourire narquois.

« Carlos, t'avais des trucs à nous dire ? »

Il hésita intérieurement. Devait-il ? Et s'il mentait ?

Mais il ne mentait pas à Mal, pas sur les trucs importants qui les concernaient tous, et ce n'était pas seulement en raison des Règles.

« Je sais où est la baguette de Marraine. »

Bien entendu tous tournèrent le regard vers lui, figés, attentifs. Il ne cilla pas.

« Elle l'a bien avec elle, mais on ne pourra pas la voler. Jane dit qu'elle n'apparaît qu'à l'appel de sa mère, que c'est une magie ancienne qui lie les fées et leurs baguettes. »

« Et Maléfique n'a pas pensé à me dire que ça pourrait être un obstacle, » maugréa Mal en jetant la compresse avec plus de force que nécessaire.

Evie avait eu raison, peu importe avec quoi elle avait imbibé la compresse, le saignement avait cessé.

« Il va falloir faire en sorte qu'elle l'appelle à elle, » conclut Jay posément. « Ça va pas être simple, mais ça doit être faisable. »

Maintenant ou jamais.

Carlos sentit son ventre se serrer, la bile lutter pour remonter, mais c'était le plan. C'était ainsi. Il n'avait pas le choix et devait parler.

« Elle l'aura dans la nuit de samedi à dimanche. Il y a une cérémonie sacrée, une tradition que suivent les grands monarques apparemment. Lorsqu'ils sont sur le point de devenir des hommes et lorsqu'ils sont appelés à régner, ils font appel à une fée pour leur souhaiter un long règne. Ça se passe lors de la dernière lune bleue avant leur passage dans l'âge adulte. »

Evie hocha la tête.

« Ben aura dix-huit ans dans quelques semaines, et selon la loi auradonienne, il sera en âge de monter sur le trône. La dernière lune bleue avant son anniversaire est ce week-end. »

« Je croyais que le roi était plus ou moins contre la magie ? » remarqua platement Jay, étrangement neutre.

« Il l'est, mais toute sa lignée a suivi ce rituel et rompre cette continuité serait une insulte envers Marraine et les autres fées, qui sont des alliées. Pas sûr qu'il y ait vraiment de la magie impliquée, en tout cas plus puissante qu'un souhait classique, mais c'est la tradition et ça montre que la Couronne respecte la culture ancestrale. »

Le voleur ne réagit pas. Carlos se demanda ce qui lui traversait l'esprit.

« Samedi soir, » murmura Mal, les yeux dans le vague. « On devra agir samedi soir. »

« Où ça va se passer ? »

Carlos détacha son regard de sa capitaine pour se tourner vers Evie.

« Jane dit que la cérémonie est traditionnellement un événement privé réservé à un entourage restreint, dans un lieu naturel plein de magie. »

« Isolé, et avec peu de témoins. Nous pourrons faire en sorte d'être invités, ou au pire les suivre. Un sort pourrait nous le permettre. Le reste du plan fonctionnera parfaitement, c'est même plutôt idéal. »

Elle avait raison, et il devrait être satisfait, non ? Il avait rempli sa mission. Et ils allaient enfin pouvoir agir. Prendre leur revanche. C'était tout ce qu'ils avaient cherché à faire depuis le début.

Et pourtant...

Les rires de leurs camarades résonnaient toujours au creux de lui, et il n'était pas certain que tout risquer maintenant leur permettrait de ressentir une telle légèreté un jour.

S'ils exécutaient ce plan, s'ils trahissaient Ben et Marraine et Jane et tous les autres, qu'adviendrait-il d'eux quatre ?

Combien d'entre eux seraient encore en vie lorsque l'aube se lèverait dimanche ?

« Je veux qu'on reste. »

Les mots murmurés lui échappèrent complètement.

Il était encore plus surpris que ses alliés, et ce fut probablement cette réalisation qui lui épargna toute réaction violente.

« Pardon ? »

La voix d'Evie était à peine plus forte que la sienne, mais son sourcil levé et la fausse tranquillité dans sa posture suffisaient largement à transmettre son avertissement.

