XIV
Sur un fil
« Do what it takes
You must do what it takes
The devil is not polite
One little lie
Or ten little lies
Won't keep you up at night
If they call you
Backstabber
Betrayer
Black magic
That traitor
You made it
You made it
You made it to the dark side now »
-Darkside, by Oshins
Chaque moment de ce matin-là passa dans un brouillard.
Evie se contentait d'exister sans participer. Son esprit trop actif l'empêchait de se concentrer assez sur les cours et les gens, l'empêchait de jouer son rôle, alors elle se contentait de garder un œil sur ses alentours, affichant une fausse attention rêveuse tandis qu'elle laissait ses pensées vagabonder.
Le plan pour le samedi soir défilait devant ses yeux. Elle cherchait toutes les conditions et les variables qui pourraient augmenter leurs chances de réussite, toutes celles qui les réduiraient au contraire à néant, combien de portes de sortie ils auraient si c'était le cas (une ou deux, pas plus —pas assez). Elle repensait à Carlos et à Jay, si différents et pourtant si eux-mêmes la veille dans la chambre, à leurs désirs, à leur loyauté, à leurs carapaces qu'ils laissaient tous se dissoudre ces derniers jours lorsqu'ils étaient seuls tous les quatre. Elle repensait à Mal, à ses lèvres contre les siennes, à la chaleur de sa peau et de sa magie, à son aura, sa voix, la couleur changeante de ses yeux, son sourire, son odeur et le son de sa respiration presque régulière au creux de la nuit.
Lorsque le cours de chimie se termina et qu'elle rejoignit le couloir avec Carlos, elle remarqua le regard du professeur sur elle mais l'ignora. Elle ne savait pas exactement ce qu'il voulait, ce qu'il cherchait, mais elle n'était pas d'humeur à le découvrir et encore moins encline à lui laisser une chance de lui embrouiller les idées un peu plus. Non pas qu'elle n'appréciait pas la distraction, mais elle n'avait aucune envie de tout risquer alors qu'ils étaient à deux doigts d'accomplir ce pour quoi ils étaient là.
Contrairement aux garçons, Evie n'entretenait aucune illusion sur son futur, alors à quoi bon ? À quoi bon s'interroger sur les possibles défis intellectuels que Curry pourrait lui proposer ? À quoi bon se demander si elle pourrait repousser les limites de ce qu'elle était capable de faire auprès d'un homme de sciences tel que lui ou d'autres ? À quoi bon sentir cette angoisse monter en elle à l'idée de ce qu'elle pourrait accomplir, cette avidité vite noyée dans la terreur ?
Inutile.
L'inutile ne servait à rien si ce n'était à embrouiller et à encombrer, et Evie survivait dans un monde où la moindre distraction pouvait coûter très cher. Alors elle enterra toutes ces pensées parasites dans une petite boîte qu'elle ignora aussitôt.
Jane discutait avec Sofia et Lonnie près d'elle à la table, pour le déjeuner. Elle commentait les dernières frasques d'une quelconque célébrité et ses amours. La jeune fée luttait visiblement contre sa timidité, c'était presque douloureux à voir, mais les deux autres laissaient dans leur conversation l'espace dont elle avait besoin pour s'exprimer malgré sa petite voix hésitante.
Ce serait facile, de manipuler Jane pour retourner ses faiblesses contre elle. Lui montrer de l'intérêt, jouer sur sa rancœur et ses complexes. Lui souffler quelques suggestions qui prendraient racine et envahiraient son inconscient, influenceraient ses pensées puis ses actes jusqu'au résultat attendu. Il ne resterait qu'à la détruire en lui mettant sous les yeux les conséquences de ses envies et de ses actions. Efficace, subtil, parfait. (Cruel.)
Un procédé qui avait déjà fait ses preuves.
Que diraient ces enfants qui les accueillaient parmi eux les bras ouverts s'ils savaient ce dont ils étaient responsables ? Si quelqu'un leur faisait entendre les sanglots et la rage de leurs victimes ? S'ils étaient témoin de la crainte ? Des blessures ? Des cadavres ?
Quelle serait leur réaction ? Quelle devrait être la réaction normale d'un être humain normal ?
Intellectuellement, Evie savait que ce ne serait pas très éloigné de celles qu'avaient parfois eu certains habitants de l'Île. L'horreur, la peur, la colère. À Auradon, ces émotions se marieraient probablement avec le choc, la compassion et l'incompréhension.
Y aurait-il des questions ?
Ils voudraient comprendre leurs motivations et leurs raisons. Ironique pour des gens en condamnant d'autres avant de tous les affubler du nom de 'méchant' sans distinction. Mais ils n'étudieraient pas autant la psychologie s'ils n'aimaient pas tout classifier —comme si étiqueter les choses les rendaient moins dérangeantes, plus contrôlables. À quoi cela servait si les actes étaient irrémédiables ? Qu'est-ce que cela pouvait bien changer d'essayer d'appliquer la logique et de percer à jour tout un hypothétique processus qui n'effacerait jamais tout ce qui avait été ?
Il y avait un côté fascinant à ces pratiques incompréhensibles. Par exemple, en quoi la réaction de ces gens serait-elle différente s'ils avaient conscience de leur vie entière ? Leurs émotions en seraient-elles modifiées ? Pourquoi ?
Et les conséquences changeraient-elles ?
L'éclat de rire d'Aziz poussa presque son corps à sursauter avant que son esprit n'étouffe ce réflexe stupide. Il était assis à la table deux sièges plus loin, près de Carlos, de Doug et d'Audrey.
Les yeux d'Evie l'étudièrent quelques secondes, avant qu'elle ne détache son attention de lui pour feindre un intérêt pour les mots de Lonnie. Aziz avait tout pour lui. La beauté, la santé, la richesse, le pouvoir, la sécurité, l'amour, l'amitié, l'assurance, l'intelligence. La liberté. Il était dangereux, car il n'était pas restreint par sa condition comme Jane, il n'était pas enchaîné par son héritage comme Ben ou Audrey, il ne manquait pas de discernement comme Lonnie ni d'assurance comme Doug.
Ça ne voulait pas dire qu'il n'avait pas de faiblesse. Sa dernière place dans sa fratrie le criblait de doutes sur son importance et son avenir. Son petit béguin secret pour Audrey, ses engagements dans différents groupes sociaux de l'école et son côté protecteur envers certains de ses camarades en disaient long sur sa sensibilité et ses valeurs malgré ses airs insouciants. Evie pourrait probablement effriter tout son courage et l'isoler en quelques semaines. Elle pourrait fendiller sa vision du monde et le pousser à s'autodétruire.
Jay passa la carafe d'eau à Jane, et Evie calcula le nombre de fois où elle aurait eu l'occasion d'y glisser un poison dans la dernière demi-heure. Un geste que personne ne verrait, un geste qu'elle avait déjà fait tant de fois, et combien d'entre eux tomberaient ?
Un seul repas, et la plus grosse partie des héritiers des royaumes disparaîtrait, laissant les pays en deuil, affaiblis, en proie à des conflits de succession et des guerres intestines et ce serait si facile —si facile— et les si vertueux rois et reines de ce monde se retrouveraient à genoux à pleurer leur précieuse progéniture, ils connaîtraient la souffrance, l'impuissance, le désespoir, ils sauraient enfin...
Juste un repas...
– L'heure du repas.
Elle patienta, cachée sur le toit dans le brouillard hivernal pendant quinze, vingt, trente minutes. Puis vint le premier cri, étouffé par la porte en bois. Alors elle glissa en silence le long de la gouttière branlante et se faufila à l'intérieur, ne formant rien de plus qu'une ombre armée d'un couteau.
Dans la modeste cuisine se trouvait un enfant, étalé sur le carrelage craquelé où s'étaient brisés une assiette et un verre emportés dans sa chute. Il avait deux ans de moins qu'elle, maximum. Ses lèvres devenaient bleues, son corps chétif secoué par la douleur. Un homme le serrait contre lui et essayait de le faire respirer. Le regard d'Evie balaya le reste de la scène. La femme était déjà morte.
« Pa...pa... »
« Ça va aller, ça va aller ! Je suis là. Respire ! »
« Pa... »
« Non, non ! Respire ! » L'homme paniqua et le serra plus fort, ses mouvements maladroits et désespérés et inutiles. Il ne fit pas plus pour sauver son fils quand il cessa de bouger. « S'il te plaît, s'il te plaît... »
Avec détachement, elle songea qu'il ignorait peut-être les gestes de premiers secours. Non pas qu'ils auraient fait une différence.
Elle avança dans la pièce et il leva le regard sur elle, la rage dans ses yeux ne séchant pas les larmes sur ses joues.
« Pourquoi ? » gronda-t-il. Son souffle était coupé. Peut-être le poison, peut-être l'émotion. C'était difficile à dire, à ce stade. « Pourquoi nous ? Qu'est-ce... qu'est-ce qu'on vous a fait ? »
« Rien, » répondit-elle sincèrement. Il se faisait tard, elle était fatiguée, elle avait hâte que ça se termine. Elle avait encore beaucoup à faire, Mal lui avait demandé de s'assurer que tout était en place avant l'opération du lendemain. « La Reine a passé un marché. »
« Qui ? »
« Je l'ignore. »
Il déclinait, s'affaissait lentement vers le sol. La réalisation de sa mort imminente maria l'effroi à la rage.