(Briser les règles avait des conséquences, désobéir avait des conséquences—

Mais ils étaient à Auradon.)

Il se leva néanmoins, par habitude, par réflexe, mais prit soin de le faire lentement.

« Je veux qu'on reste, » répéta-t-il avec tout le courage dont il était capable.

Il prit soin de garder Mal et Jay dans son champ de vision, mais à sa plus grande surprise sa capitaine ne réagissait pas et se contentait de l'observer, son expression insondable.

« Je sais que c'est con et je sais les règles, mais je le dis. On a plus de chances si on abandonne le plan. »

« Tu veux rester vivre ici, parmi eux ? »

Ce n'était pas vraiment du dédain dans le ton d'Evie. La glace dans chacun de ses mots ne cachait pas tout à fait son incrédulité. Il y avait un air impassible sur son visage et des ombres dans ses yeux et même si elle ne faisait aucun mouvement pour se lever de sa chaise il se tendit. Il n'était pas idiot.

« Tu veux vivre auprès de leurs précieux petits héritiers, auprès de la fée qui nous a condamnés, du roi et de la reine qui nous ont enfermés ? Tu veux être l'un d'entre eux, tu crois qu'ils vont— »

« J'en ai rien à foutre d'être l'un d'entre eux, » coupa-t-il rapidement avec colère, parce que putain il connaissait les tactiques d'Evie et il refusait d'être une victime de ses mots empoisonnés.

C'était important, et ils étaient amis, et c'était de leur avenir et de leur vie dont il parlait, hors de question de laisser l'Île dicter cet échange. Hors de question de continuer à être les pions de cet endroit maudit.

Si Carlos devait avoir le contrôle sur quelque chose dans tout ce merdier, ce serait au minimum de ses propres opinions.

« Tout ce que je sais c'est que ça fait deux semaines et qu'on est toujours là, que rien de ce dont on s'inquiétait n'est arrivé. Et ouais, je sais qui ils sont mais faut être objectif, ici c'est mieux que là-bas. Dans cette école ou ailleurs dans ce monde, on pourrait... on pourrait vivre. »

Le regard d'Evie s'illumina de colère alors qu'elle se levait lentement mais Jay devança sa réaction.

« Je veux qu'on reste, moi aussi. »

Sa voix était ferme alors qu'il se décollait du mur. Il fit un pas vers eux, tendu mais sérieux.

« Je les déteste tous, tout ce qui est arrivé est en partie de leur faute et c'est à cause d'eux qu'on a eu cette vie de merde. Je ne suis pas aveugle et certainement pas ramolli. » Il tourna son regard vers Mal, prêt à prendre ses responsabilités. « Carlos a pas tort. On sait tous depuis le début qu'on se sortira peut-être pas vivants de ce plan. Y a moyen de le contourner, de toujours tenir nos serments autrement sans tout risquer. Mais si on prend cette baguette, c'est fini, même si on survit on sera chassés toute notre vie. On vivra comme des rats, et peut-être qu'ils finiront par nous trouver et nous renvoyer sur l'Île. Et ça, c'est seulement si Maléfique ne prend pas le pouvoir et là, on sera encore plus mal barrés. C'est pas l'idéal ici, mais c'est quand la dernière fois qu'on a passé deux semaines sans qu'aucun d'entre nous ne soit blessé ou n'a risqué quelque chose ? Je parle même pas du confort ou de la nourriture ou de tout le reste. »

Abasourdi, n'ayant jamais cru qu'il aurait du soutien et encore moins de Jay, Carlos observa ses épaules s'affaisser un peu alors qu'il terminait son aveu doucement.

« J'ai envie de nous donner une chance. Je voudrais... savoir qui on peut être. »

Il y eut quelques secondes où tous restèrent dans un silence irréel, tendu, parce que Mal n'aurait jamais par le passé laissé une telle scène se produire. Le moindre soupçon de défiance ou de désobéissance aurait été tué dans l'œuf. Même si elle ne les aurait jamais blessés, elle leur aurait rappelé qui donnait les ordres, et d'ailleurs ni Jay ni Carlos n'aurait eu l'idée ou l'envie de ne pas aller dans son sens.

Mais leur chef se contentait de les observer, pensive, sans aucune trace visible de rage dans son attitude et Carlos essaya de ne pas gigoter.

« Mal. »

La voix d'Evie ne suffit pas à faire réagir leur capitaine, en tout cas pas comme la sorcière aurait aimé. Elle lui lança un regard entre méfiance, colère et inquiétude, et sa voix prit un ton un peu plus aigu.

« Mal. »

Un air frais envahit la pièce et Carlos essaya de ne pas frissonner. Soit il s'était vraiment trop habitué au confort d'Auradon, soit la magie d'Evie réagissait trop violemment à son agacement.

« Je ne peux pas abandonner le plan, » finit par dire Mal simplement.

Le cœur de Carlos fit un bon presque douloureux dans sa poitrine et ses poils se hérissèrent.

Quelque chose n'allait pas.

Ça ne ressemblait pas à Mal, ce manque de réaction, de colère.

Et surtout, il n'y avait pas de je dans un gang, seulement des on et des nous et tous ceux qui l'oubliaient devaient être remis à leur place ou éliminés pour l'exemple.

(Il n'y avait pas de je entre eux quatre, il ne pouvait pas y en avoir, c'était eux quatre contre tous, c'était eux quatre, Carlos ne pouvait pas imaginer un monde où ce n'était pas eux quatre—)

« Comment ça tu ne peux pas abandonner ? » gronda presque Jay avec les mêmes émotions qui bouillaient en Carlos.

« Dis-leur, Mal. »

« Nous dire quoi ? »

« Mal, il faut qu'ils sachent. »

Le bile remonta dans la gorge de Carlos, parce que les filles avaient toujours eu quelques secrets, des choses pas vraiment cachées mais pas vraiment avouées, toujours parce qu'il l'avait fallu et parce qu'il y avait des règles et qu'elles avaient un devoir de protection et...

Ça n'était jamais des choses anodines, très loin de là.

La frayeur accéléra son rythme cardiaque et il sentit que ses yeux s'étaient un peu écarquillés dans l'effort de contrôler sa réaction.

« Mal ? »

Elle soupira doucement, croisa les bras et reposa son poids sur sa jambe droite, comme si la situation l'ennuyait.

« Maléfique est en train de me tuer. »

Un silence.

Puis le rire de Jay. Court et grinçant.

« Bien sûr, » lâcha-t-il, avec cette lassitude et cette amertume qui menaçaient de noyer le cœur de Carlos parce que...

Comment avaient-ils pu croire qu'ils pouvaient avoir le moindre choix ?

Comment avaient-ils pu croire une seule seconde...?

Carlos se sentait vraiment très con.

« Comment ? » demanda-t-il, et il eut honte d'entendre sa voix trop basse, trop étranglée.

L'expression de Mal était gardée, son regard fatigué mais son attitude tranquille. Il tourna une seconde les yeux vers Evie, mais elle restait immobile, fermée, et sa colère prenait un tout autre sens.

« Quand je dis Maléfique, je veux dire son sang. Enfin, mon sang, ma magie, son héritage. C'est comme un putain de compte à rebours, et ces derniers jours... C'est pas la joie. »

« Le saignement de nez ? »

« Ouais, c'est un nouveau développement, avec les migraines. »

Jay fronçait les sourcils.

« C'est comme ce qu'elle faisait sur l'Île ? »

« Ouais. On sait pas trop comment ou pourquoi, nos recherches n'ont pas été franchement concluantes. Mais on s'en fout un peu, de toute façon. Le résultat est évident, je m'en sortirai pas. »

« Combien de temps ? »

« Pas longtemps. Même si on agit ce week-end ce sera limite. »

Les yeux de Carlos piquaient, alors il les baissa vers le tapis à ses pieds, serra les dents à s'en faire mal.

À ce stade, leur existence devenait juste ridicule, et il en avait ras-le-bol.