« L'antidote ! Je... je peux vous offrir ce que... vous... ce que vous voulez ! »
Elle ne répondit pas. Le regard de l'homme se glaça, elle connaissait ce sentiment, ce dégoût, cette haine.
« Sois maudite ! » cracha-t-il. « Il...il n'y aura jamais enfer assez... terrible... pour... »
Il ne termina jamais sa phrase.
Assurée de leur mort, elle quitta la demeure sans un son, sans être vue, et—
« ...vie ? Evie, tu ne manges pas ? »
Un clignement d'yeux et les environs changèrent autour d'elle.
La lumière était trop vive, les sons trop forts, un couteau glissa dans sa main droite sous la table, sa magie crépita contre sa peau, son cœur menaça de sortir de sa poitrine en brisant ses os et elle essaya d'apporter de l'oxygène à ses poumons. Heureusement pour tout le monde, le premier regard qu'elle rencontra fut celui de Jay, face à elle.
« Evie, si tu n'as pas faim, je peux me dévouer, » disait-il, son ton léger, son corps trop immobile, une de ses mains sous la table.
Armé, prévint son cerveau.
Ami, contra son cœur.
Elle sentit la sueur dans son dos, la douleur dans sa cage thoracique. Elle fit un énorme effort pour figer ses muscles, pour ravaler la magie qui menaçait, qui voulait agir et attaquer et détruire.
« C'est comme tu veux, Evie. »
La voix de Jay était posée, faussement douce, il n'attirait pas l'attention sur eux. Les autres continuaient leurs propres discussions autour d'eux, mais Evie pouvait sentir Carlos à côté d'elle, tendu, prêt à intervenir au besoin, à l'arrêter. Mal, à côté de Jay, faisait son possible pour garder l'attention d'Aziz et des autres, mais Evie pouvait presque goûter son inquiétude.
« Evie ? »
Elle garda ses yeux dans ceux de Jay, détendit ses muscles un à un, força l'air à remplir ses poumons.
« Je vais manger, » répondit-elle enfin, sa voix à peine étranglée.
Il se redressa, hocha la tête alors que son regard la sondait avec chaleur. Dans son expression, il y avait plus que de l'inquiétude, il y avait de la peur et de l'affection et tout un message.
Elle baissa le regard sur son assiette presque pleine. Son estomac était trop noué pour qu'elle réussisse à avaler toutes ses pâtes, malgré ça elle ne passerait pas sa nourriture à Jay, il en avait conscience. Mais comme Carlos et Mal, il savait que la façon la plus efficace pour l'ancrer dans le présent était d'utiliser son prénom. Pas celui que la Reine lui avait donné, mais celui qu'un petit garçon lui avait offert dans une forêt morte, celui que seuls ses plus proches alliés connaissaient et utilisaient sur l'Île. C'était un gage de sécurité, c'était une bouée dans l'océan et une lumière dans le néant.
Jay posa ses deux avant-bras sur la table, ses mains vides, tendu mais rassuré, et il l'observa faire de même avant de lui offrir un petit sourire qui n'atteignit pas ses yeux sombres.
Elle hocha la tête et sentit Carlos se pencher un peu pour l'effleurer, alors elle leur signala qu'elle allait bien et s'assura que Mal avait perçu le geste du coin de l'œil avant de reprendre sa fourchette.
Ce ne fut que deux ou trois minutes plus tard, quand elle put enfin se concentrer totalement sur ce qu'il se passait autour de la table, qu'elle croisa le regard d'Audrey.
Evie lui sourit et laissa ses yeux continuer leur chemin sur les autres attablés, mais tous ses instincts s'éveillèrent.
O
« Ben. Calme-toi. »
« Je suis calme. »
Il ne dut pas être très convaincant, malgré ses gestes mesurés et son ton posé. Son père lui lança un regard en coin en leur servant à tous les deux un grand verre de citronnade. Ben fit quelques pas dans le bureau, desserra sa cravate, lissa les plis imaginaires de sa veste de costume. Les mots d'Aziz quant à ses préférences en terme d'habillement lui revinrent et il contempla l'idée d'aller à la prochaine réunion du Haut Conseil en tenue de sport. Ou en jeans. Possédait-il une paire de jeans ?
« Ben. »
« Quoi ? »
Le sourcil levé lui apprit que son ton n'avait pas été apprécié. Il souffla discrètement et essaya de contrôler au mieux le tourbillon d'émotions qui menaçait d'éveiller une part de lui bien enfouie.
« Tu les as entendus, » rappela-t-il en essayant de contrôler sa frustration. « À douter de tout, même de ce que disent les scans, ou la psy. C'est ridicule. »
« Tu savais que rien ne serait simple. Que Richard te contrerait à chaque pas, que Leah s'appliquerait à faire de toi un gamin idiot et naïf. »
« S'il n'y avait qu'eux. Les Olympiens n'ont jamais été aussi virulents dans leurs oppositions. Ils sont convaincus qu'Hadès s'échappera forcément à la moindre action sur la barrière. Comme s'il était plus dangereux que les autres maintenant qu'il est sur l'Île. Ils sont tous dangereux. Mais je sais qu'avec la participation de tout le monde nous arriverons à trouver comment continuer. »
« Il serait malvenu de faire des Olympiens des adversaires politiques sur le long terme. Les croyances de leur monde n'ont plus cours, mais ils restent des personnages très respectés par les peuples. »
« Je sais, » affirma Ben fermement. « Mais il est hors de question de les laisser placer leur vendetta personnelle avant le bien de toute une population. Tout ce que j'ai retiré des interventions de Zeus, c'est qu'il semble se moquer du sort des autres tant que son frère reste sous la barrière. Nous ne pouvons cautionner ce genre d'attitude, ou d'autres les suivront. Leah, Richard, Philippe, Arthur, Ariel, Naveen, même Simba et Henry ont exprimé des doutes. »
« Certains d'entre eux sont inquiets à juste titre, cela ne veut pas dire qu'ils ne soutiendront pas la suite du projet. »
« Sauf si Leah, Richard et Zeus arrivent à exacerber leur crainte, ou nouent des alliances. »
« Je suis sûr que tes mots ce matin ont atteint leur but. Tu es parvenu à obtenir les trois-quarts des voix nécessaires pour que ton projet de réinsertion passe et devienne ta première proclamation, et c'était beaucoup plus délicat alors. Pour tout te dire, je n'étais pas convaincu qu'ils acceptent. »
Ben eut envie de lever les yeux au ciel, d'expirer avec toute l'ironie possible, de ricaner, toutes ces choses allant contre son éducation et sa fonction. Que croyait son père ? Qu'il n'avait pas su ses sentiments quant à sa proclamation ? Comme si son regard et ses silences n'avaient pas été sources de stress et de doutes, d'insomnies et de colère.
« Tu as su aller droit au but encore une fois, Ben. Tu as su répondre à leurs inquiétudes. Bien sûr qu'ils sont troublés et furieux de découvrir les défauts de la barrière. Mais essayer de nous rejeter la faute est tout bonnement ridicule. Une grotesque tentative pour te déstabiliser politiquement. Tout le Haut Conseil a pris ces décisions il y a longtemps. L'Île, la barrière,... Nous sommes tous responsables. Nous devons tous assumer nos erreurs et avancer. »
« Pour certains, avancer ressemblerait un peu trop à tout enterrer et oublier. »
« Uniquement quelques-uns. »
Une expression étrange tomba sur le visage d'Adam alors, quelque chose qu'il ne chercha pas à dissimuler, et Ben se figea et l'observa, le cœur battant. Les épaules affaissées, et puis un soupir, et son père releva les yeux vers lui. Ben avait l'impression de le voir pour la première fois. Tant de mois passés à tourner autour des choses, tant d'années passées avec des non-dits et la pression de leurs positions... Parfois il se disait qu'il ne connaissait pas cet homme, qu'il ne le connaîtrait jamais.
« Tu dois avoir une opinion peu favorable de ma génération, » commença doucement Adam, et Ben aurait voulu nier, mais les mots étaient coincés au fond de sa gorge. « J'ignore ce qui t'a poussé à t'intéresser à l'Île, à leurs conditions de vie ou aux enfants. Mais je me doute que tout ce que tu as découvert n'a pas dû te donner une belle image de notre règne à tous et de nos décisions. »
« Je sais que les conditions n'étaient pas idéales. Il fallait les enfermer. Vous avez fait au mieux. »
« Mais depuis nous n'avons rien fait. »
Impossible de dire le contraire, et Ben ne chercha pas à adoucir son regard. Adam hocha la tête.
« Nous pensions vraiment que la barrière faisait son travail, mais nous aurions dû être plus vigilent. J'en ai conscience à présent et je ne peux qu'espérer que nous arriverons à sauver ce qui peut encore l'être. »
« Encore faudrait-il que Richard, Leah et leurs partisans n'enrayent pas nos prochaines actions. »
« Si nous tenons les membres du Conseil informés sur les évolutions et surtout sur les progrès de Mal, Jay, Evie et Carlos, sur ce que nous découvrons sur eux et sur leurs vies, ils se sentiront impliqués. Ils auront envie d'agir. »
« Je n'ai pas l'impression que les choses vont avancer plus vite. »
Les mots de leurs opposants résonnaient encore dans sa tête, et il était écœuré par l'égoïsme de certains monarques. Comment osaient-ils nier ce qui était juste sous leurs yeux ? Comment pouvaient-ils ignorer toute cette souffrance, toute cette horreur uniquement pour servir leurs desseins politiques ou par peur de voir leur petit monde parfait s'effriter ?