« On est loin de l'Île, » commença Mal, sa voix plus douce, bien moins détachée. Il y avait une nouvelle force derrière ses mots et une chaleur que Carlos put presque sentir sur sa peau. « Nos règles, on les fait nous-mêmes. Si vous voulez rester, si vous ne voulez plus— »

« Ta gueule ! »

Le sursaut de Carlos fut involontaire et il leva la tête pour voir Jay fusiller Mal du regard, le corps tendu et l'expression tempétueuse.

« Qu'est-ce que tu nous fais, là ? Tu crois qu'on va rester là les bras croisés ou se barrer ? » gronda-t-il en faisant un pas de plus vers elle. « On reste tous les quatre. Tout ce qu'on a vécu, tout ce qu'on a fait, on l'a traversé à quatre. On est encore en vie aujourd'hui parce qu'on est pas seuls. On va nulle part. On accomplit le plan. »

« On reste ensemble, » confirma Carlos en s'avançant lui aussi. « On est tes lieutenants, Mal. T'es coincée avec nous jusqu'au bout. »

Jay hocha la tête, sûr et déterminé, et tendit sa main entre eux, paume vers le bas. Malgré les émotions qui débordaient presque de lui, il ne tremblait pas.

« Nous quatre contre le monde. »

Carlos n'hésita pas avant de poser sa main sur la sienne.

« Nous quatre contre le monde. »

La peau d'Evie était glacée et elle resta silencieuse mais il y avait un soulagement dans son expression et une nouvelle lueur dans son regard alors qu'elle le tournait vers Mal, qui les observait, comme si elle ne pouvait croire ce qu'ils faisaient.

Elle les regarda quelques secondes, puis ses yeux tombèrent sur leurs mains et elle s'approcha pour poser ses doigts tremblants sur ceux d'Evie.

« Bande de crétins, » souffla-t-elle, la voix trop serrée, la tête baissée. Elle prit une petite inspiration fragile. « Vous êtes agaçants et tarés et... Et vous êtes la seule chose de bien qui me soit jamais arrivée. »

Sa voix se brisa un peu et Carlos sentit sa gorge se serrer, parce qu'ils allaient peut-être tous mourir, mais lui aussi était heureux de les avoir rencontrés.

« Oh Mal, » lâcha Jay d'une voix un peu traînante, faussement moqueur. « Nous aussi on t'aime. »

Carlos sentit un rictus étirer ses lèvres alors qu'ils baissaient leurs bras.

« On a passé trop de temps à Auradon. »

« Apparemment, » nota Evie tranquillement. « Moi, je ne vous ai jamais supportés. »

Avec un petit son amusé qu'il ne put retenir, Carlos se pencha pour toucher son épaule avec la sienne et il vit son petit sourire alors qu'elle observait Mal insulter Jay.

« On oublie tout ça, » balaya leur capitaine avec un dernier petit coup à l'épaule du voleur, plus aucune trace de vulnérabilité sur son visage. « Revenons-en au plan. Il va falloir qu'on sache exactement quand et où va se passer cette cérémonie, qu'on aille à cet endroit pour tout préparer. »

« Ce sera pas difficile. »

« Et... »

Elle hésita.

Elle évita même de les regarder pendant quelques secondes et Carlos se tendit un peu.

« Et j'aimerais changer quelque chose au plan. »

« Quoi ? » demanda-t-il.

« Il y aura Ben, et ses parents et Marraine, et probablement Audrey et peut-être Jane... » Elle soupira, comme agacée par ses propres idées, par ses propres sentiments, comme si elle ne pouvait croire elle-même ce qu'elle allait proposer. « Je voudrais qu'ils aient une chance. »

« Tu veux... Tu veux qu'on protège les Continentaux de Maléfique ? »

Le ton plat d'Evie prouvait toute son incompréhension.

« C'est exactement ce que j'aimerais. Je sais que le fait que Maléfique doive s'occuper d'eux pourrait être une bonne diversion et un avantage, mais ça pourrait aussi être une difficulté pour nous et une distraction... Et franchement ? » Elle les regarda tour à tour, sincère comme elle ne l'avait jamais été. « Si je dois y rester, j'aimerais que ce ne soit pas en baignant dans leur sang. J'aimerais que la dernière chose qu'on ait faite ne soit pas de les avoir tués. »

« Si on y reste, ils sont morts de toute façon, » remarqua Jay en haussant un sourcil.

« Tu sais ce que je veux dire ! »

« Ouais, et j'approuve. Marraine et les adultes, encore, mais Ben et les filles ? Ils ont rien fait, eux. Et Ben nous a fait venir, on a une dette. Un échange doit toujours aller dans les deux sens, c'est la règle. »

Lorsqu'ils posèrent les yeux sur lui, Carlos n'eut pas à réfléchir. Cela faisait des jours que secrètement il se posait de questions, qu'il essayait de se convaincre qu'il ne ressentait pas le poison insidieux des remords brûler ses entrailles lorsqu'il observait Jane et Camarade, lorsque Ben apparaissait aux repas avec un nouveau dessert au chocolat demandé spécialement pour eux.

« C'est la règle, » confirma-t-il.

Tous se tournèrent vers Evie. Elle les observait en silence et hocha la tête.

« Nous essayerons de protéger les Continentaux, » conclut-elle posément. Elle n'avait pas l'air d'approuver, mais pas l'air furieuse non plus, et il se demandait ce qu'elle pensait vraiment. C'était souvent difficile à dire avec Evie. « Mais s'il faut choisir entre nous et eux... »

« Nous quatre contre le monde, » rappela Mal, ses yeux sur sa meilleure amie.

Elle entrouvrit la bouche, comme pour ajouter autre chose ou poser une question, mais se ravisa finalement et se tourna vers eux.

« J'avoue que je n'ai pas encore d'idée pour cette partie du plan. Je pourrai pas les téléporter loin, ça demanderait trop de magie et beaucoup trop de concentration. »

« Et s'ils restent sur place, ils seront des cibles faciles. Même s'il y a des gardes, c'est pas quelques épées qui vont arrêter Maléfique et ses hommes. »

« Une idée ? »

Evie leva lentement une main.

« Avant que Mal trouve comment tracer des sortilèges sans les déclencher et que Carlos et moi trouvions comment lier ça à la technologie, j'avais fait des recherches sur les runes. »

Carlos hocha la tête, se souvenant de leurs recherches de la semaine précédente.

« Celles des anciens sorciers noirs ? »

« Oui. C'est une magie que ma lignée possède aussi, j'en ai essayé certaines, ça fonctionne. »

« Mais... ? » demanda Mal en fronçant les sourcils.

« Comme toute magie noire, elles demandent un prix. Ce n'est pas un problème, » balaya-t-elle. « L'important c'est que je sais quelles runes utiliser pour arriver à nos fins. Ce ne sera pas parfait et ça ne tiendra pas dans le temps, mais on ne compte pas s'attarder et elles les protégeront assez. »

Jay lui lança un regard dubitatif.

« La magie noire peut protéger ? »

« Disons plutôt que dans ces circonstances elle fera malgré elle double-emploi, » concéda Evie avec un amusement qui aurait pu être espiègle s'il n'avait pas été aussi sombre. « Et vous allez adorer l'ironie. »

« Oh ? » souffla Jay doucement, le début d'un sourire sur ses lèvres. « On t'écoute, princesse. »

O

« Evie ? » murmura Mal doucement dans la pénombre.

« Mmh ? »

« Tu dors ? »

« Bien sûr. »

Avec un sourire d'auto-dérision, Mal se redressa un peu dans son lit. Elle n'était pas certaine de l'heure, mais minuit devait être passé. La douche brûlante qu'elle avait prise avait un peu délassé ses muscles douloureux mais elle se sentait épuisée et beaucoup trop anxieuse pour arriver à dormir.

Elle laissa le silence les envelopper de nouveau, se mordit la lèvre inférieure sachant qu'au contraire d'elle Evie ne pouvait voir dans le noir, puis soupira.

« T'es furieuse ? »

Evie s'assit dans son lit, et la confusion dans son ton bas semblait sincère.