Bien sûr que travailler sur la barrière en se reposant sur les dires de quatre adolescents sans doute traumatisés et sûrement revanchards composait un énorme risque, mais ils avaient les moyens de se protéger et d'agir en préservant la sécurité des royaumes. Combien d'êtres magiques étaient de leur côté ? Combien leurs forces armées mises bout à bout comptaient-elles d'hommes et de femmes entraînés ? Ils n'étaient pas sans défense.
« Ce dont tu as besoin à présent ce n'est pas de précipiter les choses, mais de les assurer, » lui rappela son père en passant derrière son bureau pour s'asseoir. « Nous devons réunir des faits sur lesquels baser nos décisions. Devant un plan d'action sans faille et face à la détresse des enfants de l'Île, ils n'auront d'autre choix que de nous suivre. »
« M'aurais-tu suivi ? »
« Pardon ? »
Ben se tourna vers son père, la poitrine un peu serrée, et lui fit face sans cacher ses sentiments.
« M'aurais-tu suivi si tu n'avais pas découvert la situation de Mal et des autres ? S'ils avaient été bien traités ? S'ils n'avaient pas été en danger ? Si tu ne les avais pas rencontrés ou si tu n'avais pas vu quelque chose en eux qui t'a plu et t'a touché ? Aurais-tu appuyé mes propositions aujourd'hui ? »
Le fait que son père ne répondit pas immédiatement avec une phrase trop parfaite témoignait du chemin qu'ils avaient fait ces derniers temps. Il prit le temps de l'observer, et Ben se demanda ce qu'il voyait. Était-il un petit garçon dans ses yeux, celui qui le priait de l'aider à atteindre les romans des étagères les plus hautes de la bibliothèque, ou était-il un homme, un presque-roi, un égal ?
« Je ne t'aurais pas contré, » répondit-il finalement. « Mais je ne t'aurais peut-être pas aidé avec autant d'implication. »
« Aurais-tu approuvé mes demandes ou serais-tu resté neutre ? »
« Je l'ignore, Ben. Mais aujourd'hui tu peux compter sur moi. Sur ta mère aussi. Sur Marraine et sur nos proches, sur nos équipes. Nous allons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour réparer la barrière, améliorer la vie des prisonniers et sortir les enfants de là. »
« Lorsque les peuples apprendront ce qu'il se passe, nous risquons de perdre leur confiance. En tout cas, l'opinion publique ne sera pas en notre faveur et certains chercheront à déstabiliser les Maisons. La nôtre avant toute autre. »
« Ce ne sera pas la première fois. Mais effectivement, les mois qui viennent s'annoncent très sombres pour les régnants. Nous sommes à l'aube d'une nouvelle ère. »
Ben observa la cour intérieure du Palais du gouvernement par la fenêtre.
Quels seraient les changements qui viendraient avec toutes ces révélations ? Et s'ils ne parvenaient pas à rétablir la barrière ? Et s'ils ne parvenaient pas à faire sortir les enfants sans risquer libérer les pires monstres que ce monde ait connus ?
Et si en voulant faire le bien, ils pavaient le chemin vers le pire ? Et si leur volonté de racheter leurs fautes et de sauver quelques personnes en condamnaient des milliers d'autres ?
Son père semblait prêt à aller jusqu'au bout, un sacré revirement. La première fois qu'il avait eu vent des intentions de Ben avait résulté en une colère froide et des mots dégoulinant de déception et d'outrage.
La réalisation le glaça autant qu'elle le galvanisa.
Le choses changeaient déjà, et il était impossible de faire marche arrière.
Pour le meilleur ou pour le pire.
O
« Putain d'enfoirés. »
Jay leva la tête et haussa un sourcil en voyant Carlos entrer dans leur chambre, claquant la porte derrière lui.
« Pour la discrétion, on repassera. »
« Ta gueule. »
« Si je veux. »
Carlos émit ce qui ressemblait presque à un grognement, sourd et agressif. Il fouilla dans un tiroir pour en sortir plusieurs trucs qu'il emporta ensuite avec lui, avant de se percher accroupi sur le rebord de fenêtre. Ses doigts bougeaient vite, assemblant les morceaux de métal, cherchant la manière de construire efficacement avec le peu d'outils qu'il avait en main.
Jay l'observa du coin de l'œil faire et défaire, observa la tension dans ses épaules, son air fermé, son expression sauvage. D'un côté, il était heureux de voir une scène aussi familière, Carlos sans faux-semblants. De l'autre, deux semaines avaient suffi pour qu'il s'habitue à voir son ami plus détendu et une émotion acide vrillait son estomac.
« Tu m'expliques ou pas ? »
Seul le silence lui répondit. Avec un soupir, Jay sauta sur ses pieds, laissant le stupide magazine derrière lui sur le canapé trop confortable, et s'apprêta à quitter la pièce en quête d'une réponse.
La voix éraillée de Carlos l'arrêta.
« C'est un salaud. Ce sont tous des sales cons. Putain, ce sont vraiment tous des enfoirés. »
« D'accord... Quelque chose que je ne savais pas déjà ? »
Le regard glacial qu'il reçut fit sourire Jay.
« J'ai failli poignarder un de ces gosses de riches. J'ai bien failli ne pas me contrôler. »
« Compréhensible. C'est un miracle qu'aucun d'entre nous n'ait craqué. »
« Ce crétin... Il était là à jeter sa nourriture... Son plateau était plein, il discutait tranquille avec d'autres connards, et ils étaient là à jeter des assiettes pleines... Il m'a regardé et m'a demandé ce que j'avais, et j'ai failli lui rentrer dedans. Avec son petit air arrogant et son ton de merde... Je voulais lui défoncer le visage et lui faire avaler toutes ses dents. »
« Tant que t'as rien fait... Qui sait, on aura peut-être bientôt l'occasion de massacrer quelques petits princes. »
« Si j'ai plus besoin d'en voir un seul de toute ma vie ça me suffira. »
« On est dans le même bain. Sauf qu'on a dit qu'on serait dans le parc dans une heure, pour rejoindre Lonnie, Doug et les autres quand ils auront fini leurs cours donc... pas le choix. »
Lorsque un nouveau grognement se fit entendre, Jay ricana et se laissa tomber sur son lit, évitant de justesse l'objet qui volait vers sa tête.
O
« Et c'est pas magique ? »
« Non, ce sont des manèges. Des machines. Il y a de la magie pour faire fonctionner les moteurs, c'est tout. On n'utilise pas d'énergie fossile ou quoi que ce soit qui pourrait polluer, puisqu'on a la technomagie. Mais les attractions sont mécaniques. »
Il jeta un œil au visage de Lonnie, mais elle disait clairement la vérité.
« Donc pour vous amuser vous allez dans ces endroits et montez dans ces machines ? »
« Oui ! Il y a des tas de manèges différents, plus ou moins rapides, plus ou moins hauts. »
« Des plus grands que ce looping ? »
« Oui. Le plus grand parc est à Péruvia. Il y a des hôtels, des piscines, des spectacles, des tas d'attractions. Mais il y a des parcs plus petits plus près d'ici. Il faudra qu'on y aille un de ces quatre. Ce serait fun. Faudra bien que vous sortiez d'ici un jour ou l'autre. »
« Ouais, ça me dirait bien de monter dans un de ces trucs, » confirma Jay avec un petit sourire en se redressant, rendant son téléphone portable à la jeune fille.
Il ne mentait pas vraiment, mais il savait qu'il n'irait jamais.
« On ira tous ensemble. »
« Je veux bien, » acquiesça doucement Jane, « mais je ne monterai dans aucun manège qui inclut un looping. »
« De quoi tu as peur ? Tu sais que rien ne peut arriver avec les sorts de protection obligatoires sur ces attractions. »
« Je sais. Je n'aime pas la sensation, c'est tout. »
« Trouillarde, » taquina Lonnie. Elle tourna la tête vers Mal, occupée à dessiner près d'eux. « Et toi, tu serais partante ? »
« Pourquoi pas. »
La capitaine jeta un coup d'œil vers Doug et Evie, et Jay retint son sourire de justesse. Le demi-nain expliquait patiemment à leur amie une chose ou une autre et Evie jouait les ingénues. La voir flirter n'avait rien de rare et Mal s'en amusait toujours, mais cette fois elle avait davantage l'air de se retenir d'assommer Doug que d'apprécier les talents d'actrice de leur alliée. Son regard vert ne cessait de surveiller la main sur l'avant-bras d'Evie comme si elle aurait aimé la lui couper, et l'air envoûté du pauvre gars ne faisait rien pour adoucir Mal, ni même le sourire naïf de la sorcière.
Jay essaya de voir si le regard de Carlos suivait le sien, mais c'était difficile à cause de leurs lunettes de soleil. La luminosité leur posait toujours problème, et le ciel d'Auradon n'accueillait apparemment jamais de nuage. Bon sang, il avait presque le mal du pays quand il pensait à la pluie.