« Pourquoi ? »

« Le nouveau plan. Les Auradoniens. C'est contre-productif et un risque. C'est stupide. »

« C'est pire que stupide. »

Avec un petit soupir, Mal sortit de son lit et alla s'asseoir au bord de celui d'Evie.

« Est-ce que tu les hais ? » demanda-t-elle doucement.

« Non. »

« Mais tu ne les apprécies pas. »

« Je ne me pose pas la question. »

Mal hocha la tête et plissa les yeux quand Evie alluma la lampe de chevet. Elle se tourna pour s'asseoir en tailleur face à la sorcière.

« Jay et Carlos pourraient être heureux ici, » murmura-t-elle.

« Ils pourraient. »

« Mais ils vont peut-être crever avec moi. »

« On s'est attachés à toi, » se plaignit Evie en fronçant le nez de manière enfantine. « C'est embêtant. »

Avec un faux air choqué, Mal la tapa légèrement au bras.

« Va en Enfer ! »

« Après toi, » répliqua Evie, un délicieux rictus sur ses lèvres.

« On y sera peut-être bientôt. Je peux savoir ce qui t'amuse là-dedans ? »

« Mal, imagine ça : nous quatre en Enfer. À ton avis, en combien de temps on prendra le contrôle de l'endroit ? »

La surprise autant que l'amusement firent rire Mal.

« Le temps qu'Hadès revienne on sera devenus les seigneurs du coin. Imagine un peu sa tête ! »

« Oh, j'imagine très bien. »

Mais la légèreté de cette image ne dura pas très longtemps. Elle doutait que l'Enfer aurait une telle réputation si ce n'était pas un endroit vraiment atroce. Elle se demanda si c'était pire que l'Île.

Sans aucun doute, car elle doutait y croiser Evie et les garçons.

Si l'Enfer existait dans ce nouveau monde, c'était forcément un endroit où ils ne se reverraient jamais.

« Mal, ne nous enterre pas tout de suite, » reprocha Evie d'un ton un peu plus dur. Elle lui attrapa la main et la serra. « On est capables de tout. »

« Oui. » Elle emprisonna les doigts d'Evie entre les siens et fronça les sourcils. « Comment tu fais pour fonctionner en étant aussi glacée ? »

« C'est bizarre. J'ai tout le temps froid, sans que jamais ça ne devienne ingérable. Ma magie... Ma magie est sans cesse en mouvement, sous ma peau ou... Je ne sais pas vraiment le décrire. Mais elle est tout le temps active, et je suis tout le temps en colère alors je suppose que ça n'arrange rien. »

« Peut-être que tu as besoin de l'utiliser ? »

« Ça n'aide pas. C'est juste... , tout le temps. »

Comme sa colère, apparemment. Mal n'avait pas trop de connaissances sur la magie noire humaine. Celle des créatures était en général neutre, comme la sienne, même si elle était teintée par la malédiction de Maléfique.

Est-ce que celle d'Evie était noire par nature, en raison de son ascendance ? Est-ce qu'elle avait été corrompue sur l'Île ? Ou est-ce que seule l'utilisation qu'elle en faisait était noire ? Et si c'était le cas, est-ce qu'elle pourrait en faire usage autrement ? De la bonne façon ?

À quoi réagirait cette magie-là ? À quelle émotion ?

« Mal ? À quoi tu penses ? »

« Je n'aime pas ça, quand je me réveille et que tu n'es pas là. »

Les yeux d'Evie brillèrent de surprise, et Mal ne pouvait lui en vouloir, elle était un peu stupéfaite elle-même. Son cœur battait trop rapidement mais elle envoya balader tous ses doutes et se tourna davantage vers elle, refusant de montrer son embarras ou sa nervosité.

« Il y a toujours quelques secondes où tous les pires scénarios défilent dans mon esprit. »

Evie n'évita pas son regard non plus, mais il y avait une émotion un peu timide dans son expression. C'était nouveau et c'était adorable.

« D'accord. Plus de visite nocturne à la bibliothèque. »

« Tu resteras là ? »

« Oui. »

Mal sourit, jouant avec ses doigts alors qu'Evie continuait de l'observer, attentive, un doux et discret sourire sur ses lèvres.

« Quoi ? » demanda-t-elle, le souffle un peu coupé.

Evie ne répondit pas tout de suite. Elle tendit sa main libre vers son visage, caressa sa joue lentement et son regard miel détaillait Mal tranquillement.

« Evie ? »

« Tu es magnifique. »

Et d'accord, Mal avait été celle à demander à ce qu'elles se parlent plus, mais Evie pourrait au moins prévenir avant de dire des choses pareilles, parce que Mal ne savait pas réagir à ce genre de trucs et... et...

Et la lueur chaude de la lampe de chevet faisait briller les yeux d'Evie, ses cheveux tombaient derrière ses épaules et Mal n'aurait même pas pu exprimer à quel point elle la trouvait belle.

Pendant plusieurs secondes, elles se regardèrent.

Mal pouvait voir et lire toutes les émotions d'Evie dans ses yeux et sur son visage, tout un monde dont elles n'avaient jamais osé ouvrir la porte. La magie au creux de Mal s'apaisa, la pression dans sa tête baissa. Elle sentit le pouvoir d'Evie venir rencontrer le sien pour danser avec lui autour de ses doigts et son cœur s'accéléra.

Émerveillée par cet instant, par ces sentiments, Mal laissa son regard glisser vers les lèvres d'Evie. Celle-ci répondit à sa question silencieuse en serrant sa main dans la sienne et en l'attirant contre elle, et lorsque leurs lèvres se touchèrent, Mal ne put s'empêcher de sourire.

Un baiser, puis un autre, et encore un, et pendant quelques instants elle se sentit bien, à sa place dans l'univers. Elle goûta la joie et le bonheur alors qu'Evie l'attirait un peu plus contre elle, et Mal la laissa faire, occupée à passer sa main dans ses cheveux, à apprendre un nouvel art.

Et si elle savait une chose quant à celui-ci, c'était qu'il demandait de la pratique pour être parfait, que chaque nouveau baiser était meilleur que le précédent alors qu'elles prenaient de l'assurance.

Mal ne voulait plus jamais passer un jour sans pouvoir prendre Evie dans ses bras. Ce n'était pas seulement les délicieuses sensations qui parcouraient son corps et qu'elle apprenait à connaître, ce n'était pas seulement l'excitation ou la passion, c'était tout le reste, cette tendresse, cet amour, ce besoin qu'Evie sache à quel point elle était précieuse pour elle.

Quand elles arrêtèrent, quand elles se séparèrent, Mal ne pouvait s'empêcher de sourire. Elle aimait les émotions dans les yeux d'Evie, l'expression inédite sur son visage, le pétillement chaleureux dans sa magie d'ordinaire si froide.

Elle tendit une main pour arranger les mèches d'Evie avec lesquelles elle avait apparemment un peu trop joué, et essaya de reprendre le contrôle sur elle-même.

« Il est tard, » murmura-t-elle lentement. « On devrait dormir. »

Une ombre passa sur le visage d'Evie avant qu'elle ne la contrôle et Mal pencha la tête sur le côté.

« Evie, tu n'as presque pas dormi ces derniers jours. S'il te plaît. »

Pour certaines choses, Mal ne voyait pas d'inconvénient à user de politesse et de prières.

« Tu restes là ? » demanda doucement Evie, presque timidement.

« Si tu veux. »

Comment pouvait-elle douter de sa réponse à cette question ? Elle sauta sur ses pieds, alla récupérer sa dague sous son coussin pour rejoindre Evie qui sourit en la voyant passer l'arme sous son nouvel oreiller avant de s'allonger près d'elle. Mal éteignit la lumière sans faire de remarque, parce qu'elle savait bien qu'au moins deux des couteaux d'Evie dormiraient avec elles.

Elle se tourna vers l'autre fille, traça le contour de son visage du bout des doigts avant de prendre sa main.

« Dors. »

O