Il y avait de grandes chances qu'il ne la revoie jamais.
« Ce serait sympa qu'un jour vous veniez visiter l'Empire de Chine. »
Jay se reconcentra immédiatement sur la conversation.
« Quoi ? »
« Vous pourriez venir chez moi. Il y a des tas de choses que vous trouveriez chouettes, j'en suis sûre. »
Il fronça les sourcils et sentit que Mal et Carlos étaient aussi méfiants que lui. À quoi jouait-elle ?
« Tu voudrais que nous, on vienne chez toi ? Là où tu vis ? »
Lonnie sourit.
« Oui. Pourquoi ? Ça vous plairait pas de voir autre chose qu'Auradon ? Je veux dire, c'est beau ces vallées et ces vieux bâtiments, mais la Chine a une autre culture, une autre architecture, c'est très différent et nous avons beaucoup de festivals par exemple que vous pourriez aimer. Mes parents n'auraient rien contre vous accueillir quelques jours. »
Elle avait l'air sincère. Merde, qu'est-ce qui n'allait pas chez ces gens ? Ne leur avait-on pas appris de se méfier des étrangers ?
Ils devaient drôlement bien jouer la comédie pour qu'aucun de ces gamins ne les craigne.
Mal soupira et se pencha de nouveau sur son dessin. Carlos se remit à caresser Camarade, et malgré les lunettes Jay put sentir son roulement d'yeux.
« Quoi ? » demanda Lonnie, confuse et peut-être un peu vexée.
Jay haussa les épaules.
« Pourquoi pas ? C'est juste que dans notre culture, ça ne se fait pas d'inviter d'autres gens chez soi, et encore moins des inconnus. »
« Comment ça ? » Il y avait une lueur prudente et curieuse dans le regard cristallin de Jane. « Vous n'invitez jamais personne chez vous ? »
« Non. Ce serait l'inviter à voler ce qu'on a et pire encore. Seuls les plus puissants se le permettent, et c'est une démonstration de pouvoir, rien d'autre. »
Les yeux de Lonnie s'écarquillèrent.
« Oh. Pas de jeu de pouvoir ici. Juste une invitation civilisée. »
« On y réfléchira, » conclut Jay un peu trop sèchement. Il voulait juste passer à autre chose. « On a pas encore croisé le prince en chef aujourd'hui. »
Doug, qui avait enfin terminé sa petite discussion avec Evie, ne retint pas son sourire face au surnom.
« Il avait à faire dans la capitale ce matin. Parfois ses devoirs l'obligent à manquer des cours. Mais il devrait être de retour. »
« Des affaires dans la capitale ? » s'intéressa Mal.
« Oui. Je n'en sais pas plus. »
Il avait l'air gêné, mais un coup d'œil à Evie informa Jay qu'elle pensait le garçon sincère. Son embarras voulait sûrement dire qu'il songeait que ça avait un rapport avec eux.
« Vous faites quoi ce week-end ? »
Le ventre de Jay se serra, une réaction stupide, alors qu'Evie se tournait vers Doug avec un autre sourire tranquille, paisible.
« Nous allons passer du temps tous les quatre, » informa-t-elle doucement, coupant court à toute possible invitation. « Nous avons besoin de nous retrouver et nous avons des choses sur lesquelles travailler. »
Ce qui était bien à Auradon, en tout cas dans cette école, c'était qu'ils étaient tous si polis qu'ils ne cherchaient jamais à en savoir plus. Qu'auraient-ils pu répondre ? Qu'ils seraient trop occupés à exécuter leur plan ? Peut-être à se faire tuer ?
« Oh, au fait, je vous ai trouvé ces consoles de jeux portables dont je vous avais parlé ! » se souvint Lonnie en fouillant dans son sac. « J'ai même amené tous les jeux les plus connus, pour votre culture. C'est pas ce que je préfère, mais je sens qu'au moins les garçons vont adorer. »
O
Mal n'était pas une idiote.
Elle n'était peut-être pas aussi maline que Carlos ni aussi vive d'esprit qu'Evie, mais elle était loin d'être inculte ou bête.
Elle avait lu des livres, plus jeune. Discrètement. L'information était un vecteur important de la survie, et il était hors de question qu'elle soit ignorante, en particulier sur sa propre biologie.
Quand elle avait treize ans, elle avait saigné, un peu. Ça n'avait pas duré, et d'ailleurs ça avait été la seule fois. Elle aurait pu demander son avis à Evie, mais elle n'avait eu aucune envie d'aller voir son alliée tant qu'elle n'était pas certaine que ce n'était pas rien.
Menstruations. Apparemment, c'était normal, naturel, et ça arrivait à toutes les filles. Un signe de bonne santé, que le corps fonctionnait correctement. Pas étonnant que ça n'était arrivé qu'une seule fois, et brièvement. Elle avait appris depuis qu'Evie n'avait jamais eu ses règles. Dans le cas de Mal, l'absence de cycle venait sans doute de la malnutrition. Dans le cas d'Evie, il y avait sûrement de ça aussi, mais Mal s'était toujours dit que les poisons et potions n'y étaient peut-être pas pour rien non plus.
En tout cas, c'était lors de ses recherches suite à cet événement surprenant qu'elle avait appris ce qu'il y avait à savoir sur le fonctionnement de son corps, sur le désir, la procréation et le sexe.
Donc la façon dont elle réagissait à la présence d'Evie, à son odeur, au contact de sa peau contre la sienne et à ses baisers n'avait rien d'un mystère. Mais ça restait déconcertant d'être submergée par cette envie de plus, d'être plus près d'elle encore, de pouvoir la tenir, la serrer contre elle, l'entendre, la toucher,... Et sa magie engagée dans une danse avec celle d'Evie n'aidait absolument pas.
Elle ne se souvenait même pas comment elles en étaient arrivées là, debout dans leur chambre à s'embrasser, ne savait pas depuis combien de minutes ça durait, mais son esprit commençait sérieusement à s'embrumer et quand elle sentit la main d'Evie caresser son dos sous ses vêtements, elle entendit un petit son sourd inédit provenir de sa propre gorge. Son cœur battait trop vite, elle comprenait à présent pourquoi les gens parlaient du désir comme d'une force enivrante parce que si sa bouche n'avait pas été si occupée elle aurait été capable de supplier Evie de la toucher davantage. Elle avait besoin de...
Oh, apparemment son corps aimait beaucoup quand Evie déposait des baisers dans son cou et...
Après quelques secondes, elle encouragea Evie à relever la tête pour l'embrasser encore, une main dans ses cheveux, l'autre main se baladant sur sa hanche, et elle se pressa contre elle, avide d'entendre une nouvelle fois ce petit gémissement qui avait échappé à l'autre jeune femme. Cherchant à garder l'équilibre, Evie recula jusqu'au mur en l'emmenant avec elle. Mal attrapa sa taille, ses mains glissant légèrement sous le maillot. La peau était douce et un peu froide, addictive. Quand la sorcière prit le contrôle du baiser Mal ne put empêcher sa réaction instinctive sous l'effet du plaisir. Ses doigts se crispèrent sur les hanches d'Evie.
Les conséquences furent immédiates.
Le corps contre le sien se figea complètement, la magie d'Evie soudain glaciale rejeta celle de Mal qui se redressa, surprise. Des picotements douloureux remontèrent le long de ses bras jusqu'à sa nuque et elle sentit une force invible essayer de la pousser.
Face à elle, le regard noisette était vide.
« Evie ? » murmura-t-elle, le cœur serré par l'effroi.
L'impassibilité dans l'expression d'Evie se mua en crainte, sa respiration se dérégla et Mal fit immédiatement un pas en arrière pour ne plus avoir aucun contact avec elle.
« Evie ? » appela-t-elle encore, sans effet.
Se forçant à prendre une lente inspiration, elle essaya de reprendre le contrôle sur ses pensées qui filaient.
C'était de sa faute. C'était de sa faute. Elle n'avait pas été assez prudente, elle n'avait pas réfléchi, elle n'avait même pas pensé... Quelle imbécile ! Elle avait coincé Evie contre un mur et l'avait touchée, et elle n'avait même pas songé une seconde qu'un de ses gestes pourrait être un déclencheur.
« Evie. »
Très prudemment, presque contre son instinct, elle tendit une main vers Evie et effleura sa joue. Leurs magies se rencontrèrent mais celle d'Evie ne l'attaqua plus, repoussant avec méfiance, avec défiance, mais sans violence. Elle laissa son pouvoir faire ce qu'il voulait et il alla s'enrouler autour de celui d'Evie avant de s'intensifier lentement, comme pour faire passer ses émotions, ses regrets, sa force, un sentiment de sécurité aussi, peut-être.
« Evie, je suis désolée, » souffla-t-elle sans oser s'approcher plus, ses doigts toujours sur la joue d'Evie. « Reviens. Reviens vers moi. »
Après quelques minutes, Evie cligna plusieurs fois des yeux. Elle ne cessa pas de trembler mais elle prit une lente inspiration, puis eut un mouvement de recul avant de la reconnaître.
« Tu pleures, » murmura-t-elle.
Embarrassée, Mal s'empressa d'essuyer les quelques larmes qu'elle n'avait pas senti couler et fit un pas en arrière. Evie s'écarta immédiatement d'elle, la contourna pour aller plus loin, au centre de la pièce.
« Je suis désolée, » réitéra Mal en la suivant du regard sans s'approcher d'elle. « Evie, je suis désolée si j'ai fait quelque chose de... »
« Je vais bien, » assura Evie en se redressant. Mal pouvait la voir lutter pour repasser ses émotions sous contrôle, enterrer les souvenirs. « Ça va. C'était rien. C'est de ma faute. Je vais bien. »
Le rire que laissa échapper Mal était grinçant.
« Aucun de nous ne va bien. Evie... Il faut qu'on en parle. Je veux dire, je dois savoir si je peux... ce que je peux faire. Ce que je ne dois pas faire. »
« Je sais pas ce qu'il s'est passé. Je... Mal, je ne peux pas te dire... Je ne sais pas pourquoi c'est arrivé. »
Retenant un soupir, Mal passa une main dans ses cheveux, réajusta son haut. Elle tremblait.
« Mal, » commença Evie plus doucement. Elle avait l'air anxieuse, ses émotions débordant de ses masques. « Je... Tu sais que je te fais confiance. Pas vrai ? Je te fais confiance. C'est pas toi. »
« Je voulais pas provoquer ça. Je voulais pas te faire de mal. »
« Je sais. Je sais ça. Je sais que tu n'es pas... Je sais que jamais tu me blesserais. Mais... Je sais pas pourquoi c'est arrivé. Je suis désolée, » lâcha-t-elle, amère soudain, une colère grondante juste sous la surface balayant la fragilité. Elle fit quelques pas dans la chambre, alla réajuster son sac sur son bureau avec des gestes précis, élégants et inutiles. « C'est de ma faute. Je ne peux pas me contrôler, je ne peux rien contrôler. »
Mal savait ce qu'elle voulait dire, mais elle ne comprenait pas tout à fait. Elle ne savait pas pourquoi Evie semblait avoir plus d'absences ces derniers temps. Auradon avait beaucoup d'effets sur eux, et notamment sur leur équilibre, mais l'incapacité d'Evie à enterrer ses tourments ces derniers jours devenait inquiétante.
« Evie, j'aimerais être sûre que... ce qu'on fait, tu en as envie, pas vrai ? »
Elle ne put empêcher son ton de trembler. Parce que si elle avait manqué des signes, si d'une façon ou d'une autre elle avait forcé quoi que ce soit...
Evie lui lança un regard incrédule, un peu blessé, un peu furieux, mais il y avait quelque chose de chaud et de tendre aussi dans son expression.
« Bien sûr que je le voulais ! Que je le veux. »
« J'avais besoin d'être certaine. Peut-être qu'on devrait en parler plus. Avant de faire des choses. Pour être sûres qu'on le veut vraiment, qu'on est d'accord. »
Plusieurs émotions se baladèrent sur le visage d'Evie. Celle qui gagna au final fut un mélange d'affection et d'ironie, quelque chose de sombre, de triste.
« Tu me traites comme quelqu'un de spécial, » nota-t-elle doucement en détournant le regard.
« C'est faux ! »
« Je veux pas dire négativement. Juste que tu me traites comme quelqu'un de spécial pour toi. »
Oh. Mal ne sut comment réagir à ça.
« Je... »
« Comme quelqu'un de précieux. Comme si tu voulais me garder et me protéger pour toujours. »
Les joues de Mal s'empourprèrent. Ces mots reflétaient parfaitement ce qu'elle ressentait depuis des années pour Evie.
« Et alors ? » défia-t-elle en redressant le menton, parce qu'elle n'allait certainement pas le nier et que garder le silence aurait été lâche.
« Tu devrais pas. »
« Quoi ? » Mal fronça les sourcils. Elle comprenait la nécessité de ne surtout pas le montrer au monde, mais dans le secret de leur chambre ? N'avaient-elles pas décidé d'être plus libres ? Surtout à présent qu'il ne leur restait peut-être plus que deux jours ? « Pourquoi ? »
« Je ne suis pas comme toi. »
« Je comprends pas. »
« Exactement. Je suis pas comme toi, comme eux, je suis... Tu ne devrais pas me regarder comme ça. Penser à moi comme ça. »
« C'est quoi ces conneries ? » Frustrée, Mal s'approcha d'Evie rapidement. « Explique. »
« Tu sais que je ne suis pas comme tout le monde. Je ne suis pas... normale. »
« Je suis à un doigt d'exploser. C'est n'importe quoi. »
« Je ne ressens pas les choses comme vous ! Tu sais ça, tu l'as vu, ne dis pas le contraire, tu le sais ! Je ne ressens pas toutes ces émotions que vous avez, je ne sens rien. Je me fiche de savoir s'ils vont tous mourir, j'ai jamais eu de regrets en pensant aux gens que j'ai tués, j'ai jamais ressenti la moindre tristesse lorsqu'un membre de la bande a souffert ou est mort, je... Je ne suis pas comme vous, Mal. Je ne suis pas comme toi. Toi, tu as de la bonté en toi. Pas moi. »
« C'est complètement faux. »
La colère d'Evie augmenta face à son assurance. Ses yeux brillèrent, sa voix se glaça un peu. C'était peut-être la première fois que Mal la voyait vraiment exprimer ce sentiment.
« Je suis sociopathe, je ne fais que manipuler les émotions des autres et prétendre en avoir pour jouer avec vous tous. C'est tout ce que j'ai toujours fait ! Je ne me sens jamais comme l'une des vôtres, et j'en ai jamais eu envie, Mal. J'ai jamais eu envie de ressentir tout ça, ou presque. Tu comprends ? Je pourrais tuer n'importe qui pour atteindre un but, et ça ne me ferait rien. Je pourrais tuer Brent ou Morning ou Ben ou Aziz. Tu pourrais ? Les garçons pourraient ? Non, vous ne pourriez pas. Parce que vous êtes normaux et que vous vous attachez et... Moi, je ne ressens rien. Je suis capable de... de choses terribles. »
« Tu n'es pas sociopathe. »
Si Mal était sûre d'elle, elle pouvait aussi sentir son cœur battre trop fort à l'entente de la façon dont Evie se percevait.
« J'ai tué Fergus. »
Le murmure avait été presque trop bas pour être entendu, la colère avait brusquement reculé pour laisser place à quelque chose d'autre. De pire.
« Quoi ? » souffla Mal, perdue et appréhensive.
« J'ai tué Fergus, » répéta Evie, à peine plus fort, la voix tremblante. « La reine... la reine avait découvert qu'il restait avec moi, que je lui parlais, que je... Quand j'étais petite, Fergus était... C'était mon compagnon. Mon... mon ami. Elle m'a ordonné de le tuer. Alors je l'ai tué. Je l'ai tué. Puis je l'ai découpé. »
Figée par l'horreur, Mal observa un rictus froid et désabusé se dessiner sur le visage d'Evie, ses yeux sombres, ses traits fatigués.
« Est-ce que tu pourrais tuer un de tes amis ? L'oublier ? Je savais qu'il était mort, mais je me souvenais pas comment. Cette semaine, ça m'est revenu. Par flashs, et dans mes cauchemars aussi. J'avais oublié... » Elle observa ses mains, perdue un instant, puis secoua la tête. « Tu pourrais tuer un de tes amis ? »
Il lui fallut quelques secondes. Quelques secondes pour ravaler ses sentiments, les maux de tête, la nausée,... La colère, surtout, parce que Mal n'arrivait pas à calmer cette réaction pure et brûlante. Elle était si furieuse, pour tellement de choses.
« Tu n'es pas sociopathe. »
Elle ne laissa pas Evie la contredire, fit un pas vers elle, planta son regard dans le sien.
« Tu n'es pas anormale, tu n'es pas un monstre et tu n'es pas différente de nous. C'est complètement faux, parce que si c'était vrai, tu ne ressentirais jamais rien. Et certainement pas ce choc ou cette tristesse. Tu te foutrais de ce qui pourrait nous arriver à tous les trois. Et tu es allée bien au-delà de tes obligations et des règles pour nous sauver plus d'une fois. Tu te ficherais de ce qu'on ressent, tu ne regarderais pas Carlos avec toute cette tendresse parfois, tu ne trouverais pas que Jay est un type exceptionnel, tu ne... Tu ne me regarderais pas comme tu m'as regardée ce soir-là dans le repaire quand tu m'as embrassée pour la première fois... Tu serais incapable d'aimer, Evie. Tu ne vois pas à quel point tu aimes ? Fergus, moi, les garçons, Java,... Tu ne vois pas ? »
« C'est juste des exceptions, » murmura Evie.
« Non. Ce juste que ton amour est trop grand. Il est trop grand pour être contenu. Tu ressens trop de choses pour que même tes foutues barrières mentales puissent le retenir, ce que tu appelles une exception, c'est juste ça. C'est ta capacité à aimer qui est trop grande. Evie... Tu n'as pas tué Fergus. Non ! Laisse-moi finir. Tu as mis fin à sa vie, mais tu ne l'as pas tué parce que tu le voulais. Merde, tu avais quel âge ? T'étais juste une gamine, tu étais seule et à la merci de ta mère, t'avais rien connu d'autre, tu n'avais aucun choix ! Qu'est-ce que tu aurais pu faire ? Fergus... Fergus était ton ami. Tu l'aimais. En dehors de ta mère, c'est tout ce que tu avais. Tes seules émotions positives étaient liées à lui. Ton seul contact avec le monde. Tu veux savoir ce que je crois ? Nos esprits sont forts, Evie, ils nous protègent contre beaucoup de choses. Moi aussi, j'ai tendance à oublier des trucs. Des trucs vraiment sombres, vraiment horribles, surtout ceux qui sont arrivés quand j'étais gosse. Tu n'es pas la seule. Et je crois que c'est normal. Je crois que c'est comme ça que notre esprit nous protège, sans ça on aurait craqué. Quand tu as dû tuer Fergus, ton esprit t'a protégée. Il a effacé le souvenir exact, parce que tu n'étais pas assez forte pour le supporter, ça t'aurait brisée. Et... et je suppose que pour te protéger, il a enterré tout le reste aussi. Ton esprit a étouffé toutes tes émotions pour que tu puisses survivre dans le château et sur l'Île, pour que tu puisses continuer à faire ce que tu devais faire sans t'écrouler. »
Elle attrapa la main d'Evie et la serra dans la sienne.
« Tu te serais brisée sans ça. Tu dis que tu ne ressens rien, mais je sais, je te connais, tu ressens trop. Je t'ai vu sourire, Evie. Vraiment sourire. Tu illumines le monde quand tu es heureuse. J'ai vu l'intensité de ton amour quand tu as dû protéger Java et les garçons. J'ai vu la profondeur de ton empathie quand tu as su comment lier des liens avec chacun d'entre nous instinctivement. Ce n'était pas calculé, c'était naturel. C'était ton cœur. Tellement d'empathie qu'elle t'aurait détruite si tu t'étais autorisée à tout ressentir sur cette putain d'île. Je sais qui tu es. Tu es la personne la plus forte et la plus extraordinaire que j'ai rencontrée, et même si tu n'arrives jamais à retrouver toute ta capacité à ressentir les choses, tu resteras cette personne. »
Elle posa son front contre le sien et ferma les yeux une seconde.
« Tu es précieuse, Evie. Tu es spéciale et j'aimerais pouvoir te protéger et te garder pour toujours. »
Après quelques instants figés, hors du temps, Evie laissa lentement échapper une expiration. Sa peau était glaciale, sa magie agitée, et Mal se rapprocha un peu plus d'elle pour la réchauffer.
« Tu sais que j'ai fait des choses horribles, moi aussi, » confia-t-elle dans un murmure. « Des fois, j'ai ces pensées... ces pensées terribles... Mais les garçons et toi, vous êtes toujours là avec moi et c'est la seule chose qui me maintient à la surface. »
« Je sais qui tu es. »
« Est-ce que tu comprends ce que j'ai dit ? Tu vois ? »
« J'essaye, » souffla Evie. Elle passa le bout de ses doigts sur la joue de Mal, puis posa sa main contre sa nuque. « Est-ce que tu arrives à te voir comme je te vois ? »
« Pas toujours, non, » avoua-t-elle, avant de se redresser un peu pour déposer un baiser sur la tempe d'Evie.
Elle remarqua le petit sourire qui échappa à l'autre fille et l'interrogea du regard, un peu gênée.
« J'aime bien quand tu fais ça, » confia Evie doucement.
Une vague de joie fit reculer tous ses sentiments sombres, et la magie de Mal réagit en parcourant celle d'Evie. La princesse se pencha pour embrasser sa joue mais à la déception de Mal, le contact ne dura que deux secondes.
« Viens, je vais te donner quelque chose contre ta migraine. »
Inutile de lui demander comment elle savait. Mal se contenta de la suivre, sa main toujours dans la sienne.
O
« Tu ne parles pas beaucoup aujourd'hui. »
La remarque avait été posée, sans sentiment néfaste, mais Jay ne put s'empêcher de fusiller la psy du regard.
« Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? » répliqua-t-il d'un ton ennuyé en posant ses pieds sur la table basse. « La semaine est longue. Il se passe pas grand-chose à part ces stupides cours. »
« Et ce week-end chez Ses Majestés ? »
« C'était bizarre. »
« Tu souhaites expliciter ? »
« Pas vraiment. Ils ont un château et un domaine qui fait la taille de l'île. En tout cas la taille de la cité. Je comprends mieux pourquoi Jafar se lamentait si souvent. Les palais et le luxe lui manquaient. Rien que la nourriture... »
« Qu'est-ce que tu préfères dans tes nouvelles conditions de vie justement ? En dehors de la nourriture. »
« L'eau claire. Le lit, je suppose. Vous avez même pas conscience d'à quel point c'est une chance d'avoir un lit, et ici ils sont confortables et secs et sains. Ouais, ça me manque pas, l'humidité constante. Les mites aussi. Je dormais sur un tapis pourri, dans l'échoppe de Jafar. Plus d'une fois j'ai chopé plein de problèmes de peau. J'en ai gardé des marques, vous voyez, là ? Au moins au repaire on maintenait le sol propre, et les matelas étaient peut-être troués mais il n'y avait pas de bestioles. On avait pas toujours assez chaud, mais au moins on pouvait vraiment dormir. Ça aussi, c'est un luxe, vous savez ? Pouvoir dormir des heures sans avoir à surveiller ses arrières, sans se réveiller au moindre bruit. Nous, on connaît pas ça. Les gamins ici, je parie qu'ils dorment comme des morts. »
« Ça fait des grandes différences. »
« Sans blague. Ça me donne envie de tous les frapper. Je le ferai pas, évidemment. Mais c'est comme ça. Ils nous regardent de haut, comme si on pouvait pas les étaler d'un geste. Et pourquoi ? Parce qu'ils sont nés du bon côté ? Ils savent rien. C'est des têtes vides. Ils seraient incapables de survivre où que ce soit. »
« Tu perçois tous tes camarades comme ça ? »
« Quoi ? »
« Il n'y en a aucun que tu aimerais mieux connaître ? »
« Me faire un allié ? »
« Un ami. »
Jay fronça les sourcils, essayant de ravaler ses sentiments, son agacement.
« J'ai des alliés. Des amis. J'ai pas besoin d'en avoir d'autres, et certainement pas des incapables. »
« Parfois les amis nous tombent dessus. Avais-tu prévu que Mal, Carlos et Evie prendraient autant d'importance dans ta vie ? »
« Non, » avoua-t-il. « Mais c'est différent. On devait s'allier pour survivre. On serait morts des dizaines de fois sans les autres. »
« Donc pour l'instant tu n'apprécies aucun de tes camarades. »
Il hésita, puis haussa les épaules.
« Je suppose que Ben est tolérable. Même s'il est très bizarre. Jane est une des nôtres. Aziz a l'air cool. Lonnie et Doug, j'en sais rien. J'attends de voir. »
« Tu sous-entends que tu n'es pas à l'aise ici à Auradon, et c'est compréhensible. Mais est-ce que tu saurais dire pourquoi ? »
« Comment ça ? C'est clair, non ? Trop de gens, d'inconnus. Des règles nouvelles et rien n'est normal ici. Rien n'est pareil. »
« Mais n'est-ce pas une bonne chose ? »
Il serra les dents puis croisa les bras quand il sut qu'il ne réussirait pas à contrôler sa rancœur. Prim laissa quelques secondes s'écouler, et reprit doucement.
« Le confort, le luxe, je comprends que ça puisse te mettre en colère. Mais c'est plutôt agréable, non ? Tu as dit que l'Île était régie par des règles qui amenaient à des conséquences si elles n'étaient pas respectées, des conséquences terribles. Les règles ici ne sont là que pour permettre à tout le monde de vivre en communauté et de trouver sa place. Leurs conséquences ne sont ni violentes, ni humiliantes, ni dangereuses. Tu as accès à toute l'eau et la nourriture que tu veux, tu as la liberté de t'éduquer et de t'adonner à des loisirs. Tu as dû comprendre à présent qu'ici seuls les gardes sont armés et ils ne sont pas là pour nuire, mais pour nous protéger tous. Et comme tu l'as mentionné si jamais quelqu'un essayait de t'attaquer tu aurais facilement le dessus. Il me semble que tout est réuni pour que tu te sentes bien. Alors pourquoi ne te sens-tu pas en sécurité, Jay ? »
Son regard dans le vague, Jay lutta contre les souvenirs qui dansaient et se cognaient dans son crâne. Il aurait aimé dire tellement, mais tout se bousculait dans sa tête. Non, il ne se sentait pas en sécurité. Il ne se sentirait peut-être jamais en sécurité. Et certainement pas alors que Mal mourait, que Carlos craquait et qu'Evie s'effaçait sous ses yeux. Il ne cessait de se demander ce qu'il ferait. Qu'est-ce qu'il ferait s'il trouvait Mal au sol et sans vie ? Qu'est-ce qu'il ferait si Carlos explosait et battait un des héritiers jusqu'au sang ? Qu'est-ce qu'il ferait si les illusions d'Evie tombaient en poussière et qu'elle se brisait ? Qu'est-ce qu'il ferait pour les protéger, pour les sauver ?
Qu'est-ce qu'il pouvait faire ?
Rien.
Rien.
Rien.
« Jay ? »
« C'est la première fois qu'on est vraiment propres, » se trouva-t-il à dire, les mots lents et le ton distant. « Vous le saviez ? On n'avait pas beaucoup d'eau, au repaire ou chez les adultes. L'eau était plus souvent glacée que tiède. On prenait pas une douche par jour, comme ici, c'est impensable sur l'Île. Personne ne peut se le permettre, même pas Maléfique. On faisait notre toilette, hein, on est quand même pas des sauvages, mais une douche complète ? Pas plus de trois fois par semaine. Et encore. Les vêtements, c'est pareil. On prenait le temps d'en laver une fois par semaine, parfois moins. On faisait comme on pouvait pour les produits. C'est pas forcément notre priorité dans les échanges, comme vous pouvez vous en douter. À cause de la pluie, de l'humidité, du froid, même les matériaux finissent par pourrir. Entre ça et les gens, l'odeur dans les rues... Ça sent tout le temps la moisissure. On s'en rendait pas compte, c'est en arrivant là qu'on le comprend. Ici, ça sent rien. Ou ça sent les fleurs. Y a pas vraiment de fleurs sur l'Île. Certains essayent d'en cultiver, pour les mélanges, pour les produits. Mais y en a pas dans la nature. L'Île n'est pas propre non plus. Heureusement que les égouts sont une des seules choses entretenues, sinon on serait tous morts depuis longtemps de maladie. Y a de la poussière partout, des trucs qui traînent. Les gens s'habillent comme ils peuvent. Les petites gens, je veux dire. Ils ont leurs vêtements d'origine, quand ils ne se les sont pas faits voler, et les vêtements gris et ternes qui arrivent parfois par les bateaux. Ils récupèrent les fringues des morts aussi. Parfois on peut trouver des trucs pas trop usés, ou à notre taille. D'autres ont la chance d'être bien habillés, comme nous. Avec des vêtements pratiques, idéals pour notre mode de vie et pour la météo de l'Île. Mais pour ça, il faut connaître quelqu'un comme Evie. Des couturiers, il y en a quelques-uns sur l'Île. Mais encore faut-il qu'ils aient les ressources pour avoir des outils et du tissu. »
Il fit une pause, puis ne put empêcher le petit soupir désabusé qui lui vint, et il planta son regard dans celui de la psy.
« Vous voulez savoir le plus dingue ? C'est que je me dis qu'on a eu de la chance. Maintenant que je vois tout ça, Auradon, tout, je me dis que putain, vu tout ce qu'on a vécu et les conditions dans lesquelles on les a vécues, on a eu de la chance de s'en sortir. La faim, le froid, les maladies, les blessures, avec l'hygiène et les moyens qu'on avait ? Pas étonnant que nos ennemis soient si frustrés et ont la rage. On aurait dû crever il y a longtemps. Mais peut-être que c'est parce qu'on a été élevés par nos parents, après tout. J'en sais rien. Je sais plus. Ça n'a pas d'importance de toute façon, au final, hein ? Ça n'a pas d'importance, d'être arrivé jusque-là. »
La psy l'observait étrangement, avec des émotions qu'elle ne sut lui cacher l'espace d'un instant.
« Que veux-tu dire, Jay ? »
« Bref, Auradon c'est chiant, mais c'est plutôt chouette, c'est vrai. C'est ça que vous vouliez dire, nan ? »
Elle prit quelques secondes pour l'étudier du regard, les sourcils légèrement froncés.
« Tu sais qu'ici, tu peux tout dire. Tu peux tout exprimer. »
« Je pense que votre cher roi est un gros con. Que votre fée toute puissante est une bouffonne. Que vos futurs dirigeants sont des crétins. Comme ça ? »
« Par exemple. »
« Quoi d'autre ? Le sport, c'est plutôt sympa. On a regardé un match à la télé, c'était marrant. La bouffe est bonne, évidemment. Le repaire me manque, parfois. Au moins là-bas, on était chez nous. On pouvait être nous-mêmes. Ici, on peut pas. Aucun de nous ne le peut. On peut pas se sentir en sécurité si on doit marcher sur un fil. On le sait tous. On a tous grandi comme ça, en marchant sur un fil qui pouvait se rompre à tout moment. Jafar adorait me voir hésiter. Me voir essayer de deviner de quelle humeur il était ce jour-là. Si j'allais pouvoir dormir quelques heures, si j'allais devoir essayer de dormir dehors, si j'allais être tabassé, si j'allais devoir retourner voler autre chose. On pouvait jamais savoir avec lui. C'était son petit pouvoir, il adorait ça. Une fois... Une fois, j'ai dû passer un début de soirée dehors. Reviens dans deux heures, pas avant, qu'il m'avait dit. Il faisait nuit, il n'y avait plus grand-monde dans les rues. Je devais avoir onze ans, dans ces eaux-là. J'essayais de me planquer, de me faire discret. Les gens qui se promènent dans la cité la nuit sont les pires, on le sait tous. Mais ce soir-là, j'ai pas eu de bol, vous voyez. J'avais froid, j'avais faim, j'avais mal partout, courtoisie de Jafar. J'étais pas aussi rapide que d'habitude. Un mec pas net m'a coincé dans une ruelle. Il m'a donné quelques coups, m'a plaqué au sol. Je peux encore me rappeler du goût de la boue. »
Il pouvait aussi sentir la pluie sur lui, entendre les menaces et les grognements de l'enfoiré. Mais bizarrement, en même temps, il se sentait détaché de ce souvenir.
« Il a commencé à me caresser les cheveux, je me suis débattu comme un fou. Au moment où il a attrapé l'élastique de mon pantalon pour le baisser, j'ai réussi à me tordre assez pour lui envoyer un coup dans le mollet. Je me suis dégagé juste à temps et j'ai filé comme un taré à travers les rues. L'adrénaline. Quand je suis retourné chez Jafar, il m'a foutu une rouste parce je mettais de la boue dans sa putain de boutique. »
« Tu sais que lorsqu'ils auront rétabli les choses avec la barrière, il y aura certainement des mesures prises contre lui. »
Le rire qui réchauffa sa poitrine et s'échappa de sa gorge fut involontaire et spontané, plus réel que tout ce qu'il avait ressenti ce jour-là.
« Contre Jafar ? » demanda-t-il inutilement, incapable de ravaler son sourire. Il se sentit apaisé soudainement, calme et amusé. « Je ne crois pas. »
Prim se figea. Il y eut l'étincelle d'une compréhension dans son regard et quelque chose d'hésitant sur son visage.
« Que veux-tu dire ? »
Il sourit de plus belle.
« Jafar est mort. »
« Tu ne me l'avais pas dit. »
« Vraiment ? » Il mima un air confus, puis haussa les épaules. « Ah. Vous ne m'avez rien demandé, si ? »
O
Après le dîner qu'ils ne purent éviter, ils décidèrent de remonter dans la chambre des filles pour passer un peu de temps à décompresser tranquillement.
Pour éviter de se faire de nouveau interceptés par des Continentaux, ils choisirent de contourner les couloirs principaux et de prendre comme à leur habitude le couloir de service pour se retrouver dans l'administration. Ça leur permettait d'éviter les grands escaliers et de prendre ceux de l'aile. À cette heure-là, les bureaux étaient désertés. Un répit bienvenue, Mal pouvait sentir la tension chez tous ses lieutenants. Aucun n'avait été d'ailleurs très bavard durant le repas. Elle savait pourquoi Evie était effacée et fatiguée, mais elle se demandait ce qui pouvait ainsi préoccuper les garçons.
Ils allaient tourner à l'angle quand plusieurs choses arrivèrent au même instant. Alors même que sa magie l'avertissait d'un changement dans leur environnement, elle vit Ben et ses parents arriver face à eux. En tournant légèrement la tête derrière comme le dictait son instinct, elle remarqua du coin de l'œil un employé avancer derrière eux, quelque chose à la main.
Elle n'eut rien eu le temps de faire. Tout se succéda en un clin d'œil.
La main de l'homme effleura l'épaule de Carlos, préoccupé par l'apparition des royaux. L'employé se retrouva projeté sur le dos, l'une des mains du garçon pressant sa gorge et son autre poing levé prêt à frapper. Mal ne put empêcher son réflexe, la dague dans sa main avant qu'elle n'ait le temps de vraiment analyser la scène, son corps entre ses alliés et le roi et Ben. Il y eut quelques débuts de cris, la reine fit un pas en avant mais Evie l'attira sur le côté, légèrement derrière elle, apparemment pour la protéger. Jay avisa les gants près de l'inconnu et attrapa leur allié pour le tirer en arrière juste avant que son coup n'atteigne sa cible. Il se tint sur la défensive, Carlos derrière lui.
Pendant quelques secondes, plus personne ne bougea, la tension palpable. Mal, l'arme à la main dirigée vers les deux dirigeants. Derrière elle, l'homme qui toussait, un peu sonné, et qui se relevait maladroitement avec effroi. La reine, séparée des autres par Evie a priori pour l'empêcher de toucher Carlos, en réalité pour leur offrir un otage si la situation devait leur échapper. Mal savait qu'elle pourrait tenir un couteau sous la gorge de la reine en une seconde au moindre signe. Jay, tendu, attendant un ordre pour savoir s'il devait dégainer le poignard sur le manche duquel son poing était sans doute fermé dans son dos. Carlos, pâle, les yeux écarquillés, qui prenait conscience de la situation dans laquelle il les avait mis. Et les royaux, qui les observaient entre choc, crainte et indécision.
L'employé avait reculé et semblait sur le point d'appeler la garde. Mal sut alors que tout pourrait dégénérer très, très vite.
Elle prit une lente inspiration et sourit en se forçant à se redresser, à détendre ses muscles. Elle retourna la dague dans sa main droite, pointe vers le bas, leva l'autre main en signe d'apaisement, puis fit disparaître l'arme d'un geste dans un petit nuage de fumée verte. (Elle préférait qu'ils croient qu'elle l'avait fait apparaître par magie plutôt qu'ils comprennent qu'elle portait toujours une arme sur elle.)
« Salut ! » lança-t-elle tranquillement en agrandissant son sourire.
Du coin de l'œil, elle vit Jay se redresser et Evie s'éloigner de la reine pour rejoindre les garçons. Mais tous les deux étaient encore sur le qui-vive et elle n'aimait pas trop voir la main de son amie près de sa hanche et du couteau qu'elle savait être là. L'employé tremblant et nerveux avait l'air prêt à faire une ânerie et Evie et Jay réagiraient dans la seconde sans qu'elle puisse les en empêcher.
« D'accord... Nos réactions étaient peut-être un peu disproportionnées. On se détend. »
Elle jeta un œil à ses alliés pour leur intimer de se calmer, mais ça n'eut un effet que modéré. La reine s'avança pour attraper les gants au sol, puis les tendit vers Carlos, sans s'approcher de lui.
« Je crois que François voulait simplement te rendre ça. »
« C'était... C'était ce que je voulais faire, oui, » confirma nerveusement l'homme balbutiant. « Ils sont tombés de votre poche. »
Carlos croisa le regard de Mal, cachant son embarras. À son ordre silencieux, il combattit son anxiété pour s'approcher de Belle et prendre ses gants.
« M-merci. Désolé. Je... Désolé. »
« Ce n'est rien, » affirma la voix profonde du roi alors qu'il faisait quelques pas pour poser une main sur l'épaule de François. « Vous allez bien ? »
« Oui, Votre Majesté. »
« Bien. Nous nous souviendrons de toujours nous annoncer à l'avenir. »
L'employé hocha vigoureusement la tête et fila sans demander son reste. Génial. Ça n'allait pas aider leur réputation.
« Tout va bien ? » demanda doucement Ben en s'approchant.
Carlos lui envoya un regard noir.
« Oui, pourquoi ? »
Tandis qu'Evie signalait au garçon de se calmer, et vite, Mal se tourna vers le prince.
« On a su que tu étais accaparé par tes devoirs royaux aujourd'hui. Pratique pour éviter les cours insipides. »
« C'est pas le but, mais effectivement, j'avais des choses à faire. Le Haut Conseil se réunissait ce matin en secret. »
« Pour parler de choses en particulier ? »
« Des choses très particulières, » confirma-t-il avec un sourire amusé.
« Et ça s'est passé comment ? »
« Comme tu peux l'imaginer. »
« Merveilleux. Tu ne dois pas être très doué. »
« Aïe. »
« Tu t'en remettras, » balaya Mal en levant les yeux au ciel. « Sur ce, nous allons vous laisser. Bye. »
« Pas si vite. »
Juste quand Mal pensait qu'elle avait réussi à complètement disperser la tension et à les sortir de là...
Elle se tourna vers le roi avec une appréhension qu'elle réussit à cacher. (Elle en était presque sûre.)
« Oui ? »
« Il semblerait que tu saches utiliser la magie. »
« Ça fait quelques jours qu'on est ici, et c'est vrai que j'ai un peu joué avec mes pouvoirs. Je croyais que se servir de la magie pour soi-même sans désobéir aux lois était toléré ? »
« Oui. Mais faire apparaître des armes n'est pas exactement obéir à la Loi, Mal. »
« C'était pas voulu, » expliqua-t-elle rapidement, prenant soin d'écarquiller les yeux et de montrer de la nervosité. « La magie est instinctive, c'était un réflexe. Je m'amuse pas à faire apparaître des objets tranchants d'habitude. »
« Il va falloir que tu apprennes à maîtriser ça. Je parlerai à Marraine, elle te formera pour que ça n'arrive plus. »
« D'accord. »
Elle ne comptait pas rester dans le coin de toute façon. Le roi semblait satisfait, et Mal respira un peu mieux.
Belle rejoignit son mari pour prendre la parole à son tour.
« Nous étions en route pour vous trouver avant... tout ça. »
Mal faillit faire une plaisanterie sur d'éventuels nouveaux cadavres échoués sur le sable mais elle se souvint au dernier moment qu'ils trouveraient ça complètement déplacé.
Elle se rapprocha de ses amis et interrogea les royaux du regard.
« La Bénédiction de Ben a lieu samedi soir, » commença Belle. « C'est une cérémonie lors de laquelle le jeune adulte et futur régnant demande la bénédiction du peuple fée pour un long règne pacifique. Marraine va bénir Ben en présence de quelques proches. »
« Ça semble... inutile et ridicule, mais okay, chacun fait ce qu'il veut de ses samedis soirs. Enfin il paraît. Ils sont pas prévus pour les sorties entre amis ou en couple ? Je crois que c'est ce qu'ont expliqué Aziz et Lonnie. »
« Nous avons pensé que vous aimeriez peut-être vous joindre à nous. Vous êtes les bienvenus si le cœur vous en dit. »
Pendant une seconde, Mal ne parvint pas à comprendre. Puis elle crut rêver. Elle tourna son attention vers ses trois alliés. Jay étouffait un rictus, Evie n'avait pas changé d'expression et Carlos se balançait sur ses pieds.
Ce n'était pas possible.
Si ?
Mal se tourna à nouveau vers la famille royale.
« D'accord, » dit-elle, gardant scepticisme et ennui dans son ton, souhaitant apparaître peu enthousiaste. « Mais vous êtes sûrs que nous inviter ne va pas contrebalancer la bonne énergie de la cérémonie ? »
« Bien sûr que non, » contredit Ben, les yeux pétillants. « Nous ne serons pas nombreux, rassurez-vous. Jane et Audrey seront là, évidemment, et Aladdin et Jasmine seront présents en tant que témoins, alors Aziz sera présent. Quelques gardes aussi. »
« Pourquoi est-ce que c'est aussi privé ? » demanda Carlos, feintant la timidité.
« C'est la tradition. Tout le monde sera invité pour le Couronnement, mais la Bénédiction est une affaire familiale. Ça ne dure qu'une demi-heure. Après ça on ira dîner au château. Vous pourrez rester dormir bien sûr. »
« Oh. »
« Nous allons devoir vous laisser. Mais nous sommes ravis que vous ayez accepté, » conclut Adam. « Nous vous verrons samedi. Bonne soirée. »
« À demain ! » leur lança Ben avec un sourire.
Mal observa les royaux passer et tourner à l'angle du couloir, puis elle se remit en route avec les autres. Ce ne fut qu'une fois la porte de la chambre refermée derrière eux qu'elle se tourna vers ses lieutenants, complètement incrédule.
« Ça vient vraiment de se passer ? »
« Ouais, » confirma Jay en se laissant tomber sur le lit d'Evie. « C'est insensé. »
« Ils nous invitent à leur cérémonie, comme ça ? Alors qu'ils viennent juste de voir Carlos aplatir un mec qui fait deux fois son poids et de me voir les menacer avec une dague ? Merde, ils sont complètement à côté de la plaque. Oh, et Carlos, un peu de sang-froid la prochaine fois. »
Il acquiesça, embarrassé, mais elle ne le rassura pas. C'était juste un miracle qu'il n'y ait eu une conséquence.
Foutue famille royale. Ils étaient incompréhensibles.
« Quand Ben a dit que ses vieux voulaient nous aider ou je ne sais quoi, il plaisantait vraiment pas. » Jay retira ses chaussures avec ses pieds et se tortilla pour remonter un peu vers les coussins du lit. « On doit vraiment leur faire pitié ou ils sont désespérés. »
« Peu importe. Plus besoin de les suivre discrètement au risque d'être pris, » se réjouit Evie. « Et maintenant on a plus qu'à demander à Jane où se tiendra la cérémonie et on pourra tout mettre en place la nuit prochaine et samedi. »
Avec une petite grimace, Jay se redressa et leur lança un regard un peu perdu.
« C'est bien la première fois qu'on voit un job être facilité à ce point. »
« On va pas s'en plaindre. »
Occupé à pianoter sur son ordinateur, Carlos émit un petit son content et redressa la tête vers eux.
« Un film ce soir, ça vous dit ? »
Ils se tournèrent vers Mal et elle hocha la tête.
« Dernière soirée de libre, je suppose qu'on peut en profiter et se détendre. »
Il y avait peu de chance, vu ce qui les attendait ce week-end. Mais au moins ils pourraient prétendre se changer les idées.
Les yeux de Carlos pétillaient.
« Génial, parce que j'en ai trouvé un avec des dinosaures. »
« C'est quoi, des dinosaures ? »
« Des sortes de dragons sous-évolués. Et apparemment dans ce film ils s'échappent de leurs cages et bouffent les gens qui les ont créés et enfermés. »
« Sans rire ? »
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